POUR LA SUCCESSION D’HAGNIAS. INTRODUCTION. POUR l’intelligence des deux discours qui vont suivre, il est utile de placer ici une des lois les plus importantes d’Athènes en matière de succession. « L’héritage du citoyen mort sans avoir testé, et laissant des filles, ne sera recueilli qu’à la charge de prendre les filles elles-mêmes. S’il n’en laisse pas, voici quels sont les héritiers : « S’il y a des frères germains,[1] ils héritent par égales portions S’il y a des enfants légitimes de frères, ils partagent entre eux la portion paternelle. « A défaut de frères et de neveux, les sœurs germaines sont appelées à partager également la succession. Les enfants légitimes de sœurs se divisent la part de leur mère. « A défaut des collatéraux ci-dessus désignés, les cousins et cousines, les petits-cousins et petites- cousines, dans la branche paternelle, héritent de la même manière; à degré égal, même à un degré plus éloigné, les mâles et les enfants des mâles ont la préférence. « Si l’on ne peut descendre, du côté du père, jusqu’aux petits-cousins, la succession est déférée aux collatéraux maternels, dans l’ordre qui vient d’être prescrit. « Lorsque, dans l’une et l’autre ligne, il n’existe point de collatéral au degré susdit, le plus proche du côté du père est l’héritier légitime. « Depuis l’archontat d’Euclide, les enfants naturels des deux sexes ne sont point héritiers; ils n’ont part à aucun des objets sacrés ou civils de la succession. Or, l’Athénien Busélos avait eu cinq fils, Hagnias, Eubulide, Stratios, Habron, Cléocrite. Hagnias, que nous appellerons, pour plus de clarté, Hagnias I, fut père de Polémon, qui eut pour sœur Phylomaqué I. De Polémon naquit Hagnias II, qui mourut sans enfants, et laissa une succession. Phylomaqué I épousa son cousin- germain Philagros, fils d’Eubulide I, et petit-fils de Busélos. De ce mariage naquit un fils, Eubulide II. Celui-ci eut une fille, nommée Phylomaqué, comme son aïeule. Phylomaqué II revendiqua l’héritage d’Hagnias II, et l’obtint, à titre de plus proche parente. Un arrière petit-fils de Busélos, remontant, par Charidème et Stratios I, à ce chef de famille, Théopompe, qui avait été concurrent de Phylomaqué, se ligue avec d’autres parents, et lui conteste de nouveau cette succession. Il l’obtient, et en reste saisi. Cette même Athénienne, mariée à Sosithée, son petit-cousin, en avait eu plusieurs fils, dont un nommé Eubulide. Le père de ce troisième Eubulide (le second était fils de Philagros) le fit passer, par adoption, dans la branche d’Hagnias, dont Théopompe avait recueilli les biens. Théopompe était mort; Sosithée attaque Macartatos, son fils, au nom du jeune Eubulide, pour qu’il ait à rendre une succession usurpée par son père. Il s’attache à démontrer que Phylomaqué II, sa femme, était seule légitime héritière d’Hagnias II, comme restant seule de ta branche des Hagnias, à laquelle elle appartenait par son aïeule; que le père de Macartatos n’y avait aucun droit, étant de la troisième branche, celle des Stratios. Il puise les principales preuves des faits dans la déposition de plusieurs témoins pris dans cette nombreuse famille. Il se plaint, avec force, de l’audace et de la violence des adversaires. Enfin, il exhorte les juges, par les motifs les plus touchants, à prononcer en faveur du jeune enfant pour lequel il plaide. Ainsi, le débat était intervenu entre un jeune homme et un enfant, cousins à degré inégal et nous allons entendre un père défendre, devant les tribunaux, la fortune de son fils. Tel est le sujet du plaidoyer de Démosthène. Dans des débats précédents, suscités par des prétentions rivales à la même succession, Isée avait composé pour Théopompe un mémoire judiciaire : là, c’était un tuteur revendiquant pour lui-même un héritage dévolu à son pupille. Nous avons pensé que le rapprochement de ces deux plaidoyers ne serait pas sans intérêt. Celui de Démosthène est intitulé contre Macartatos. Au reste, d’après Isée et Démosthène, il est certain, dit Auger, qu’il y a eu au moins quatre procès pour la succession d’Hagnias le premier intenté par Phylomaqué II , fille d’Eubulide II, petite-cousine d’Hagnias par sa mère, contre Glaucon frère maternel du même Hagnias, qui présentait un testament fait en sa faveur. Phylomaqué gagna ce premier procès. Elle perdit le second, qui eut lieu sur les poursuites de Théopompe petit-cousin d’Hagnias. Les défenseurs du fils de Stratoclès en entamèrent un troisième contre le même Théopompe, au nom de l’enfant dont il était l’oncle et le tuteur. Il est probable que Théopompe, client d’Isée, gagna sa cause, puisque Sosithée ouvrit une quatrième instance au nom du jeune Eubulide III. On ignore l’issue de ce quatrième procès. PLAIDOYER D’ISÉE. [1] Je vous ai fait lire les lois,[2] ô Athéniens! Parce que la partie adverse s’appuie de la première pour prétendre que la moitié de la succession appartient au fils de Stratoclès, et en cela il se trompe. Hagnias n’était pas notre frère; or, ce n’est que pour les biens d’un frère que la loi donne l’hérédité, d’abord aux frères et aux enfants des frères, s’ils sont du même père; car dans la ligne collatérale, c’est le degré le plus proche du défunt. [2] Au défaut des uns et des autres, elle appelle les sœurs paternelles et leurs enfants. S’il ne reste personne dans ce second degré, elle donne le droit de proximité au troisième, c’est-à-dire aux cousins paternels et à leurs enfants. Si ce dernier degré manque aussi, elle revient au premier, et rend héritiers des biens du défunt ses parents maternels, en suivant le même ordre que pour les parents paternels. [3] Ce sont là les seuls droits de proximité qu’établit le législateur; il s’explique avec plus de précision que je ne fais, mais ce sont ses idées et ses intentions que je rends. Or, le fils de Stratoclès ne tient à Hagnias par aucun de ces titres; il est hors des degrés que les lois demandent; et afin que vous soyez mieux instruits des objets de votre décision, que la partie adverse, sans se répandre en vains discours, dise par lequel de ces titres le fils de Stratoclès tient à celui qui a laissé la succession. S’il est parent d’Hagnias, dans quelqu’un de ces degrés, je lui cède sur-le-champ la moitié qu’on revendique en son nom; [4] mais si notre adversaire ne saurait établir aucune des preuves que j’indique, il sera convaincu évidemment de me faire de mauvaises difficultés, et de chercher à tromper votre religion au mépris des lois. Je le ferai donc paraître devant vous, et je l’interrogerai d’après quelques articles de la loi qu’on va vous lire: par-là vous saurez si les biens d’Hagnias appartiennent ou non au jeune fils de Stratoclès. Paraissez, défenseur de l’enfant, puisque vous êtes si habile à forger des calomnies et à donner aux lois des entorses. Greffier, prends les lois, et fais-en lecture. (Le greffier lit.) [5] Arrête.... Je vous le demande, défenseur du fils de Stratoclès, celui que vous défendez est-il frère d’Hagnias, fils de son frère ou de sa sœur, son cousin ou son petit-cousin paternel ou maternel? est-il dans quelqu’un des degrés marqués par la loi? Et n’allez pas dire qu’il est mon neveu; il ne s’agit pas de ma succession, je vis encore. Si j’étais mort sans enfants et qu’il revendiquât mes biens, vous pourriez faire cette réponse; mais vous dites que la moitié de la succession d’Hagnias est à lui; il faut donc que vous montriez le degré par lequel il tient à Hagnias. [6] Oui, Athéniens, il le faut; mais il ne donne que des réponses vagues qui ne peuvent vous instruire. Cependant, quelqu’un qui serait fondé en droit, loin d’être embarrassé pour répondre, devrait s’expliquer à l’instant sur le degré de parenté de celui pour lequel il parle. Je dis plus il devrait confirmer, ce qu’il allègue par la prestation de serment, et par des dépositions de témoins, afin de mériter davantage votre confiance. Mais lorsqu’il n’a ni donné de réponse, ni fourni de témoins, ni prêté de serment, ni cité de loi, il s’imagine que vous, engagés par serment à prononcer selon le vœu des lois, vous me condamnerez, d’après ses discours, dans l’accusation grave qu’il m’intente contre les lois, tant il a peu de raison et de pudeur! [7] Pour moi, ma conduite sera bien différente; je montrerai à quel titre de parenté la succession m’appartient; je ferai voir que ni le fils de Stratoclès, ni aucun de ceux qui avant lui m’en ont contesté la jouissance ne sont dans le degré légitime, et je le ferai voir si clairement, que nos juges ne pourront en disconvenir. Il est nécessaire de prendre les choses dès le principe : par-là vous saurez, Athéniens, que j’ai seul le droit de proximité, et que la succession en litige ne peut appartenir à mes adversaires. [8] Hagnias, Stratios son oncle maternel, Eubulide, Stratoclès et moi, nous étions petits-cousins, puisque nos pères étaient cousins paternels. Hagnias se disposant à partir en ambassade pour des affaires qui intéressaient l’Etat; au lieu de laisser ses biens après lui à ses parents les plus proches, adopta sa nièce; et supposé qu’elle vînt à mourir, légua ses biens à Glaucon son frère maternel: il consigna ses volontés dans un testament. [9] Quelque temps après qu’il eut fait ces dispositions, Eubulide mourut, et sa mort fut suivie de celle de la fille adoptive. Glaucon obtient la succession en vertu du testament. Nous n’avons jamais cru devoir la lui contester en attaquant le testament; mais persuadés que les volontés d’Hagnias devaient avoir lieu dans la disposition de ses biens, nous nous en sommes tenus à ce qui était écrit. Phylomaqué, fille d’Eubulide, conjointement avec ceux qui agissaient pour elle, revendique la succession et l’obtient des juges, ayant gagné contre celui qui la lui contestait en vertu du testament. Elle la revendique, quoiqu’elle fût hors du degré légitime, dans l’espoir, sans doute, que nous ne la lui disputerions pas parce que nous ne l’avions pas contestée à celui qui s’appuyait du testament. [10] Mais voyant que les biens pouvaient être revendiqués par les plus proches, Stratios, Stratoclès et moi, nous nous disposions à les réclamer contre elle. Stratios et Stratoclès moururent avant que nous eussions obtenu action. Je restais seul des petits-cousins paternels du défunt : j’étais le seul à qui la loi adjugeât la succession, tous les autres qui étaient dans le même degré que moi étant morts. [11] Et par où saurez-vous, Athéniens, que j’étais dans le degré requis, et que mes neveux, parmi lesquels est l’enfant qu’on m’oppose, n’y étaient pas? la loi même va vous l’apprendre. Tout le monde est d’accord que les cousins paternels et leurs enfants sont dans le degré, convenable: il faut donc examiner si la loi place dans ce degré nos enfants après nous. Greffier, prends la loi, et fais-en lecture. Loi. « Si l’on ne peut descendre, du côté du père, jusqu’aux petits-cousins, la succession est déférée au collatéraux maternels, dans l’ordre qui vient d’être prescrit. » [12] Vous l’entendez, Athéniens: le législateur ne dit pas, s’il n’y a personne du côté du père, jusqu’aux enfants des cousins, les enfants des petits-cousins seront héritiers; mais il statue qu’à défaut de petits-cousins, les parents maternels du mort, les frères, les sœurs, leurs enfants et les autres, hériteront dans le même ordre que les parents paternels : il déclare nos enfants hors du degré légitime. Or, ceux à qui les lois n’accordent pas la succession d’Hagnias, quand même je serais mort, peuvent-ils croire qu’ils sont dans le degré légitime lorsque je vis, et que je possède cette succession en vertu des lois? Non, certes, ils n’y sont pas. [13] Ceux dont les pères étaient au même degré que nous, ne jouissent point du droit de proximité: l’enfant dont je suis tuteur n’en jouit donc point davantage, puisque son père était parent d’Hagnias au même degré que les pères des autres. Il est donc étrange que le défenseur du fils de Stratoclès ose me faire d’injustes querelles lorsque les lois me donnent expressément la succession, et qu’elles déclarent ceux qui me la contestent hors du degré nécessaire. Il est étrange que, sous le nom de l’enfant, il me suscite des embarras, et me jette dans les plus grands périls, lui qui, lorsque je revendiquais la succession, ne me l’a pas même contestée, et n’a pas déposé entre les mains du juge la somme prescrite, dans une circonstance où il devait faire décider la chose s’il avait de bonnes raisons à fournir. [14] Quoi donc! un homme qui ne m’accuse pas sur les biens qui appartiennent sans contredit à l’enfant, qui ne me reproche pas de m’en être approprié une partie, pour lesquels biens il aurait dû me citer en justice si j’eusse prévariqué ainsi qu’eux dans ma gestion; cet homme, dis-je, porte l’impudence jusqu’à m’intenter des accusations aussi graves, pour les biens que vous m’avez adjugés sans ôter à personne la liberté de.les revendiquer à mon préjudice! [15] Vous voyez, je crois, par les raisons alléguées jusqu’à présent, que je ne fais aucun tort à mon pupille, et que je ne suis nullement coupable de ce qu’on m’impute; je me persuade que vous verrez encore mieux, par ce que je vais dire, quel est mon droit à la succession que je réclame. Dans les commencements où je la revendiquai, ni mon adversaire, qui m’intente aujourd’hui des procès criminels, ne crut devoir la réclamer pour l’enfant en déposant une somme, ni les fils de Stratios, qui sont au même degré que l’enfant, ne pensèrent que les biens leur appartinssent à aucun titre; [16] mais sachant, comme je l’ai dit, qu’ils n’étaient pas dans le degré légitime, ils ne me contestèrent point la succession et se tinrent tranquilles. Et c’est ce que ferait aujourd’hui mon adversaire lui-même, qui, sans doute, ne me susciterait pas de procès, si je lui eusse laissé piller les biens de l’enfant[3] sans m’opposer à ses malversations. Les agents de la fille d’Eubulide, qui est au même degré que les fils de Stratios, et les curateurs de la mère d’Hagnias, qui est au même degré que moi puisqu’elle est sœur de Stratios, ne craignirent point d’entrer en lice. [17] Ils étaient fort embarrassés pour établir le droit de ces deux femmes. Les avocats de celle qui était saisie de la succession imaginèrent un faux degré de parenté; mais je les convainquis alors sans peine d’avoir inscrit le faux. Les défenseurs de la mère d’Hagnias, qui, quoique sœur de Stratios, était exclue par la loi, qui donne la préférence aux mâles, abandonnèrent son degré de parenté, et l’inscrivirent comme mère du défunt, croyant par-là avoir sur moi l’avantage. Mais le titre de mère, si respectable par la nature, est nul, de l’aveu de tout le monde, lorsqu’il est question d’hérédité. [18] M’inscrivant donc comme fils de cousin, et prouvant que les deux femmes étaient exclues de la succession par la loi, je gagnai ma cause. Il ne servit de rien, ni à celle qui était saisie des biens d’Hagnias, d’avoir déjà gagné contre ceux qui s’appuyaient d’un testament, ni à l’autre de se dire mère du même Hagnias: fidèles à la justice et à leur serment, les juges prononcèrent en ma faveur, et m’adjugèrent une succession que je réclamais à juste titre. [19] Mais, si j’ai gagné contre les deux femmes, avec tant d’avantage, en prouvant que, par rapport à Hagnias, elles n’étaient pas dans le degré requis;[4] si notre adversaire n’a point plaidé contre moi, au nom de l’enfant, et revendiqué pour lui, la moitié de la succession; si les fils de Stratios, qui sont au même degré que l’enfant, ne croient pas même à présent devoir me contester cette même succession; si j’en suis saisi par votre sentence; si je convaincs l’accusateur de ne pouvoir montrer, même en ce jour que l’enfant, par rapport à Hagnias, soit dans le degré convenable, vous reste-t-il à savoir sur ces objets, ou que souhaitez, vous encore entendre de ma part? il me semble que, pour des juges éclairés, la question présente est suffisamment éclaircie. [20] Mon adversaire, qui débite au hasard des mensonges et qui s’imagine qu’il peut se répandre impunément en injures, ose me décrier, et m’accable de reproches, dont je pourrai parler tout à l’heure. Entre autres choses, il vient dire aujourd’hui que Stratoclès et moi, nous avions fait un traité particulier, lorsque nous étions à la veille de revendiquer la succession. Mais, parmi ceux qui se disposaient à la-réclamer, nous étions les seuls qui ne pouvions faire ensemble d’arrangement. [21] La fille d’Eubulide et la mère d’Hagnias pouvaient s’arranger entre elles, et décider que celle qui gagnerait partagerait avec celle qui perdrait puisqu’on devait prononcer pour chacune séparément. Nous n’étions pas, nous, dans le même cas; chacun devait revendiquer pour soi la moitié de la succession, par un acte à part, mais au même titre de parenté Or, comme on ne rend qu’un seul jugement pour ceux qui revendiquent une succession au même titre, l’un ne pouvait pas gagner et l’autre perdre ; mais nous courions l’un et l’autre les mêmes risques. Ainsi, nous ne pouvions faire ensemble aucun traité particulier. [22] C’est lorsque Stratoclès est mort avant que nous eussions chacun revendiqué la moitié de la succession; c’est lorsque lui ni son fils, aux termes de la loi, ne pouvaient avoir droit aux biens d’Hagnias; c’est lorsque toute la succession devait me revenir, si je gagnais contre ceux qui en étalent saisis; c’est alors que mon adversaire fabrique à loisir ses reproches artificieux, se flattant de pouvoir aisément vous en imposer par la subtilité, de ses discours. Il est facile de voir par la loi même, que ce qu’il m’impute est impossible, et qu’en matière de successions, elle a tout prévu. Qu’on prenne la loi, et qu’on la lise. (On lit la loi.) [23] Croyez-vous, Athéniens, que la loi permette ici de faire des traités particuliers? Au contraire, quand même on en aurait fait d’abord, n’ordonne-t-elle pas, eu termes clairs et formels, que chacun revendiquera la succession pour sa part, et qu’on ne rendra qu’un jugement pour ceux qui la revendiquent au même titre? n’est-ce pas ainsi qu’elle dispose les revendications? Et lorsque les lois s’expriment de la sorte, lorsqu’il n’est pas possible de faire de pareils arrangements mon adversaire n’a pas craint, dans un objet aussi essentiel, de débiter les mensonges les plus invraisemblables ; [24] ce n’est pas tout; il a encore avancé les choses les plus contradictoires; et là-dessus, Athéniens, daignez m’écouter avec attention. Il prétend que je suis convenu de partager avec mon pupille la succession par moitié, si je gagnais contre ceux qui en étaient saisis. Mais ou l’enfant, comme il le dit, devait avoir sa part à titre de parenté ; et alors qu’était-il besoin que je fisse cette convention, puisque nos adversaires pouvaient, au nom de l’enfant, revendiquer aussi bien que nous la moitié de la succession? [25] ou, si le fils de Stratoclès n’était pas dans le degré légitime, pourquoi serais-je convenu avec eux de partager une succession que les lois mêmes m’accordaient tout entière? Ne pouvais-je la revendiquer si je ne les mettais dans mon parti? Mais le droit de revendiquer est un droit commun, accordé par la loi à tout le inonde. Ils ne peuvent donc apporter cette raison. Pouvaient-ils témoigner en ma faveur, de sorte que, s’ils ne l’eussent pas fait, je n’aurais pu obtenir les biens d’Hagnias? Mais c’était comme parent, et non comme donataire, que je les réclamais, et, par conséquent, je n’avais pas besoin de témoins. [26] Mais, si je ne pouvais faire de traité particulier lorsque Stratoclès vivait, si Stratoclès n’a laissé à son fils aucune partie des biens d’Hagnias, qui lui eussent été adjugés, s’il n’était pas naturel que je convinsse de les partager avec lui par moitié; adjugez-moi, Athéniens, je vous en conjure, adjugez-moi de nouveau la succession que je possède. Mais, si de plus mes adversaires ont négligé de revendiquer d’abord cette succession, s’ils ne l’ont jamais réclamée avant que je l’eusse obtenue, doit- on ajouter foi à leurs discours? Non, assurément, à ce qu’il me semble. [27] Comme, sans doute, vous serez étonnés qu’ils n’aient pas revendiqué la moitié de la succession contre les premiers qui en ont été saisis, ils prétendent que c’est moi qui en suis cause, parce que j’étais convenu de partager avec eux. C’est la raison, disent-ils, pour laquelle ils n’ont pas attaqué les premiers possesseurs. [28] Pour ce qui me regarde, les lois, disent-ils encore, les empêchaient de m’attaquer, parce qu’elles ne permettent pas à des pupilles de plaider contre leurs tuteurs. Ils en imposent également sur ces deux points. D’abord, ils ne peuvent citer une loi qui les empêche de m’attaquer en justice, au nom de l’enfant; il n’en est pas qui s’y oppose. Oui, les lois qui leur ont permis de me susciter un procès criminel, leur permettaient de m’intenter un procès civil au nom de l’enfant. Ensuite, la raison pour laquelle ils n’ont point revendiqué les biens d’Hagnias, contre les premiers possesseurs, ce n’est pas que je fusse convenu de partager avec eux, mais c’est qu’ils n’avaient nul droit à ces biens. [29] Je suis sûr que si j’eusse permis à l’enfant de plaider contre moi, avec la volonté de lui laisser adjuger la moitié de la succession, ses défenseurs se fussent bien donné de garde de plaider; ils n’eussent pas même entrepris de le faire, convaincus que l’enfant étant hors du degré convenable, s’il eut été envoyé en possession de biens qui ne lui appartenaient pas, ces biens n’eussent pas tardé à lui être enlevés par les plus proches parents; car la loi, je le répète, ne fait pas jouir du droit de proximité nos enfants après nous, mais les parents maternels du mort, [30] Glaucon, frère maternel d’Hagnias, aurait revendiqué ses biens, et nos adversaires, loin d’avoir sur lui l’avantage en qualité de parents, auraient même été jugés hors du degré légitime. Que si Glaucon n’eût pas voulu agir, sa mère, qui est aussi celle d’Hagnias, l’aurait fait à sa place, elle qui, par rapport à son fils, est dans le degré convenable; et comme ceux contre qui elle eût plaidé n’y sont point, elle eût certainement obtenu de vous la moitié de la succession que lui eussent conférée la justice et les lois. [31] Si notre adversaire n’a point revendiqué, ce n’est donc pas que les lois ou moi y missions obstacle; mais il a forgé ces prétextes, pour m’inquiéter par d’injustes poursuites, m’intenter des procès criminels, et me charger de calomnies, dans l’espérance de tirer de moi quelque argent, et de me dépouiller de ma tutelle. Il croit pouvoir s’applaudir de cette manœuvre, parce que, s’il échoue, il ne perdra rien de sa fortune, et que, s’il réussit au gré de ses désirs, il pillera dès lors en sûreté les biens de l’enfant. Vous ne devez donc pas, Athéniens, prêter l’oreille à ses discours, autoriser l’injustice, et accoutumer de pareils hommes à intenter des procès criminels dans des matières où les lois n’accordent que des actions civiles. Le droit ici est fort simple et facile à saisir; je vais vous l’exposer en peu de mots, et après l’avoir confié à votre mémoire, je songerai à détruire les autres imputations. [33] Quel est donc ce droit, et qu’est-ce que je demande? Si l’adversaire dit que l’enfant doit partager les biens d’Hagnias à titre de parenté, qu’il revendique devant l’archonte la moitié de la succession, et, si vous la lui adjugez, qu’il la prenne; car c’est là ce que les lois ordonnent. Si, ne la réclamant point à ce titre, il dit que je me suis engagé à partager avec l’enfant, ce dont je ne conviens pas, qu’il m’attaque en justice; et, s’il prouve que j’ai contracté quelque engagement, qu’il m’oblige à le remplir; cela est juste. [34] Prétend-il que l’enfant et moi, nous ne pouvons, ni faire cause commune, ni plaider l’un contre l’autre? qu’il cite la loi qui nous en empêche, et s’il peut en montrer une seule, qu’il obtienne une partie des biens contestés. Dira-t-il enfin, que l’enfant ne doit ni revendiquer la moitié de la succession, ni m’attaquer en justice, mais que la succession lui appartient dès aujourd’hui tout entière? qu’il demande donc à l’archonte d’ordonner la location des biens d’Hagnias, au nom de l’enfant; et alors celui qui les aura loués me les redemandera comme appartenant à l’enfant. [35] C’est là le droit tout pur; c’est là ce que prescrit la loi, et non, certes, de m’intenter des procès criminels dans des matières où elle n’accorde que des actions civiles, et non de me faire courir d’aussi grands risques, parce que je refuse de partager avec l’enfant un héritage que j’ai obtenu par votre sentence, contre ceux qui en étaient saisis. Si j’avais malversé dans ma tutelle, et que j’eusse fait tort à mon pupille en m’approprient quelque partie de ses biens, c’est alors qu’on aurait dû m’intenter de pareils procès, mais non, assurément, pour les biens qui m’appartiennent. [36] L’adversaire n’a donc rien fait de juste dans cette partie, il n’a rien dit de vrai dans les autres, il a controuvé les griefs par un esprit de cupidité, me calomniant, donnant aux lois des entorses, cherchant à triompher des juges et de mol; contre la justice; vous en convenez sans doute, la chose est évidente pour chacun de vous; et je ne pense pas qu’il soit besoin d’en dire davantage. [37] Je vois, au reste, qu’il s’est beaucoup étendu sur la fortune de l’enfant, et sur la mienne, qu’il a représenté l’une comme très modique et dans le plus mauvais état, qu’il me donne fort gratuitement de grandes richesses et un caractère dur, il me reproche de n’avoir pas seulement marié une des quatre filles de Stratoclès je ne contribue point, dit-il, à leur dot, et cela lorsque je jouis des biens de leur frère. [38] Je vais aussi parler de cet objet; car il se flatte, par de tels discours, d’exciter contre moi votre haine, comme si j’avais grossi ma fortune aux dépens d’autrui, et votre compassion pour les enfants de Stratoclès, en vous faisant croire qu’ils sont réduits à l’indigence. Il faut ne rien vous laisser ignorer de ce qui est, et vous bien instruire, afin que vous sachiez que notre adversaire en impose là-dessus, comme sur tout le reste. J’avouerais, Athéniens, que je suis le plus méchant des hommes si, Stratoclès ayant laissé des affaires embarrassées et moi étant à l’aise, je ne prenais aucun soin de ses enfants. [39] Mais s’il a laissé une fortune et plus considérable et plus solide que la mienne, une fortune assez ample pour que ses filles soient bien mariées, et que son fils avec le reste, n’en soit pas moins riche; si les biens de ce fils se trouvent fort améliorés, grâce à mon administration: assurément, loin de mériter qu’on me blâme de ne pas ajouter ce qui m’appartient à ce qu’il possède, on doit plutôt me louer de conserver et d’augmenter son patrimoine. Je n’aurai pas de peine à prouver ce que j’avance; [40] je vais vous exposer d’abord l’état de nos fortunes, et je dirai après cela à quel titre je prétends être maintenu dans ma tutelle. Stratoclès et moi, nous avions un patrimoine suffisant pour vivre, et non pour remplir les charges. En voici la preuve. Nous n’avons eu, chacun, de nos épouses, que vingt mines; or, aurions-nous pris une dot aussi modique, si nous avions eu de grands biens? [41] Il échut à Stratoclès, outre ce qu’il avait, une fortune de plus de 2 talents et demi. Car Théophon, frère de sa femme, adopta, en mourant, une de ses filles, à laquelle il légua une terre de deux talents, située sur le territoire d’Eleusis, soixante moutons, cent chèvres, des meubles, un cheval de prix, avec lequel il avait commandé dans les troupes, et tous les autres effets. [42] Maître de ces biens pendant neuf ans entiers, Stratoclès les a fait valoir et a laissé une fortune de 5 talents 3.000 drachmes, en comptant son patrimoine, niais indépendamment de ce que Théophon avait légué à sa fille. Il a laissé[5] une terre de 2 talents et demi, dans le bourg de Thria, une maison dans celui de Melite, de 3.000 drachmes, une autre de 500 dans Eleusis. Tels sont les biens-fonds qui, étant loués, rapportent, la terre 12 mines, et la maison 3, ce qui fait en tout 15 mines. Ajoutez de l’argent prêté à intérêt, environ 4.000 drachmes: l’intérêt étant de 9 oboles par mois, forme pour chaque année un produit de 720 drachmes. [43] Les revenus, en tout, sont de 22 mines et davantage. Il a laissé, outre cela, des meubles, des troupeaux, du blé, du vin et des fruits. Ces objets vendus ont donné 4.000 drachmes, auxquelles il en faut joindre 900, qu’on a trouvées dans la maison, et près de 2.000, provenant de plusieurs dettes que la mère de l’enfant a recueillies, et dont elle a rapporté les deniers en présence de témoins. Je ne parle pas encore d’autres articles qu’a laissés Stratoclès, et que nos parties adverses tiennent cachés; je ne parle que des biens-fonds et de ceux qu’elles reconnaissent elles-mêmes. Greffier, fais paraître les témoins de ce que j’avance. (Les témoins paraissent.) [44] Telle est la fortune de Stratoclès; elle est même plus considérable, mais je dirai par la suite[6] les articles qui ont été soustraits. Et la mienne quelle est-elle? J’ai une terre à OEnoë de 5.000 drachmes, et de plus la succession qu’a laissée Hagnias, de 2 talents environ et 5.000 drachmes seulement. J’ai donc 110 mines, moins que mon pupille. [45] Et dans mes biens je compte ceux de mon fils, qui a été adopté, tandis que je n’ai pas ajouté à ceux de mon pupille les biens de 2 talents et demi légués par Théophon à sa sœur, qu’il a adoptée. Si l’on ajoute cet objet que je n’ai pas mis en ligne de compte, on trouvera que sa fortune est au moins de 8 talents. D’ailleurs, je ne possède pas encore irrévocablement la succession d’Hagnias; [46] on me menace de s’inscrire en faux contre mes témoins, en sorte qu’il me faudra plaider de nouveau pour cette succession; au lieu que les biens laissés par Stratoclès à son fils lui appartiennent incontestablement, et ne peuvent être sujets à litige. Pour preuve que ma fortune n’est pas plus considérable, même en comptant les biens de mon fils qui a été adopté, et qu’on me menace de s’inscrire en faux contre mes témoins, au sujet de la succession d’Hagnias, greffier, prends les dépositions qui l’attestent, et lis. (On lit les dépositions.) [47] Nos deux fortunes diffèrent-elles de peu? La différence entre l’une et l’autre n’est-elle pas si grande, que la mienne n’est rien en comparaison de celle de mon pupille? On ne doit donc pas ajouter foi aux discours d’un homme qui, lorsque Stratoclès a laissé de si grands biens à son fils, n’a pas craint, pour me décrier, d’avancer contre moi de pareils mensonges. Il prétend qu’il m’est échu trois successions, et que, possédant de grandes richesses, je les cache pour que la ville n’en tire aucun avantage. Quand on n’a rien de bon à dire dans une cause, il faut nécessairement que l’on fabrique de tels discours pour l’emporter sur ses adversaires, en les calomniant. [48] Vous m’êtes tous témoins que les frères de ma femme, Chéréléos et Macartatos n’avaient qu’une fortune médiocre, et n’étaient pas en état de remplir les charges. Vous savez que Macartatos, ayant vendu sa terre, acheta un vaisseau, l’équipa et partit pour la Crète. Ce fait n’est pas inconnu; on en parlait dans le public, on craignait même que, nous faisant rompre la paix, Macartatos ne nous mît en guerre avec Lacédémone. [49] Chéréléos a laissé une terre à Prospalta, dont la valeur est au plus de 30 mines: il mourut avant Macartatos, qui mourut aussi avec le bien qu’il avait emporté; il perdit tout dans la guerre, et son vaisseau et la vie. La terre de Prospalta revenant à leur sœur, mon épouse, celle-ci m’engagea à donner pour adoptif à Macartatos, un de mes fils;[7] non, afin que je pusse remplir les charges, en ajoutant ma fortune cette terre, [50] puisque je les remplissais avec la même ardeur avant cette adoption. Je contribuais comme les autres, je m’acquittais avec zèle de ce qui m’était ordonné; et c’est par malignité pure que mon adversaire me représente comme un citoyen inutile, quoique riche. Pour conclure en peu de mots, je lui fais une proposition décisive, qui vous paraîtra juste, sans doute, je consens à confondre ma fortune avec celle de mon pupille, et, soit que nous ayons peu ou beaucoup, nous prendrons chacun exactement la moitié. Il n’y consentira pas, j’en suis sûr.[8]