[0] DISCOURS SUR LA PERMUTATION. (1) 1. Si le discours qui va être lu devant vous était semblable à ceux qui retentissent dans les luttes judiciaires, ou qui ont pour objet de faire ostentation d'éloquence, je me serais abstenu de tout préliminaire. Mais à cause de sa nouveauté et des particularités qui le distinguent, je suis obligé d'expliquer les motifs qui m'ont déterminé à l'écrire, bien qu'il s'éloigne des règles ordinaires. J'aurais craint que, sans, ces éclaircissements, il ne parût peut-être, aux yeux de beaucoup de personnes, contraire aux convenances. (2) 2. Je savais que quelques sophistes calomniaient mes travaux et leur attribuaient pour objet l'art d'écrire des plaidoyers, faisant à peu près la même chose que celui qui oserait appeler Phidias, l'auteur de la statue de Minerve, un sculpteur de poupées; ou comme si l'on prétendait que l'art de Zeuxis et de Parrhasius est le même que celui des peintres les plus vulgaires. (3) Néanmoins je n'avais jamais entrepris de repousser ces puérilités parce que j'étais convaincu que les vaines paroles de ces sophistes étaient sans aucune puissance, et qu'il me semblait avoir rendu évident pour tout le monde le parti que j'avais pris de parler et d écrire, non sur les transactions particulières, mais sur des sujets tels et d'une telle importance qu'aucun autre n'essayerait de les aborder, à l'exception de mes disciples ou de ceux qui voudraient les imiter. (4) Je m'étais donc persuadé, jusqu'à l'âge où je suis parvenu, que ma détermination et l'éloignement où je vivais de toute intrigue m'avaient obtenu quelque bienveillance de la part de mes concitoyens ; mais, à une époque où déjà je touche aux limites de la vie, une demande en permutation, pour la construction d'une galère, ayant été dirigée contre moi et un procès en ayant été la suite, j'ai pu reconnaître que, même parmi les hommes que je viens de désigner, un certain nombre ne m'était pas aussi favorable que je l'espérais ; que les uns, complètement trompés sur les habitudes de ma vie, inclinaient à se laisser persuader par mes détracteurs, et que les autres, sachant, très bien à quelle nature de travaux je voue mon existence, mais dominés par la jalousie, éprouvaient à mon égard le même sentiment que les sophistes, et se plaisaient aux discours de ceux dont l'opinion relativement à moi était contraire à la vérité. (5) Ils ont donné la preuve de cette disposition d'esprit, puisque mon adversaire n'ayant rien articulé de conforme à la justice sur le fond du procès et s'étant borné à accuser la puissance de mes discours, à exagérer ma fortune et le nombre de mes disciples, ils ont décidé que cette charge me resterait imposée. Quant à moi, je l'ai supportée comme il convient aux hommes que ne troublent pas de semblables sacrifices et qui pourtant ne sont disposés ni à la prodigalité ni au mépris des richesses. (6) 3. M'étant aperçu, comme je l'ai dit, que ceux qui portaient de moi un faux jugement étaient plus nombreux que je ne le supposais, je cherchai dans mon esprit, comment je pourrais faire connaître, à eux et à la postérité, mes mœurs, la manière dont je vis et les travaux auxquels je me livre. Je ne pouvais d'ailleurs consentir à être condamné dans une affaire aussi grave, sans que ma cause eût été entendue, et à rester abandonné, comme je le suis maintenant, à la merci des calomniateurs. (7) Examinant donc ma situation, je compris qu'il me serait impossible d'arriver au but que je voulais atteindre, si je ne composais un discours qui fût comme l'image de ma pensée et le tableau de ma vie. J'espérais, de cette manière, faire mieux connaître ce qui me concernait et laisser de moi un monument beaucoup plus glorieux que les statues d'airain. (8) 4. Et si cependant j'entreprenais de me louer moi-même, je sentais l'impossibilité de placer dans mon discours toutes les choses que je voulais faire connaître, d'en parler sans déplaire et sans irriter l'envie; au lieu que si je me supposais engagé dans un procès et menacé d'un danger, je pourrais montrer que mon adversaire est un sycophante, un homme qui cherche à me susciter des difficultés, et qui renouvelle contre moi les calomnies dont il s'est servi dans le plaidoyer de la permutation. Enfin, il me semblait que, si je donnais à mes paroles la forme d'une apologie, je pourrais développer toutes les vérités qu'il m'importait de faire entendre. (9) 5. Telles sont les pensées qui m'occupaient lorsque j'écrivis ce discours, non dans la vigueur delà jeunesse, mais déjà parvenu à l'âge de quatre-vingt-deux ans. Il faut donc m'accorder quelque indulgence, s'il ne paraît pas avoir toute l'énergie de ceux que j'ai publiés dans d'autres temps. Il n'était, d'ailleurs, ni simple ni facile à composer; mais il exigeait beaucoup de travail et de soin. [10] En effet, une partie des choses qu'il contient sont de nature à être dites avec convenance devant un tribunal ; d'autres seraient déplacées dans ces sortes de luttes, tandis qu'appliquées à la philosophie et exprimées librement, elles servent à manifester sa puissance. Il y a même telle partie de ce discours qui pourrait être entendue utilement par les jeunes gens qui se livrent à l'étude des sciences et des lettres; enfin, on y rencontre beaucoup de passages des discours que j'ai écrits à d'autres époques, et qui se trouvent mêlés aux choses que je viens de dire, non sans raison, non sans convenance, mais de manière à être en harmonie avec l'objet que je me suis proposé. (11) Embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble d'un si long travail, réunir et concilier entre elles tant de formes et d'idées si éloignées les unes des autres ; marier, pour ainsi dire, celles qui survenaient avec celles qui déjà avaient trouvé leur place, et les faire concorder entre elles, n'était pas, sans doute, une tâche légère ; et pourtant, malgré mon grand âge, je ne me suis point découragé; j'ai terminé ce discours écrit avec une complète vérité, et que du reste je livre au jugement de mes auditeurs. (12) 6. Il est important pour ceux qui prendront connaissance de ce discours, que la lecture en soit faite comme celle d'une œuvre mixte et préparée pour toutes les conditions que nous avons indiquées; il faut ensuite que leur pensée se dirige vers ce qui doit être lu, plus que vers ce qui l'a déjà été; il faut, en outre, ne pas chercher dès le début à lire l'ouvrage entier d'un seul trait, mais en séparer à chaque fois une partie assez restreinte pour ne pas fatiguer les auditeurs. C'est en restant fidèles à ces recommandations, que vous pourrez surtout reconnaître si nous avons parlé d'une manière digne de nous. (13) 7. Voilà ce qu'il était nécessaire d'indiquer à l'avance. Lisez maintenant cette apologie, qui est supposée écrite pour un jugement, mais dont le but réel est d'établir la vérité en ce qui me concerne ; de la faire connaître à ceux qui l'ignorent, et d'ajouter au tourment de la jalousie, pour ceux que cette maladie dévore; car je ne puis tirer d'eux une plus éclatante vengeance. (14) 8. Je regarde comme les plus méchants des hommes, et comme dignes des plus sévères châtiments, ceux qui sont eux-mêmes coupables des choses dont ils osent accuser les autres, et c'est ce qu'a fait Lysimaque. Il se sert de discours écrits et il emploie plus de paroles pour attaquer les miens à cet égard que sous tous les autres rapports, agissant en cela de la même manière qu'un homme qui en poursuivrait un autre pour vol sacrilège, et qui se présenterait devant le tribunal ayant encore dans les mains des objets appartenant aux dieux. (15) J'attacherais un grand prix à ce que Lysimaque me crût réellement aussi redoutable qu'il l'a affirmé devant vous, car alors il n'entreprendrait pas de m'attaquer. Il dit que des arguments les plus faibles je puis faire des arguments victorieux ; et cependant il me redoute si peu, qu'il espère me vaincre aisément en articulant des mensonges quand je dis la vérité. (16) Tout est devenu si difficile pour moi, que les autres peuvent détruire les accusations par des discours, tandis que ce sont mes discours eux-mêmes que Lysimaque poursuit de ses accusations avec le plus de violence, afin que, si mes paroles paraissent suffire à ma justification, je demeure coupable du crime reproché par lui à mon éloquence; et, que, s'il arrive, au contraire, que mes paroles soient au-dessous de l'opinion qu'il vous en a donnée, mes actions vous paraissent d'autant plus mauvaises. (17) Je vous demande donc de ne pas accorder, comme aussi de ne pas refuser votre confiance à ce qui a été dit, avant d'avoir entendu jusqu'à la fin ma défense, convaincus qu'il serait complètement superflu de laisser aux accusés la faculté de se justifier, s'il était possible de prononcer avec justice sur le seul plaidoyer de l'accusateur. Aucun des assistants n'ignore maintenant si Lysimaque a bien ou mal établi ses accusations ; mais lorsqu'il s'agit de savoir s'il a dit la vérité, ce n'est pas une chose facile pour les juges de s'en rendre compte d'après les paroles de celui qui a parlé le premier et ils doivent s'estimer heureux s'ils peuvent, des discours des deux parties, faire ressortir la justice. (18) 9. Je ne suis pas surpris qu'il y ait des hommes obligés d'employer plus de temps pour confondre les imposteurs que pour faire leur propre apologie; comme aussi je comprends ceux qui disent que la calomnie est le plus grand de tous les maux. Qu'y a-t-il, en effet, de plus pernicieux ? Elle entoure d'une brillante renommée ceux qui publient des mensonges ; elle fait paraître coupables ceux qui n'ont commis aucun crime ; elle entraîne les juges à fausser leurs serments; en un mot, elle efface la vérité de dessus la terre ; et en égarant le jugement de ceux qui l'écoutent, elle fait périr injustement le citoyen auquel elle s'attache. (19) C'est un danger contre lequel vous devez vous mettre en garde, afin que rien de semblable ne vous arrive, et que vous ne tombiez pas dans les fautes que vous blâmeriez chez les autres. Vous n'ignorez pas, je pense, que souvent notre ville a éprouvé, un tel repentir des jugements rendus par elle sous l'influence de la colère, et non sur des preuves suffisamment acquises, que bientôt après, elle a voulu tirer vengeance de ceux qui l'avaient, trompée, et qu'elle aurait vu avec joie les victimes de la calomnie plus heureuses qu'elles n'étaient auparavant. [20] 10. Il faut donc, pleins du souvenir de ces vérités, ne pas donner, témérairement votre confiance aux paroles dès accusateurs, et ne pas écouter en tumulte et avec irritation ceux qui sont obligés de se justifier. Ce serait une chose honteuse, si, lorsque, dans toutes les autres circonstances, vous êtes reconnus pour les plus compatissants des Grecs et les plus accessibles à la pitié, on vous voyait, dans les luttes qui ont lieu parmi vous, faire des actes contraires à la renommée dont vous jouissez ; (21) si, lorsque d'autres peuples accordent aux accusés un certain nombre de suffrages, dans les jugements où la vie est engagée, ceux qui comparaissent devant vous n'obtenaient pas même les avantages que vous accordez aux calomniateurs ; si, lorsque vous faites, chaque année, le serment d'écouter avec une égale impartialité les accusateurs et les accusés, (22) vous mettiez entre eux une telle distance, qu'on vous vît accueillir favorablement les discours des accusateurs, et quelquefois ne pas même supporter la voix de ceux qui essayent de les confondre; enfin, si, lorsque vous regardez comme indignes d'être habitées les villes où quelques citoyens ont été mis à mort sans jugement, vous ignoriez que ceux-là font une action semblable qui n'accordent pas une bienveillance égale aux hommes qui soutiennent des intérêts opposés. (23) Mais voici quelque chose de plus odieux encore : celui qui, appelé devant la justice, s'élève contre les délateurs, ne conserve plus le même sentiment lorsqu'il est chargé de la rendre. Les hommes raisonnables devraient être cependant pour les autres des juges tels qu'ils désireraient en rencontrer pour eux-mêmes ; et penser que, par suite de l'audace des sycophantes, il est impossible de prévoir quel est celui qui, exposé aux mêmes ! chances que moi, ne sera pas obligé de dire ce que je dis maintenant à ceux qui doivent prononcer sur mon sort. (24) 11. Et en effet, vivre d'une vie sans reproche n'est pas un motif suffisant pour espérer habiter sans crainte notre ville : les hommes qui, par système, négligent le soin de leur propre fortune et cherchent à envahir le bien des autres n'ont pas pour habitude de respecter ceux qui remplissent avec sagesse les devoirs de la vie civile, et d'amener devant vous ceux qui ont commis des crimes ; mais de montrer ce qu'ils peuvent contre les innocents, afin de pouvoir arracher des sommes plus considérables de ceux qui évidemment sont coupables. (25) 12. Telle a été la pensée de Lysimaque lorsqu'il m'a créé ce danger. Il a regardé la lutte qu'il engageait contre moi comme un moyen de se faire donner de l'argent par d'autres citoyens, persuadé, que si la force de son éloquence l'emportait sur moi, qu'il dit être le précepteur des autres, la puissance de ses discours paraîtrait irrésistible à tous. (26) Il compte d'ailleurs sur un succès facile, en voyant, d'une part, la promptitude, avec laquelle vous accueillez les accusations et les calomnies, et, de l'autre, l'impossibilité où je serai de lui opposer sur ce terrain une défense digne de ma réputation, à cause de ma vieillesse et à cause de mon inexpérience dans les luttes de cette nature. (27) En effet, pendant tout le cours de ma vie passée, soit durant l'oligarchie, soit sous la démocratie, j'ai réglé mon existence de telle manière que personne ne m'a jamais accusé de violence ou d'injustice, et qu'on ne trouvera pas un juge, pas un arbitre légal, appelé à prononcer sur mes actions. Je savais m'abstenir de toute injure envers mes concitoyens, et moi-même, lorsque j'étais victime d'une injustice, je n'en poursuivais pas la vengeance devant un tribunal, mais je m'adressais aux amis de ceux qui m'avaient offensé, pour terminer nos différends. Je n'ai recueilli néanmoins aucun avantage de ma conduite : (28) et, après avoir vécu jusqu'à l'âge avancé où je suis parvenu, sans avoir été l'objet d'une seule attaque, je me vois aujourd'hui exposé au même danger que si j'eusse offensé tout le monde. Quoi qu'il en soit, je ne me sens pas découragé par la valeur considérable de l'amende, et si vous voulez m'écouter avec bienveillance, j'ai l'espoir le plus complet que ceux, qui ont été trompés sur la manière dont je vis, et qui se sont laissé persuader par mes calomniateurs, changeront bientôt de pensée à leur égard, en même temps que l'opinion de ceux qui me voient tel que je suis, se trouvera confirmée. (29) Mais afin de ne pas vous fatiguer outre mesure par des considérations préliminaires, je les abandonne désormais pour essayer de vous montrer la vérité relativement au débat sur lequel vous donnerez votre suffrage. Lisez-moi l'accusation. ACCUSATION. [30] 13. Ainsi, dans l'accusation, mon adversaire s'efforce de me noircir en établissant que je corromps les jeunes gens, et que je leur enseigne avec les principes de l'éloquence l'art de triompher de la justice dans les procès ; et, dans ses autres discours, il me présente comme un homme tel que jamais il n'en exista un semblable, ni parmi ceux qui fréquentent les tribunaux, ni parmi ceux qui se vouent à l'étude des lettres et de la philosophie. Il dit que je n'ai pas seulement pour disciples de simples particuliers, mais des orateurs, des généraux, des rois et des tyrans ; que j'ai reçu d'eux des sommes considérables, et que j'en reçois même encore aujourd'hui. (31) Il organise ainsi l'accusation, dans la pensée que les faits qu'il exagère en parlant de moi, de mes richesses et du grand nombre de mes disciples, inspireront un sentiment de jalousie à tous ses auditeurs ; en même temps que, par l'habitude qu'il m'attribue des subtilités de la chicane, il espère faire naître en vous ces dispositions de colère et de haine qui entraînent les juges à un excès de sévérité. 14. Je crois qu'il me sera facile de vous montrer que les paroles de Lysimaque sont, les unes exagérées, les autres entièrement contraires à la vérité. (32) Je vous demande donc de ne pas vous arrêter aux discours que vous avez d'abord entendu articuler contre moi par des hommes qui veulent m'avilir en me calomniant, et de ne pas accorder votre attention et votre confiance à des faits avancés sans discernement et sans preuves, comme aussi je vous demande de ne pas vous abandonner aux injustes impressions que ces hommes ont pu faire naître en vous, mais de me croire tel que je vous paraîtrai, lorsque vous aurez entendu et l'attaque et la défense. Après avoir ainsi formé votre opinion, vous pourrez prononcer un jugement conforme aux lois, conforme à l'équité, et j'obtiendrai, quant à moi, tout ce que j'ai droit d'attendre de la justice. (33) 15. La preuve la plus évidente qu'aucun de mes concitoyens n'a été blessé ni par mon éloquence, ni par mes écrits, me semble ressortir du danger qui me menace aujourd'hui. Car, si un homme, quel qu'il soit, eût reçu de moi une offense, lors même; que le reste du temps il eût gardé le silence, il n'aurait pas négligé l'occasion actuelle, et il serait venu m'accuser ou déposer contre moi. Certes, lorsque mon accusateur, que je n'ai jamais offensé, me met dans la nécessité de soutenir une lutte aussi redoutable, à plus forte raison ceux auxquels j'aurais fait éprouver de graves injustices se seraient efforcés de m'en punir. (34) J'ajoute que non seulement il n'est pas probable, mais qu'il n'est pas même possible que, si j'eusse offensé un grand nombre de personnes, ceux dont le malheur eût été mon ouvrage gardassent aujourd'hui le silence, qu'ils n'osassent pas m'accuser, qu'ils fussent, dans mes dangers, plus bienveillants à mon égard que ceux qui n'auraient pas eu à se plaindre de moi ; et cela, quand il serait en leur pouvoir de montrer ce qu'ils ont souffert, et d'obtenir la plus éclatante vengeance. (35) Or, ni dans le passé, ni maintenant, on ne trouvera personne qui ait dirigé contre moi une imputation de cette nature. Si donc j'accordais, si je concédais à mon adversaire que je suis le plus éloquent des hommes, un orateur dont les discours ont la puissance de vous nuire et tel que jamais il n'en a existé, il y aurait encore plus de justice à me considérer comme un homme modéré, qu'à m'infliger un châtiment. (36) Être supérieur aux autres par ses discours ou par ses actions, est un don qu'il convient d'attribuer à la fortune ; mais user avec modération, avec générosité, des avantages reçus de la nature, est une chose pour laquelle tout le monde devrait rendre hommage à mon caractère; et cependant, même alors que je pourrais m'exprimer ainsi relativement à moi, on ne trouvera jamais que je me sois servi de discours tels que ceux dont on m'accuse. (37) 16. Vous pourrez d'ailleurs vous en convaincre par les habitudes de ma vie, qui font connaître la vérité beaucoup mieux que les assertions de mes calomniateurs. Personne, en effet, ne peut ignorer que tous les hommes fréquentent d'habitude le lieu qu'ils choisissent pour se procurer leurs moyens d'existence. (38) Ainsi ceux qui vivent de vos discussions d'intérêt, et des travaux qui s'y rattachent, habitent, pour ainsi dire, les tribunaux, tandis que jamais personne ne m'a vu dans les assemblées, dans les débats judiciaires, dans les jugements, ou près des arbitres publics ; et que je me tiens éloigné des réunions de cette nature, plus qu'aucun autre citoyen. (39) Vous reconnaîtrez ensuite que les hommes dont je viens de parler ne peuvent trouver à s'enrichir qu'auprès de vous, et que, s'ils traversaient les mers dans ce but, ils manqueraient aussitôt des nécessités de chaque jour; tandis que les richesses dont Lysimaque vous a fait un si pompeux tableau, me sont toutes venues du dehors : vous trouverez, en outre, que ceux qui fréquentent les tribunaux sont, ou des hommes dans la détresse, ou des hommes qui veulent y précipiter les autres, tandis que ceux qui m'approchent sont les hommes de la Grèce qui ont le plus de richesses et de loisirs. [40] Vous avez entendu mon accusateur vous dire que j'avais reçu de Nicoclès, roi de Salamine, de riches et nombreux présents. Or, qui d'entre vous pourrait croire que Nicoclès m'eût fait de telles largesses pour apprendre à plaider devant un tribunal, lui qui jugeait souverainement les contestations de ses sujets ? Il est donc facile de reconnaître, par les allégations mêmes de Lysimaque, que je vis loin des affaires et des transactions judiciaires. (41) C'est un fait également connu de tout le monde, que les hommes qui préparent des discours pour ceux qui plaident devant la justice, sont en grand nombre. Eh bien, quelque grand que soit leur nombre, on n'en verra pas un qui à aucune époque ait été jugé digne d'avoir des disciples ; tandis que, seul, comme le dit mon accusateur, j'en ai plus que tous ceux qui se consacrent à l'étude de l'éloquence. Comment serait-il raisonnable de croire que des hommes si éloignés les uns des autres par leurs habitudes et si différents entre eux pussent s'occuper des mêmes objets ? (42) 17. Je pourrais vous indiquer de nombreuses différences entre ma vie et la vie des hommes qui se livrent aux affaires judiciaires ; mais je crois que vous renoncerez le plus promptement possible à l'opinion que je combats, si quelqu'un vous montre que je n'ai jamais eu de disciples pour les objets dont mon adversaire vous a parlé, et que je ne possède aucune supériorité dans l'éloquence appliquée aux discussions des tribunaux. (43) Je crois aussi que lorsque j'aurai réfuté l'accusation qui a été dirigée contre moi, et que vous aurez changé d'opinion, vous désirerez connaître par quelle espèce de discours j'ai obtenu une si grande réputation. Maintenant, trouverai-je de l'avantage à vous dire la vérité, je l'ignore ; car, il est difficile de deviner votre pensée; quoi qu'il en soit, je vous parlerai avec franchise. (44) Je rougirais devant mes disciples, si, après avoir dit souvent que je voudrais avoir tous mes concitoyens pour témoins de la manière dont je vis et des discours que je prononce, je ne vous les faisais pas connaître aujourd'hui, et si je paraissais vouloir vous les cacher. Prêtez-moi donc votre attention, comme il convient à des hommes qui vont entendre la vérité. (45) 18. Et d'abord, vous devez savoir que les divers genres de discours ne sont pas moins nombreux que ceux des poèmes soumis aux règles de la mesure. Ainsi, certains auteurs ont épuisé leur vie à des recherches sur les races des demi-dieux ; d'autres ont écrit des dissertations sur les poètes, d'autres ont préféré, réunir les faits accomplis dans la guerre; quelques-uns enfin, que l'on nomme antilogiciens, ont procédé par interrogations et par réponses. (46) Ce ne serait pas une faible entreprise, d'énumérer les diverses formes employées pour les discours ; rappelant donc seulement celle qui me concerne, j'abandonnerai les autres. Il y a des hommes qui, sans être étrangers aux choses dont nous venons de parler, ont préféré, non pas écrire sur les transactions particulières, mais composer sur les affaires politiques de la Grèce, sur ses intérêts généraux, des discours préparés pour les grandes assemblées, discours dans lesquels tout le monde reconnaîtrait plus d'analogie avec les compositions soumises aux règles du rythme et de l'harmonie, qu'avec les plaidoyers prononcés devant les tribunaux. (47) Ces hommes, en général, présentent les faits sous un jour plus poétique et plus varié que les autres écrivains ; ils s'efforcent de produire des pensées plus élevées et plus neuves ; ils ornent leurs discours de formes plus multipliées et plus brillantes. Il en résulte que non seulement tous leurs auditeurs n'éprouvent pas moins de plaisir à les écouter qu'à entendre des ouvrages de poésie, mais qu'un grand nombre d'entre eux s'efforcent de devenir leurs disciples, convaincus que les hommes qui excellent dans ce genre sont beaucoup plus sages, sont meilleurs, sont plus susceptibles d'être utiles, que ceux qui brillent par l'éloquence judiciaire. (48) Ils comprennent que si l'intrigue et l'ardeur de la chicane ont fait acquérir à ceux-ci l'expérience des procès, les autres, par une étude réfléchie, acquièrent le talent de composer des discours tels que ceux dont j'ai parlé tout à l'heure; ils n'ignorent pas que les hommes qui ont la réputation d'être habiles dans les affaires judiciaires ne sont supportables que le jour où ils ont une cause à plaider, tandis que les autres, accueillis avec faveur dans toutes les réunions, sont honorés dans tous les temps d'une renommée qu'accompagne la bienveillance ; (49) ils savent que les premiers ont à peine paru avec succès deux ou trois fois devant les tribunaux, qu'aussitôt la haine et la calomnie s'attachent à leurs pas, et que les autres sont d'autant plus admirés qu'ils se sont montrés plus souvent dans les grandes assemblées. Ils savent, enfin, que ceux qui excellent dans les débats judiciaires sont loin de pouvoir atteindre la hauteur de la véritable éloquence, tandis que les autres, s'ils en avaient la volonté, pourraient bientôt les surpasser. [50] C'est en raisonnant de cette manière, comme aussi parce qu'ils ont la conviction que ce choix est le meilleur, qu'ils veulent participer à un talent auquel je suis loin d'être étranger, puisque je lui dois ce qu'il y a de plus flatteur dans ma renommée. 19. Ainsi donc, relativement à la puissance de ma parole, à ma philosophie, à mes études habituelles, quelle que soit l'expression qu'il vous plaise d'employer, vous avez entendu toute la vérité. (51) Je veux maintenant établir pour moi une loi plus sévère que pour les autres, et me servir de paroles qui auront peut-être quelque chose de plus hardi que mon âge ne semble le comporter. Je demande non seulement, si je me sers de discours nuisibles, de n'obtenir de vous aucune indulgence ; mais si je ne me sers pas de discours tels qu'aucun autre ne pourrait en employer de semblables, je consens à subir les plus rigoureux châtiments. Certes, je ne prendrais pas un engagement aussi périlleux, si je n'avais la certitude de vous montrer la vérité de mes assertions et d'entendre pour vous l'appréciation facile. (52) 20. Tel est l'état de la question, et je regarde comme la plus belle et la plus juste des apologies celle qui présente le plus clairement aux yeux des juges les faits sur lesquels ils doivent prononcer; qui les empêche de flotter au hasard dans leur opinion, et qui ne leur laisse aucune incertitude sur ceux qui disent la vérité. (53) Si j'étais traduit devant votre tribunal comme ayant commis quelques actions coupables, il me serait impossible de placer ces actions elles-mêmes sous vos yeux, vous seriez obligés de juger par conjecture et d'après le récit des faits, de quelle manière ils se seraient accomplis ; mais, puisque je suis accusé à cause de mes discours, je crois pouvoir vous montrer plus exactement la vérité. (54) Je vous les soumettrai, tant ceux que j'ai prononcés que ceux que j'ai écrits, et ce ne sera plus par conjecture, mais avec une pleine connaissance de ce qu'ils sont, que vous porterez un jugement sur eux. Je ne pourrai pas vous les réciter tous dans leur entier, le temps qui nous est accordé est trop court; mais, de même qu'il est d'usage de le faire pour les fruits, j'essayerai de vous montrer en quelque sorte un échantillon de chacun d'eux. Une faible partie de ces discours vous fera connaître facilement mes mœurs, et vous apprécierez la puissance de tous ceux que j'ai prononcés. Je prie ceux qui ont déjà lu plusieurs fois les passages qui vont être présentés, de ne pas exiger de moi, en ce moment, des expressions nouvelles et de ne pas me considérer comme abusant de votre patience parce que je reproduis devant vous des paroles que vous avez déjà souvent entendues. Si mon but était de faire ostentation d'éloquence, je mériterais ce reproche ; mais, traduit devant la justice et exposé aux chances d'un jugement, je suis forcé de les mettre sous vos yeux, de la manière dont je le fais maintenant. Je serais, en effet, le plus insensé des hommes si, lorsque mon adversaire m'accuse d'écrire des discours qui nuisent à la République et qui corrompent la jeunesse, j'en employais d'autres pour me justifier, quand je puis, en les montrant, détruire la calomnie dirigée contre moi. Je vous demande donc, par ce motif, de m'accorder votre indulgence et votre appui ; j'essayerai, pour mes autres auditeurs, de compléter ma défense, après quelques observations préliminaires destinées à leur faire plus facilement comprendre l'enchaînement des pensées. (57) 21. Le discours qui, le premier, doit vous être lu, a été écrit dans ces temps où les Lacédémoniens marchaient à la tête de la Grèce, et où nous étions accablés par les rigueurs de la fortune. Il encourage les Grecs à faire une expédition contre lès Barbares et conteste aux Lacédémoniens le droit à la suprématie. Ayant posé mon argumentation sur ce principe, (58) je montre qu'Athènes à été la cause de toutes les prospérités des Grecs, et après avoir termine la partie de mon discours qui se rattache à de si grands bienfaits, pour prouver avec une plus grande évidence que le droit de commander appartient à notre république, je m'efforce d'établir qu'il est juste de l'honorer pour les périls qu'elle a bravés dans la guerre, plus encore que pour ses autres services. (59) Je croyais pouvoir lire moi-même ce que j'ai écrit sur ce sujet; mais la vieillesse y met obstacle et m'oblige à y renoncer; afin donc de ne pas m'épuiser entièrement, lorsqu'il me reste encore beaucoup de choses à dire, lisez, greffier, ce qui touche au droit du commandement, en commençant à l'endroit noté en marge. {EXTRAIT DU DISCOURS PANÉGYRIQUE, paragraphes 51-99} [60] 22. Ainsi donc, pour ce qui touche à la suprématie de la Grèce, il est facile de reconnaître, dans ce qui précède, qu'elle appartient en toute justice à notre ville. Réfléchissez maintenant, et voyez si mes discours sont de nature à corrompre la jeunesse, ou si, plutôt, ils ne doivent pas la porter à cultiver la vertu et à braver les dangers pour leur pays; voyez si, loin de mériter un châtiment à cause de mes paroles, je n'ai pas droit de votre part à la plus grande reconnaissance, moi qui ai loué votre ville, vos ancêtres et les combats de ces temps glorieux, avec une telle supériorité que tous ceux qui avaient écrit avant moi sur ce sujet, honteux de ce qu'ils avaient produit, ont fait disparaître leurs discours ; et que ceux qui, aujourd'hui, se font remarquer par leur éloquence, n'osant plus aborder ces grandes actions, confessent ainsi l'infériorité de leur talent. (62) 23. Dans cette situation, cependant, il se présentera quelques-uns de ces hommes qui, ne sachant ni rien penser, ni rien produire qui mérite l'attention, emploient tout leur talent à blâmer et à déprécier les œuvres des autres ; ils diront que sans doute mes discours sont écrits avec élégance, car ils hésiteront toujours à leur accorder un suffrage complet; mais ils ajouteront en même temps que les discours qui blâment les fautes du présent sont plus utiles et meilleurs que ceux qui vantent les actes du passé ; ceux qui donnent des conseils sur ce qu'il convient de faire, plus que ceux qui rappellent les événements des temps anciens. (63) 24. Afin qu'ils ne puissent pas même se servir de cet argument, j'abandonne la défense de ce que j'ai dit, plus haut, et je vais essayer de vous lire une partie d'un autre discours, de la même étendue que celle qui vous a été récitée, dans laquelle vous pourrez voir que j'ai pris un grand soin de tous les intérêts du pays. Je parle d'abord de la paix avec Chio, Rhodes et Byzance, (64) et, après avoir montré qu'il est utile à la République de mettre un terme à la guerre, j'attaque sa domination sur les Grecs et sa suprématie sur la mer, en montrant que cette suprématie ne diffère en rien des monarchies, ni par les actes, ni par les calamités qu'elle engendre; je rappelle même les malheurs dont elle a été la cause pour nous, pour les Lacédémoniens et pour tous les autres Grecs. Enfin, après avoir établi ces considérations, (65) après avoir déploré les malheurs de la Grèce et après avoir engagé notre patrie à ne pas voir avec indifférence les maux qui accablent le pays, je l'exhorte, en terminant, à suivre le parti de la justice : je blâme dans le passé les fautes qui ont été commises, et je donne des conseils pour l'avenir. — Commencez à l'endroit où je traite ce sujet et lisez toute cette partie. (66) {CITATION DU DISCOURS SUR LA PAIX, paragraphes 25-56 et 132-1450. (67) 25. Vous avez entendu des citations tirées de deux de mes discours ; je veux maintenant vous lire quelques passages d'un troisième, afin de rendre encore plus évident à vos yeux que ces discours ont tous pour objet la vertu et la justice. Celui qui va être lu devant vous offre à Nicoclès, qui alors régnait à Cypre, des conseils sur la manière dont-il doit gouverner ses concitoyens. Il n'est pas écrit d'après la même méthode que ceux qui vous ont été lus. (68) Dans ceux-ci la pensée est toujours en harmonie avec ce qui précède ; dans celui-là, c'est tout le contraire; séparant et isolant les choses que je dis, et leur donnant en quelque sorte la forme de tête de chapitre, je m'efforce d'exprimer en peu de mots chacun des conseils que je donne. J'ai suivi cette méthode (69) dans l'espoir d'agir plus utilement sur la pensée de Nicoclès en lui donnant de sages préceptes, et de lui faire mieux connaître mes mœurs et mon caractère. C'est par le même motif que je me suis déterminé à vous soumettre encore ce discours, non parce qu'il est écrit avec plus d'élégance que les autres, mais parce qu'il montrera surtout de quelle manière j'ai coutume de traiter avec les particuliers et les princes. [70] On y verra que je parle à Nicoclès avec liberté et d'une manière digne de ma patrie ; que je ne flatte ni sa richesse, ni sa puissance ; que je défends les intérêts de ceux qui obéissent, et que je leur prépare, autant qu'il est en moi, le gouvernement le plus doux possible. Si donc, en parlant à un roi, j'ai défendu la cause du peuple, à bien plus forte raison exhorterais-je avec force ceux qui gouvernent l'État dans une démocratie à soutenir les intérêts populaires. (71) 26. Dans l'exorde et au début de ce discours, je déverse un blâme sur les monarchies, parce que les rois, qui devraient travailler plus que les autres, à développer leur intelligence, reçoivent une éducation inférieure à celle des simples particuliers. Après ces considérations, j'exhorte Nicoclès à ne pas s'abandonner à la mollesse, et à ne pas entretenir dans son âme l'insouciance d'un homme qui aurait reçu la royauté comme un sacerdoce purement honorifique, mais à mépriser les plaisirs pour s'attacher aux affaires, (72) je m'efforce de lui faire comprendre qu'on doit éprouver de l'indignation en voyant les méchants régner sur les gens de bien et les insensés commander aux sages : j'ajoute, enfin, que plus il mettra d'énergie à manifester son mépris pour l'incapacité des autres, plus il sentira le besoin de cultiver lui-même les facultés de son esprit. Commencez à partir du point où je termine la première partie, et lisez à mes auditeurs le reste du discours. (73) {EXTRAIT DU DISCOURS A NICOCLÈS, paragraphes 14-39}. (74) 26-1. Les passages qui viennent d'être reproduits devant vous et dont l'étendue, peut-être, a dépassé de justes limites, devraient suffire à ma justification. Je n'hésiterai pas néanmoins à me servir encore de quelques parties peu étendues des discours que j'ai écrits à d'autres époques, et je les rappellerai toutes les fois que cela me paraîtra en harmonie avec les circonstances. Je blesserais la raison, lorsque je vois les autres faire usage de ce qui m'appartient, si je m'abstenais seul de tirer avantage des choses que j'ai dites autrefois, surtout lorsque déjà j'ai jugé utile de me servir devant vous, non seulement de quelques extraits, mais de parties entières. Je le ferai donc chaque fois que l'occasion m'en sera offerte. (75) J'ai dit, avant la lecture de ces passages, que non seulement je mériterais d'être condamné par vous, si j'avais composé des discours pernicieux, mais que si mes discours n'étaient pas tels que personne ne pourrait en produire de semblables, je me considérerais comme digne des plus sévères châtiments. Si donc quelques-uns parmi vous avaient vu dans cette parole un excès d'ostentation, un enivrement d'orgueil, ils ne pourraient maintenant, avec justice, conserver la même opinion, car je suis certain que j'ai tenu ma promesse, et que les discours qui ont été lus devant vous sont tels que d'abord je les avais annoncés. (76) Je vais maintenant faire en peu de mots l'apologie de chacun d'eux, et vous montrer encore avec plus d'évidence qu'alors j'ai dit la vérité, et que je la dis encore aujourd'hui en ce qui les concerne. 26-2. Et d'abord quel discours plus conforme à la piété et à la justice que celui qui donne à nos ancêtres des louanges dignes de leur vertu et des grandes actions qu'ils ont faites ? (77) Quel discours plus patriotique et plus digne d'Athènes, que celui qui montre a la fois, par les bienfaits que nous avons répandus et par les périls que nous avons bravés, que la suprématie appartient à notre patrie plutôt qu'à Lacédémone ? Quel discours plus grand, plus noble par le sujet qu'il traite, que celui qui exhorte les Grecs à marcher contre les Barbares et qui leur donne le conseil de mettre un terme à leurs discordes ? (78) Voilà les questions traitées dans le premier discours ; si, dans les autres, les sujets ne s'élèvent point à la même hauteur, ils n'offrent ni moins d'utilité ni moins d'avantages pour notre patrie. Vous apprécierez leur puissance, si vous voulez les comparer avec d'autres discours célèbres et dont l'utilité n'est pas contestée. (79) Tout le monde conviendra, je pense, que les lois sont la source des plus nombreuses et des plus grandes prospérités de la vie humaine ; leur utilité cependant se borne à l'enceinte de notre ville et à nos rapports entre nous, tandis que, si vous vous laissez convaincre par mes discours, vous dirigerez les affaires de la Grèce entière avec grandeur, avec justice, avec avantage pour notre patrie. [80] Certes, il appartient aux hommes sensés de s'attacher à ces deux choses ; mais ils doivent estimer davantage celle qui a le plus de grandeur et d'éclat ; et, ensuite, ils doivent savoir qu'instituer des lois est une oeuvre que des milliers d'hommes, parmi les autres Grecs comme parmi les Barbares, sont capables d'accomplir; mais que s'exprimer sur des questions d'utilité publique d'une manière digne à la fois d'Athènes et de la Grèce, est un talent que bien peu d'hommes possèdent ; (81) d'où il résulte que ceux qui consacrent leurs veilles à composer de tels discours, doivent l'emporter d'autant plus dans l'estime des peuples sur ceux qui établissent ou qui rédigent des lois, qu'ils sont plus rares, se forment plus difficilement et ont besoin d'un esprit plus sage, surtout dans les temps où nous vivons. (82) Lorsque la race des hommes a commencé à exister et à se réunir pour habiter dans des villes, il était naturel que l'art de composer des discours et celui de rédiger des lois fussent placés à peu près sur la même ligne ; mais, depuis que nous en sommes arrivés à ce point que, les discours prononcés et les lois instituées étant devenus innombrables, on a préféré les lois les plus anciennes et les discours les plus nouveaux, ces études ne sont plus l'œuvre du même génie. (83) Ceux qui se vouent à l'établissement des lois, trouvant des ressources toutes prêtes dans la multitude de celles qui existent, ne sont pas obligés d'en chercher de nouvelles ; il leur suffit de réunir celles qui sont en honneur chez les autres peuples ; travail facile pour quiconque veut s'y livrer. Or le contraire arrive pour les hommes qui composent des discours, parce que la plus grande partie des ressources ayant été employées avant eux, s'ils répètent ce qui a été dit, on les accuse de radotage ou d'impudence ; et s'ils cherchent des choses nouvelles, il leur est difficile d'en trouver. Voilà pourquoi j'ai établi qu'il fallait louer les uns et les autres, mais plus particulièrement ceux qui ont la faculté de faire ce qui offre le plus de difficulté. (84) On reconnaîtra d'ailleurs que, parmi ceux qui font profession de diriger les hommes vers la sagesse et la justice, nous sommes évidemment les plus sincères, les plus réellement utiles. Les autres exhortent à une vertu, à une sagesse ignorée du reste des hommes, qui, même parmi eux, est un objet de controverse, tandis que, moi, j'exhorte à une sagesse reconnue de tout le monde. (85) C'est assez pour eux s'ils parviennent à attirer par le retentissement de leur nom quelques disciples dans leur société intime, tandis qu'on ne verra jamais que j'aie engagé qui que ce soit à devenir mon disciple, et que l'unique but de mes efforts a été de persuader à notre ville tout entière de faire des entreprises qui pussent assurer son bonheur et délivrer les Grecs des maux dont ils sont accablés. (86) Comment serait-il possible de supposer qu'un homme qui s'efforce d'obtenir que ses concitoyens se mettent à la tête de la Grèce dans l'intérêt du bien et de la justice puisse corrompre ses disciples? Et quel est celui qui, pouvant composer de tels discours, entreprendrait d'écrire des discours pernicieux sur des sujets pernicieux eux-mêmes, surtout si les premiers lui eussent offert des avantages pareils à ceux que j'ai recueillis ? 26-3. En effet, lorsque ces discours eurent été écrits et répandus dans le public, ma renommée s'étendit au loin, et je réunis bientôt un grand nombre de disciples, dont aucun n'eût persévéré s'ils ne m'eussent pas trouvé tel qu'ils s'y étaient attendus. Maintenant, parmi tant d'hommes qui ont vécu avec moi dans des rapports intimes, les uns trois ans, les autres quatre, on n'en verra pas un seul qui m'ait adressé un reproche, (88) et à la fin de leurs études, quand ils devaient mettre à la voile pour retourner vers leurs parents et leurs amis, ils étaient si attachés à notre vie commune qu'ils ne se séparaient de moi qu'avec des regrets et des larmes. En qui devez-vous cependant mettre votre confiance? Est-ce dans les hommes qui ont acquis une parfaite connaissance de mes discours et de mes mœurs, ou dans celui qui, ne sachant rien de ce qui me concerne, a résolu de me calomnier ; qui en est venu à ce point de perversité et d'audace, (89) qu'après avoir écrit, dans une accusation, que j'enseignais à composer des discours à l'aide desquels ou pouvait triompher de la justice, n'a pas produit un seul passage à l'appui de cette assertion, et qui répète sans cesse que c'est une action infâme de corrompre la jeunesse, comme si quelqu'un niait cette vérité, ou comme s'il était obligé de démontrer ce que tout le monde avoue, et non d'établir la preuve que je commets ces énormités ? [90] Si quelqu'un le traduisait en justice comme vendeur frauduleux d'esclaves, comme voleur, comme brigand, et se bornait à discourir sur ce qu'il y a d'odieux dans chacun des crimes dont il l'accuserait, sans montrer qu'il se soit rendu coupable d'un seul, il dirait que l'accusateur divague, qu'il a perdu la raison ; et c'est pourtant en se servant de discours semblables que Lysimaque croit vous tromper! (91) Pour moi, je suis convaincu que même les plus ignorants savent que les accusations dignes de foi et ayant une véritable autorité ne sont pas de vaines allégations dont on peut se servir même contre des hommes qui n'ont commis aucun crime, mais des inculpations qui ne peuvent être dirigées que contre des coupables. Or, celles-là, Lysimaque les dédaigne, en même temps qu'il débite des paroles qui n'ont pas le moindre rapport avec l'accusation. (92) Il aurait dû produire les discours à l'aide desquels je corromps les hommes qui vivent avec moi, et désigner les disciples qui se sont pervertis en fréquentant mon école. Mais il n'a fait ni l'un ni l'autre, et, s'écartant du genre d'accusation voulu par la justice, il a seulement cherché à vous induire en erreur. Quant à moi, c'est des preuves naturelles et légitimes de mon innocence que je ferai sortir mon apologie. (93) Les discours vous ont été lus il y a peu d'instants ; je vais maintenant vous faire connaître les hommes qui ont eu avec moi des rapports intimes, depuis l'adolescence jusqu'à la vieillesse, et je produirai pour témoins ceux d'entre vous qui sont du même âge que moi. A leur tête se présentent Eunomus, Lysithéides, puis Callippus, puis Onétor, Anticlès, Philonides, Philomélus (94) et Charmantides. Notre ville leur a décerné, à tous, des couronnes d'or, non pas pour avoir convoité des richesses qui ne leur appartenaient pas, mais pour avoir été des citoyens vertueux, et pour avoir dépensé une partie considérable de leur fortune dans l'intérêt de leur patrie. Placez-moi à leur égard dans la situation qui vous conviendra, il en ressortira toujours de l'avantage pour ma cause ; (95) car, si vous croyez que j'ai été le conseil et le maître de ces hommes, ce sera avec justice que vous aurez pour moi plus de reconnaissance que pour les citoyens nourris dans le prytanée à cause de leur vertu, chacun d'eux s'étant produit isolément comme un bon et loyal citoyen ; tandis que, seul, j'ai formé ce grand nombre d'hommes distingués que je viens de vous signaler; (96) et si mes inspirations n'ont influé en rien sur ce qu'ils ont fait, si je n'ai eu de rapports avec eux qu'à titre de compagnon et d'ami, je crois encore que les choses que j'ai dites sont capables de détruire celles dont on m'accuse et forment en ma faveur une apologie suffisante ; car, si j'ai obtenu l'estime de ces hommes qui ont reçu des récompenses à cause de leur vertu, et si, d'un autre côté, je me trouve en opposition de sentiments avec un tel sycophante, comment pourrait-on justement me considérer comme capable de corrompre ceux qui vivent avec moi ? (97) Ne serais-je pas le plus infortuné des hommes si, lorsque les autres recueillent de leurs habitudes et des sociétés qu'ils fréquentent une renommée, les uns meilleure, les autres pire, j'étais le seul qui ne pût obtenir le bénéfice d'une pareille épreuve; et si, lorsque j'ai passé ma vie dans l'intimité de tels hommes, lorsque je me suis maintenu à l'abri de tout reproche jusqu'à un âge aussi avancé, je paraissais semblable à ceux que d'autres mœurs et d'autres relations sociales font accuser avec justice? J'apprendrais volontiers ce que j'aurais eu à subir, s'il se fût rencontré dans mon intimité quelqu'un de la nature de mon accusateur; moi qui, haïssant tous les hommes de ce caractère, et haï moi-même par eux, me vois exposé à un si grand péril. (98) Je ne pourrais même pas être atteint par l'objection qu'oseront peut-être me faire plusieurs de mes ennemis les plus acharnés, savoir, que mes rapports avec les hommes que j'ai cités se bornaient strictement à ce qu'on m'ait vu converser avec eux, tandis qu'un grand nombre de mes autres disciples ont été des intrigants dont je tais les noms devant vous. (99) Et en effet je demande, si quelques-uns de ceux qui ont vécu familièrement avec moi ont été des hommes de probité et d'honneur envers leur pays, envers leurs amis, envers leur propre famille, de les louer pour eux-mêmes et de n'éprouver, à cause d'eux, aucune bienveillance pour moi ; et si, au contraire, quelques-uns ont été des hommes pervers, des hommes capables par leur nature de dénoncer, d'intenter des accusations mensongères, d'envier le bien des autres, [100] je vous demande de me punir. Quelle proposition pourrait être plus juste, plus à l'abri des traits de l'envie, que celle d'un homme qui, ne revendiquant aucun avantage à cause des citoyens vertueux et honnêtes qui ont vécu dans son intimité, consent, si l'on peut y rencontrer quelques hommes coupables, à être puni à cause d'eux ? Et ce n'est point là une vaine parole, car je permets à mon accusateur et à quiconque le voudra, s'il connaît un seul homme de ce genre parmi mes disciples, de le nommer devant vous ; non pas qu'il ne puisse se trouver des calomniateurs jaloux de m'attaquer, mais ils seraient à l'instant démasqués, et alors le châtiment retomberait sur eux, et non sur moi. (101) J'ignore comment je pourrais montrer avec plus d'évidence la vérité sur l'accusation que je combats, et prouver avec plus de certitude que je ne corromps pas mes disciples. 26-4. Lysimaque a aussi rappelé l'amitié qui m'unissait à Timothée, et s'est efforcé de nous calomnier l'un et l'autre ; il n'a pas rougi, lorsqu'il s'agissait d'un homme qui avait cessé de vivre et à qui sa patrie était redevable d'un grand nombre de services, de se livrer à des discours remplis d'insolence et d'outrage. J'aurais cru (102) qu'en supposant que l'on parvînt à prouver que j'eusse manqué à la justice, même alors il eût été convenable de m'absoudre par égard pour l'amitié qui m'attachait à Timothée; mais puisque Lysimaque, dans l'espoir de me nuire, essaye de se prévaloir contre moi de ce qui aurait dû me servir, je me vois dans l'obligation de m'expliquer sur ce sujet. Si je n'ai pas fait une mention particulière de Timothée en même temps que de mes autres amis, c'est qu'il existe une grande différence entre les faits qui les concernent. (103) Et d'abord mon accusateur n'a osé proférer aucune parole de mépris à l'égard de ces derniers, tandis qu'à l'égard de Timothée, il a mis dans ses attaques plus d'ardeur qu'il n'en mettait pour l'accusation elle-même. Ensuite, mes amis ne s'étaient trouvés chargés que d'un petit nombre d'affaires, dans lesquelles, à la vérité, ils s'étaient acquittés des ordres qu'ils avaient reçus de manière à mériter les honneurs que j'ai indiqués il n'y a qu'un instant, au lieu que Timothée a dirigé pendant longtemps un grand nombre de grandes affaires. Il n'eût donc pas été convenable de parler de lui en même temps que des autres, il était nécessaire de diviser et de disposer séparément ce qui les concernait. (104) Il ne faut pas croire cependant que ce qui sera dit de Timothée soit étranger à la cause, et que je sorte des limites posées par l'accusation. Lorsque des hommes d'une condition ordinaire se sont expliqués chacun sur les faits qui les concernent, ils doivent descendre de la tribune, autrement leurs paroles seraient considérées comme superflues; mais ceux que l'on regarde comme les conseillers et les instituteurs des autres sont obligés de présenter pour les hommes qui ont avec eux des rapports intimes, aussi bien que pour eux-mêmes, une apologie complète, surtout lorsque quelqu'un d'entre eux est impliqué dans la cause, et c'est ce qui m'est arrivé. (105) Il aurait suffi à tout autre de dire qu'il n'était pas juste de le rendre responsable des entreprises dans lesquelles Timothée n'a pas réussi, puisque personne ne lui eût donné part aux récompenses et aux honneurs qui lui ont été décernés; de même qu'aucun orateur n'aurait jugé convenable de louer celui qui aurait été le conseil de Timothée, parce que l'équité voulait, ou qu'il partageât ses avantages, ou qu'il n'eût pas à subir les conséquences de ses revers. (106) Pour moi, j'aurais honte d'articuler de telles paroles, et je ferai, à l'égard de Timothée, la même déclaration que j'ai faite pour tous les autres. Je demande, si Timothée a été un homme pervers, et s'il s'est rendu coupable de torts nombreux à votre égard, de partager sa destinée et de souffrir les châtiments que l'on inflige aux criminels ; et si Timothée, au contraire, apparaît comme un bon citoyen, s'il a été un général supérieur à tous ceux que nous connaissons, vous devez lui accorder des louanges, et lui témoigner de la reconnaissance ; mais pour ce qui touche à l'accusation, vous devez prononcer votre jugement sur mes actes d'après ce que vous croirez conforme à la justice. (107) 26-5. En général, et comme un fait qui domine tous les autres, je puis dire que Timothée a conquis autant de villes qu'aucun des généraux qui ont commandé, à une époque quelconque, les armées d'Athènes ou de la Grèce; et que parmi ces villes il s'en trouvait plusieurs dont la conquête, tant leur puissance était grande, soumettait à l'autorité de la République tout le pays qui les environnait. (108) Qui ne connaît Corcyre, la plus belle et la plus avantageusement située entre les îles qui entourent le Péloponnèse? et Samos, entre celles d'Ionie? et Sestos, et Crithoté, sur l'Hellespont, enfin Potidée et Toronée, dans les plaines de la Thrace ? Toutes ces villes, Timothée les a conquises, et il vous les a données sans vous imposer de fortes dépenses, sans fouler vos alliés, sans vous obliger vous-mêmes à fournir de nombreuses contributions; (109) et de plus c'est avec treize talents et cinquante galères que vous lui aviez confiés pour croiser autour du Péloponnèse, qu'il a pris Corcyre, dont la force navale s'élevait à quatre-vingts vaisseaux. Vers le même temps, il a vaincu les Lacédémoniens sur mer, et il les a obligés à conclure un traité de paix, qui a tellement changé la situation des deux villes, [110] qu'à partir de ce moment vous avez offert chaque année des sacrifices aux dieux en mémoire de ce traité, parce qu'aucun autre n'avait été jusque-là aussi avantageux pour notre patrie, et que depuis lors personne n'a vu les flottes de Lacédémone doubler le cap Malée, ni ses armées s'avancer à travers l'Isthme, ce qu'on peut considérer comme la cause de leur désastre à Leuctres. (111) C'est après de tels exploits que Timothée a fait une expédition contre Samos. Périclès, qui possède la plus haute renommée de prudence, de justice et de modération, avait employé deux cents vaisseaux et dépensé mille talents pour la soumettre ; Timothée, sans accroître vos dépenses, sans lever aucune contribution sur vos alliés, l'a réduite en dix mois, avec huit mille peltastes et une flotte de trente galères; et, de plus, il a fait payer par le pays ennemi la solde de la flotte et des troupes. (112) Si donc il se présente un autre homme qui ait fait de telles actions, je consens à reconnaître que j'ai perdu la raison lorsque j'ai entrepris de louer hors de toute comparaison celui qui n'a rien fait de plus que les autres. Timothée cependant met à la voile, prend Sestos et Crithoté, et dirige vos pensées vers la Chersonèse, que jusque-là vous aviez négligée. (113) Potidée avait autrefois coûté à la République deux mille quatre cents talents ; il s'en rend maître, en employant pour cette conquête des fonds qu'il fournit lui-même, réunis aux contributions qu'il fait payer par la Thrace, et soumet en outre tous les Chalcidiens. Enfin, si, laissant les détails, il faut s'exprimer en peu de mots, Timothée vous a rendus maîtres de vingt-quatre villes, en dépensant moins d'argent que nos pères n'en ont employé pour assiéger les Méliens. (114) J'aurais voulu, de même qu'il m'a été facile d'énumérer les actions de Timothée, pouvoir vous présenter, dans un court résumé, et les circonstances au milieu desquelles chacun de ces faits s'est accompli, et la situation de notre patrie, et la puissance de nos ennemis : ses services vous auraient alors paru plus grands, et lui-même digne de plus d'estime. Mais, à cause de leur nombre, je passe ces faits sous silence. (115) 26-6. Je crois, au reste, que vous entendrez avec plaisir pourquoi, tandis que des hommes qui jouissent parmi vous d'une brillante renommée, et qui sont regardés comme des hommes de guerre, n'ont pas même pu se rendre maîtres d'un village, Timothée, sans être doué d'une grande force corporelle, sans être rompu aux habitudes des armées actives, accoutumé, au contraire, à vivre au milieu de vous en remplissant ses devoirs de citoyen, a pu faire de si grandes choses. Un discours sur ce sujet peut sans doute provoquer des haines, mais n'est pas sans utilité. Timothée l'emportait sur les autres généraux, (116) parce qu'il n'avait pas, sur les intérêts des Grecs, sur ceux de vos alliés, et sur les soins dont ils doivent être l'objet, la même opinion que vous. Vos suffrages élèvent au commandement militaire les hommes qui se font le plus remarquer par leur force corporelle, et qui souvent ont servi dans les armées étrangères, comme si, avec de tels chefs, vous étiez sûrs d'obtenir des succès. Timothée employait les hommes de cette nature pour commander des compagnies ou des bataillons, (117) et, quant à lui, il excellait dans toutes les qualités qui font un général accompli. Quelles sont ces qualités, et quelle est leur valeur ? car il ne faut pas ici donner de simples indications, il faut s'expliquer avec clarté. C'est d'abord de savoir apprécier contre quels ennemis on doit faire la guerre, et quelles alliances il convient de contracter ; telle est la première condition de la stratégie, et, si cette condition n'est pas remplie, la guerre est inévitablement désavantageuse, difficile et sans résultat utile. (118) Or, dans cette appréciation si importante, aucun homme n'a égalé Timothée et n'a même approché de lui. Il est facile de le reconnaître par les faits, puisque, ayant entrepris la plupart des guerres sans la participation de la République, non seulement il les a toutes heureusement terminées, mais, au jugement de tous les Grecs, il les avait entreprises conformément à la justice. Quelle preuve plus grande, plus évidente, pourrait-on présenter de la sagesse de ses conseils ? (119) En second lieu, quelles qualités doit encore posséder un général accompli? Il doit savoir se composer une armée en rapport avec la guerre qu'il va faire, l'organiser et l'employer d'une manière avantageuse. Que Timothée ait su se servir avec gloire d'une armée, les faits mêmes l'ont établi, que, pour faire des dispositions avec grandeur et d'une manière digne de la République, il se soit montré supérieur à tous les autres généraux, aucun de ses ennemis n'oserait dire le contraire. [120] Quant à supporter les privations et la misère des camps, comme à y faire succéder l'abondance, quel est, parmi ses compagnons d'armes, celui qui se refuserait à reconnaître qu'il se distinguait également sous l'un et sous l'autre rapport? Ils savent tous qu'à l'ouverture de ses campagnes, en proie aux dernières nécessités, par suite de l'abandon dans lequel l'avait laissé la République, il trouvait, pour surmonter les embarras de sa position, des ressources telles que, non seulement il l'emportait sur ses ennemis, mais qu'il payait à ses troupes la totalité de leur solde. (121) Quelque grandes, cependant, quelque pressantes qu'aient été les circonstances de cette situation, il serait plus juste encore de le louer pour ce que je vais ajouter. Timothée, vous voyant considérer comme les seuls hommes dignes de votre estime ceux qui menaçaient, qui effrayaient les autres villes, et qui par des innovations mettaient constamment le trouble parmi nos alliés, ne prit point vos opinions pour règle de sa conduite, et ne chercha point à accroître sa propre renommée aux dépens de sa patrie; il eut soin d'agir de manière qu'aucune ville grecque ne le redoutât, et que toutes se livrassent à la confiance, excepté celles qui avaient violé la justice. (122) Il savait que la crainte produit, dans ceux qui l'éprouvent, la haine de ceux qui la leur font éprouver, et que notre ville, après avoir été redevable à la bienveillance des autres peuples du plus haut degré de prospérité et de grandeur, avait été au moment de tomber dans les dernières calamités par l'effet de leur haine. Réfléchissant sur ces faits, en même temps qu'il employait la puissance de la République pour vaincre ses ennemis, il gagnait les autres peuples par la générosité de son caractère, certain que de tels exploits sont plus nobles, plus glorieux, que de prendre d'assaut un grand nombre de villes et de remporter de nombreuses victoires les armes à la main. (123) Il apportait une si grande attention à empêcher qu'aucune ville pût redouter la moindre surprise de sa part, que, lorsqu'il devait passer avec sa flotte près de quelques-unes de celles qui ne payaient pas leur tribut, il envoyait prévenir les magistrats, afin que son apparition subite devant les ports ne devînt pas pour eux une cause d'agitation et de trouble. (124) Lorsqu'il abordait sur quelque plage, il ne permettait pas à ses soldats de piller, de voler, de détruire les habitations ; et il mettait autant de soin à prévenir de tels désordres qu'auraient pu en apporter les possesseurs eux mêmes, parce que son but n'était pas d'augmenter sa renommée aux yeux de ses soldats, mais d'accroître celle de sa patrie aux yeux de tous les Grecs. (125) Enfin, il administrait les villes qu'il avait soumises par la force des armes avec une douceur et une régularité que les villes alliées ne trouvaient pas dans les autres généraux, parce qu'il était convaincu qu'en se montrant généreux envers ceux qui lui avaient été hostiles, il donnerait la plus sûre garantie qu'il ne se permettrait jamais d'être dur et injuste envers les autres peuples. (126) Aussi la renommée qu'il obtint par cette conduite fut si grande que beaucoup de villes mal disposées pour nous lui ouvrirent spontanément leurs portes ; quant à lui, sans leur causer aucun trouble, telles il les avait trouvées en arrivant, telles il les laissait lorsqu'il se retirait. (127) En résumé, tandis qu'à d'autres époques, on était accoutumé à voir de nombreuses et terribles infortunes se produire chez les Grecs, on ne trouve, sous le commandement de Timothée, ni séditions excitées, ni bouleversements dans les institutions, ni massacres, ni exils, ni malheurs irrémédiables ; les calamités de cette nature avaient alors tellement disparu que, seul entre les hommes dont nous gardons le souvenir, il a placé notre ville dans une situation sans reproche à l'égard des Grecs. (128) Or il est juste de regarder comme un général accompli, non pas celui qui, par une faveur unique de la fortune, a obtenu, comme Lysandre, un succès qu'aucun autre n'avait atteint, mais celui qui n'a pas cessé d'agir avec autant de sagesse que d'habileté dans des situations nombreuses, variées, difficiles ; et c'est ce qu'a fait Timothée. (129) 26-7. Il me semble que beaucoup d'entre vous s'étonnent de mes paroles et voient dans la louange que je donne à Timothée l'accusation de notre patrie, parce qu'en effet cet homme, qui a pris un si grand nombre de villes, qui n'en a perdu aucune, elle l'a d'abord mis en jugement comme traître, et, lorsque ensuite il a rendu ses comptes, Iphicrate ayant pris la responsabilité de ses actes, Mnesthée celle de sa gestion, elle les a absous l'un et l'autre, et a frappé Timothée d'une plus forte amende qu'aucun de ceux qui avaient vécu avant lui. [130] Voilà les faits. Maintenant, je veux aussi parler en faveur de ma patrie. Si vous examinez ces faits en eux-mêmes, en ne considérant que la stricte équité, il est impossible que vous ne trouviez pas odieux et déplorable ce qui a eu lieu à l'égard de Timothée ; mais, si vous voulez tenir compte de l'ignorance qui est le partage de tous les hommes, des rivalités jalouses qui ont existé parmi nous, de l'état de trouble et de discorde au milieu duquel nous vivons, rien de ce qui est arrivé ne vous paraîtra en dehors de la raison et des conditions de la nature humaine ; et vous comprendrez que Timothée a lui-même contribué pour une partie à son injuste condamnation. (131) Sans éloignement pour le gouvernement populaire, sans haine pour les autres hommes, sans orgueil pour lui-même, sans aucun autre défaut de cette nature, la fierté de son caractère, cette qualité utile pour le commandement des armées, mais qui n'est pas en harmonie avec les relations habituelles de la vie civile, l'a fait paraître aux yeux de tous coupable des choses que nous avons indiquées, parce que la nature l'avait créé aussi impropre à flatter les hommes qu'habile à manier les affaires. (132) Il m'avait, cependant, plus d'une fois entendu répéter que ceux qui participent au gouvernement et qui veulent acquérir de la popularité, doivent sans doute s'attacher aux actions les meilleures et les plus utiles, aux discours les plus justes et les plus vrais, mais qu'ils doivent, en même temps, mettre leur application et employer leurs efforts pour se montrer affables et bienveillants dans leurs paroles, comme dans leurs actions, par la raison que ceux qui négligent ce soin sont regardés comme des hommes durs et blessants pour leurs concitoyens. (133) « Vous voyez, lui disais-je, ce qu'est la multitude, combien elle est entraînée par l'attrait des choses qui lui plaisent, et combien elle préfère ceux qui l'abordent pour la flatter à ceux qui la comblent de leurs bienfaits; ceux qui la trompent avec gaieté et affabilité, à ceux qui servent ses intérêts avec poids et gravité. Mais ce sont des considérations qui jamais ne vous ont touché, et, lorsque vous avez réussi ou obtenu des succès au dehors, vous croyez avoir acquis la faveur de vos concitoyens au dedans. (134) Or il n'en est pas ainsi, ou plutôt c'est le contraire qui a coutume de se produire. Si vous savez leur plaire, quelque chose que vous fassiez, ils ne la jugeront pas d'après la vérité ; ils l'interpréteront à votre avantage; ils détourneront les yeux des fautes que vous aurez pu commettre, et, si vous avez eu des succès, ils les porteront aux nues, parce que c'est ainsi que la bienveillance agit sur les hommes. (135) Ce sentiment que vous cherchez par tous les moyens possibles à obtenir des autres villes pour votre patrie dans la pensée qu'il n'existe pas de plus grand bien, vous ne croyez pas devoir le préparer pour vous-même de sa part : d'où il résulte qu'après avoir été pour elle la cause des plus grandes prospérités, vous vous trouvez moins bien placé dans son affection que des hommes qui n'ont rien fait de remarquable. (136) Et ce n'est pas sans raison : car ces hommes flattent les orateurs; ils flattent ceux qui ont le talent de parler dans les réunions particulières, et qui prétendent tout savoir; tandis que non seulement vous les négligez, mais vous attaquez les plus puissants d'entre eux. Et pourtant, quel n'est pas, dans votre opinion, le nombre de ceux qui, par suite de leurs calomnies, ont été précipités les uns dans le malheur, les autres dans l'opprobre ; tandis qu'ils étaient en réalité plus habiles, plus dignes d'estime, que ceux qui ont été chantés dans des poèmes ou célébrés dans des tragédies ! (137) Mais les uns avaient eu des poètes ou des orateurs pour faire retentir leurs louanges, et les autres n'avaient rencontré personne. Si donc vous voulez me croire et si vous écoutez la sagesse, vous ne dédaignerez pas les hommes en qui le peuple est habitué à placer sa confiance, non seulement pour ce qui touche à chaque citoyen en particulier, mais pour l'ensemble des affaires ; vous aurez pour eux des égards et des soins, afin d'obtenir une brillante renommée et par vos actions et par leurs louanges. » (138) Ayant entendu ces paroles, Timothée me répondit « que mes conseils étaient sages, mais qu'il lui était impossible de changer sa nature ; qu'il était homme de probité et d'honneur, digne de sa patrie et de la Grèce, et qu'il ne pouvait se réduire aux proportions de ceux qui ne supportent pas les hommes d'une nature supérieure à la leur. » Voilà donc pourquoi les orateurs s'attachaient à accumuler contre Timothée des accusations mensongères, et pour quelle raison le peuple admettait leurs calomnies. (139) J'éprouverais du plaisir, si le temps m'en était donné, à m'expliquer sur ce sujet; car j'ai la conviction qu'après m'avoir entendu, vous haïriez et ceux qui ont excité contre Timothée la colère du peuple, et ceux qui osent, dans leurs discours, s'élever contre lui. 26-8. Je quitte maintenant ce sujet, et de nouveau je parlerai de moi et des intérêts qui nous occupent. [140] Je suis incertain, toutefois, de l'ordre dans lequel je me servirai des arguments qui me restent. Quel sera le premier? quel sera le second? car déjà la faculté me manque de les disposer avec suite ; et peut-être dois-je présenter chacun d'eux comme le hasard l'offrira à mon esprit. Je ne vous cacherai donc pas les faits qui dans ce moment reviennent à ma mémoire ; faits que je crois de nature à devoir être produits au grand jour, et que quelqu'un cependant me donnait le conseil d'ensevelir dans le silence. (141) Lorsque Lysimaque eut introduit son accusation contre moi, j'examinai, comme l'a fait chacun de vous, tout ce qui s'y rattachait. Je scrutai ma vie et mes actions, et j'employai la plus grande partie de mon temps à rechercher les choses pour lesquelles je pensais mériter des louanges. Un de mes amis, ayant eu connaissance de mon travail, osa me tenir alors le langage le plus méprisable. Il avouait que les choses que j'avais dites étaient de nature à exciter une noble émulation, mais il était préoccupé de la pensée qu'elles blesseraient un grand nombre de mes auditeurs. (142) « Il est des hommes, me disait-il tellement exaspérés par l'envie et par le besoin, tellement animés de sentiments haineux, qu'ils ne font pas la guerre aux vices, mais qu'ils la font à toute espèce de prospérité ; qu'ils haïssent, non seulement les hommes les plus vertueux, mais les mœurs les plus honnêtes, et qu'indépendamment d'autres actions coupables, réservant pour les méchants leur indulgence et leur appui, ils s'attachent à perdre, s'ils le peuvent, ceux qui sont l'objet de leur jalousie. (143) En agissant de cette manière, ils n'ignorent pas la vérité relativement aux faits sur lesquels ils vont donner leurs suffrages, mais, pleins de l'espoir de réussir dans leur injustice, ils se flattent de n'être pas découverts, et ils croient se protéger eux-mêmes en sauvant ceux qui leur ressemblent. J'ai dû, ajouta-t-il, vous tenir ce langage, afin que, prévoyant l'avenir, et suivant un meilleur système, vous missiez dans vos discours plus de prudence à leur égard. Quels sentiments avez-vous le droit d'attendre de la part de pareils hommes, lorsque vous déroulez devant eux le tableau de votre vie et de vos actions, qui n'ont aucun trait de ressemblance avec les leurs, et qui sont telles que vous me les présentez? (144) Vous montrez les discours que vous avez écrits, discours qui, loin d'être dignes de blâme, devraient attirer sur vous la plus grande reconnaissance ; vous faites voir que, parmi les hommes qui ont vécu dans votre intimité, les uns n'ont commis aucun crime, aucune faute, et que les autres ont été couronnés par la République à cause de leur vertu ; vous établissez la preuve que votre vie de chaque jour a été tellement réglée, tellement pure, que j'ignore si un autre citoyen pourrait en présenter une semblable ; que jamais vous n'avez appelé personne en justice, et que vous n'y avez jamais été appelé vous-même, excepté pour le fait de la permutation; que vous n'avez appuyé aucune accusation, ni porté témoignage contre aucun citoyen; qu'enfin, vous n'avez fait aucun des actes répréhensibles auxquels se livrent les autres hommes qui participent aux affaires. (145) En outre de ces faits d'un ordre si relevé, qui vous sont personnels, vous dites que vous vous êtes tenu en dehors des fonctions publiques et des avantages qu'elles assurent, comme de tous les emplois rétribués; et que, non seulement vous vous êtes fait inscrire sur le registre des douze cents qui payent la taxe de guerre et qui supportent les charges imposées par l'État, mais que vous y avez fait inscrire votre fils ; que déjà tous les deux vous avez été trois fois triérarques et que vous avez satisfait aux autres obligations de cette nature, avec plus de somptuosité et de noblesse que les lois ne le commandent. (146) Or, quand de telles vérités viendront frapper les oreilles de ces hommes dont les habitudes sont entièrement opposées à celles que vous venez de présenter, ne pensez-vous pas qu'ils les supporteront avec peine, et qu'ils y verront la preuve que leur vie n'est pas digne d'estime? S'ils apprenaient que vous suffisez avec peine et difficulté aux charges publiques et aux autres devoirs imposés par l'administration, ils n'éprouveraient pas la même irritation ; (147) mais ils pensent que les dons que vous recevez du dehors sont beaucoup plus considérables qu'ils ne le sont en réalité, et ils demeurent convaincus que vous vivez dans une plus grande aisance, non seulement que les autres citoyens, mais que les hommes qui cultivent la philosophie et se consacrent aux mêmes travaux que vous. Ils voient, en outre, la plupart de ces derniers, à l'exception de ceux qui apprécient votre vie et vos mœurs, déployer avec ostentation leur éloquence dans les grandes assemblées et dans les réunions particulières ; ils les voient lutter entre eux, faire des promesses exagérées, contester, se répandre en injures, (148) ne s'abstenir d'aucun acte déloyal, se créer à eux-mêmes des embarras, et mettre ainsi leurs auditeurs en situation, les uns de tourner en dérision ce qu'ils disent; quelques autres de les louer, la plupart de les haïr ; d'autres, enfin, de se former à leur égard l'opinion qui leur convient ; tandis que vous ne participez à aucun de ces désordres, et que votre vie diffère de la vie des sophistes, comme de celle des hommes étrangers à l'étude; de la vie des hommes opulents, comme de celle des hommes qui sont dans le besoin. (149) Il résultera peut-être de tout cet ensemble de choses, que les hommes capables de raisonnement, les hommes sensés, envieront votre bonheur ; mais pour ceux qui sont placés dans une situation d'infériorité, et qui sont accoutumés à s'affliger des vertus de leurs semblables plus que de leurs propres misères, il est impossible qu'ils ne soient pas dominés par un sentiment de malveillance et d'aigreur. C'est donc avec la conviction qu'ils seront mal disposés à votre égard, que vous devez examiner ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire. » [150] Pendant que mon interlocuteur parlait ainsi, je pensais, et je pense encore, que les plus absurdes des hommes et les plus dignes de mépris pouvaient seuls m'entendre avec défaveur, lorsque je me présentais moi-même comme un citoyen qui rendait à sa patrie les services qu'elle exigeait de lui, qui obéissait à ses ordres, et qui ne voulait, ni courir les chances du sort pour arriver aux magistratures, ni participer aux avantages accordés par l'État, ni comparaître en justice, soit pour se défendre, soit pour attaquer. (151) Et j'ai adopté cette manière de vivre, non par un sentiment d'intérêt ou d'orgueil, non par mépris pour les hommes qui vivent d'une autre manière que moi, mais parce que j'aime le repos, le loisir, et surtout parce que je vois ceux qui partagent mes sentiments jouir de votre estime et de celle des autres; enfin, parce que j'ai cru que cette existence était plus douce que celle des hommes lancés dans le mouvement des affaires, et plus en harmonie avec les habitudes que j'avais adoptées dès l'origine. (152) Voilà pour quelles raisons j'ai préféré ce genre de vie ; et je me suis abstenu d'accepter les rétributions accordées par l'État, parce que je regardais comme une mauvaise action, lorsque mes propres ressources suffisaient à mes besoins, d'empêcher ceux que la nécessité force de pourvoir ainsi à leur existence, de recevoir les secours de la République, et d'obliger, par ma présence, un de mes concitoyens à manquer du nécessaire. (153) Certes, de semblables actions me rendaient digne de louange plutôt que d'accusation ; je me trouve placé dans une grande incertitude, ne comprenant pas quel moyen je puis employer pour plaire à de tels hommes. Car si dans tous les temps, m'étant fait un devoir de ne blesser, de ne troubler, de n'affliger personne, je froisse par cela même quelques-uns d'entre eux, que pourrais-je faire pour leur être agréable? Et alors que me reste-t-il, sinon d'accepter ma disgrâce et de les considérer comme des ignorants qui haïssent leurs concitoyens? (154) 26-9. Il serait contraire à la raison d'essayer une apologie auprès de ceux qui n'ont aucun sentiment commun avec les autres, et qui éprouvent plus d'irritation contre les hommes qui ne sont pas dans l'infortune que contre ceux qui commettent des crimes, car plus un homme se montrera vertueux, plus il est évident qu'il se défendra avec défaveur devant de tels juges ; mais avec d'autres juges, et relativement à l'accusation mensongère dans laquelle Lysimaque a établi que je possédais une immense fortune, il est nécessaire que je m'explique, afin que ses assertions, considérées comme vraies, ne nous fassent pas imposer des fonctions plus onéreuses et en plus grand nombre que celles qu'il nous est possible de supporter. (155) En général, parmi les hommes que l'on désigne sous le nom de sophistes, on n'en trouvera pas un seul qui ait acquis de grandes richesses : on reconnaîtra, au contraire, que les uns ne possèdent que de faibles ressources, et que les autres passent leur vie dans un état de complète médiocrité. Celui qui s'est le plus enrichi, parmi ceux dont nous conservons la mémoire, est Gorgias le Léontin. Il habitait la Thessalie dans un temps où les Thessaliens étaient le peuple le plus riche de la Grèce ; il y passa la plus grande partie de sa vie, et se servit de son talent pour se créer une fortune. (156) N'ayant de domicile fixe dans aucune ville, il ne dépensait rien pour les charges publiques ; il n'était obligé de payer aucune taxe; de plus, n'étant pas marié et n'ayant pas eu d'enfant, il s'était ainsi trouvé exempt de cette charge la plus continue, la plus dispendieuse de toutes ; et cependant, avec de tels avantages pour acquérir plus de richesses que les autres, il n'a laissé que mille statères. (157) Il ne faut pas, d'ailleurs, en ce qui concerne la fortune des uns et des autres, donner légèrement sa confiance aux accusateurs, ni assimiler, par exemple, pour les résultats, les travaux des sophistes et ceux des comédiens; mais il faut comparer entre eux les hommes qui pratiquent des arts semblables, et croire que ceux qui sont doués de la même habileté jouissent à peu près de la même fortune. (158) Si donc, me comparant à Gorgias, qui a amassé le plus de richesses, vous me placez sur la même ligne, on ne vous accusera pas d'avoir porté, à cet égard, un jugement entièrement irréfléchi, et, d'un autre côté, on ne trouvera pas que nous ayons mal administré notre fortune, ni relativement à notre patrie, ni relativement à nous-mêmes ; car on reconnaîtra que, vivant avec des ressources minimes, nous avons supporté de grandes dépenses pour les fonctions publiques qui nous ont été imposées. Or il est juste de louer les hommes qui se montrent plus économes de leur fortune pour eux-mêmes que pour leur pays. (159) 26-10. Mais, tandis que je parle, mon esprit est frappé de l'abaissement où est tombée la République, et de la différence complète qui existe, sous le rapport des intérêts de l'État, entre les pensées des hommes qui gouvernent aujourd'hui et celles des hommes qui dirigeaient autrefois nos affaires. Dans le temps de mon enfance, la fortune était regardée comme une chose si noble et si assurée, que presque tous les citoyens cherchaient à paraître plus riches qu'ils ne l'étaient réellement, [160] afin d'avoir une plus grande part à la considération qui résulte de la fortune ; maintenant il faut, lorsqu'on est accusé d'être riche, préparer une apologie pour se défendre, comme on se défend des plus grands crimes, et chercher à s'assurer des moyens de salut. Il y a, en effet, beaucoup plus de dangers à paraître dans l'opulence qu'à commettre ouvertement une mauvaise action ; car les coupables sont absous, ou punis d'une peine légère ; tandis que l'homme opulent est sacrifié sans pitié et on pourrait trouver beaucoup plus de citoyens dépouillés injustement de leur fortune, que de coupables ayant subi la peine de leurs crimes. (161) Mais pourquoi m'arrêter ici à parler de faits généraux, quand moi-même, par suite de ce changement, je n'ai pas éprouvé de faibles dommages dans ma position personnelle? A l'époque où je commençais à pouvoir défendre mes intérêts, la guerre contre Lacédémone nous ayant enlevé tous les biens que nous possédions, et à l'aide desquels mon père, non content de se rendre utile à son pays, nous élevait avec un tel soin que j'étais plus connu, plus remarqué parmi les jeunes gens de mon âge et parmi mes condisciples que je ne le suis aujourd'hui parmi mes concitoyens; (162) à l'époque, dis-je, où je commençais à me mêler aux autres hommes, je pensais que, si je pouvais acquérir plus de richesses et d'aisance que ceux qui embrassaient alors la même carrière que moi, je serais considéré comme un homme distingué à la fois par ses connaissances et par sa fortune. Or le contraire m'est arrivé. Si j'eusse été dépourvu de toute valeur, si je n'eusse acquis aucune richesse, personne n'aurait cherché à me nuire ; si même j'eusse commis ouvertement quelque crime, j'aurais vécu en sécurité, grâce à l'appui des sycophantes ; tandis que maintenant, au lieu de la renommée à laquelle je m'attendais, les luttes, les périls, les jalousies, les accusations, m'ont assailli de toutes parts. (164) Notre ville trouve aujourd'hui une telle satisfaction à opprimer, à humilier les gens de bien et à donner aux méchants la liberté de tout dire et de tout faire, que Lysimaque, qui a résolu de vivre de ses calomnies et du mal qu'il ne cesse de faire à ses concitoyens, est monté à la tribune pour m'accuser, et que moi, qui n'ai jamais offensé personne, qui me suis abstenu de recevoir aucun salaire de l'État, qui ai créé ma fortune avec les dons qui m'étaient offerts par les étrangers et par ceux qui croyaient avoir reçu de moi quelque service, je me suis trouvé engagé dans le même péril que si j'eusse commis des actions coupables. (165) Les hommes sages devraient plutôt adresser des prières aux dieux afin que le plus grand nombre de citoyens obtinssent de participer à une faculté à l'aide de laquelle ils pourraient, en recevant de l'argent des étrangers; se rendre, comme je l'ai fait, utiles à leur patrie. Parmi tant de choses contraires à la raison qui ont eu lieu, en ce qui me concerne, la plus révoltante serait sans doute que, d'une part, ceux qui m'ont enrichi de leurs dons éprouvassent à mon égard une telle reconnaissance que, même encore aujourd'hui, ils voulussent venir à mon secours, (166) et que de l'autre, vous, pour qui j'ai dépensé ma fortune, vous éprouvassiez l'envie de sévir à mon égard. Il y aurait pourtant encore quelque chose de plus odieux, ce serait que nos ancêtres eussent honoré le poète Pindare jusqu'à le nommer proxène, et à lui offrir un présent de dix mille drachmes pour cette seule parole qu'Athènes était le rempart de la Grèce, et que moi, qui ai célébré notre ville et nos ancêtres par des louanges beaucoup plus nobles et beaucoup plus étendues, je n'eusse pas même le pouvoir de passer en sécurité le temps qui me reste à vivre. (167) Je crois vous avoir présenté pour cet objet, comme pour les autres parties de l'accusation, une suffisante apologie. 26-11. Maintenant, je n'hésiterai pas à déclarer la vérité, et sur la manière dont j'envisage aujourd'hui le danger qui me menace, et sur le sentiment que ce danger m'avait d'abord fait éprouver. En ce qui m'était personnel, j'avais la meilleure espérance de me défendre avec avantage ; (168) je me confiais dans ma vie et dans mes actions, pour lesquelles je croyais pouvoir présenter de nombreuses et justes apologies. Voyant ensuite que l'enseignement de l'éloquence n'était pas seulement regardé avec défaveur par les hommes accoutumés à s'irriter contre tout le monde, mais qu'un grand nombre de citoyens était dans des dispositions hostiles à l'égard de cet enseignement, je craignais, d'une part, que ma cause personnelle ne fût examinée avec peu d'intérêt, et que, de l'autre, l'accusation universelle qui pèse sur les sophistes ne devînt pour moi l'occasion de quelque malheur. (169) Mais plus tard, le temps s'étant écoulé, je commençai à examiner et à calculer de quelle manière je pourrais agir utilement dans la situation où je me trouvais; je bannis alors, et non sans motif, le trouble et la crainte, cherchant dans les probabilités des raisons pour m'encourager moi-même. [170] Je savais que les hommes judicieux qui se trouvaient parmi vous et devant lesquels je devais parler ne s'arrêtaient pas à des opinions injustes, mais qu'ils s'attachaient à suivre la vérité et faisaient céder leurs préjugés devant la parole de ceux qui leur tenaient un langage d'accord avec l'équité ; en un mot, je croyais pouvoir montrer par un grand nombre de preuves que la philosophie, injustement accusée, devait être bien plutôt un objet d'amour que de haine. Je suis encore de ce sentiment. (171) Il ne faut pour tant pas s'étonner si, parmi les plus nobles études, il s'en trouve une qui soit oubliée ou ignorée, et s'il se rencontre des hommes qui se trompent dans leur jugement sur elle ; nous pourrions même nous surprendre dans de semblables erreurs sur nous et sur une infinité d'objets divers. Notre ville, qui est encore aujourd'hui, et qui a été autrefois la cause de tant de prospérités pour ses propres citoyens et pour les autres Grecs, notre ville, qui est remplie de toutes les choses qui contribuent à l'agrément de la vie, (172) a cela de funeste que, par suite de son étendue et du grand nombre de ses habitants, elle est incapable de juger les affaires dans leur ensemble, comme de les examiner avec soin, de sorte que, saisissant, à la manière des torrents, les affaires et les hommes selon qu'ils se présentent, elle les entraîne et se forme, sur plusieurs, une opinion erronée. Or, c'est ce qui est arrivé à la science philosophique. (173) Pénétrés de ces pensées, il ne faut donc rien condamner sans raison, et, quand vous rendez la justice, il ne faut pas être dans les mêmes dispositions que lorsque vous prenez part à des discussions privées ; il faut tout examiner avec soin ; il faut chercher la vérité sur chaque chose, et vous souvenir des serments et des lois d'après lesquels vous vous êtes réunis pour juger. Il ne s'agit pas dans ce discours, non plus que dans le débat auquel nous prenons part, d'objets d'une faible importance : il s'agit, au contraire, des plus grands intérêts. Car ce n'est pas seulement sur moi que vous donnerez vos suffrages, mais sur une science vers laquelle se porte une jeunesse nombreuse. (174) Vous n'ignorez pas, je pense, qu'un jour les vieillards remettront aux mains des jeunes gens, qui doivent les remplacer, le soin des intérêts publics. Ce cercle se renouvelant toujours, il s'ensuit nécessairement que l'avenir de la République dépend de la manière dont les jeunes gens sont élevés : il ne faut donc pas rendre les sycophantes arbitres d'un tel intérêt ; il ne faut pas punir les hommes qui se refusent à leur donner de l'argent ; il ne faut pas permettre à ceux dont ils reçoivent les dons de faire impunément ce qu'ils veulent; mais, si la philosophie possède une puissance capable de corrompre la jeunesse, il ne faut pas se contenter de châtier celui qu'un de ces hommes accuse, il faut purger la société de tous ceux qui s'attachent à cette étude; (175) si, au contraire, il est dans la nature de la philosophie d'être utile aux hommes, de rendre meilleurs et plus dignes d'estime ceux qui en font l'objet de leurs travaux, il faut imposer silence à ses détracteurs, couvrir d'opprobre les sycophantes, et conseiller aux jeunes gens de se consacrer à cette étude plus qu'à toute autre. (176) 26-12. J'aurais préféré, puisque le destin voulait que j'eusse à me défendre contre cette accusation, que le danger se fût présenté à l'époque de ma jeunesse ; je ne me serais pas senti découragé et j'aurais eu plus de force pour réfuter mon accusateur et pour venir au secours de la philosophie. Maintenant, lorsque j'ai pu, avec son aide, parler convenablement sur d'autres sujets, je crains de m'exprimer, en parlant d'elle, moins bien que sur des choses qui devaient m'inspirer moins d'intérêt. (177) Aussi je consentirais, car la vérité sera dite, encore que l'expression puisse en paraître insensée, oui, je consentirais à mourir tout à l'heure, en vous parlant d'une manière digne du sujet, et après vous avoir persuadés de considérer l'étude de l'éloquence comme aussi importante qu'elle l'est en réalité, plutôt que de vivre encore longtemps, pour la voir jugée par vous comme elle l'est aujourd'hui. (178) Mes paroles, je le sais, resteront fort au-dessous de mon désir ; mais, autant que je le pourrai, j'essayerai d'exposer la nature de l'éloquence et sa puissance, le genre d'étude auquel on peut l'assimiler, enfin l'utilité qu'elle offre et les promesses que nous faisons : car je crois que vous délibérerez et que vous prononcerez avec plus de sagesse sur ce qui la concerne, du moment où la vérité vous sera connue. (179) Je vous demande, si mes discours vous semblent trop s'éloigner de ceux que l'on a coutume de prononcer devant vous, de ne pas vous irriter, mais d'avoir quelque indulgence, en considérant que ceux qui discutent sur des affaires différentes des affaires habituelles, sont obligés de se servir d'arguments analogues aux choses dont ils parlent. C'est donc après avoir supporté et la nature de mes discours et la liberté de mes paroles, et après m'avoir permis d'épuiser le temps accordé à ma justification, que vous donnerez vos suffrages selon ce que chacun de vous jugera conforme à la justice et aux lois. [180] 26-13. Je veux d'abord, en vous exposant mes pensées sur l'enseignement de l'éloquence, suivre la méthode des généalogistes. Tout le monde reconnaît que notre nature est formée de la réunion de l'âme et du corps ; et entre ces deux éléments, il n'est personne qui n'affirme que l'âme est plus particulièrement destinée à commander, et qu'elle est digne de plus d'estime, parce que c'est à elle qu'il appartient de délibérer sur les intérêts privés, comme sur les intérêts publics, tandis que le corps doit obéir à ce qui a été résolu par l'âme. (181) Les choses étant ainsi établies, des hommes qui vivaient longtemps avant nous, et qui voyaient que pour tout le reste un grand nombre d'arts avaient été inventés, mais que rien de semblable n'avait été préparé dans l'intérêt de l'âme et du corps, imaginèrent deux sortes d'enseignements qu'ils nous ont transmis : pour le corps, l'art de développer ses facultés par des exercices, dont la gymnastique est une partie, et pour l'âme, la philosophie, dont je dois vous entretenir; (182) enseignements qui se correspondent, se lient, et sont dans un accord complet ; de sorte que les hommes qui sont à leur tête rendent les âmes plus intelligentes et les corps plus vigoureux, sans mettre une grande différence entre les deux méthodes d'enseignement, et en se servant d'instructions, d'exercices, de moyens à peu près semblables. (183) Et, en effet, lorsque les uns et les autres ont réuni des élèves, les maîtres de gymnastique enseignent à ceux qui fréquentent leurs écoles les poses inventées pour la lutte, et les professeurs de philosophie (184) expliquent à leurs disciples toutes les formes employées dans la composition du discours. Lorsque, ensuite, ils leur ont donné connaissance de ces premiers éléments, qu'ils ont perfectionné leur instruction sous ce rapport, ils les exercent de nouveau, leur font du travail une habitude, et les obligent à lier successivement entre elles chacune des choses qu'ils ont apprises, afin qu'ils les possèdent d'une manière plus assurée, et qu'ils puissent, par leurs conjectures, rapprocher davantage la théorie des circonstances réelles. Il n'est pas au pouvoir de la science d'embrasser toutes les applications ; elles échappent aux plus savantes théories, mais ceux qui savent le mieux fixer leur attention et observer ce qui arrive obtiennent ordinairement plus de succès. (185) Par ces soins et par cette éducation, les uns et les autres peuvent amener leurs disciples à se surpasser eux-mêmes et à développer, les uns leur intelligence, les autres leurs facultés corporelles ; mais ni les uns ni les autres ne possèdent l'art de créer à volonté des athlètes ou des orateurs parfaits ; ils y contribuent seulement pour une partie, et, dans la réalité, de telles facultés sont le partage des hommes qui se distinguent à la fois par leurs qualités naturelles et par le soin qu'ils mettent à les cultiver. (186) Voilà le caractère distinctif de la philosophie. 26-14. Je crois que vous comprendrez encore mieux en quoi consiste sa puissance, si j'explique devant vous les promesses que nous faisons à ceux qui ont le désir de fréquenter nos écoles. (187) Nous disons que les hommes destinés à se distinguer, soit par leurs discours, soit par leurs actions, soit par leur habileté dans un art quelconque, doivent, avant tout, être doués heureusement par la nature pour le but qu'ils se proposent; qu'ensuite, ils doivent avoir reçu une éducation convenable et posséder les connaissances qui sont propres à chaque objet; qu'en troisième lieu, ils doivent les approfondir et s'exercer de manière à en acquérir l'usage et l'expérience ; que c'est là, dans toute espèce de travaux, le moyen d'arriver à la perfection et de s'élever de beaucoup au-dessus des autres. (188) Il y a, d'ailleurs, pour les maîtres et pour les disciples, une condition particulière, savoir, que les derniers apportent une nature convenable, et que les premiers soient capables de former de pareils hommes ; et il existe aussi une condition qui doit leur être commune, c'est de s'être exercés pour acquérir l'expérience nécessaire ; les maîtres étant obligés d'apporter le plus grand soin dans les instructions qu'ils donnent à leurs élèves, et les élèves de s'attacher fortement aux prescriptions qu'ils reçoivent. (189) Voilà ce que nous disons pour toute espèce d'art ; et si quelqu'un, laissant de côté les autres questions, me demandait laquelle de toutes ces choses a le plus d'influence sur l'enseignement de l'éloquence, je répondrais que les dons de la nature occupent incontestablement le premier rang et l'emportent de beaucoup sur tous les autres avantages. Comment serait-il possible d'ignorer que l'homme qui aurait été doué d'un esprit capable d'inventer, d'apprendre, de méditer, de se souvenir, qui posséderait une voix, une élocution tellement pures qu'il pourrait, non seulement par ses paroles mêmes, mais encore par leur harmonie, persuader ses auditeurs ; [190] qui, de plus, joindrait à ces qualités l'assurance, non pas celle qui est un signe d'impudence, mais celle qui, unie à la modestie, dispose l'âme de telle manière qu'on n'a pas moins de confiance en parlant devant tous ses concitoyens que lorsqu'on pense avec soi-même ; qui peut ignorer, disons-nous, qu'un homme de cette nature, lors même qu'il n'aurait pas reçu une éducation spéciale, mais une éducation ordinaire, l'éducation commune à tous, serait un orateur tel que je ne sais pas s'il en a existé un semblable parmi les Grecs? (191) Mais, d'un autre côté, nous savons aussi que ceux à qui la nature a donné des dispositions moins brillantes qu'à leurs rivaux, et qui l'emportent par l'exercice et par les soins, deviennent supérieurs, non seulement à eux-mêmes, mais à ceux qui, étant heureusement nés, négligent de cultiver leur esprit; d'où il résulte que chacune de ces deux choses peut séparément produire un homme distingué par sa capacité, soit pour parler, soit pour agir; mais que la réunion des deux conditions dans la même personne en ferait un homme qu'aucun autre n'aurait le pouvoir de surpasser. (192) Voilà quelles sont mes pensées sur le génie et sur le travail. Quant à l'éducation, je ne puis pas tenir le même langage, car elle ne possède ni la même puissance, ni une puissance qui en approche. Et, en effet, celui qui aurait entendu tout ce que l'on peut dire sur l'art de composer des discours, qui s'en serait pénétré avec plus de soin que les autres, pourrait, peut-être, écrire avec plus d'agrément que la foule des orateurs; mais si, placé en présence du peuple, l'assurance seule lui manquait, il lui serait impossible d'articuler même une parole. (193) 26-15. Et que personne ne croie que je veuille atténuer devant vous la valeur de mes promesses, et qu'ensuite, lorsque je parle devant ceux qui veulent s'attacher à moi, je m'attribue une puissance sans limites ; car, pour éviter de semblables accusations, à l'époque où j'ai commencé à me livrer à l'enseignement de l'éloquence, j'ai écrit et publié un discours dans lequel on verra que je blâme ceux qui font de grandes promesses, et que je déclare mon sentiment à cet égard. Je laisserai de côté les reproches que j'adresse à d'autres dans ce discours : il faudrait pour le lire un temps plus long que celui qui m'est accorde. Mais, quant aux promesses que je fais, j'essayerai de les exposer devant vous. Je commence à peu près dans cet endroit. {Contre les Sophistes, paragraphes 14-18)} (195) Il y a dans ces passages plus d'élégance d'expression que dans ceux que j'ai cités auparavant; mais les pensées sont les mêmes. Ce doit être pour vous le témoignage le plus certain de ma modération; car on ne me voit pas, lorsque j'étais jeune, me vanter, faire de grandes promesses; et lorsque j'ai recueilli les fruits de mes travaux, que les années se sont accumulées pour moi, on ne me voit point alors déprécier la philosophie ; je continue à me servir des mêmes expressions, quand je suis dans la force de la jeunesse et quand elle est passée pour moi ; quand je suis en sécurité, et quand un danger me menace; quand je parle à ceux qui veulent devenir mes disciples, et quand je m'adresse à ceux qui sont appelés à prononcer sur mon sort; de telle sorte que j'ignore si, au sujet de la philosophie, il serait possible de trouver un homme qui s'exprimât d'une manière plus conforme à la vérité et à la justice. (196) Qu'ainsi donc ceci s'ajoute à ce que j'ai déjà dit dans l'intérêt de ma cause. 26-16. Je ne me dissimule pas que, m'adressant à des hommes animés de sentiments hostiles, aucune de mes paroles n'est suffisante pour les faire changer de pensée, et qu'ils ont besoin de discours multipliés et divers pour admettre une opinion différente de celle qu'ils ont adoptée. (197) Par conséquent, nous ne devons pas renoncer à établir et à développer des arguments à l'aide desquels nous ferons de deux choses l'une : ou nous changerons leur manière de voir, ou nous les convaincrons de mensonge dans les injures et les accusations qu'ils dirigent contre nous. Ces injures et ces accusations sont de deux sortes. Les uns disent que la fréquentation des écoles de sophistes est une déception et une puérilité, parce qu'il est impossible de trouver un enseignement au moyen duquel un homme devienne plus éloquent dans ses discours ou plus sage dans ses actions, et que ceux qui sont supérieurs par leur nature sous ces deux rapports l'emportent sur leurs rivaux; (198) les autres reconnaissent, au contraire, la supériorité de ceux qui se livrent à l'étude, mais ils ajoutent qu'ils se corrompent et se dégradent, parce que, lorsqu'ils ont acquis de la capacité, ils l'emploient pour nuire aux autres. J'ai la plus ferme espérance de rendre évident pour tout le monde que ni les uns ni les autres ne disent rien de conforme à la raison et à la vérité. (199) Remarquez d'abord que ceux qui prétendent que l'éducation est une chose vaine disent évidemment une parole dépourvue de sens. Ils dénigrent l'éducation comme n'ayant aucune utilité, comme une déception et un mensonge, et pourtant ils veulent que nos disciples, dès qu'ils se sont approchés de nous, soient supérieurs à eux-mêmes; ils veulent, [200] qu'après avoir fréquenté nos écoles pendant un petit nombre de jours, ils se montrent plus habiles dans leurs discours et plus sages dans leur conduite que des hommes qui l'emportent sur eux par l'âge et par l'expérience ; ils veulent, qu'après avoir seulement pendant une année suivi nos enseignements, ils soient tous des orateurs complets et parfaits, que ceux qui ne se donnent de soins sous aucun rapport ne soient pas inférieurs à ceux qui travaillent, ceux dont la nature est inerte à ceux dont l'âme est énergique. (201) Et ils exigent qu'il en soit ainsi, quand jamais ils ne nous ont entendu faire aucune promesse de ce genre, quand ils n'ont rien vu de semblable se produire dans aucun autre art, dans aucun autre enseignement; quand ils savent que la science s'acquiert avec peine, que nous ne faisons pas tous les mêmes progrès dans les choses que nous apprenons, et qu'à peine deux ou trois élèves, dans toutes les écoles, deviennent des hommes en état de discuter une question, pendant que les autres se retirent sans avoir dépassé la médiocrité. (202) Comment ne placerait-on pas au rang des insensés ceux qui ont l'audace d'exiger d'un art qu'ils disent ne pas exister, une puissance qui ne se rencontre dans aucun des arts dont l'existence est universellement reconnue, et qui prétendent faire sortir de celui auquel ils refusent de croire, plus de résultats utiles que de ceux dont ils reconnaissent la réalité ? (203) Les hommes sensés ne doivent pas porter des jugements différents sur des objets de même nature, ni rejeter un mode d'enseignement qui donne les mêmes résultats dans la plus grande partie des arts. Qui de vous ignore qu'un grand nombre de ceux qui ont étudié sous la direction des sophistes n'ont été ni trompés ni imbus des sentiments que leur attribuent nos adversaires, (204) mais que les uns sont devenus habiles dans les discussions, que d'autres ont acquis la faculté de former des disciples, et que tous ceux qui, parmi eux, ont préféré la vie privée se sont exprimés, dans les réunions particulières, avec plus de grâce qu'ils ne le faisaient auparavant, en même temps qu'ils sont devenus, en matière d'éloquence, des juges et des conseillers supérieurs à la plupart des autres hommes ? Comment donc serait-il possible de mépriser un genre de travail qui a le pouvoir de rendre tels les hommes qui s'y soumettent? (205) Bien plus, tout le monde avouera que les maîtres que nous regardons comme les plus capables dans tous les arts et dans tous les genres de travaux sont ceux qui font de leurs disciples des ouvriers autant que possible semblables entre eux. Or c'est un fait qui s'est produit pour la philosophie. (206) Tous ceux qui ont rencontré un guide sincère et intelligent montrent dans leurs discours un talent tellement semblable, qu'évidemment, pour tout le monde, ils ont participé à la même éducation. Certes, s'il n'eût existé entre eux aucune habitude commune ou s'ils n'eussent pas fréquenté la même école, ils ne pourraient être placés dans de tels rapports de ressemblance. (207) Et, en outre, il n'est personne de vous, qui, parmi ses anciens condisciples, n'en puisse citer un grand nombre qui, dans leur enfance, paraissaient être les plus incapables entre tous ceux de leur âge, et qui cependant, plus tard, l'ont emporté de beaucoup par leur savoir et leur éloquence sur ceux qui les avaient dépassés dans leur jeunesse. C'est à ce signe surtout que l'on peut reconnaître la puissance de l'éducation; car il est évident qu'à la première époque de leur vie, tous suivaient l'impulsion des instincts qu'ils avaient reçus de la nature, et que, parvenus à l'âge d'homme, ils avaient échangé, pour ainsi dire, ces instincts et leur disposition morale, en vivant les uns d'une manière molle et oisive, les autres en appliquant leur esprit aux affaires et à leur propre amélioration. (208) Or, s'il se rencontre des hommes qui, par leurs efforts, ajoutent à leur capacité, comment ces mêmes hommes, en prenant un guide d'un âge avancé, possédant une grande expérience, ayant reçu par tradition une partie de ce qu'il sait, et trouvé le reste par son intelligence, ne deviendraient-ils pas de beaucoup supérieurs à eux-mêmes et à leurs rivaux? (209) Mais ce n'est pas seulement pour ces motifs, c'est encore pour beaucoup d'autres, que tout le monde aurait droit de s'étonner en voyant l'ignorance de ceux qui osent, avec tant de légèreté, mépriser la philosophie. Ainsi, ils savent d'abord que les connaissances s'acquièrent dans les affaires et dans les arts par l'application et l'amour du travail, et ils croient que ces mêmes causes resteront sans action pour la culture de notre intelligence ; [210] ils avouent ensuite qu'il n'est aucune partie du corps tellement inerte qu'on ne puisse l'améliorer par l'exercice et le travail, et ils se persuadent que les âmes, qui sont d'une nature plus noble que les corps, n'acquerront pas des qualités supérieures, même si elles reçoivent l'éducation et les soins qui leur conviennent. (211) Enfin, ils voient, pour ce qui concerne les chevaux, les chiens et la plupart des animaux, qu'il existe des hommes doués de la faculté de rendre les uns plus courageux, les autres plus doux, d'autres plus intelligents ; et ils pensent que, pour la nature humaine, il est impossible de trouver un système d'éducation qui puisse conduire à quelques-uns des résultats que l'on obtient pour les animaux ; (212) de sorte qu'ils nous condamnent à un tel excès de malheur, que, tandis qu'ils reconnaissent que les soins de notre intelligence peuvent rendre tous les êtres qui existent meilleurs et plus utiles, ils osent dire que nous, les possesseurs de cette intelligence, à l'aide de laquelle nous augmentons la valeur de toutes choses, nous ne pouvons nous être mutuellement d'aucun secours pour notre progrès moral. (213) Mais ce qui paraît encore plus étrange, c'est que, lorsque nous voyons chaque année dans les spectacles les lions montrer plus de douceur envers ceux qui leur donnent des soins, que quelques hommes ne montrent de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs ; les ours se rouler, lutter, imiter nos exercices, ils ne peuvent pas apprécier, (214) même en voyant ces résultats, combien est grande la puissance de l'éducation et des soins, et comment ces soins peuvent bien plutôt améliorer notre nature que celle des animaux. D'où il résulte que j'hésite sur ce qui doit le plus justement étonner, ou de ces instincts de douceur qui se rencontrent dans les animaux les plus féroces, ou des sentiments sauvages qui existent dans l'âme de pareils hommes. (215) On pourrait s'étendre davantage sur ce sujet, mais si je parlais trop longtemps de choses avouées, pour ainsi dire, par tout le monde, je craindrais de paraître manquer d'arguments pour celles qui sont contestées. 26-17. Quittant donc ce sujet, je tournerai mes attaques contre ceux qui, sans mépriser la philosophie, l'accusent cependant d'une manière beaucoup plus amère, en transportant les perversités des hommes qui prétendent être sophistes, et qui sont tout autre chose, à ceux dont les travaux n'ont rien de commun avec les occupations de pareils hommes. (216) Je ne parle pas pour défendre tous ceux qui prétendent être capables d'enseigner l'art de l'éloquence : je parle seulement pour ceux qui ont à juste titre cette réputation. Si vous voulez m'écouter jusqu'à la fin, j'espère vous démontrer que mes accusateurs s'éloignent entièrement de la vérité. (217) Il faut d'abord déterminer le but que veulent atteindre, le résultat auquel aspirent ceux qui se sentent assez d'audace pour commettre une action injuste ; et, ce point une fois convenablement fixé, vous reconnaîtrez mieux si les accusations dirigées contre nous sont réelles ou mensongères. Je dis que les hommes ont pour motif, dans toutes leurs actions, le plaisir, le gain ou l'honneur, car, en dehors de ces trois choses, je ne vois aucun désir inhérent à l'humanité. (218) Si donc il en est ainsi, il ne reste plus qu'à chercher entre ces avantages, quel est celui que nous pourrions obtenir en corrompant la jeunesse. Pourrions-nous éprouver du plaisir lorsque nous reconnaîtrions ou lorsque nous entendrions dire que nos disciples sont des hommes vicieux, et qu'ils sont regardés comme tels par leurs concitoyens ? Quel homme serait assez privé de sentiment pour ne pas se trouver blessé d'une telle accusation? (219) Certes, nous n'obtiendrions ni une grande admiration ni une grande estime, en envoyant de tels hommes dans la société ; nous serions, au contraire, plus méprisés, plus haïs que les hommes convaincus d'avoir commis d'autres actes coupables. Enfin, lors même que nous laisserions de côté ces considérations, nous ne parviendrions pas à de grandes richesses en dirigeant l'éducation dans cette voie. [220] Tout le monde sait, je pense, qu'un sophiste a recueilli la plus belle et la plus noble des récompenses, lorsque quelques-uns de ses disciples sont devenus des hommes sages et vertueux jouissant, à ce titre, d'une renommée honorable parmi leurs concitoyens ; car de tels hommes inspirent généralement le désir de participer à l'éducation qui les a formés, tandis que les hommes corrompus détournent de cette pensée ceux mêmes qui, auparavant, l'avaient conçue. Et alors est-il possible de ne pas reconnaître le meilleur parti à prendre, quand il y a une si grande différence entre les résultats? (221) 26-18. Peut-être osera-t-on me répondre que beaucoup d'hommes, entraînés par leurs penchants dépravés, ne s'arrêtent point aux conseils de la sagesse, et, sans égard pour leur propre intérêt, se précipitent vers les plaisirs. J'avoue qu'un grand nombre d'hommes, et quelques-uns parmi ceux qui ont la prétention d'être sophistes, sont de cette nature. (222) Mais il n'en est pas un seul, même parmi eux, qui poussât la dépravation jusqu'à vouloir que ses disciples fussent des hommes corrompus. Car, d'un côté, il ne pourrait avoir part aux voluptés qui, pour eux, seraient le fruit de leurs dérèglements, et, de l'autre, il recueillerait la plus grande partie du blâme que mériterait leur perversité. Quels hommes, d'ailleurs, corromprait-il, et quelles dispositions exigerait-il dans ceux qu'il recevrait pour disciples? C'est un point qu'il convient d'examiner. (223) Les prendrait-il parmi les hommes déjà corrompus et pervertis ? Mais quel est celui qui voudrait apprendre d'un autre le mal que sa propre nature lui enseigne ? Rechercherait-il les hommes vertueux et animés, du désir de se former aux mœurs honnêtes ? Mais, il ne trouverait parmi eux personne qui osât seulement s'entretenir avec ceux qui professent la dépravation ou la mettent en pratique. (224) 26-19. Je voudrais apprendre de ceux qui sont mal disposés à notre égard, quelle est leur opinion relativement aux hommes qui font voile vers nous de la Sicile, du Pont et d'autres contrées, afin de se former à la science. Croient-ils que ce soit parce qu'ils manquent d'hommes corrompus dans leur pays qu'ils entreprennent le voyage? Mais on pourrait trouver partout un grand nombre d'hommes disposés à entrer en communauté de perversité et d'actions coupables. Diront-ils que c'est pour devenir, des intrigants ou des sycophantes, (225) qu'ils sacrifient des sommes si considérables? Mais, d'abord, les hommes qui penseraient ainsi trouveraient plus de satisfaction à prendre ce qui appartient aux autres qu'à leur donner la moindre partie de ce qui est à eux ; et ensuite, quels sont ceux qui voudraient dépenser de l'argent pour acquérir de la perversité, quand il est en leur pouvoir de se corrompre sans faire aucun sacrifice, du moment où ils en auront la volonté? Dans les choses de cette nature, il n'est pas nécessaire d'apprendre, il suffit de mettre la main à l'œuvre. (226) Il est évident que les hommes dont nous venons de parler traversent les mers, prodiguent leurs richesses, font tout, en un mot, dans la pensée qu'ils deviendront meilleurs, et que les hommes qui instruisent ici les autres l'emportent de beaucoup par la sagesse sur les hommes de leur pays. Ce sont là des faits pour lesquels tous les citoyens devraient éprouver un juste orgueil, et accorder une haute estime à ceux qui ont procuré cette renommée à leur patrie ; (227) mais il y a des hommes tellement inconsidérés que, lorsqu'ils voient les étrangers mêmes qui se rendent dans nos écoles s'abstenir, ainsi que les chefs de l'enseignement, de toute action répréhensible, se tenir en dehors des intrigues qui remplissent notre ville, vivre dans le repos le plus complet, veiller avec soin sur eux-mêmes, faire société entre eux, (228) conserver dans leur vie de chaque jour la simplicité la plus inaltérable, l'ordre le plus régulier, rechercher, non les discours qui s'appliquent aux transactions privées ou qui blessent les citoyens, mais ceux qui sont accueillis par l'approbation universelle, ils osent néanmoins calomnier de tels hommes, et dire qu'ils ne se donnent tous ces soins que pour triompher de la justice dans les tribunaux. Or, je le demande, quels sont parmi les hommes qui se livrent à la corruption et à l'injustice ceux qui voudraient vivre avec plus de sagesse que les autres ? (229) Et quels hommes ceux qui parlent ainsi ont-ils vus ajourner leurs iniquités, les mettre pour ainsi dire en réserve, et ne pas s'abandonner immédiatement à l'impulsion de leur nature ? [230] 26-20. Indépendamment de ces considérations, si la supériorité dans l'art de l'éloquence conduisait les hommes à nuire à leurs semblables, il en résulterait que tous ceux qui ont la puissance de la parole seraient des intrigants et des sycophantes ; car, en toutes choses, la même cause est destinée à produire le même effet. (231) Vous trouverez, au contraire, que, parmi ceux qui participent aujourd'hui au gouvernement et parmi ceux qui ont récemment cessé de vivre, les hommes qui ont donné le plus de soin à l'étude de l'éloquence sont les plus vertueux entre tous ceux qui abordent la tribune, et que, parmi les anciens, les orateurs les plus distingués, ceux qui ont acquis la plus brillante renommée, ont été la cause des plus nobles prospérités de notre patrie, à commencer par Solon. (232) Solon, établi chef du peuple, a donné à notre pays de telles lois, une telle organisation politique et civile, que, même encore aujourd'hui, le système de gouvernement qu'il a fondé réunit tous les suffrages. Plus tard Clisthène, que les tyrans avaient exilé, ayant par son éloquence persuadé aux Amphictyons de le laisser disposer des trésors du temple d'Apollon, ramena le peuple dans la ville, chassa les tyrans, et fonda cette démocratie à laquelle les Grecs sont redevables de leurs plus grandes prospérités. (233) Après Clisthène, Thémistocle, investi du commandement dans la guerre persique, ayant conseillé à nos ancêtres d'abandonner leur ville (et quel homme aurait pu le leur persuader, s'il n'eût été un homme supérieur par son éloquence?), Thémistocle, disons-nous, donna un si grand développement à leur puissance, qu'après avoir été expulsés de leur patrie pendant un petit nombre de jours, ils furent, pendant une longue période de temps, les maîtres de la Grèce. (234) Enfin Périclès, chef plein d'habileté du parti populaire, en même temps que le premier des orateurs, donna un tel lustre à notre ville, par les temples qu'il construisit, par les offrandes et par tout ce qui pouvait contribuer à sa grandeur, que, même encore aujourd'hui, ceux qui viennent la visiter la regardent comme digne de commander, non seulement aux Grecs, mais à l'univers ; et, en outre, Périclès fit déposer dans l'Acropolis des sommes qui ne s'élevaient pas à moins de dix mille talents. (235) Parmi ces hommes cependant, qui ont fait de si grandes choses, aucun n'avait négligé l'étude de l'éloquence; que dis-je? ils y avaient appliqué leur esprit plus fortement que tous les autres, à tel point que Solon a été appelé un des sept sophistes, et conserve encore cette qualification, flétrie aujourd'hui et mise en jugement devant vous, et que Périclès s'était fait le disciple de deux maîtres, Anaxagore de Clazomènes, et Damon, qui, à cette époque, était regardé comme le plus sage entre nos concitoyens. (236) Par quels arguments pourrait-on vous montrer, avec plus d'évidence, que la puissance de la parole ne pervertit pas les hommes, mais qu'ils sont corrompus par ceux qui, doués d'une nature semblable à celle de mon accusateur, ne cessent de se livrer à des discours pernicieux et à des actes coupables? (237) 26-21. Je puis aussi indiquer les endroits dans lesquels ceux qui en auront la volonté pourront voir les noms des intrigants et des hommes qui ont commis les crimes qu'ils imputent aux sophistes. Ainsi, dans les tableaux exposés par les archontes, on doit nécessairement trouver, savoir : dans ceux des thesmothètes, le nom des hommes qui nuisent à la chose publique, en même temps que celui des sycophantes ; dans ceux des onze, les noms des malfaiteurs et de leurs chefs ; dans ceux des quarante, les noms des hommes qui portent atteinte à la justice dans les affaires privées, aussi bien que les noms de ceux qui intentent des accusations calomnieuses. (238) Or vous trouveriez Lysimaque, ainsi que ses amis, inscrits sur un grand nombre de ces tableaux, tandis que vous ne verrez pas même sur un seul mon nom ni celui des hommes qui se livrent aux mêmes travaux que moi ; comme aussi vous reconnaîtrez que nous réglons notre vie de manière à n'avoir jamais besoin de recourir aux luttes qui s'agitent devant vous. (239) Lorsque des hommes ne sont jamais impliqués dans ces sortes de litiges, qu'ils ne vivent pas d'une manière dissolue, et qu'on ne les voit engagés dans aucune affaire honteuse, ne serait-il pas plus juste de leur donner des louanges que de les mettre en jugement? car il est évident que nous enseignons à ceux qui fréquentent nos écoles les principes qui font la règle de nos actions. [240] 26-22. Vous reconnaîtrez plus clairement encore, dans ce que nous allons dire, à quel point nous sommes éloignés de corrompre la jeunesse. Si nous faisions quelque chose de semblable, ce ne serait ni Lysimaque ni aucun homme de cette nature qui s'en trouveraient blessés ; mais vous verriez les pères et les parents de ceux qui suivent nos écoles s'indigner, nous accuser, s'efforcer de nous faire punir. (241) Or ils nous envoient leurs enfants, ils nous payent des émoluments, ils sont heureux de les voir s'entretenir avec nous durant des journées entières, tandis que les sycophantes nous accusent, nous intentent des procès. Et cependant qui pourrait plus que ceux-ci trouver de la satisfaction en voyant beaucoup de citoyens se corrompre et devenir des hommes dépravés? Ils savent qu'ils règnent au milieu de pareils hommes, tandis qu'ils sont perdus lorsqu'ils tombent entre les mains d'hommes loyaux honnêtes et sensés. (242) D'où il résulte qu'ils font un calcul habile, quand ils cherchent à détruire des écoles dans lesquelles ils croient que l'on devient meilleur, et par conséquent plus sévère pour leurs calomnies et pour leurs vices ; il vous convient donc de faire le contraire de ce qu'ils font et de considérer comme les plus utiles et les plus nobles les institutions contre lesquelles vous les voyez s'élever avec le plus de fureur. (243) 26-23. Il se passe en moi, dans ce moment, quelque chose d'étrange, et je le ferai connaître, dussent même quelques personnes m'accuser d'un excès de mobilité. Je disais, il y a peu d'instants, que beaucoup d'hommes honnêtes et vertueux, égarés dans leur opinion touchant la philosophie, étaient à son égard dans des dispositions hostiles ; maintenant je me persuade que mes arguments ont été d'une telle clarté, d'une telle évidence, que personne désormais ne peut méconnaître la puissance de cette même philosophie, nous condamner comme des hommes qui pervertissent leurs disciples, ni éprouver un seul des sentiments dont je me plaignais tout à l'heure ; (244) et alors, puisqu'il faut dire la vérité et manifester ce qui s'offre à ma pensée, j'avouerai que je suis convaincu que tous ceux qui ressentent de la jalousie à mon égard éprouvent le désir de bien penser et de bien parler, mais qu'ils négligent d'acquérir ces deux facultés, les uns par paresse d'esprit, les autres par défiance de leurs moyens, d'autres par d'autres raisons, car ces raisons sont en grand nombre : (245) je crois en outre qu'ils sont dans une disposition envieuse et malveillante envers ceux qui mettent leurs soins et l'énergie de leur volonté à obtenir ce qu'ils désireraient pour eux-mêmes ; qu'enfin leur âme est dans un état de trouble et d'agitation pareil à celui des hommes dominés par l'amour. Quelle accusation plus juste, je le demande, pourrait être dirigée contre ces hommes? Ils exaltent, ils envient le bonheur de ceux qui possèdent le don de se servir noblement de la parole, et, d'un autre côté, ils blâment les jeunes gens ambitieux du même honneur ! Certes, il n'est pas un homme qui ne demandât aux dieux le don de l'éloquence, d'abord pour lui-même, ou, s'il ne pouvait l'obtenir, qui ne le souhaitât pour ses enfants ou ses proches ; (247) et cependant ces hommes prétendent que ceux qui s'efforcent de conquérir par le travail et l'étude ce qu'ils voudraient obtenir de la faveur des dieux, ne font rien de conforme à la raison. Quelquefois même ils feignent de les railler, comme des jeunes gens que l'on trompe et que l'on abuse, et, lorsque ceux-ci ont atteint le but, changeant aussitôt de langage, ils les présentent comme des hommes qui peuvent se servir de la parole pour triompher de la justice. (248) Quelque danger menace-t-il la République, ils prennent pour conseillers ceux qui parlent le mieux sur les affaires de l'État, et se conforment à leurs avis ; mais ceux qui emploient tous leurs efforts pour se mettre en état d'être utiles à leur pays dans de semblables circonstances, ils croient devoir les injurier. Ils font aux Thébains et aux autres peuples ennemis de la République un reproche de leur ignorance, et en même temps ils poursuivent de leurs injures ceux de leurs concitoyens qui emploient tous leurs moyens pour s'affranchir de cette infériorité. (249) Une telle conduite ne montre pas seulement le désordre de leurs idées, mais encore leur mépris pour les dieux, car ils regardent la Persuasion comme une déesse, chaque année ils voient notre ville lui offrir des sacrifices, et, quand il s'agit de ceux qui veulent participer à la puissance que possède la déesse, ils disent que ces hommes se laissent corrompre en aspirant à une chose pernicieuse. [250] Mais voici ce qu'il y a de plus monstrueux : c'est que, regardant l'âme comme étant d'une nature plus noble que le corps, ils accueillent néanmoins ceux qui se livrent aux exercices gymnastiques avec plus de faveur que ceux qui s'adonnent à la philosophie. N'est-il pas absurde de louer les hommes qui s'attachent aux choses d'une valeur secondaire, plutôt que ceux qui se consacrent aux travaux les plus importants, et cela, quand personne n'ignore que jamais notre patrie n'a accompli aucun fait éclatant par la supériorité des forces corporelles, tandis que, par l'effet de la haute intelligence d'un seul homme, elle est devenue la plus heureuse et la plus puissante des villes de la Grèce? (251) 26-24. Un orateur dans la force de l'âge et qui, plus que moi, serait du nombre de ceux qui ne se préoccupent pas des intérêts du moment, pourrait réunir un beaucoup plus grand nombre d'objections ; mais voici ce qu'il m'est encore possible d'ajouter sur ce sujet. Si des hommes qui auraient reçu de leurs ancêtres des biens considérables ne se rendaient en rien utiles à leur pays, s'ils insultaient les citoyens, s'ils déshonoraient les enfants et les femmes, est-il quelqu'un qui songeât à incriminer les auteurs de leurs richesses, au lieu de punir les coupables ? (252) Ou bien encore, si quelques hommes ayant appris l'art de l'escrime, au lieu d'employer contre les ennemis de leur pays le talent qu'ils auraient acquis, excitant une sédition, causaient la mort d'un grand nombre de citoyens ; ou si, après avoir porté au plus haut degré la connaissance du pugilat et du pancrace, ils négligeaient les luttes régulières et frappaient les hommes qu'ils rencontreraient sur leur passage, qui pourrait, tout en louant leurs maîtres, ne pas envoyer à la mort ceux qui se seraient livrés à un si criminel usage delà science qu'ils leur auraient apprise ? (253) Il faut, à l'égard de l'éloquence, être dans la même disposition d'esprit qu'à l'égard des autres facultés de l'homme, et il ne faut pas porter des jugements opposés sur des choses de même nature ; comme aussi l'on ne doit pas s'abandonner à des sentiments de colère contre celui de tous les dons accordés à la nature humaine, qui est la source des plus nombreux avantages. Par les autres facultés dont nous sommes doués et que j'ai déjà indiquées, nous n'avons aucune supériorité sur les animaux ; nous sommes même inférieurs à un grand nombre d'entre-eux par la rapidité, la force ou d'autres qualités; (254) tandis que, par la puissance qui nous est donnée de nous persuader mutuellement et de nous rendre compte à nous-mêmes de nos volontés, non seulement nous nous sommes affranchis de la vie sauvage, mais nous nous sommes réunis, nous avons bâti des villes, établi des lois, inventé des arts ; enfin, presque toutes les merveilles enfantées par le génie de l'homme, c'est la parole qui les a préparées. (255) C'est elle qui, par des lois, a posé les limites de l'équité et de l'injustice, de l'honneur et de la honte, et si ces limites n'avaient pas été posées, nous serions incapables de vivre en société. C'est par elle que nous flétrissons le vice et que nous louons la vertu. C'est par elle que nous instruisons les ignorants et que nous explorons les pensées des sages. Parler comme il convient est la marque la plus certaine que l'on pense avec sagesse ; et un discours en harmonie avec la vérité, l'ordre et la justice, est l'image d'une âme droite et sincère. (256) A l'aide de la parole, nous discutons sur les choses controversées, et nous découvrons celles qui sont inconnues; les arguments qui nous servent pour agir sur l'esprit des autres hommes, nous les employons également pour délibérer avec nous-mêmes. Nous appelons éloquents ceux qui savent parler en présence du peuple, et nous considérons comme des conseillers prudents ceux qui, se plaçant en quelque sorte vis-à-vis d'eux-mêmes, analysent le mieux les affaires. (257) S'il faut tout dire en un mot sur cette grande faculté de l'homme, rien de ce qui a été fait avec sagesse ne l'a été sans le secours de la parole ; elle est le guide de nos actions comme de toutes nos pensées, et les hommes qui ont le plus de génie sont ceux qui en font le plus d'usage. C'est donc parce que Lysimaque n'a réfléchi sur aucune de ces vérités, qu'il a osé attaquer devant vous des hommes ambitieux de posséder une science qui est la cause de si nombreux et de si grands bienfaits. (258) 20-25. Mais pourquoi s'étonnerait-on de la conduite de Lysimaque, lorsque, même parmi les hommes qui s'occupent de discours de controverse, il en est qui calomnient également les discours sans valeur et ceux qui sont utiles, comme le font les hommes les plus stupides? Ils n'ignorent pas cependant et la puissance de ces discours, et les avantages rapides qu'ils procurent ; mais ils espèrent, en les dénigrant, donner plus de relief à leurs compositions. (259) Je pourrais m'exprimer à leur égard en termes beaucoup plus amers qu'ils ne le peuvent faire relativement à moi ; mais je ne crois pas devoir imiter des hommes que l'envie dévore, ni blâmer ceux qui, sans nuire à leurs disciples, sont seulement moins que d'autres en état de leur être utiles. Je ferai néanmoins quelque mention de ces hommes ; je le ferai surtout parce qu'ils ont parlé de moi, et ensuite pour que, sachant plus positivement ce qu'ils valent, vous puissiez être plus justes envers chacun de nous; [260] et je le ferai en outre afin de rendre évident que nous, qui consacrons nos veilles à des discours politiques qu'ils accusent d'exciter les haines, nous apportons à leur égard plus de douceur qu'ils ne le font envers nous ; ils ne cessent de nous accabler de leurs injures, et moi, loin de rien faire de semblable, je n'invoquerai contre eux que la vérité. (261) Je crois en général que ceux qui tiennent le premier rang dans les discours de controverse, de même que ceux qui se livrent à l'étude de l'astrologie, de la géométrie et des autres sciences de cette nature, loin de nuire à ceux qui fréquentent leurs écoles, leur sont utiles, moins toutefois qu'ils ne l'annoncent dans leurs promesses, mais plus qu'ils ne le paraissent aux yeux de beaucoup de personnes. (262) La plupart des hommes, en effet, sont pénétrés de l'idée que les sciences dont nous venons de parler ne présentent qu'un tissu de futilités et de vaines paroles; qu'aucune d'elles ne peut servir ni pour les intérêts privés ni pour les intérêts publics, qu'elles ne restent même pas dans la mémoire de ceux qui les apprennent, parce qu'elles sont sans application dans la vie, qu'elles n'apportent aucun secours dans les affaires, qu'elles sont absolument en dehors des choses qu'il est nécessaire de connaître. (263) Pour moi, j'ai sur ce sujet une opinion différente, et qui cependant n'est pas très éloignée de la leur; ainsi, ceux qui pensent que ce genre d'étude n'est d'aucune utilité pour les affaires me paraissent juger sainement ; mais, d'un autre côté, ceux qui lui donnent des louanges sont à mes yeux dans la vérité. J'ai énoncé en cela une proposition qui n'est pas complètement d'accord avec elle-même, mais je l'ai fait parce que ces sciences, considérées dans leur nature, n'ont rien de semblable à celles que nous enseignons. (264) Celles-ci, lorsque nous en acquérons la connaissance, nous sont utiles par elles-mêmes ; celles-là ne procurent aucun avantage à ceux qui les approfondissent, à l'exception des hommes qui ont résolu d'en tirer leurs moyens d'existence, et néanmoins elles sont utiles à ceux qui les apprennent, parce qu'elles habituent leur esprit à la surabondance et à la minutieuse exactitude des raisonnements de la géométrie et de l'astrologie, (265) forcés ainsi de donner leur attention à des choses difficiles à apprendre, accoutumés à réfléchir et à parler sur ce qu'on leur dit et sur ce qu'on leur montre, à ne pas laisser leur pensée errer en quelque sorte au hasard ; exercés et stimulés par ces travaux, ils acquièrent la faculté de concevoir et d'apprendre avec plus de facilité et de promptitude les choses qui ont plus d'importance et de gravité. (266) Je ne crois donc pas que l'on doive appeler philosophie un genre d'étude qui ne peut servir en rien, ni pour parler ni pour agir dans une circonstance donnée; mais j'appelle une gymnastique de l'intelligence et une préparation à la philosophie, un exercice qui a quelque chose de plus mâle que l'instruction donnée aux enfants dans les écoles, et qui, pour presque tout le reste, peut lui être comparé ; (267) et je crois également que les hommes voués à l'étude de la grammaire, de la musique ou d'autres branches de l'éducation, n'ajoutent rien à leur capacité naturelle pour parler ou pour délibérer dans les affaires ; mais qu'ils deviennent plus susceptibles d'être initiés à des connaissances plus sérieuses et plus élevées. (268) Je conseillerais par conséquent aux jeunes gens de consacrer quelque temps à ces divers genres d'étude, sans toutefois laisser leur esprit se dessécher en s'y attachant ; comme aussi je les engage à ne pas s'égarer dans les rêveries des anciens sophistes, dont l'un prétend que le nombre des êtres est infini, tandis qu'Empédocle en admet quatre qui se combattent et s'allient entre eux ; Ion, pas plus de trois ; Alcméon, deux seulement; Parménide et Mélissus, un seul; Gorgias, absolument aucun. (269) Selon moi, ces subtilités ressemblent aux prestiges des charlatans, qui, sans aucune utilité réelle, réunissent autour d'eux la foule des insensés; et les hommes qui ont résolu de faire quelque chose d'utile doivent bannir de tous leurs exercices les vains discours et les actions qui ne peuvent nous apporter aucun avantage pour les nécessités de la vie. [270] 26-26. Il me suffit, quant à présent, de ce que j'ai dit et des conseils que j'ai donnés sur les choses que je viens de traiter. Maintenant, pour ce qui touche à la sagesse et à la philosophie, il ne convient pas à ceux qui soutiennent des luttes sur d'autres sujets, de prononcer leurs noms, car ils sont étrangers à toute espèce de controverse. Mais pour moi, qui suis mis en jugement à leur occasion, et qui prétends que la science appelée philosophique par certains hommes n'est pas la philosophie véritable, j'ai le droit de définir et d'exposer devant vous celle que l'on peut justement considérer comme telle. Mon opinion à l'égard de toutes les deux est très simple. (271) Puisqu'il n'est pas dans la nature de l'homme d'acquérir une science qui, lorsque nous la possédons, nous donne la connaissance de ce qu'il faut faire et de ce qu'il faut dire, je considère comme sages ceux qui, par la force du raisonnement, parviennent la plupart du temps à découvrir ce qu'il y a de meilleur, et j'appelle philosophes ceux qui se livrent aux travaux à l'aide desquels ils parviennent le plus promptement à ce degré d'intelligence. (272) Quant aux études qui donnent cette puissance, je pourrais les faire connaître, mais j'hésite à parler, parce que les choses que j'ai à dire sont tellement excessives, tellement paradoxales, tellement éloignées de la pensée commune, que, lorsque vous en recevrez les premières impressions, je crains que vous ne remplissiez de tumulte et de cris l'enceinte de ce tribunal. Cependant, et quelle que soit la position où je me trouve, j'essayerai de m'expliquer sur ce sujet ; j'aurais honte si, par un sentiment de timidité, fondé sur mon grand âge et sur le peu de vie qui me reste, je paraissais aux yeux de quelques personnes trahir la cause de la vérité. (273) Je vous demande donc de ne pas me condamner d'avance comme assez insensé, pour qu'engagé dans les périls d'un jugement, je voulusse dire des choses contraires à vos sentiments, si je ne les regardais pas comme une suite nécessaire de celles que j'aurais déjà dits, et si je ne pensais pas m'appuyer sur des preuves aussi vraies qu'évidentes. (274) Je crois qu'il n'existe pas et qu'il n'a jamais existé une science capable de faire pénétrer la vertu et la justice chez les hommes d'une nature dépravée ; et je crois en même temps que ceux qui font de telles promesses, y renonceront et cesseront de débiter des discours privés de raison, avant d'avoir découvert une éducation qui produise un tel résultat. (275) Je pense néanmoins que ces mêmes hommes pourraient devenir meilleurs et dignes de plus d'estime, s'ils s'attachaient avec ardeur à bien parler, s'ils éprouvaient un vif désir de persuader leurs auditeurs, et si, de plus, ils aspiraient non pas à ce que les insensés regardent comme la supériorité, mais à la supériorité véritable. (276) J'ai la ferme confiance de vous convaincre en peu de mots que les choses sont ainsi. Et d'abord, celui qui a résolu de prononcer ou d'écrire des discours dignes de louange et d'estime ne peut pas se proposer des sujets injustes ou de peu de valeur, ou des sujets qui tiennent à des intérêts privés, mais des sujets grands, nobles, philanthropiques, qui touchent aux intérêts généraux ; car s'il ne peut en rencontrer de tels, il ne fera rien qui puisse fixer l'attention. (277) Il choisira ensuite, parmi les actions qui ont rapport à l'objet qu'il se propose, celles qui sont à la fois les plus nobles, les plus utiles : et l'orateur qui se sera accoutumé à méditer, à apprécier de semblables actions, n'appliquera pas seulement cette faculté au discours dont il s'occupe dans le moment; il l'impliquera à toutes les autres affaires, de telle sorte que la puissance de bien dire, comme de bien penser, deviendra le partage de ceux qui s'adonneront à l'étude de l'éloquence avec un sentiment philosophique, et avec le désir d'acquérir une juste renommée. (278) Enfin, celui qui veut persuader les autres ne négligera pas la vertu ; il s'appliquera principalement à mériter, parmi ses concitoyens, la réputation la plus honorable. Qui pourrait ignorer que les discours des hommes investis de l'estime publique sont regardés comme plus sincères que les discours des hommes que tout le monde accuse ; et que les gages de confiance qui résultent d'une vie sans reproche ont plus de puissance que ceux qui résultent des paroles ? En sorte que plus un homme sera fortement animé du désir de persuader ses auditeurs, plus il s'efforcera d'être homme de bien et de jouir d'une honorable renommée parmi ses concitoyens. (279) Et que personne de vous ne croie que tous les autres connaissent de quel poids est pour persuader le don de plaire à ses juges, pendant que ceux qui se livrent à la philosophie sont les seuls qui ignorent le pouvoir de la bienveillance ; ils le connaissent mieux que tous les autres; [280] et, de plus, ils n'ignorent pas que les probabilités, les conjectures et toutes les formes d'argumentation ne sont utiles qu'à l'objet particulier pour lequel chacune d'elles est employée, tandis que la réputation d'être un homme d'honneur et de probité, non seulement fait accorder plus de confiance aux paroles d'un orateur, mais donne plus de prix aux actions de celui qui a su conquérir une semblable renommée ; or c'est un avantage que les hommes sensés doivent pardessus tout ambitionner. (281) 26-27. Maintenant, pour ce qui touche au désir de s'élever au-dessus des autres, l'objet le plus difficile entre tous ceux que j'ai traités; si l'on entend que ceux qui dépouillent leurs concitoyens, qui les trompent ou qui commettent quelque action condamnable, sont des hommes qui l'emportent sur les autres, ils énoncent un faux jugement; car il n'est pas d'êtres plus méprisés dans tout le cours de leur vie ; il n'en est pas dont l'existence soit entourée de plus de difficultés, qui mènent une vie chargée de plus d'opprobres, qui soient plus misérables sous tous les rapports : (282) il faut, au contraire, considérer les avantages que possèdent et songer aux faveurs que recueilleront de la part des dieux, ceux qui se distinguent par leur piété et qui mettent le plus de soin dans le culte qu'ils leur rendent; de la part des hommes, ceux qui, étant au-dessus des autres, sont bienveillants pour les citoyens avec lesquels ils vivent sous un même gouvernement, et qui sont reconnus comme étant les plus vertueux. (283) Telle est la vérité sur cette question, et telle est aussi la manière dont il est utile d'en parler; car, aujourd'hui, le désordre et la confusion sont si grands dans notre ville, que certains hommes ne se servent plus des mots dans leur acception naturelle, mais les transportent des actions les plus nobles aux habitudes les plus abjectes. (284) Ainsi, les bouffons et les hommes qui savent manier le sarcasme ou reproduire les ridicules, ils les appellent des hommes d'un heureux naturel, tandis que cette qualification ne devrait s'appliquer qu'à ceux qui ont reçu de la nature les dispositions les plus favorables pour la vertu; ils regardent les hommes qui, par des mœurs vicieuses et des actes pervers, se procurent un misérable profit, en subissant une renommée déshonorante, comme s'élevant au-dessus des autres, et refusent cette réputation aux hommes justes et pieux qui se distinguent par de bonnes et non par de mauvaises actions; (285) enfin, ceux qui, négligeant les choses nécessaires, se plaisent aux vaines subtilités des anciens sophistes, ils disent que ce sont des hommes qui s'adonnent à l'étude de la philosophie, et ils réservent leur dédain pour ceux qui consacrent leurs veilles à acquérir des connaissances à l'aide desquelles ils peuvent administrer convenablement leur fortune, et diriger avec honneur les affaires de leur pays, but pour lequel on doit travailler, s'instruire, et calculer toutes ses actions. Mais déjà, et depuis longtemps, vous détournez la jeunesse de ces habitudes en applaudissant aux discours des hommes qui calomnient une si noble éducation. (286) Et en effet vous êtes cause que les jeunes gens doués du meilleur naturel passent leur vie dans les festins, dans les réunions licencieuses, dans la mollesse et dans les plaisirs frivoles, sans faire aucun effort pour devenir meilleurs ; tandis que ceux qui sont doués d'une nature moins heureuse consument leur existence au milieu de dérèglements auxquels, à d'autres époques, jamais un esclave honnête n'aurait osé se livrer. (287) Ainsi, les uns se rendent aux Neuf-Fontaines pour y rafraîchir leur vin ; d'autres n'ont pas honte de boire dans les plus ignobles cabarets ; d'autres hasardent leur fortune dans d'infâmes maisons de jeu ; d'autres encore, et en grand nombre, passent leur temps dans les écoles des joueuses de flûte. Aucun de ces hommes, qui se vantent de prendre soin de la jeunesse, n'a conduit devant vous ceux qui la poussent à ces écarts, mais ils nous intentent des procès, à nous qui mériterions des témoignages de reconnaissance, ne fut-ce que pour le soin que nous prenons de détourner nos disciples de pareils dérèglements. (288) La race des sycophantes est tellement nuisible au genre humain, que non seulement elle n'adresse aucun reproche à des jeunes gens qui dépensent vingt ou trente mines pour entretenir des courtisanes destinées à dévorer quelque jour le reste de leur fortune; mais qu'elle applaudit à leurs désordres, et que ceux qui font une dépense, quelque faible qu'elle puisse être, dans l'intérêt de leur instruction, elle les accuse de se laisser corrompre. (289) Quels hommes pourraient être plus injustement atteints par une telle accusation que ceux qui, dans la fleur de la jeunesse, ont méprisé les jouissances dont la plupart des hommes de cet âge font l'objet de leurs plus ardents désirs ; qui, maîtres de s'abandonner à l'oisiveté, sans s'imposer aucun sacrifice, ont préféré se livrer au travail, en dépensant leur fortune pour accroître leur instruction; et qui, à peine sortis de l'enfance, ont appris ce que beaucoup d'hommes ignorent dans un âge plus avancé, [290] savoir : que celui qui veut régler sa jeunesse d'une manière décente et convenable, et entrer honorablement dans la carrière de la vie, doit s'occuper de lui-même avant tout autre intérêt; ne rien précipiter; ne pas chercher à commander aux autres avant de s'être donné un guide de sa propre intelligence; et moins se réjouir, moins s'enorgueillir de tous les autres avantages, que des fruits dont l'éducation orne son âme? Lorsque des jeunes gens raisonnent de cette manière, ne doit-on pas les louer plutôt que de les blâmer, et ne doit-on pas les regarder comme les plus vertueux et les plus sages entre leurs contemporains ? (291) Je m'étonne de voir certains hommes exalter le bonheur de ceux qui ont reçu de la nature le don de l'éloquence, parce qu'ils les considèrent comme ayant obtenu un don noble et utile : et poursuivre en même temps de leurs injures ceux qui aspirent à cette même éloquence, les accusant de rechercher une instruction pernicieuse et contraire à la justice. Mais quelle est donc, parmi les choses honorables en elles-mêmes, celle que rend honteuse ou coupable le soin que l'on met à l'acquérir ? Nulle part nous ne trouverons rien de pareil ; bien plus, partout ailleurs, nous louons ceux qui, par leur amour du travail, ont pu obtenir quelque avantage, plutôt que ceux qui l'ont reçu de leurs ancêtres ; (292) et c'est avec raison, parce qu'en toute chose, et surtout pour l'éloquence, il est utile d'honorer non la fortune et le hasard, mais le travail et l'étude. Les hommes qui sont éloquents par le bienfait de la nature et du hasard ne portent pas leurs regards vers ce qu'il y a de plus honorable; ils se servent ordinairement de leur talent suivant la disposition où ils se trouvent; ceux qui, au contraire, ont acquis cette faculté par la philosophie et le raisonnement, ne disant rien sans l'avoir approfondi, commettent nécessairement moins d'erreurs dans l'ensemble de leur conduite. (293) Il est donc dans l'intérêt de tout le monde de vouloir qu'un grand nombre de jeunes gens puissent devenir éloquents par le bienfait de l'éducation, mais cela est surtout dans le vôtre ; car vous êtes supérieurs à tous les peuples et vous l'emportez sur eux, bien moins par votre organisation militaire et politique, ou par votre respect pour les lois que vos ancêtres vous ont léguées, que par les choses où la nature de l'homme l'emporte sur celle des animaux, la race grecque sur les races barbares, (294) et surtout par une éducation qui vous forme à la sagesse et à l'éloquence mieux que tous les autres hommes. On verrait donc se produire le fait le plus monstrueux, si vous déclariez par un jugement que ceux qui veulent se distinguer entre leurs contemporains par les qualités qui vous élèvent au-dessus de tous les peuples sont des hommes qui se laissent corrompre ; et si vous infligiez une peine quelconque à ceux qui veulent acquérir une éducation, dont vous êtes les chefs. (295) 26-28. Un fait encore ne doit pas vous échapper, c'est que notre ville est considérée, en quelque sorte, comme l'institutrice de tous les hommes capables de parler et d'instruire : et c'est avec raison ; car on la voit établir les récompenses les plus magnifiques pour ceux qui possèdent cette faculté ; on la voit offrir les gymnases les plus nombreux et les plus variés à ceux qui ont résolu de disputer le prix de l'éloquence, ou qui veulent se préparer à l'obtenir par l'exercice, (296) de même que c'est ici que tous viennent acquérir l'expérience qui plus que tout le reste donne la faculté de parler; tous sont en outre convaincus que la communauté de langage, l'enjouement de l'esprit, les entretiens littéraires, n'entrent pas pour une faible part dans l'enseignement de l'éloquence ; de sorte que ce n'est pas sans justice qu'ils considèrent tous les hommes qui se distinguent par leurs facultés oratoires, comme des disciples de notre ville. (297) Examinez donc et jugez si ce ne serait pas le comble du ridicule d'imposer une flétrissure à cette renommée dont vous jouissez parmi les Grecs, beaucoup plus que je n'en jouis parmi vous! (298) Ce serait évidemment vous rendre coupables d'une iniquité semblable à celle des Lacédémoniens, s'ils essayaient de punir ceux qui travaillent à se rendre habiles dans l'art de la guerre, ou à celle des Thessaliens, s'ils prétendaient punir ceux qui s'efforcent d'exceller dans l'équitation. Vous devez donc vous mettre en garde, afin de ne pas commettre une telle faute contre vous-mêmes, et de ne pas faire accorder plus de croyance aux discours des détracteurs de notre patrie, qu'à ceux des orateurs qui célèbrent ses louanges. (299) 26-29. Vous n'ignorez pas, je pense, que, parmi les Grecs, les uns sont à votre égard dans des dispositions ennemies, tandis que les autres ont pour vous l'affection la plus sincère, et mettent en vous l'espérance de leur salut. Ceux-ci disent qu'Athènes seule mérite le nom de ville, que les autres sont des bourgades, et que c'est avec justice qu'elle est saluée du nom de capitale de la Grèce, à cause de sa grandeur, des ressources abondantes qu'elle procure aux autres villes, et principalement à cause de l'urbanité de ses habitants. [300] Et, en effet, il n'est pas d'hommes plus sociables, ni d'un commerce plus doux, ni dans l'intimité desquels on passerait plus volontiers sa vie entière. Leurs éloges mêmes sont empreints d'une telle exagération, qu'ils affirment préférer un châtiment de la part d'un Athénien à un bienfait de la barbarie des autres peuples. Les premiers cherchent, au contraire, à infirmer ces louanges, et, déroulant le tableau des procédés pleins d'amertume et de malice des sycophantes, ils accusent notre ville d'être insociable et inhospitalière. (301) Il convient donc à des juges de condamner à mort ceux qui sont la cause de semblables discours, comme des hommes qui impriment une grande honte à leur pays, et d'honorer, plus que les athlètes vainqueurs dans les luttes où l'on remporte des couronnes, ceux qui procurent à notre ville une partie des louanges dont elle est l'objet, et qui acquièrent à leur patrie une gloire beaucoup plus noble et beaucoup plus digne d'elle. (302) Dans les luttes où l'on déploie les facultés corporelles, nous avons beaucoup de rivaux; tandis que, pour l'éducation, tout le monde nous accorde le premier rang. Ceux même qui ne possèdent qu'une faible faculté de raisonner doivent entourer de leur estime les hommes distingués par des travaux qui sont l'honneur de leur pays ; ne pas leur porter envie, ne pas prononcer à leur égard un jugement opposé à celui des autres Grecs. (303) Mais ce soin ne vous a jamais préoccupés, et vous vous trompez tellement sur vos intérêts que votre bienveillance se porte sur des hommes qui vous attirent des calomnies de préférence à ceux qui appellent sur vous des applaudissements et des louanges ; vous considérez ceux qui attirent à votre ville de nombreuses inimitiés comme plus dévoués à la démocratie que les hommes qui lui font des amis de tous ceux dont ils s'approchent. (304) Par conséquent, si vous êtes sages, vous mettrez fin à ce désordre, et l'on ne vous verra pas, comme aujourd'hui, les uns dominés par la colère, les autres pleins d'indifférence envers la philosophie ; vous comprendrez que la plus belle et la plus noble de toutes les occupations est la culture de l'âme ; vous ferez en sorte de diriger les pensées des jeunes gens qui possèdent assez de fortune pour avoir quelque loisir, vers ce genre d'éducation, et vers les travaux qu'elle exige ; (305) vous entourerez de votre estime ceux qui voudront se consacrer à l'étude et se rendre capables de servir utilement leur pays : quant à ceux qui vivent d'une manière honteuse et qui n'ont pas d'autre pensée que de jouir au sein de leurs dérèglements de la fortune dont ils ont hérité, vous les poursuivrez de votre haine, et vous les regarderez comme traîtres envers la gloire de leur pays et envers celle de leurs ancêtres. Et même alors que vous serez dans ces dispositions à l'égard des uns et des autres, c'est à peine si les jeunes gens voudront, méprisant la mollesse, porter leur attention sur eux-mêmes et vers la philosophie. (306) Souvenez-vous de la beauté, de la grandeur des actions accomplies par notre patrie et par nos ancêtres ; rappelez à votre mémoire quel était, de quelle race était sorti, quelle éducation avait reçue celui qui chassa les tyrans, ramena le peuple dans la ville et fonda la démocratie ; quel fut celui qui vainquit les Barbares dans les champs de Marathon, et conquit à sa patrie la gloire qui s'est attachée à cette journée ; (307) quel fut celui qui rendit après lui la liberté à la Grèce, éleva nos ancêtres à cette suprématie, à cette souveraineté qu'ils obtinrent à cette époque, et, embrassant d'un coup d'œil les avantages dont la nature avait doté le Pirée, couvrit Athènes d'un rempart, malgré les Lacédémoniens ; enfin, quel fut celui qui remplit l'Acropole de si abondantes richesses, et les maisons des citoyens de tant de prospérité et d'opulence. (308) Vous trouverez, si vous examinez chacun d'eux, que tant d'actions mémorables n'ont pas été faites par des hommes vivant de la vie des sycophantes, ou d'une vie exempte de soins, ni par des hommes semblables à ceux de la foule ; mais que tant de prospérités ont été l'œuvre de ceux qui s'élevaient au-dessus des autres et se distinguaient non seulement par leur noblesse et leur réputation, mais par leur génie et leur éloquence. (309) Pénétrés de ces vérités, c'est à vous qu'il appartient de faire en sorte que le peuple obtienne justice dans les conflits relatifs aux transactions particulières, et qu'il jouisse des droits dont la propriété est commune à tous ; et pour ce qui concerne les hommes supérieurs aux autres, soit par les dons de la nature, soit par leurs travaux, comme ceux qui sont animés du désir de les imiter, vous devez les aimer, les honorer, les servir, convaincus que se placer à la tête d'entreprises nobles et grandes, sauver les villes des dangers qui les menacent, préserver la démocratie, est l'œuvre de pareils hommes, et non l'œuvre des sycophantes. [310] 27. La foule des arguments qui s'offrent à mon esprit me fait éprouver de l'embarras sur la manière dont je dois les établir; il me semble que chacune de mes pensées, considérée en elle-même, si elle était exprimée, paraîtrait pleine de convenance ; et, d'un autre côté, je sens que, si toutes devaient être développées maintenant, il en résulterait une grande fatigue pour moi et pour mes auditeurs. Je crains même que le grand nombre des choses déjà exposées n'ait produit sur eux quelque impression de cette nature. (311) Nous éprouvons tous un tel besoin de parler que, dans le moment même où nous vantons les avantages de l'opportunité, et où nous affirmons qu'il n'existe rien de tel au monde, dès que nous croyons qu'il nous reste encore quelque chose à dire, nous oublions toute modération, et peu à peu, ajoutant sans cesse, nous nous laissons entraîner jusqu'aux dernières limites de l'inopportunité; et c'est ainsi que, tout en reconnaissant, en confessant cette vérité, je veux encore ajouter quelques courtes explications. (312) 28. Je ressens une profonde indignation lorsque je vois la calomnie placée dans des conditions meilleures que la philosophie, et quand je la vois intenter des accusations, tandis que la philosophie est obligée de courir les chances d'un jugement. Quel homme, dans les temps anciens, aurait jamais pu prévoir qu'un jour il en serait ainsi, surtout parmi vous, qui, pour la sagesse, croyez être supérieurs au reste de l'humanité ? (313) Chez nos ancêtres, il en était autrement: ils admiraient les hommes appelés sophistes ; ils enviaient le bonheur de ceux qui fréquentaient leurs écoles, et ils attribuaient la plus grande partie des maux aux sycophantes. En voici la preuve la plus évidente : Solon est le premier de nos citoyens qui ait pris le titre de sophiste : ses contemporains le jugèrent digne d'être placé à la tête de l'État ; et ils firent des lois plus sévères contre les sycophantes que contre les autres malfaiteurs. (314) Ils ne traduisaient que devant un seul tribunal les auteurs des plus grands crimes ; mais, lorsqu'il s'agissait des sycophantes, ils les dénonçaient aux thesmosthètes, ils les déféraient au sénat, ils les accusaient devant le peuple, convaincus que ceux qui pratiquaient l'art funeste de la calomnie dépassaient la limite de toutes les perversités. Les autres coupables cherchent, du moins, à dérober la connaissance de leurs crimes ; (315) mais ceux-ci font ostentation à tous les yeux de leur cruauté, de leur haine de . l'humanité, de leur ardeur à se créer des ennemis. 29. Voilà ce que nos ancêtres avaient statué à l'égard des sycophantes ; vous, au contraire, vous êtes si loin de les punir que vous vous servez d'eux à la fois comme accusateurs et comme législateurs. Il serait juste, cependant, de les haïr aujourd'hui plus encore qu'à l'époque dont je viens de parler. (316) S'ils nuisaient alors à leurs concitoyens, c'était uniquement dans le cercle des affaires ordinaires, et dans celles qui touchaient aux intérêts de la ville ; mais, lorsqu'ensuite notre patrie eut augmenté sa puissance, lorsqu'elle se vit investie du commandement suprême, nos pères, se confiant dans leur fortune plus qu'il n'était utile de le faire, se livrèrent à un sentiment de jalousie contre les hommes loyaux et honnêtes, dont le gouvernement avait fait la grandeur de notre pays, (317) et c'est alors qu'ils recherchèrent ces hommes vicieux et pleins d'audace, croyant qu'à cause de leur audace même et de leur ardeur à se créer des ennemis, ils seraient capables de maintenir la démocratie, et que, d'un autre côté, la bassesse de leur origine, rendant leur ambition plus modeste, ils n'éprouveraient pas le désir d'une autre forme de gouvernement. Or quels périls, par suite de ce changement, n'ont pas menacé la République ! Quelles immenses calamités les hommes de cette nature n'ont-ils pas attirées sur elle par leurs discours aussi bien que par leurs actions! (318) Poursuivant de leurs injures les hommes les plus distingués, les hommes les plus capables de servir utilement notre patrie, ont-ils cessé de les accuser de tendance à l'oligarchie et d'attachement au parti de Lacédémone, avant de les avoir forcés à devenir tels qu'ils les présentaient dans leurs imputations mensongères? Persécutant, calomniant nos alliés, et dépouillant de leurs biens les hommes les plus estimables, ne les ont-ils pas mis dans une situation telle qu'ils se sont séparés de nous, et ont recherché avec ardeur l'amitié et l'alliance des Lacédémoniens? (319) D'où il est résulté que, la guerre s'étant engagée, nous avons vu un grand nombre de citoyens, les uns périr, les autres tomber au pouvoir des ennemis ; d'autres réduits à manquer des choses les plus nécessaires; la démocratie deux fois détruite, les murailles de notre ville renversées; et ce qu'il y a de plus déplorable, notre patrie au moment d'être réduite en esclavage, et notre citadelle au pouvoir de l'ennemi! [320] 30. Quelle que puisse être l'indignation qui m'entraîne, je m'aperçois que l'eau s'épuise, et que je me suis engagé dans des discours et des accusations qui rempliraient des jours entiers. Passant dès lors sous silence les calamités sans nombre dont ces hommes ont été la cause, et écartant une foule d'arguments que je pourrais employer pour flétrir leurs calomnies, j'ajoute quelques paroles et je termine mon discours. (321) 31. Je vois les autres accusés, lorsqu'ils touchent à la fin de leur défense, recourir aux supplications et aux prières, amener devant les juges leurs enfants et leurs amis ; pour moi, je ne considère pas les démarches de cette nature comme convenables aux hommes de mon âge, et, indépendamment de cette conviction, j'aurais honte de chercher mon salut ailleurs que dans les discours qui vous ont été récités. Je sens au fond de mon âme que j'ai usé de la parole avec tant de piété et de justice envers ma patrie, envers nos ancêtres, et surtout envers les dieux, que, s'il est vrai que ces derniers prennent quelque intérêt aux choses de la terre, (322) rien de ce qui m'arrive maintenant n'échappera à leur attention. C'est pourquoi, loin de redouter le jugement que vous porterez de moi, je me livre à la confiance, et j'ai l'espoir que le terme de mon existence arrivera dans le moment le plus favorable pour moi ; j'en trouve le présage dans ma vie qui, jusqu'à ce jour, a été conforme à celle des hommes remplis de piété et chéris des dieux. (323) Que maintenant chacun de vous, appréciant le sentiment dont je suis animé et la conviction où je suis que votre jugement, quel qu'il soit, sera pour moi aussi honorable qu'utile, vienne déposer son suffrage selon les dispositions de son âme et l'impulsion de sa volonté.