[6,0] HISTOIRE ROMAINE - LIVRE VI. [6,1] I. J'ai raconté dans le livre précédent comment mourut Antonin. Alexandre, à son avènement au trône, se vit bien entouré de l'appareil extérieur de la dignité souveraine, mais l'administration des affaires publiques et tous les soins de l'empire étaient réglés par les deux princesses. Elles s'efforcèrent de tout ramener aux bonnes moeurs et à la gravité antique. Elles choisirent d'abord dans l'ordre des sénateurs seize membres qui leur parurent les plus distingués par la gravité de leur âge et l'intégrité de leur vie, pour siéger près de l'empereur et former son conseil ordinaire. Rien ne se disait ou ne s'exécutait qu'ils ne l'eussent sanctionné d'abord par leur jugement et par leur suffrage. Le peuple, l'armée et le sénat étaient ravis de cette forme nouvelle du gouvernement, qui, de la plus insolente tyrannie, se trouvait transformé en une sorte d'aristocratie. [6,2] II. On s'empressa de rendre à leurs anciens temples, à leurs sanctuaires particuliers, les statues des dieux qu'Antonin avait enlevées ou déplacées. On priva des avantages qu'ils avaient reçus tous ceux qu'il avait élevés aux honneurs et aux dignités, soit sans motif, soit pour les crimes qui les avaient illustrés : chacun fut obligé de revenir à son rang et à sa condition première. On confia toutes les affaires, tous les emplois civils et ceux du barreau à des hommes renommés pour leur science, et versés dans la connaissance des lois; les fonctions militaires à ceux qui s'étaient fait un nom par leur habileté dans la guerre et dans l'administration. Après avoir ainsi longtemps gouverné l'empire, Maesa, parvenue à une extrême vieillesse, cessa de vivre. Elle reçut les honneurs réservés aux impératrices et, selon l'usage des Romains, fut placée au rang des déesses. Mammée, restée seule auprès de son fils, s'efforça de le gouverner et de le diriger dans les mêmes principes. Voyant ce jeune homme placé dans le rang suprême, et craignant que l'ardeur de son âge, aidée par la licence du pouvoir absolu, ne le poussât dans quelqu'un des vices naturels à sa famille, elle gardait de toutes parts l'entrée de la cour et ne laissait parvenir auprès du jeune prince aucun homme qui fût décrié pour l'irrégularité de ses moeurs. Elle ne voulait point que son bon caractère fût corrompu par des flatteurs qui tourneraient vers de honteuses passions la fougue naissante de ses désirs. [6,3] III. Elle l'engageait à rendre la justice ; et cela fréquemment, et la plus grande partie du jour, afin que, livré à une occupation honorable et nécessaire à l'empire, il n'eût point de temps à donner au vice. Alexandre était d'ailleurs d'un esprit naturellement doux, indulgent et humain, comme il le montra dans un âge plus avancé. Son règne eut quatorze ans de durée; et il régna sans verser injustement une goutte de sang. On ne peut nommer personne que sa volonté ait sacrifié. On vit des hommes qui s'étaient rendus coupables des plus grands crimes devoir cependant la vie à sa clémence. Aucun empereur, de notre temps, ne donna depuis le règne de Marc-Aurèle un si rare exemple de modération. Il serait impossible de nommer, de se rappeler aucun citoyen qu'Alexandre, pendant tant d'années, ait fait périr sans condamnation. [6,4] IV. Le jeune prince blâmait souvent sa mère, et se plaignait de la voir dominée par une extrême avarice et tournant vers ce but toutes ses pensées. Sous prétexte, en effet, d'amasser de l'or pour qu'Alexandre pût au besoin faire aux soldats de généreuses et faciles largesses, elle accumulait des trésors pour elle-même. C'était une tache pour le règne de son fils, quoiqu'il s'opposât à ces excès, quoiqu'il reprochât à sa mère de ravir injustement à quelques citoyens leur fortune et leur héritage. [6,5] V. Cependant Mammée donna au prince une épouse de famille patricienne, puis elle chassa de la cour cette jeune femme, que chérissait son époux, et l'accabla des plus durs traitements, parce que seule elle voulait porter le nom d'Impératrice. Elle refusait ce titre à la jeune princesse, et en vint, à son égard, à un tel point d'insolence , que le beau-père d'Alexandre, quoiqu'il fût traité par son gendre avec les plus grands égards, ne pouvant plus endurer les injures dont Mammée l'accablait lui et sa fille, se réfugia au camp, où il témoigna hautement sa reconnaissance pour Alexandre, qui, disait-il, le comblait d'honneurs, et accusa Mammée des outrages qu'elle lui faisait souffrir. Celle-ci, indignée, ordonna sa mort, et exila en Afrique sa fille, qu'elle avait déjà chassée du palais. Ces violences s'exerçaient contre le gré et la volonté d'Alexandre; sa mère avait trop d'empire sur lui, et il exécutait aveuglément tous ses ordres. C'était en effet le seul reproche qu'on pût lui faire : par sa trop grande douceur, par une déférence excessive et condamnable, il obéissait à sa mère, même dans ce qu'il désapprouvait le plus. [6,6] VI. Pendant treize ans, il administra ainsi l'empire, ne donnant, autant qu'il était en lui, sujet de plainte à personne ; la quatorzième année de son règne, on reçut soudain des lettres des généraux de Syrie et de Mésopotamie annonçant : « qu'Artaxerce, roi des Perses, après avoir vaincu les Parthes et leur avoir enlevé l'empire de l'Orient, tué Artaban, qui se faisait appeler le grand roi, et qui portait un double diadème, soumis enfin et rendu tributaires de ses armes tous les barbares de ces contrées, ne voulait point rester en repos, ni se contenir en deçà du Tigre ; mais que, franchissant les rives du fleuve et les frontières de l'empire romain, il faisait une incursion en Mésopotamie, menaçait la Syrie, et voulait reconquérir à l'empire des Perses tout ce continent d'Asie que la mer Égée et le détroit de la Propontide séparaient d'Europe. Il était persuadé que ces provinces étaient son patrimoine, et affirmait que depuis Cyrus, qui, le premier, transféra l'empire des Mèdes aux Perses jusqu'à Darius, leur dernier roi, dont Alexandre le Macédonien renversa l'empire, tout ce pays, jusqu'à l'Ionie et la Carie, avait été gouverné par des satrapes perses : qu'ainsi c'était un devoir pour lui de rétablir dans son intégrité et dans toute son étendue l'empire de ses aïeux. » Quand ces événements furent annoncés par les lettres des généraux d'Orient, cette nouvelle soudaine et inopinée troubla vivement Alexandre, qui, depuis son enfance, avait été élevé dans la paix, et s'était toujours livré aux délices de Rome. Aussi résolut-il d'abord, après en avoir conféré avec ses amis, de faire partir une ambassade pour arrêter, s'il était possible, par une lettre énergique, la fougue et les espérances du barbare. Il lui écrivait qu'il ferait bien de rester dans ses limites, de ne point former de nouveaux projets, de ne pas provoquer, dans l'enivrement d'un fol espoir, une aussi vaste guerre: « Chacun , ajoutait-il, devrait se contenter de ses possessions. La guerre qu'il aurait à soutenir contre les Romains ne ressemblerait point à celle qu'il avait faite aux barbares ses voisins et ses compatriotes. » Il rappelait aussi les trophées qu'Auguste et Trajan, Lucius Vérus et Sévère avaient remportés sur ces peuples. Alexandre croyait que l'envoi d'une telle lettre engagerait Artaxerce, soit par la persuasion, soit par la crainte, à se tenir en repos. [6,7] Vll. Mais celui-ci, s'embarrassant peu du message, pensant que la chose devait se décider par les armes et non par des paroles, poursuivait ses excursions, chassait devant lui et enlevait tout ce qui appartenait aux Romains. Il parcourut et traversa ainsi toute la Mésopotamie, fit un riche butin, et vint assiéger les camps placés sur les rives des fleuves pour la protection de l'empire romain. Présomptueux de sa nature, et enflé par ses succès inopinés, il espérait qu'il lui serait facile de tout soumettre. Ce n'étaient point d'ailleurs de faibles raisons qui le poussaient à ambitionner un plus vaste empire. Le premier, en effet, il avait osé attaquer la puissance des Parthes, et rendre la souveraineté aux Perses. Après Darius, qui fut dépouillé de son royaume par Alexandre de Macédoine, les Macédoniens et les successeurs d'Alexandre, s'étant partagé toute l'Asie par contrée, gouvernèrent pendant de longues années les nations de l'Orient. Mais la discorde s'étant mise entre eux, et la puissance des Macédoniens s'étant affaiblie par des guerres continuelles, Arsace, Parthe de nation, fut le premier, dit-on, qui engagea les barbares de ces contrées à secouer le joug de la Macédoine. Il prit le diadème; il régna du consentement des Parthes et des peuples voisins, et la royauté se maintint fort longtemps chez ses descendants jusqu'à Artaban, qui occupa le trône de nos jours. Artaxerce, l'ayant tué, rendit l'empire aux Perses, et, vainqueur de toutes les nations barbares du voisinage, il conçut facilement l'idée de menacer l'empire romain. [6,8] Vlll. Quand on apprit à Alexandre, qui était toujours resté à Rome, que le barbare poursuivait en Orient ses conquêtes, voyant enfin qu'il lui était impossible de tolérer cette audace, appelé d'ailleurs par les généraux de ces contrées, il se prépara à la guerre, mais avec peine et contre le gré de son coeur. On fit des levées d'hommes en Italie et dans toutes les provinces; et l'on enrôla tous ceux qui par leur force corporelle et la vigueur de l'âge semblaient propres au service militaire. Un grand mouvement se fit dans tout l'empire pour rassembler des troupes qui fussent égales à cette multitude immense de barbares dont l'on annonçait l'invasion. Alexandre, ayant convoqué les gardes prétoriennes, et leur ayant ordonné de se rendre dans l'enceinte accoutumée, monta sur son tribunal et prononça ces paroles : [6,9] IX. « J'aurais voulu, compagnons d'armes, vous faire, comme d'ordinaire, un de ces discours qui m'attiraient autant d'honneur et d'applaudissements que vous éprouviez de plaisir à les entendre. Après avoir joui d'une douce paix pendant de longues années, si l'on vous annonce quelque changement, peut-être vous effrayerez-vous d 'appendre ces nouvelles inattendues. Mais si l'homme courageux et sage peut désirer qu'il ne lui arrive rien que d'heureux, il doit aussi savoir supporter les événements les plus contraires. Si le bonheur procure de douces jouissances, les circonstances fâcheuses ou difficiles amènent la gloire, quand on s'en tire avec courage. Être l'agresseur, c'est agir avec autant de légèreté que d'injustice ; s'opposer à l'agression, c'est puiser une nouvelle audace dans sa bonne conscience. L'idée seule que nous ne supportons point l'outrage, mais que nous le repoussons, nous remplit d'une forte espérance. Artaxerce, un Perse, après avoir tué son maître Artaban et transféré l'empire à sa nation, s'est enhardi jusqu'à braver vos armes, et au mépris de la majesté romaine, il ose envahir et dévaster nos provinces. J'ai d'abord essayé de le détourner par des lettres, par la persuasion, de cette folle et insatiable ambition. Mais, entraîné par l'insolence naturelle aux barbares, il refuse de rester sur son territoire, et nous provoque à la guerre. Loin de nous tout délai, toute hésitation : Vétérans, rappelez-vous les trophées qu'avec Sévère et mon père Antonin, vous avez remportés souvent contre ces barbares; et vous, qui êtes dans la force de la jeunesse, désirez l'honneur et la gloire; montrez que si, dans la paix, vous savez être doux et modérés, vous savez aussi , quand la nécessité l'exige, faire la guerre en vaillants soldats! Les barbares ont de l'audace devant une armée qui se retire, qui hésite à les combattre ; ils ne résistent pas à qui les attend de pied ferme. Ils ne savent pas se battre en bataille rangée; ils n'espèrent rien d'un engagement général avec l'ennemi ; mais ils s'avancent, ils fuient tour à tour ; ils n'attendent d'autre fruit de la guerre que leurs rapines. Nous avons tout pour nous, l'ordre, la discipline, et de plus l'habitude de les avoir toujours vaincus. » [6,10] X. Ce discours d'Alexandre fut accueilli par les acclamations joyeuses de toute l'armée; et les soldats témoignèrent la plus vive ardeur pour cette guerre. L'empereur leur fuit de magnifiques largesses, et leur ordonne de se préparer au départ; il entre ensuite au sénat, et après y avoir parlé dans le même sens, il décrête l'expédition. Quand le jour fixé arriva, on célébra le sacrifice d'usage au commencement des guerres; puis Alexandre, conduit par le sénat et tout le peuple, partit de Rome, se tournant de temps en temps vers la ville et pleurant. Il n'était pas un citoyen qui l'accompagnât sans larmes ; car il avait inspiré un grand amour pour sa personne à tout ce peuple au sein duquel il avait été élevé et qu'il avait gouverné avec clémence pondant tant d'années. Il fit la route en grande hâte, visita rapidement les peuples et les armées d'Illyrie, d'où il tira encore de nombreuses troupes, et arriva à Antioche. Là, il disposa tout pour la guerre prochaine, exerça ses soldats et les forma aux habitudes militaires. [6,11] XI. Il voulut encore une fois cependant envoyer au Perse une ambassade, et traiter avec lui de paix et d'alliance. Il espérait que sa présence persuaderait ou effrayerait le barbare. Mais Artaxerce renvoya les ambassadeurs romains sans qu'ils eussent pu remplir leur mission, et de son côté adressa, comme députés, à Alexandre quatre cents Perses de la plus haute stature, couverts d'or et de vêtements précieux, remarquables par la beauté de leurs chevaux et de leurs arcs. Il croyait intimider les Romains par l'aspect menaçant de ces hommes, par la pompe de leur costume. Ces ambassadeurs venaient dire « que le grand roi Artaxerce ordonnait aux Romains et à leur prince d'abandonner toute la Syrie et toutes les provinces d'Asie qui font face à l'Europe, et de laisser les Perses régner jusqu'à I'Ionie et la Carie, sur toutes les nations que séparent d'Europe la mer Égée et le Pont-Euxin; car tout ce territoire appartenait aux Perses, depuis leurs ancêtres. » Quand les quatre cents députés eurent fait cette sommation, Alexandre ordonna qu'on les saisit tous, et après les avoir dépouillés de tout le luxe de leur costume, il les envoya en Phrygie, leur accordant des villages pour y habiter et des champs pour les cultiver. Le seul châtiment qu'il leur infligea fut l'exil. Il eût regardé comme un crime, comme une lâcheté, de priver de la vie des hommes qui ne combattaient pas et qui ne faisaient qu'annoncer les ordres de leur maître. [6,12] Xll. Sur ces entrefaites, comme Alexandre se préparait à traverser les fleuves et à conduire son armée sur le territoire des barbares, quelques soldats de ceux qui étaient venus d'Égypte quittèrent ses drapeaux, et plusieurs Syriens osèrent former un complot contre l'empereur. Ils furent aussitôt arrêtés et mis à mort. Alexandre fit passer plusieurs corps de troupes sur divers points qui paraissaient les plus propres à arrêter les incursions des barbares. Quand ces dispositions eurent été prises, une armée immense rassemblée, et que le prince pensa que ses troupes étaient égales en nombre et en force à la multitude des barbares, il les divisa en trois corps, après en avoir délibéré avec ses amis. Il ordonna à l'un de se diriger vers le nord du pays ennemi, de traverser l'Arménie, qui paraissait favorable aux Romains, et de faire invasion sur le territoire des Mèdes. Il envoya le second du côté de l'Orient, vers le point où les confluents du Tigre et de l'Euphrate se jettent, dit-on, dans des marais fangeux, ce qui fait que ces fleuves sont les seuls dont on ne connaisse point l'issue. Gardant avec lui le troisième corps d'armée, qui était le plus considérable, il devait lui-même le conduire aux barbares, en prenant la route du milieu. Il pensait que, par cette diversité de marches, il écraserait les Perses surpris au dépourvu et à l'improviste, et que leurs troupes nombreuses, forcées toujours de se diviser pour résister à ces attaques, en seraient plus faibles, et combattraient avec moins d'ordre et de discipline que de coutume. Les barbares en effet n'ont point, comme les Romains, de troupes soldées, d'armées fixes, permanentes, formées au service militaire. Mais toute la masse des habitants mâles, et quelquefois même des femmes, se rassemble quand le roi l'ordonne. La guerre terminée, chacun rentre dans ses foyers, avec plus ou moins d'avantages, selon la part du butin qui lui est échue. Ce n'est point seulement en temps de guerre, comme les Romains, qu'ils se servent d'arcs et de chevaux; mais, dès leur enfance, on les élève au milieu de cet appareil guerrier ; ils passent leur vie à la chasse, ne déposent jamais le carquois, ne descendent point de cheval, et se servent toujours de l'un et de l'autre, soit contre l'ennemi, soit contre les bêtes féroces. [6,13] XIll. Alexandre croyait donc avoir pris d'excellentes mesures ; mais la fortune trompa tous ses desseins. L'armée qui avait été envoyée à travers l'Arménie, après avoir franchi, avec beaucoup de peine et de fatigue, les montagnes hautes et escarpées de ce pays (quoique l'été, qui durait encore, lui rendit la route moins pénible), fit irruption dans le royaume des Mèdes, le dévasta, brûla beaucoup de villages et fit un riche butin. Le roi de Perse, instruit de cette attaque, marcha au secours de la Médie avec toutes les forces dont il put disposer. Mais il lui fut impossible d'arrêter entièrement les progrès des Romains ; car ce pays montueux permettait aux fantassins une marche assurée et un passage facile. Mais la cavalerie des barbares, arrêtée dans sa course par l'aspérité des montagnes, ne pouvait ni entourer ni charger l'ennemi. Tout à coup on vint annoncer au roi de Perse qu'une autre armée romaine se montrait dans la partie orientale du pays des Parthes, et qu'elle ravageait les campagnes. Artaxerce, craignant que les Romains, après avoir facilement dévasté cette région, ne se jetassent sur la Perse, laissa en Médie les forces qu'il crut suffisantes pour la défense de cette province, et se dirigea lui-même avec toute son armée vers l'Orient. L'armée romaine marchait négligemment, ne rencontrant ni ennemi, ni résistance; elle espérait d'ailleurs qu'Alexandre, avec Ie troisième corps, le plus fort et le plus nombreux, s'était précipité sur le centre des barbares, que ceux-ci, occupés à repousser cette attaque, leur laisseraient un accès facile et assuré. On avait recommandé à tous les corps d'armée de s'avancer en pillant, et un lieu avait été assigné, où les trois divisions devaient se réunir, emmenant leur butin et leurs prisonniers. Mais Alexandre trompa cet espoir; il n'amena point la troisième armée ; il n'entra pas sur le territoire ennemi, soit qu'il craignit le danger, et qu'il ne voulût pas exposer sa vie et sa personne pour l'empire romain; soit que sa mère, par les craintes naturelles à son sexe et par son excessive tendresse, l'eût retenu. Cette princesse étouffait en lui toute ardeur belliqueuse, en lui persuadant que c'était à d'autres à s'exposer pour sa cause, et qu'il ne devait point combattre lui-même. Ce contretemps causa la perte de l'armée qui était entrée chez les Parthes. Le roi de Perse, survenant avec toutes ses troupes, lorsqu'elle s'y attendait le moins, cerne les Romains, les entoure comme d'un immense filet, fait pleuvoir sur eux de toutes parts une multitude de traits, et détruit cette armée entière. En petit nombre, les soldats romains ne pouvaient résister à cette foule immense d'ennemis. Il leur fallait continuellement couvrir de leurs boucliers les parties nues de leur corps, exposées à une grêle de flèches. Tout ce qu'ils désiraient, c'était de sauver ainsi leur vie : ils ne pouvaient plus songer à combattre. Serrés en masse, entourés de leurs boucliers comme d'un rempart, ils soutenaient une espèce de siége : écrasés sous une nuée de javelots, ils résistèrent aussi vaillamment qu'ils le purent dans cette position, jusqu'à ce qu'enfin ils périrent tous. Calamité terrible et presque sans exemple pour les Romains! Une grande armée était détruite, qui ne le cédait ni en courage, ni en force, à aucune des anciennes armées romaines. Un succès aussi important enfla l'orgueil du Perse et lui fit espérer de plus grandes choses. [6,14] XIV. Quand ces nouvelles furent apportées à Alexandre, qui était alors malade, soit de chagrin, soit par l'influence d'un climat nouveau pour lui, il tomba dans une affliction profonde, et le reste de l'armée conçut contre lui une violente colère. Les soldats s'indignaient que par un mensonge, par un manque de parole, il eût livré l'armée qui, sur son ordre, avait pénétré chez les Parthes. Cependant il devint impossible à l'empereur de supporter plus longtemps son mal et la chaleur du climat; il voyait d'ailleurs toute son armée malade, et surtout les soldats illyriens, qui, habitués à une température humide et froide, et ne cessant de prendre trop de nourriture, selon leur coutume, succombaient à une épidémie mortelle. Il résolut donc de retourner à Antioche. Il envoya des courriers porter à l'armée, qui était en Médie, l'ordre de revenir. Une grande partie de cette armée périt dans les montagnes pendant sa retraite. Beaucoup de soldats perdirent dans cette région glacée les extrémités de leurs membres : à peine revint-il quelques hommes de ce corps nombreux. Alexandre ramena à Antioche les troupes qu'il avait avec lui et qui étaient aussi fort diminuées. Ce fut une grande douleur pour toute l'armée et une grande honte pour Alexandre, qu'il eût manqué ainsi de prudence et de fortune, et que ces trois corps d'armée, formés par lui, eussent presque entièrement succombé à des calamités diverses, aux maladies, à la guerre, aux frimas. [6,15] XV. L'empereur, de retour à Antioche, se rétablit facilement, grâce à l'air salubre et tempéré, par des cours d'eau qu'il respirait dans cette ville après les brûlantes chaleurs de la Mésopotamie ; il songea alors à regagner l'amour des soldats, et à consoler le chagrin de leurs revers par d'abondantes largesses (le seul remède qu'il connût pour reconquérir leur bienveillance). On le vit aussi rassembler et exercer de nouvelles troupes dans le dessein de marcher de nouveau contre les Perses, s'ils recommençaient les hostilités et refusaient de se tenir en repos chez eux. Mais on ne tarda pas à apprendre que le roi de Perse avait licencié son armée et renvoyé chaque soldat dans ses foyers. Quoique les barbares eussent eu, par les résultats de la guerre, l'apparence de la supériorité, cependant ils avaient été fort affaiblis par les fréquents combats dont la Médie fut le théâtre, et par la bataille qui s'était livrée chez les Parthes; ils avaient eu beaucoup de morts, beaucoup de blessés. Les Romains n'avaient pas été vaincus par le défaut de courage; ils avaient souvent porté à leurs ennemis des coups funestes, et leur infériorité numérique causa seule leur perte. Des deux côtés, le nombre des morts fut à peu près le même; mais la victoire resta au grand nombre de barbares qui survivaient, et non pas à leur courage. Ce qui prouva, d'une manière assez décisive, le mal qu'on leur fit dans cette guerre, c'est que, pendant trois ou quatre ans, ils restèrent en paix et ne prirent point les armes. Alexandre, instruit de leur situation, demeurait à Antioche : joyeux de son repos et délivré de tous les soucis de la guerre, il se livrait aux plaisirs de cette voluptueuse cité. Il pensait que, si les Perses s'étaient mis sur le pied de paix, leur repos ne pouvait s'interrompre de longtemps, et que le roi barbare aurait de longs délais, de longs retards à subir, avant de pouvoir faire marcher de nouveau son armée. Car dès qu'elle est une fois congédiée, il n'est point facile de la réunir sous les drapeaux. Les Perses, comme nous l'avons déjà dit, n'ont point de troupes disciplinées; c'est une multitude confuse plutôt qu'une armée; les soldats ne reçoivent point d'autres vivres que ceux qu'ils apportent chacun pour leur usage, à leur arrivée ; ce n'est qu'avec peine qu'ils se laissent arracher de leurs demeures; ce n'est qu'à regret qu'ils abandonnent leurs femmes, leurs enfants et leurs foyers. Tout à coup des courriers et d'importantes dépêches vinrent troubler Alexandre et le jeter dans de plus grandes inquiétudes. Les généraux auxquels était confié le gouvernement de l'Illyrie lui écrivaient « que les Germains, franchissant le Rhin et le Danube, dévastaient le territoire de l'empire, inquiétaient, par de continuelles incursions, les armées campées sur le bord des fleuves, et envahissaient en corps nombreux les villes et les villages ; que les peuples d'Illyrie, placés sur les frontières et dans le voisinage de l'Italie, se trouvaient dans un grand péril; que sa présence était nécessaire, ainsi que celle de toute l'armée qu'il commandait. » Ces nouvelles alarmèrent Alexandre, et contristèrent les soldats illyriens, qui se regardaient comme frappés d'un double malheur, en songeant aux revers qu'ils avaient éprouvée dans la guerre de Perse, et en apprenant que leurs familles étaient massacrées par les Germains. Ils ne cachaient point leur indignation; ils accusaient Alexandre, qui avait perdu, par négligence ou par crainte, les affaires d'Orient, et qui montrait de l'hésitation et de la lenteur à s'occuper de celles du Nord. L'empereur et les amis qui l'entouraient commençaient à trembler pour l'Italie elle-même. A leur avis, le danger était bien moindre de la part des Perses que de celle des Germains. Les peuples d'Orient, séparés de l'Italie par une grande étendue de terre et de mer, entendent à peine parler de cette contrée, tandis que les nations d'Illyrie, resserrées dans un étroit espace, et n'occupant qu'une faible partie du territoire de l'empire, rendent les Germains limitrophes et tout à fait voisins de l'Italie. L'empereur ordonna donc le départ, non sans regret et sans chagrin, mais parce que la nécessité l'y forçait. Il laissa le nombre de troupes qu'il crut suffisant pour la défense des rives romaines, fortifia avec soin les camps, les citadelles, en compléta les garnisons, et se mit lui-même en marche pour la Germanie avec le reste de son armée. II fit la route en grande hâte, et se trouva bientôt sur les bords du Rhin. Là il acheva tous ses préparatifs pour la guerre de Germanie. il fit couvrir le fleuve de bateaux qui, joints ensemble, devaient offrir à ses soldats un passage facile. Les deux plus grands fleuves du Nord, le Rhin et le Danube, coulent l'un dans la Germanie, l'autre en Pannonie ; pendant l'été, ils sont navigables, à cause de la profondeur et du la largeur de leur courant; mais pendant l'hiver, gelés par la rigueur du froid, on les traverse à cheval comme une plaine. L'eau de ces fleuves, auparavant si limpide, durcit alors jusqu'au fond, et acquiert tant de solidité que, non seulement elle résiste à la corne du cheval et au pied de l'homme, mais ceux qui veulent s'en procurer viennent avec des haches et des cognées, en guise d'urnes et d'amphores, la brisent, et emportent dans leurs mains, comme une pierre, cette eau qu'ils ont puisée sans vase. Telle est la nature de ces fleuves. [6,16] XVI. Alexandre avait dans son armée beaucoup de Maures et un grand nombre d'archers qu'il avait emmenés avec lui d'Orient; les uns venaient du pays des Osroéniens, les autres étaient des Parthes, qui avaient déserté leurs drapeaux, ou que l'appât de l'or avait engagés à le suivre comme auxiliaires. Il formait ces troupes, songeant à les opposer aux Germains. Ce sont en effet celles qui leur sont le plus redoutables. Les Maures lancent à une grande distance leurs javelots; ils se précipitent sur l'ennemi, puis reculent avec une extrême agilité; les archers dirigent de loin, comme sur un but assuré, leurs flèches sur les têtes nues, sur les corps élevés des barbares. Souvent les Germains s'élançaient pour combattre de pied ferme; ils engageaient une lutte opiniâtre, et souvent se montraient égaux aux Romains. Telle était la position des choses. Alexandre, cependant, prit le parti d'envoyer aux Germains une députation et de traiter avec eux de la paix. Il leur promettait de leur fournir tout ce dont ils auraient besoin, et de ne pas épargner l'or pour les satisfaire. C'est par cet appât surtout que se laissent prendre les Germains, extrêmement avides d'argent, et vendant toujours pour de l'or la paix aux Romains. Alexandre s'efforçait donc d'acheter d'eux la tranquillité et une alliance, plutôt que de courir les chances d'une guerre. [6,17] XVII. Mais ses soldats supportaient avec peine qu'on leur opposât de vains retards et que l'empereur, loin de montrer aucun zèle, aucun empressement pour la guerre, s'occupât uniquement de courses de chars et de plaisirs, lorsqu'il aurait dû poursuivre les Germains et tirer vengeance de leurs premiers outrages. Il y avait dans l'armée un chef nommé Maximin, né, disait-on, dans la partie la plus reculée, la plus barbare de la Thrace, et dans un simple village. Il avait d'abord gardé les troupeaux dans son enfance ; puis dans la vigueur de l'âge, sa taille élevée et sa force le firent entrer comme soldat dans la cavalerie. Peu à peu, comme si la fortune l'eût conduit par la main, il passa par tous les grades, et se vit confier le commandement des armées et le gouvernement des provinces. Alexandre, en considération de cette longue expérience que Maximin avait acquise de l'art militaire, l'avait mis à la tête de toutes les nouvelles levées, pour les exercer, les rendre propres à la guerre. Remplissant avec le plus grand zèle l'emploi qu'on lui avait confié, il se concilia la vive affection des soldats, qu'il ne se bornait pas à instruire de ce qu'ils devaient faire, mais auxquels il donnait lui-même l'exemple dans tous leurs travaux. Aussi n'étaient-ils pas seulement des élèves, mais des émules qui se proposaient son courage pour modèle. Il sut encore les attacher à sa personne par des présents, par des égards de toute espèce. Autant ces jeunes soldats, dont le grand nombre était composé surtout de Pannoniens, se montraient charmés du courage de Maximin, autant ils témoignaient de mépris pour Alexandre, qui, disaient-ils, était soumis aux volontés de sa mère, abandonnait à l'autorité et aux caprices d'une femme la direction des affaires, et conduisait lui-même la guerre actuelle avec tant de mollesse et de timidité. Ils se rappelaient mutuellement à la mémoire les malheurs causés en Orient par son indolence; ils se demandaient entre eux ce qu'il avait fait de courageux et de viril depuis son entrée en Germanie. Naturellement portés d'ailleurs à des choses nouvelles, lassés du règne présent, dont la longue durée leur était à charge, et qui ne leur rapportait plus rien, car toutes les munificences du prince étaient épuisées; convaincus que le nouveau règne qu'ils se préparaient serait aussi profitable à leur cupidité que cher à l'ambition et aux voeux de l'homme qui le recevrait contre toute attente, ils résolurent de renverser Alexandre et de déclarer « empereur et Auguste » Maximin, leur compagnon d'armes, leur camarade de tente, que son expérience et son courage rendaient si propre à la guerre actuelle. Ils se rassemblent donc en armes dans leur camp de manoeuvres; Maximin survient et arrive au milieu d'eux comme pour les exercices accoutumés, et alors, soit qu'il fût étranger à cet événement, soit qu'il l'eût préparé d'abord dans le silence, ils le couvrent de la pourpre impériale, et le proclament empereur. Maximin refuse d'abord; il rejette la pourpre qu'on lui offre; mais, les voyant insister le fer à la main, et le menacer de la mort, il préfère le danger de l'avenir au péril présent, et se résigne à l'honneur de la couronne: depuis longtemps d'ailleurs, disait-il, des oracles, des songes lui avaient fréquemment annoncé une telle fortune. Il proteste toutefois que ce n'est ni de son gré, ni de sa propre volonté, qu'il reçoit l'empire, mais pour obéir à la volonté des soldats; il leur recommande en même temps de soutenir par une exécution prompte ce qu'ils ont résolu de faire ; de prendre leurs armes, de marcher sans délai vers Alexandre, avant qu'il fût instruit, et de devancer le bruit de leur révolte. Il fallait effrayer les soldats qui l'entouraient et les gardes de sa personne, les amener à un consentement par la persuasion, ou les contraindre facilement par la force et par la surprise d'une attaque inattendue. [6,18] XVIII. Quand il eut tout à fait exalté leur dévouement et leur ardeur, doublé leur ration de vivres, promis à leur cupidité des sommes immenses, de magnifiques largesses, et accordé le pardon de toute peine afflictive et infamante, il les conduisit au danger. Le lieu où campait Alexandre avec ses troupes ne se trouvait qu'à peu de distance. Lorsqu'on vint annoncer à Alexandre ce mouvement de Maximin, frappé d'un grand trouble, épouvanté de cette nouvelle imprévue, il s'élança de la tente impériale comme un furieux, pleurant et tremblant tout à la fois. Tantôt il accusait Maximin, l'appelant ingrat et perfide, énumérant tous les bienfaits dont il l'avait comblé ; tantôt il reprochait aux jeunes soldats d'avoir, sans motifs et au mépris de tous leurs serments, formé cet audacieux complot; il promettait d'accorder tout ce qu'on lui demanderait, de faire dans le gouvernement toutes les réformes qu'on pourrait exiger de lui. Les soldats de sa garde poussent ce jour-là en son honneur des acclamations inaccoutumées, et le reconduisent jusqu'à sa tente, en lui promettant de le défendre de toutes leurs forces. La nuit se passe, et au point du jour, on vient lui annoncer que Maximin approche, qu'on voit au loin se soulever des tourbillons de poussière, qu'on entend les cris d'une grande multitude qui s'avance. Alexandre sort de nouveau dans la plaine, convoque ses soldats et les supplie de « combattre pour sa défense, de sauver un prince qu'ils ont élevé eux-mêmes, et qui, pendant quatorze ans de règne, ne leur a point donné le moindre. sujet de plainte. » Après les avoir ainsi excités tous à la compassion et à la pitié, il leur ordonne de s'armer, de sortir du camp pour repousser l'attaque. Les soldats promettent d'abord; mais peu à peu ils se retirent, ils refusent de prendre les armes. Quelques-uns même demandent la tête du préfet du prétoire et des autres favoris d'Alexandre, sous prétexte qu'ils sont les vrais auteurs de cette trahison. D'autres reprochent à sa mère sa cupidité, les trésors qu'elle cache à tous les yeux ; ils l'accusent d'avoir attiré sur Alexandre, par son excessive avarice, par ses économies sordides, la haine de l'armée entière. Ils restèrent pendant quelque temps immobiles à pousser ces confuses clameurs. Mais quand les soldats de Maximin se trouvèrent en vue de ceux d'Alexandre, quand ils exhortèrent leurs compagnons à abandonner une femme avare et un enfant pusillanime, esclave de sa mère, à se ranger sous les drapeaux d'un homme brave et expérimenté, d'un compagnon d'armes qui avait passé sa vie dans les camps et dans les travaux guerriers; obéissant à la voix de leurs frères, ils quittent Alexandre, se joignent à Maximin, et ce chef est proclamé empereur par toute l'armée. Cependant Alexandre, tremblant et à demi mort, retourne avec peine à sa tente. Il se jette dans le sein de sa mère, et là, dit-on, pleurant, l'accusant d'être la seule cause du sort qu'il éprouve, il attend son meurtrier. Maximin, salué Auguste par toute l'armée, envoie un tribun et quelques centurions pour tuer Alexandre, sa mère et tous ceux de sa suite qui pourraient opposer quelque résistance. Ces officiers arrivent, et, se précipitant dans la tente, tuent l'empereur, Mammée, et tous les courtisans qu'ils croient les amis et les favoris du prince. Quelques-uns, qui parviennent à fuir et se cacher, n'échappent à ce massacre que pour un temps ; car, peu après, Maximin les fit tous saisir et égorger. Telle fut la fin d'Alexandre et de sa mère, après qu'il eut régné quatorze ans, sans exciter parmi ses sujets aucune plainte, et sans répandre de sang. Il fut pur, en effet, de tout meurtre, de toute cruauté, de toute action injuste, toujours porté à l'humanité et à la bienfaisance. En un mot, le règne d'Alexandre mériterait d'être loué sans restriction, si la cupidité, si l'avarice sordide de sa mère n'eussent fait rejaillir sur lui une tache d'infamie.