LIVRE QUATRIÈME. De même que les pères thésaurisent pour leurs enfans en travaillant à l'augmentation de leurs biens et de leur fortune en argent, de même, dans leur prévoyance, les devanciers thésaurisent pour leurs successeurs en composant des livres et en racontant les événemens qui se sont accomplis. En effet, à l'aide de ces écrits, le passé est en quelque sorte uni à l'avenir, car l'écriture reproduit ce que l'antiquité emporte avec elle. Ainsi, après avoir rapporté dans les livres précédens les dignités, l'origine et les libertés de l'église de Vézelai, et les luttes qu'elle soutint avec constance et sans se lasser pour la défense légitime de ses libertés, nous reprenons la plume, non pour suppléer à ce qui a pu manquer à notre récit, mais pour le poursuivre et pour raconter les choses que nous avons vues et entendues; et nous entreprenons de faire connaître à de pieux enfans les vertus de leurs pieux parens, afin qu'ils prennent soin de conserver ce que leurs pères ont conquis avec une vigoureuse habileté, et non sans de rudes efforts. Tous les ennemis des libertés de l'église de Vézelai ayant donc été vaincus, l'abbé Pons, de mémoire vénérable et à jamais précieuse, atteignit au plus haut faîte de ses dignités; et ayant en quelque sorte re- 203 trempé ses droits, il abolit entièrement tout ce que la rouille servile de Terreur avait pu introduire d'abus, et ayant rétabli la paix, pendant cinq ans il gouverna paisiblement son monastère, armé de la verge de l'équité. Mais, ô douleur! l'an 1159 du Verbe incarné, il s'éleva une honteuse dissension dans l'Église romaine. Le pape Adrien étant mort, Rolland, chancelier des archives sacrées, fut élu en sa place, de l'avis général et du consentement universel. Et comme celui-ci refusait humblement de se charger d'un si grand fardeau, pendant ce temps, Octavien, l'un des cardinaux apostoliques, et le plus noble des sénateurs de la ville, surprit frauduleusement les insignes apostoliques, et usurpa, ô crime! les honneurs du Saint-Siége, sans aucun respect pour la justice divine et la justice humaine, et n'ayant que trois hommes dans tout le consistoire apostolique pour fauteurs de son crime, savoir, Ismar, évêque de Tusculum, Gui de Crémone, Jean de Sainte-Martine, parmi lesquels Ismar et Jean moururent durant le schisme et avant le schismatique. Aussitôt que les cardinaux eurent connaissance de cette usurpation schismatique, ils sortirent sans délai de la ville avec leur élu, qui prit le nom d'Alexandre (1), et qui fut consacré par Humbaud, évêque d'Ostie. Et alors il s'éleva un schisme terrible dans l'église d'Occident, l'empereur de la Germanie soutenant Octavien, qui prit le nom de Victor; et le roi de Sicile ayant pris parti pour Alexandre, le pape catholique. Alexandre envoya des légats dans la Gaule et dans les îles de la Bretagne, au roi des Français Louis, 204 à Henri roi des Anglais, et à toute l'Église de ces deux royaumes. Ces légats étaient Guillaume de Pavie, Henri de Pise et Othon. Ceux-ci, après avoir traversé l'Italie, ne purent se faire recevoir à aucun titre dans le monastère de Cluny. L'abbé Pons de Vézelai fut le premier qui les accueillit parmi les personnages les plus importans de la Gaule; il approuva et recommanda l'élection catholique du pape orthodoxe Alexandre à tous les princes des deux ordres. Alexandre ayant été reconnu dans les deux royaumes, les légats écrivirent aux gens de Cluny, pour le faire également reconnaître par eux. L'église de Cluny était alors gouvernée par Hugues, sage de conduite et simple d'esprit. Celui-ci ayant convoqué son chapitre, selon l'usage établi pour de pareilles affaires, consulta les frères sur la question de reconnaître Alexandre; mais les frères, qui détestaient l'élévation de leur père Hugues, et ne pouvaient cependant porter la dent de l'envie sur la personne de l'innocent, usant d'adresse, lui défendirent, après la discussion, de reconnaître tant le catholique que le schismatique, de peur qu'en soutenant celui qui serait vaincu, il ne leur arrivât, comme souvent il arrive en pareil cas, d'encourir la haine de celui qui demeurerait vainqueur; mais afin que Hugues ne redoutât point les dangers qui pourraient résulter d'une telle résolution, plus artificieuse que salutaire, ils lui promirent unanimement d'être tous du même avis et de subir le même sort que lui, quelque malheur qui dût arriver. Comme les légats apostoliques craignaient de s'approcher de Cluny et de lancer une sentence contre les schismatiques, ils y envoyèrent Henri, alors évêque de Beauvais, et plus 205 tard archevêque de Rheims, qui, par sa qualité de frère du roi Louis, semblait pouvoir se rendre avec plus de sûreté dans ce pays, et avoir plus de moyens de tirer du fourreau le glaive de l'apôtre Pierre, qui lui était délégué de la part d'Alexandre par les légats ci-dessus nommés. Celui-ci s'étant avancé et arrêté à Luzy, comme il se disposait à lancer la sentence d'anathème contre les gens de Cluny, il différa sur la demande de Dalmatien et des autres princes du pays, et écrivit aux gens de Cluny, les exhortant à se repentir et à reconnaître Alexandre, comme l'avaient reconnu les autres monastères de France; leur déclarant qu'autrement, en vertu de l'autorité apostolique qui lui était déléguée, il ne tarderait plus un instant à lancer la sentence d'excommunication, tant contre eux-mêmes que contre tous leurs fauteurs. Il leur fixa un jour pour se rendre à Melun; mais ni l'abbé de Cluny, retenu frauduleusement par les siens, ni aucun répondant pour lui, ne se présenta: au contraire, les ennemis de l'abbé comparurent, savoir Thibaut, prieur de Saint-Martin-des-Champs, lequel auparavant avait occupé la place de prieur sous les ordres de l'abbé dans le monastère de Cluny, et avec lui plusieurs autres qui paraissaient être les chefs de l'église. Tels que des enfans parricides, ils accusèrent leur père, l'abbé lui-même, et rejetant loin d'eux le crime de schisme, ils se placèrent, eux et les monastères qui leur étaient soumis, sous la sujétion et la protection du catholique Alexandre, et par suite de leurs intrigues, l'évêque de Beauvais excommunia publiquement l'abbé de Cluny, Hugues, et tous ses subordonnés et partisans. 206 Notre père, de sainte mémoire, Pons, bien digne de son titre d'abbé, avait été appelé à cette conférence, de l'avis de quelques hommes qui voulaient, après avoir chassé Hugues, le mettre à la tête du monastère de Cluny. Mais la bienheureuse et glorieuse amie de Dieu, Marie-Madeleine, ne voulut point souffrir qu'il fût arraché de devant son candelabre, dont les rayons éclatans l'avaient environné de tant de splendeur; elle retint pour elle, par les liens du corps, celui qu'elle avait élevé dès son enfance, que le prince des anges, Michel, lui avait concédé, qu'elle s'était approprié tout entier, et qu'elle avait consacré à son service; elle ne permit point que l'ennemi de la liberté de son sépulcre se réjouît un seul moment à son sujet, de peur que, peut-être se contredisant lui-même, celui qui avait combattu pour sa patrie, ne se déclarât de quelque façon contre sa patrie, que la méchanceté ne triomphât de la force par la force, ou que la lâcheté ne l'emportât en sagesse sur la sagesse. Ainsi donc, frappé d'une maladie inattendue, l'abbé entra dans la voie de toute chair, la vingt-quatrième année de son ordination (2); et ayant été enseveli, au milieu des larmes et de la douleur des siens, devant le sépulcre de la servante du sépulcre du Christ, il fut ravi au monde, comme il est permis de le croire, de peur que la vanité de la sagesse humaine ne changeât son cœur. Aussitôt après sa mort, les frères du monastère de Vézelai, formant les mêmes vœux, élurent pour leur père, du consentement général, un homme noble de naissance, illustre par ses vertus, instruit dès son adolescence dans les sciences 207 sacrées, tant dans le monastère de Vézelai, qui l'adoptait en ce moment, que dans celui de Cluny, savoir Guillaume, abbé de Saint-Martin de Pontoise, monastère qu'il gouvernait depuis quinze ans, et qu'il avait enrichi d'un grand nombre de propriétés et de constructions nouvelles. En ces temps, le comte de Nevers, Guillaume, fils de Guillaume le Chartreux, celui-ci fils de Renaud, fils de Guillaume, fils de Renaud, fils de Landri, lequel fut le premier de cette race qui tint du duc de Bourgogne la principauté de Nevers, le comte Guillaume, dis-je, à la suite de tous les maux qu'il avait suscités à l'église de Vézelai (et dont le récit se trouve en grande partie dans les livres précédens de cette histoire), ayant été atteint d'une maladie grave, s'abreuvait par avance du calice de la vengeance divine. Lorsque son fils Guillaume eut appris que les gens du monastère de Vézelai venaient d'élire leur abbé, croyant dans son insolence originelle que toutes choses devaient se faire selon son bon plaisir, il se rendit à Vézelai, rempli de colère, et dans une grande fureur, déclara nulle l'élection faite par les frères, en l'absence de son père, et sans qu'il eût été consulté, et établit des gardes, afin qu'aucun des frères ne pût se rendre de Vézelai auprès du nouvel élu. Combien une telle prétention était à la fois méchante et déraisonnable, c'est ce que prouvent les actes émanés des pontifes romains, les priviléges concédés par les rois de France, et en outre l'acte ci-dessous transcrit, et qui fut signé par l'aïeul du comte, lequel avait aussi attaqué avec une pareille arrogance l'élection de l'abbé Renaud, qui de- 208 puis est devenu archevêque de Lyon, «Moi, comte de Nevers, je fais remise à Dieu, aux bienheureux apôtres Pierre et Paul, et à la bienheureuse Marie-Madeleine, d'une certaine mauvaise redevance que j'exigeais de l'église de Vézelai; c'est à savoir que désormais on n'aura plus à requérir, ni de moi, ni de mes héritiers ou successeurs, aucun consentement au sujet de l'élection de l'abbé de ce même lieu, mais que l'église possédera réellement celui qui aura été élu, sans qu'aucun des nôtres puisse en porter aucune plainte, ni rien exiger de l'église, sur ce que cet acquiescement n'aura pas été donné par nous. Ainsi je promets de ne plus élever à l'avenir aucune prétention, au sujet de l'entrée ou de la sortie des abbés.» Les moines de Vézelai dédaignant les injustes prétentions du jeune comte, firent donc partir Renaud de Marlot pour aller chercher celui qu'ils avaient élu. Celui-ci étant arrivé, ne voulut ni entrer dans le monastère, ni être reçu en procession solennelle par les frères, à moins qu'on ne pût dire qu'il était entré par la porte, car une translation semblable de monastère à monastère, ou d'église à église, ne peut être reconnue authentique sans l'approbation du pontife romain. Les moines de Vézelai écrivirent donc par Geoffroi-l'Hôpital à Othon, cardinal et légat du Siége apostolique, pour lui notifier et le mode de l'élection, et le nom de la personne élue. Le cardinal ayant pris connaissance des priviléges apostoliques, jugea que l'élection était bonne, la déclara ratifiée au nom du seigneur apostolique, et remit à l'élu la charge de l'église de Vézelai, de la part du seigneur pape, par l'entre- 209 mise de Pierre le Pisan, doyen de Saint-Aignan d'Orléans. L'abbé Guillaume entra alors à Vézelai, aux acclamations du peuple, et fut reçu par les frères, marchant en procession solennelle; ayant avec lui Macaire, abbé de Fleury, Thibaut, abbé de Saint-Germain-des-Prés, et Étienne, abbé de Rigny. Peu de jours après, l'abbé envoya au pape Alexandre le susdit Geoffroi et Jean l'Italien, son clerc, avec des lettres de son chapitre, contenant l'avis de son élection et des lettres du roi des Français, du roi des Anglais et des abbés ci-dessus désignés, par lesquelles tous lui recommandaient et la personne de l'élu et les procédés de l'élection. Sur ces entrefaites, le pape Alexandre fuyant les embûches d'Octavien le schismatique, arriva par mer à la ville de Gènes. En ayant été informés, les députés de Vézelai partirent pour cette ville. Accueillis avec honneur par Alexandre, ils résidèrent quelques jours avec lui dans le palais. Là, Alexandre ayant pris place au milieu de l'assemblée générale des cardinaux, et en présence d'une nombreuse réunion de personnes de divers pays, il entendit les députés du monastère de Vézelai, reçut d'eux-mêmes les lettres qu'ils lui portaient, ratifia l'ordination de Guillaume en qualité d'abbé, et accorda à celui-ci et à tous les frères du monastère un privilége par lequel, conformément aux antiques priviléges donnés par les pontifes romains, il statua que les frères du monastère de Vézelai exerceraient, après la mort de leur abbé, le droit de libre élection, pour donner un successeur au défunt, sans qu'aucune personne pût, sous quelque prétexte que ce fût, même de religion, entre- 210 prendre d'usurper ou requérir de toute autre manière le droit de donner son assentiment à la susdite élection. En effet, cette liberté, dont l'église de Vézelai avait joui tranquillement et sans réclamation dès l'époque de sa fondation et durant près de trois cents ans, et en vertu de laquelle elle s'était toujours donné pour chefs des pères choisis indistinctement, tant parmi ses frères que parmi ceux des autres monastères, cette liberté, dis-je, les moines de Cluny, d'une origine fort postérieure, s'efforcèrent de s'en emparer par surprise, s'arrogeant d'abord le droit d'assentiment, ensuite le droit même de faire l'élection, et mentant en disant que le pape Pascal leur avait confié la charge de conférer les Ordres à l'église de Vézelai. Ce fut pour une affaire de ce genre que cette même église, sous le pontificat du pape Innocent II vit s'élever dans son sein de grands scandales, et réclama sa liberté originelle, lorsque, par l'effet des violences de ce mène Innocent et du comte de Nevers, les moines de Cluny lui imposèrent un intrus, un certain Albéric. A cette occasion, presque tous les frères du susdit monastère furent chargés de fers, envoyés en Provence, en Italie, dans la Germanie, en Lorraine, en France, dans l'Aquitaine, et dispersés honteusement de tous côtés, tandis que des étrangers s'introduisaient furtivement sur le sol même de la plus parfaite liberté; et se rassembfant de toutes parts comme sous un nouveau Sennachérib, y gagnaient le nom de Samaritains, par lequel on les désigne encore. Mais comme, au temps de la tentation, le monastère de Cluny s'était enflé d'orgueil, comme celui qui jusqu'alors avait toujours été plus spécialement membre 211 de l'Église romaine, se sépara alors de l'unité romaine, ce fut à bon droit qu'il plut à la sagesse apostolique que la fille du bienheureux Pierre, l'église de Vézelai, cessât enfin d'être sujette des prétentions des schismatiques, surtout puisque le pape catholique, Alexandre, était, par la volonté de Dieu, et aussi bien que l'avaient été Pascal et tous ses autres prédécesseurs apostoliques, en possession et en jouissance des clefs du bienheureux Pierre, par lesquelles on pouvait bien justement se croire fondé à remettre ou à délier ce qu'on prétendait avoir été autrefois confié ou lié, sous prétexte de religion. En effet, l'insolence des moines de Cluny avait mis en grand péril les libertés de l'église de Vézelai, non seulement sur ce point, mais même dans tout le reste. Comme les étrangers dont j'ai parlé ci-dessus abusaient de l'extrême abondance qu'ils avaient trouvée, et comme les indigènes, habitans des lieux voisins, pillaient sans cesse les biens de l'église, ces étrangers s'abandonnant à leur paresse et à leur lâcheté, bien plus qu'occupés de défendre les libertés légitimes de l'église, attirèrent à eux le comte de Nevers, et, sous des apparences d'amitié, lui fournirent l'occasion d'établir une tyrannie inaccoutumée et d'exiger des prestations tout-à-fait inusitées. De leur temps en effet s'invétérèrent et les abus d'une juridiction illégitime, et les désordres des logemens sans cesse renouvelés, et les charges imposées à tout prétexte, et la soumission à toutes sortes d'injustes prestations: de notre temps, tous ces abus avaient presque entièrement anéanti cette église; le venin empesté de la servitude imposée par le monastère de Cluny et de la tyrannie des comtes de Nevers, s'insinuant peu 212 à peu, avait enfin infecté, de la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, tons les seigneurs de ce temps, jusqu'au moment de la venue de l'abbé Pons, de bienheureuse mémoire (qu'avait produit la noble terre d'Auvergne, féconde en hommes illustres), et de son successeur, l'abbé dont il est maintenant question, Guillaume de Marlot, issu de la race vaillante du grand Charles de La Roche-Marlot. Ceux-ci, véritablement fils de leur véritable mère, se sont affliges de sa destinée, et ont combattu jusqu'au sang pour défendre ses droits. Le pape Alexandre, ayant ensuite quitté la ville des Génois, vint aborder au port de Maguelone (3) et le susdit abbé de Vézelai, Guillaume, accourut aussitôt à sa rencontre. Et de même que son prédécesseur Pons avait accueilli dès son arrivée la légation apostolique, non sans déplaire à quelques-uns des siens et des grands du pays, de même Guillaume fut le premier de tous les prêtres de la Gaule à recevoir le souverain pontife lui-même, mettant pied à terre, sur le rivage de la mer. Guillaume trouva grâce devant les yeux d'Alexandre, et Alexandre le glorifia en présence de toute l'église romaine rassemblée en foule. Puis ayant de nouveau pris connaissance du testament du comte Gérard, et ayant comparé les actes anciens qui avaient constitué des priviléges avec les actes plus modernes, le pape Alexandre, de l'avis général, du consentement et du libre arbitre de tous les évêques, prêtres, diacres, sous-diacres et cardinaux, confirma dans le consistoire qu'il tint à Montpellier, et par un acte que nous transcrivons ci-des- 213 sous, l'intégrité des libertés de l'église de Vézelai et son droit absolu d'élire ou de substituer un abbé à un autre. «Alexandre, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses fils chéris, Guillaume, abbé du monastère de Vézelai, et à ses frères, tant du temps présent qu'à ceux qui feront à l'avenir profession de la vie monastique, à perpétuité! «La très-sainte Église romaine, qui rend à chacun selon le mérite de ses œuvres, est dans l'usage de traiter avec une plus grande bienveillance ceux qu'elle trouve fidèles, et d'honorer de ses priviléges ceux qu'elle reconnaît plus ardens à lui rendre hommage. Or on sait, comme nous l'avons appris par un privilége de notre prédécesseur, de bienheureuse mémoire, le pape Calixte, que notre prédécesseur, de précieuse mémoire, le pape Pascal, voyant que la religion avait presque entièrement péri à cette époque dans le monastère de Vézelai, lequel est placé sous la juridiction propre et spéciale du bienheureux Pierre, et considérant combien à cette même époque la ferveur religieuse était grande dans l'église de Cluny, confia à cette même église le soin du susdit monastère, et que le pape Calixte confirma cette décision par un privilége de son autorité; de telle sorte que, après la mort de l'abbé qui se trouverait institué dans ledit monastère en cette qualité, on dût procéder à son remplacement du commun consentement des frères, ou du moins de la partie la plus saine du conseil, avec l'approbation des abbés de Cluny. Mais nous, prenant dans la plus sérieuse consi- 214 dération le constant dévoûment et la ferme foi que vous, ainsi que Pons, abbé de Vézelai, de précieuse mémoire, vous avez déployées, dans ces temps d'orage, envers l'Église romaine; considérant en outre combien l'église de Cluny a grandement et manifestement erré dans ces temps de trouble, en abjurant ses anciens sentimens religieux et son antique honneur, et se rendant étrangère à l'unité de l'Église; et d'un autre côté votre susdit monastère persistant très-fermement dans son dévoûment et sa fidélité envers l'Église, et la religion y étant, par la grâce de Dieu, complétement rétablie; afin qu'il paraisse que chaque église reçoit des récompenses selon ses mérites, nous avons jugé convenable, du commun consentement de nos frères, de révoquer la commission que notre prédécesseur le pape Pascal avait délivrée, en sorte que le susdit monastère ne soit plus en aucune façon soumis à l'église de Cluny, et ne soit tenu d'aucune obligation envers aucune église, si ce n'est envers l'Église romaine; que vous ayez en tout point la liberté de votre élection, et que l'on n'ait en aucune manière à demander ni l'avis ni le consentement des abbés de Cluny. Bien plus, nous voulons qu'il vous soit donné et préposé pour abbé celui que les frères, ou la plus saine partie du conseil des frères, auront élu d'un commun accord, dans la crainte de Dieu et selon l'institution du bienheureux Benoît, et que le pontife romain aura indiqué à l'avance comme devant être ordonné, ou à l'ordination duquel il aura consenti, sur la proposition des moines du même lieu. Or, afin que cette présente décision soit dans les temps 215 à venir observée et inviolable, nous la confirmons par notre autorité apostolique, et nous la sanctionnons par le privilége du présent écrit, déclarant qu'il ne sera permis absolument à aucun homme d'enfreindre cet acte de notre volonté, ou de rien faire de contraire en quoi que ce soit. Que si quelqu'un ose le tenter, après avoir été réprimandé une seconde et une troisième fois, et s'il ne répare son entreprise audacieuse par une satisfaction convenable, qu'il soit privé de son pouvoir et de ses. honneurs, qu'il sache qu'il sera responsable devant la justice divine de l'iniquité par lui commise, qu'il soit rendu étranger au corps et au sang très-sacrés de Dieu et de notre Seigneur Jésus-Christ, et qu'au jour du dernier jugement il soit soumis à une vengeance sévère. Que ceux au contraire qui respecteront la présente décision jouissent de la paix de notre Seigneur Jésus-Christ, afin que, même en ce monde, ils recueillent le fruit de leur bonne action, et qu'ils trouvent auprès du Juge équitable les récompenses de la paix éternelle. Amen.» Après que l'abbé Guillaume eut demeuré plusieurs jours avec le seigneur apostolique Alexandre, comblé de ses grâces et de sa bénédiction, et de la bienveillance de toute l'église romaine, il se retira chez lui; à son arrivée, il fut reçu en grand honneur par les frères et par tout son peuple, réunis en procession solennelle, toutes les places étant bien ornées, et au milieu de la fumée de l'encens; et ayant, selon l'usage, prononcé un discours, il présenta à l'offrande deux pièces de soie précieuses et deux très-beaux tapis: tous les ennemis de la liberté de l'église de 216 Vézelai furent frappés de confusion; et les hommes bavards, et ceux dont c'est l'habitude de porter envie à la prospérité des gens de bien, se soulevèrent, et commencèrent à calomnier l'abbé Guillaume auprès du jeune comte (car son père était mort), comme si Guillaume eût dilapidé tous les biens de l'église, et donné de fortes sommes d'argent aux seigneurs de Rome, disant que c'était une impiété de ruiner ainsi une si noble église, et que cette impiété retomberait bien justement sur la tête du comte, si, étant le tuteur et le défenseur de l'église, il ne s'opposait pas à une telle dévastation. Or, il y avait parmi les ministres de l'abbé Pons un certain jeune homme nommé Guillaume, fils de Pierre de Mont-Réal, jeune sans doute par son âge, mais d'un esprit déjà très-exercé. Cet homme adroit, et sachant se rendre agréable par ses services, obtint une si grande faveur auprès de l'abbé Pons, qu'il surpassa en puissance tous les courtisans, et parvint presqu'à occuper le second rang dans l'exercice du pouvoir. Celui qu'il excluait était exclu, celui qu'il accueillait était accueilli, celui qu'il justifiait était justifié, celui qu'il condamnait était condamné. Le juste et l'injuste, les charges et les mérites, la faveur même, qui semble en tout état de fortune briller de plus d'éclat que tout le reste, n'étaient estimés absolument rien, si l'on n'avait la protection de Guillaume; ceux que leur âge et leur sagesse avaient dès longtemps rendu les intimes amis de l'abbé Pons lui devinrent étrangers; et comme dans l'ardeur de sa jeunesse, Guillaume entreprenait de jour en jour de pl us grandes choses, il en vint à calomnier tous les frères, et lui 217 qui était serf par sa condition et ses mœurs, il osa accuser ses maîtres; enfin, les ayant tous écartés, demeuré seul, il abusa en son nom seul de la bienveillance de son seigneur. Le bien et le mal étaient indifférens à cet homme qui ne s'appliquait qu'à étendre ses propriétés au détriment des pauvres, et qui, abusant de la confiance de son seigneur, rendait trente contre cent, et recevait cent pour un denier: par là, il augmenta immensément ses biens, et gagna des sommes incalculables. Mais tandis qu'il se pavanait dans la faveur d'un seul, et en abusait ainsi, il soulevait contre lui la haine de tous, tant au dedans qu'au dehors. En effet, cet homme orgueilleux, arrogant et impur, dédaignait, accusait, déshonorait tous les hommes honnêtes, et jusques à ceux qui étaient le mieux éprouvés, car, à force d'adresse et d'adulation, il avait tellement circonvenu le cœur simple du pieux abbé, qu'il en obtenait absolument tout ce qui lui plaisait, sans restriction. Ce jeune homme s'étant ainsi enflé et merveilleusement élevé, et ayant pendant quatre ans grandi en insolence plus encore qu'en force et en santé, en un moment, dans l'espace d'une nuit, tout-à-coup, le maUlheureux s'abîma et creva, et devint comme s'il n'eût jamais été; et plût à Dieu qu'il n'eût jamais été! Lorsque l'abbé Pons, de bienheureuse mémoire, eut rendu le dernier souffle de vie, ce traître serviteur, qui eut dû en ce moment mourir de douleur, négligeant le soin des funérailles, enleva soudainement les clés, pilla les armoires, et emporta tout ce qu'il lui fut possible d'enlever. Mais, comme il voulut recommencer à plusieurs reprises ces vols sacriléges, il fut 218 enfin arrêté et saisi par les frères. Interrogé sur les trésors de l'abbé et sur un candelabre d'or que l'impératrice Mathilde, mère du roi des Anglais, Henri, avait autrefois donné au monastère de Vézelai, il nia tout: mais on se mit à visiter sa maison, on obtint enfin de ses serviteurs la clef, qu'il niait avoir prise, et l'on trouva le candelabre, qu'il avait nié, et en même temps le sceau de l'abbé et le sceau du chapitre, que les frères n'avaient plus retrouvé depuis deux ans. Le lendemain matin, il donna aux frères cinq cents livres, comme gage qu'il se soumettrait à la justice, et se livrerait entre les mains du futur abbé, lequel fut élu, d'un commun accord, le jour même de la mort du vénérable Pons, l'an 1061 de l'Incarnation divine, le sixième jour de la semaine, et le quatorzième jour du mois d'octobre. Sur ces entrefaites, l'impie Guillaume de Mont-Réal se rendit auprès du jeune comte de Nevers, qui célébrait les funérailles de son père, lequel avait quitté la vie de ce monde le huitième jour après la mort du pieux abbé Pons. Là, après avoir beaucoup menti et dit beaucoup de faussetés, il promit au jeune comte quatre-vingts livres et dix-sept tasses d'argent, s'il lui prêtait secours contre ceux de Vézelai, s'engageant en outre à donner tous les ans au comte deux marcs d'argent, pour s'assurer sa protection. Le comte lui promit en échange de lui prêter appui contre tout le monde. Après que l'abbé Guillaume, nouvellement élu, eut été solennellement installé, tous les moines se récrièrent, d'une voix unanime, contre Guillaume de Mont-Réal, qui, se confiant dans la protection du comte, refusait de se soumettre à la justice. L'abbé donc ayant donné 219 ordre d'arrêter Guillaume, il fut arrêté et jeté en prison. Mais alors, usant de ses artifices accoutumés, et se voyant dépourvu du secours qu'il avait attendu, il commença par supplier les abbés qui étaient venus à Vézelai, pour assister à l'entrée du nouvel abbé, savoir l'abbé de Fleury et l'abbé de Paris; sous l'apparence d'une confession, qu'il n'est jamais permis aux prêtres de révéler, il leur déclara tout ce qu'il dit savoir sur les trésors qu'on lui redemandait, et leur protesta qu'il se soumettrait à leur décision sur les griefs allégués contre lui, si le nouvel abbé y donnait son consentement; et celui-ci, se rendant aux prières et aux conseils des abbés, déclara qu'il y consentait. Aussitôt, et vers le crépuscule du soir, on apporta les reliques des saints dans l'appartement de l'abbé, et l'impie Guillaume, tiré de sa prison, jura sur les saintes reliques qu'il exécuterait tout ce que les susdits abbés lui prescriraient le lendemain matin, et que jusque là il ne prendrait point la fuite. Mais quelle confiance peut-on avoir dans un perfide? il n'y a nul gage de sincérité là où il n'y a nul fermeté dans la foi; et comme on dit vulgairement qu'il ne faut jamais se fier à celui que l'on a déjà reconnu pour ennemi, de même il ne faut accorder aucune confiance au traître qui prête un serment; l'impie jure de la bouche, sa bouche parle selon le vrai, mais dans le fond du cœur il parle selon sa méchanceté; et, tombant dans l'abîme des maux, il méprise la justice, et poursuit les pensées de l'impiété. Ainsi ce scélérat Guillaume, méprisant son serment, dédaignant la confiance de ceux qui s'étaient faits ses garans, impudent et parjure, prit la fuite cette même nuit. Aussitôt que 220 l'abbé Guillaume en fut informé, et apprit l'issue de l'événement, il envoya ses serviteurs dans la maison du traître fugitif, fit enlever tant les grains que les vins, les vases, les étoffes et tout le mobilier qui se trouva dans la maison, et exigea des cautions la somme d'argent de cinq cents livres, que Guillaume avait promise en nantissement. Le sacrilége Guillaume s'enfuit secrètement auprès du comte, lequel l'accueillit, et quelques jours après le ramena lui-même à Vézelai. Alors l'abbé ayant demandé au comte pourquoi il avait accueilli le fugitif perfide envers lui, et pourquoi il le ramenait à Vézelai, au mépris des usages du lieu, car il ne lui était permis ni de recevoir un homme qui était sous la protection du monastère, ni de fournir un sauf-conduit à un ennemi du lieu, pour l'y faire rentrer, on convint d'un jour pour se réunir à Rigny, et terminer les différends élevés sur ces divers points, et sur d'autres encore. Lorsqu'on se fut rassemblé en ce lieu, l'abbé se plaignit d'abord de ce que le comte accueillait et protégeait ses hommes, placés tous sous sa protection, au mépris des usages de l'église, et demanda qu'il lui rendît sans délai son fugitif, Guillaume de Mont-Réal, lequel était serf et sujet de l'église, et de plus, convaincu de trahison et de parjure. Alors le comte interrogea ses grands sur le mérite de cette plainte, qui alléguait les droits d'une coutume. Mais tous répondirent à l'unanimité que le comte n'avait aucun droit de protection sur les hommes de l'église de Vézelai, ni contre l'église, ni de toute autre manière. Aussitôt le comte renvoya le fourbe Guillaume, et lui prescrivit de retourner auprès de son lé- 221 gitime seigneur, et de se soumettre en toutes choses à ses ordres. Guillaume voyant qu'il n'avait pu réussir en rien, se soumit bon gré malgré aux ordres de l'abbé; et ayant abandonné sa maison, ainsi que quelques-unes de ses propriétés, il affranchit ses cautions. Après cela il arriva que le comte tomba mortellement malade. L'abbé Guillaume, l'ayant pris en grande compassion, le servit généreusement, aussi bien qu'il le put, quoiqu'il fût bien certain de la haine qu'il lui portait; et tous les jours l'église de Vézelai faisait à Dieu une prière pour le comte. Mais lorsque celui-ci se fut rétabli à la suite des prières de l'église, l'ingrat oublia tous les bienfaits dont il était redevable à cette église et à l'abbé, et ouvrant l'oreille aux insinuations des méchans, il chercha dans son esprit des prétextes pour harceler l'abbé ou le monastère. Il écrivit à l'abbé d'avoir à lui restituer l'argent que l'impie Guillaume, surnommé de Mont-Réal, lui devait en vertu d'un compromis; en même temps il donna ordre au député qui portait sa lettre, dans le cas où l'abbé différerait ou refuserait de lui rendre cet argent, de dévaster aussitôt ses terres. En conséquence, un jour de dimanche, ce député, qui s'appelait Geoffroi de Melun, présenta à l'abbé la lettre que le comte lui écrivait sur cette affaire, et l'abbé lui répondit sur-le-champ qu'il ne devait aucun argent au comte, et que, si l'impie Guillaume lui en devait, le comte n'avait qu'à le lui redemander. Geoffroi lui répondit que ce n'était pas son affaire, et qu'il se bornerait à accomplir exactement les ordres de son seigneur. «Ainsi donc, lui dit l'abbé, ce dimanche a même tu iras piller nos biens? — Non, répondit 222 Geoffroi, mais demain je ne pourrai me dispenser d'exécuter l'ordre de mon seigneur. Si cependant il te plaît d'envoyer quelqu'un auprès de mon seigneur, je partirai moi-même volontiers avec ton messager, et j'intercéderai pour toi.» L'abbé lui ayant indiqué un certain moine qui résidait à Champ-Mol, et qui serait son messager, et Geoffroi l'ayant accepté pour se rendre avec lui auprès du comte, chemin faisant Geoffroi quitta le moine, et se dirigeant vers Château-Censoir, il y choisit les jeunes gens les plus vigoureux, et tout aussitôt, le dimanche même, vers le soir, il enleva tous les troupeaux de moutons appartenant à l'abbé, et qu'il trouva à Champ-Mol, où le même jour il avait pris un repas avec l'abbé. Mais la vengeance divine ne tarda pas à le poursuivre. Sept jours ne s'étaient pas encore écoulés que Geoffroi, frappé de démence, sauta de la fenêtre de sa maison dans le fleuve de l'Yonne, qui coulait au-dessous; on l'en retira à moitié mort, mais alors il se mit lui-même à déchirer son propre corps, et indigne de vivre, il mourut dans un accès de folie. Ensuite tous les frères et tout le peuple de Vézelai ayant poussé des cris contre le très-scélérat Guillaume, qui attirait sur eux l'inimitié d'un si grand prince et le pillage de leurs propriétés, l'abbé enjoignit à ce même Guillaume de donner satisfaction au prince sur ce qu'il lui avait promis, ou du moins d'indemniser l'église des dommages qu'elle avait soufferts. Guillaume, n'ayant fait ni l'un ni l'autre, fut chargé de fers et jeté en prison. Ainsi lié de chaînes et plongé dans les ténèbres, il ne put être déterminé par la puanteur de sa prison à 223 renoncer à son argent, et aima mieux subir en entier son misérable sort, que se dessaisir volontairement d'une partie de sa fortune. Il l'avait gagnée en des lieux divers à force d'usure, et pour la conserver il supporta l'infection horrible de sa prison, les tourmens de la faim, et, ce qui est pire encore, l'affront fait à son honneur. Vaincu cependant par les longues souffrances de sa prison, il abandonna de nouveau ses propriétés, et fit sa paix. Dès lors il fut comme un loup au milieu des moutons, cherchant à surprendre ses voisins, accusant les pauvres et insultant les riches. Toutefois le comte, non content des misères de Guillaume et de ses propres torts, fit enlever le gros et le menu bétail, et piller même les hommes du monastère de Vézelai. Et comme on dit dans un proverbe vulgaire, que tout prétexte est bon à celui qui veut faire le mal, le comte n'ayant aucun motif légitime, allait cherchant toutes sortes de mauvaises raisons pour parvenir à soumettre l'église à sa seigneurie et pour la dépouiller de ses libertés. En ce temps, l'Eglise d'Occident était travaillée d'un schisme très-sérieux. Or Henri, comte de Troyes, tenait pour le parti de l'empereur. D'un autre côté, Louis, roi de France, envoya ses députés auprès du pape catholique Alexandre, savoir Thibaut, abbé de Saint-Germain-des-Prés, et Cardeu, son clerc; mais Alexandre ayant reçu les députés moins bien qu'ils ne s'y attendaient, à leur retour ils vinrent à Vézelai. Là, l'abbé Thibaut tomba malade, se mit au lit, mourut le 24 juillet, et fut enseveli en dessous de la porte de la basilique de la bienheureuse Marie-Madeleine, basilique dont il avait été moine. 224 Lorsqu'il apprit que les députés avaient été repoussés, le roi Louis, irrité, se repentit d'avoir adopté Alexandre, au mépris de Victor, et écrivit à ce sujet, par l'intermédiaire de Manassé, évêque d'Orléans, à Henri, comte de Troyes, lequel à cette époque se rendait en hâte auprès de l'empereur des Germains. Le comte Henri, tout joyeux de cette circonstance favorable, proposa à l'empereur d'entrer en conférence avec le roi, en présence des grands des deux royaumes et des hommes de l'église, lui protestant avec serment que le roi, après avoir fait examiner l'élection de l'un et l'autre seigneur apostolique, et d'après le jugement de personnes choisies dans les deux royaumes, se prononcerait pour son avis, de lui comte Henri. En conséquence le lieu de la conférence fut fixé à Saint-Jean de Losne, bourg situé en deçà du fleuve de la Saône, et sur le territoire du royaume de France. Il fut statué aussi qu'Alexandre le catholique et Victor le schismatique assisteraient à la conférence, et seraient confrontés, au sujet de leur élection, en présence de toute l'église. Dès qu'il fut informé de ceci, Alexandre envoya des députés au roi Louis, savoir Bernard, évêque de Porto, et Jacinthe, son diacre, qu'il chargea d'apaiser la colère du roi et de lui proposer une conférence amicale. Alexandre et Louis se réunirent donc à Souvigny, bourg appartenant aux moines de Cluny. Le roi Louis demanda à Alexandre de se rendre à la conférence convenue, ou, s'il redoutait la présence de l'empereur, de se diriger du moins vers ce côté jusqu'au château de Vergy, lequel était inexpugnable. Mais comme Alexandre ne voulait point y consentir: «Je te conduirai, lui dit le roi, 225 toi et toute ta suite, et je te ramènerai sain et sauf aussi bien que ma propre personne.» Et comme Alexandre ne voulait pas consentir même à cette proposition, redoutant les artifices de l'empereur, le roi lui répondit: «Il est étonnant que celui qui a la conscience de son bon droit refuse de soutenir son innocence et de produire sa cause en justice.» Et le roi partit alors pour se rendre à la conférence convenue avec l'empereur, car il ne connaissait pas encore les conditions que le comte Henri avait arrêtées de sa part avec ledit empereur. Le roi s'étant donc rendu au château de Dijon, le comte Henri se porta à sa rencontre, et lui déclara alors pour la première fois les conventions qu'il avait conclues avec l'empereur, lui disant: Consultant à la fois le respect dû à Ta Majesté et l'avantage de ton royaume, ô roi mon seigneur, j'ai réglé cette conférence sur le fleuve de la Saône, afin que toi, monseigneur et roi, et l'empereur Frédéric, vous réunissant avec les évêques, les abbés et les grands des deux empires, ton seigneur apostolique et le seigneur apostolique de l'empereur étant aussi présens, des deux côtés on élise des hommes éprouvés par la sagesse, tant dans l'Église que parmi les chevaliers, lesquels hommes jugeront l'élection de chacun des deux seigneurs apostoliques. Et s'il est prouvé que l'élection de Rolland a été meilleure, l'élection d'Octavien sera cassée, et l'empereur tombera aux pieds de Rolland; si au contraire l'élection de Victor vient à prévaloir, celle de Rolland sera annulée, et toi, seigneur roi, tu tomberas aux pieds d'Octavien, Que s'il arrive qu'Octavien soit absent, 226 l'empereur se détachant de lui se soumettra à ton Alexandre; et si au contraire c'est Alexandre qui ne se présente pas, il en arrivera de même, et toi, roi, tu te déclareras pour Victor. Mais si Ta Majesté ne voulait ni consentir aux susdites conditions, ni donner a son assentiment à la sentence arbitrale des juges, j'ai juré par serment de passer de l'autre côté, et livrant à l'empereur tout ce que je tiens en fief du domaine du roi, je le tiendrai dès lors de l'empereur.» Le roi Louis frappé dvétonnement répondit à ce discours: Je cherche avec étonnement d'où a pu te venir une telle confiance, de conclure de pareilles conventions avec l'empereur à mon insu, et sans m'avoir consulté:» Henri lui répondit: «C'est toimême, ô roi, qui m'as inspiré cette confiance par l'entremise de Manassé, évêque d'Orléans.» Et celui-ci interrogé à ce sujet, et redoutant le roi, commença par nier, dissimulant les artifices qu'il avait employés pour entraîner Henri dans ce traité. Alors Henri produisit une lettre du roi dans laquelle il était dit que les députés du roi avaient été repoussés par Alexandre, et que, par ces motifs, le roi indigné mandait à Henri d'aller en toute assurance trouver l'empereur Frédéric, et d'arrêter avec lui une conférence pour entendre les deux parties, certain que le roi serait en tout point de son avis. Or l'empereur Frédéric s'était fait construire un palais d'une dimension extraordinaire dans un lieu appelé Dole, sur les frontières de son empire, quand les Français apprirent que le schismatique Victor n'était pas avec l'empereur, et ils se réjouirent fort de son absence. Mais, dès qu'ils en furent informés, les Teu- 227 tons ou Germains coururent en très-grande hâte, et ramenèrent Victor avec eux le même jour. L'empereur l'ayant pris avec lui, le conduisit au milieu de la nuit sur le milieu du pont et le ramena aussitôt, comme s'il eût satisfait à ses conventions. Or le roi Louis étant sorti comme pour aller à la chasse, traversa une forêt, se rendit au lieu fixé pour la conférence, et envoya Josse, archevêque de Tours, Maurice, évêque de Paris, Guillaume, abbé de Vézelai, et quelques autres grands de son royaume, auprès des députés de l'empereur, lesquels, s'étant réunis au même lieu, attendaient le message du roi. Parmi eux encore était le comte Henri, qui, à raison d'une étroite parenté, favorisait entièrement le parti de Victor le schismatique. Les députés du roi demandèrent donc au comte même un délai convenable, attendu que les conventions réglées pour cette conférence avaient été inconnues au roi jusqu'à l'avant-veille, puisque l'empereur avait forcé le comte Henri à jurer de ne révéler sous aucun prétexte lesdites conventions avant le jour fixé pour cette conférence, ajoutant qu'il serait inconvenant de terminer si légèrement une si grande affaire. Et comme les députés de l'empereur Frédéric refusèrent le délai qui leur était demandé, le roi s'en retourna à Dijon. Alors les cardinaux que le pape Alexandre avait envoyés, espérant que la conférence était rompue, retournèrent à Vézelai. Le roi nomma des surveillans, chargés de garder les frontières de son royaume. Le lendemain de grand matin le comte Henri se rendit auprès du roi, dans le palais du duc de Bourgogne, pour lui déclarer qu'il n'était nullement libéré des conventions, qu'en conséquence, 228 lui comte Henri se verrait dans la nécessité de se retirer de lui et de se livrer entre les mains de l'empereur, en sorte que tout le territoire qu'il avait jusqu'alors tenu en fief du roi, il le livrerait désormais à l'empereur, le recevrait de celui-ci, et lui rendrait hommage. Toutefois il ajouta que, par respect pour le roi, il avait obtenu de l'empereur un délai de trois semaines, sous la condition que le roi remettrait des otages et promettrait à l'empereur de revenir au jour qui serait fixé, d'amener avec lui Alexandre, d'entendre à cette nouvelle conférence la cause des deux prétendans, et de se soumettre au jugement d'hommes sages choisis dans l'empire et dans le royaume, faute de quoi le roi se livrerait lui-même à l'empereur, dans la ville de Chrysopolis (4) noble cité appartenant aux Bisontins. Le roi consentit à tout, le courage lui manqua, son cœur était chargé d'ennuis; il promit de faire ainsi qu'il était proposé, et donna des otages, savoir.... le duc de Bourgogne.... le comte de Flandre, et Guillaume, comte de Nevers (5). En apprenant les arrangemens que le roi avait conclus, tout l'ordre ecclésiastique fut profondément affligé, et tous élevèrent leur voix et leur cœur vers le Seigneur, le suppliant de prendre en pitié sa très-sainte Église, et de délivrer le roi des fraudes de ceux qui le circonvenaient. Le roi se rendit donc au bourg ci-dessus nommé de Saint-Jean-de-Losne, où l'empereur devait se porter à sa rencontre: mais ce dernier trompa le comte Henri, et envoya à sa place le principal fauteur du schisme, Renaud, son chancelier, de l'église 229 de Cologne. Et lorsqu'en présence de celui-ci, on eut rappelé les conditions que le comte Henri avait proposées au roi de la part même de l'empereur, la puissance divine se prononça tout aussitôt en faveur de son Église et de la pieuse simplicité de la majesté royale. Renaud, fauteur des profanes erreurs, répondit que l'empereur n'avait nullement souscrit de telles conventions, c'est-à-dire n'avait point promis de reconnaître à aucune assemblée le droit de juger l'Église romaine, laquelle subsiste en vertu de son propre droit. Alors le roi, rempli de joie, demanda au comte Henri si les conventions n'avaient pas été arrêtées dans la forme que lui-même lui avait proposée. «Voici, ajouta le roi, que l'empereur qui, selon tes paroles mêmes, devait se présenter ici, est absent: et voici encore que les députés veulent changer les conditions arrêtées en ta présence et selon ton témoignage. — Cela est vrai, dit le comte Henri. Et le roi reprit: «Ne suis-je donc pas affranchi de toute convention?—- Affranchi, répondit Henri.» Et le roi dit alors à tous les grands, ainsi qu'aux évêques et aux abbés qui étaient présens: «Vous avez tous vu et entendu comment j'ai accompli volontairement tout ce qui est en mon pouvoir: dites maintenant si je vous semble dégagé des conditions du traité.» Et tous répondirent: «Tu as affranchi ta parole.» Et aussitôt le roi, lançant un cheval très-rapide sur lequel il était monté, poursuivit promptement sa marche. Les Teutons, extrêmement confus, se jetèrent; sur ses pas, le suppliant de revenir auprès de l'empereur, lequel serait tout prêt à exécuter les conditions que le comte Henri avait proposées. Mais le roi 230 ne tenant aucun compte de ce qu'on lui disait, et n'envisageant qu'avec horreur le piège auquel il venait d'échapper, répondit: «J'ai fait ce qui était de mon devoir.» Et ainsi la conférence ayant été rompue, le roi retourna dans son royaume. Cependant le pape catholique Alexandre, redoutant la colère du roi Louis, se rendit dans la ville de Bourges, métropole de l'Aquitaine, et au monastère de Dol, situé auprès de Châteauroux, et y passa l'hiver. Puis, vers l'époque du carême suivant, il se rendit auprès du roi Louis, dans la ville de Paris. Le roi l'accueillit très-honorablement, et le pape, selon l'usage de l'Église romaine, porta lui-même la rose d'or, le jour de dimanche où l'on chante le Lœtare Jerusalem. Ayant ensuite célébré les fêtes solennelles de Pâques, le pape consacra la basilique du couvent du bienheureux Germain-des-Prés, que gouvernait alors Hugues de Monciel, moine de l'église deVézelai. Guillaume, abbé de cette église, se rendit de nouveau à Paris, pour demander au souverain pontife Alexandre de confirmer une troisième fois, et plus complétement, les libertés et les propriétés de son église, ainsi que les immunités dans la banlieue de son monastère, selon que ses prédécesseurs les avaient déjà réglées. Le pape donna son saint consentement à cette demande, et délivra à l'abbé un troisième privilége. De là il se rendit à la ville métropolitaine de Tours, et y tint un concile de tous les évêques, savoir, les évêques de Lyon, de Narbonne, de Vienne, de Bourges, de Sens, de Rheims, de Rouen, de Tours, de Bordeaux, d'Auch, des Alpes, des Apennins, des Alpes maritimes, au nombre de cent cinq. Il y avait 231 en outre les évêques de Cantorbéry et d'York, et des évêques écossais et irlandais, ainsi que des abbés et des personnes de divers ordres qui accoururent en foule et de toutes parts avec empressement. Plusieurs évêques de la Germanie écrivirent aussi secrètement au pape Alexandre, lui rendant humblement obéissance, et lui témoignant toutes sortes de respects, selon que le leur permettaient le temps et le lieu. Une grande partie de l'Italie s'y joignit aussi, les uns par écrit, les autres en personne. La Sardaigne et la Sicile, toute la Calabre, toute l'église d'Orient et l'Espagne inclinèrent humblement la tête devant le pape catholique Alexandre, et lui vouèrent obéissance. Etienne, abbé de Cluny, et Guillaume, abbé de Vézelai, assistèrent pareillement à ce concile. Ceux deCluny méditèrent d'intenter une action contre ceux de Vézelai au sujet de leur séparation; mais ayant la conscience de leur mauvais droit et de la justice de l'Église de Rome, ils demeurèrent tous en silence, et n'osèrent pas même faire entendre un murmure, car plusieurs controverses du même genre furent portées de part et d'autre devant ce même concile et terminées par lui. Telle fut la cause des clercs de Paris et des moines du couvent de Saint-Germain-des-Prés: elle fut examinée à fond, et le jugement imposa un silence éternel aux injustes prétentions des clercs. Alexandre ayant fermé le concile synodal, retourna ensuite dans la ville de Bourges, capitale de l'Aquitaine. Aux approches de la saison d'automne, il se rendit dans la ville de Sens, et y séjourna sans interruption durant dix-huit mois. L'auteur du schisme, Octavien, qui a été appelé Victor, ayant terminé sa 232 vie par un accident malheureux, les schismatiques mirent à sa place Gui de Crémone, lequel avait été le premier apostat parmi ceux qui avaient concouru à l'élection d'Alexandre. Cependant le comte de Nevers tracassait cruellement l'église de Vézelai; et à l'aide de ces sortes d'individus qui cachent leurs mensonges sous les apparences de la candeur, il ne cessait de diffamer la conduite de l'abbé Guillaume et de ses frères. Animé du seul desir de soumettre Vézelai, il était travaillé d'une vive haine contre l'abbé, qui résistait à ses entreprises criminelles, tantôt par adresse, tantôt avec une grande vigueur. La force d'ame de ce dernier éclata principalement en cela, qu'il sut également lutter contre les artifices de la dissimulation et contre les violences du brigandage; c'est pourquoi, voyant que toutes les perfidies de la haine demeuraient entièrement stériles, et ne produisaient aucun résultat, se trouvant en outre dépourvu de toute espèce de droit, le comte méconnaissant enfin toute justice, dédaignant tout sentiment d'honneur, et foulant aux pieds tout respect religieux, recourut dans sa rage insensée aux armes d'une audacieuse tyrannie. Après s'être péniblement appliqué à chercher, à travers mille tergiversations, les moyens de mal faire, sans pouvoir trouver aucun motif légitime de nuire à l'église, il lui redemanda, au mépris de tout droit et de toute justice, ces mêmes redevances usurpées, dont son père, après avoir échappé au péril de son naufrage, avait fait lui-même la remise, et dont il avait confirmé la concession dans le chapitre de Vézelai, en présence même du comte et de sa mère. 233 L'abbé s'étant refusé à ce qui lui était injustement redemandé, le comte lui envoya une déclaration de guerre. Des amis des deux partis intervinrent, et convinrent d'ouvrir une conférence auprès de l'étang de Noverre, pour chercher s'il ne serait pas possible de terminer à l'amiable cette nouvelle contestation. Le comte ayant interpellé l'abbé au sujet de ses susdites prétentions, celui-ci lui répondit que ce que son père avait remis, ce que lui-même avait concédé, il ne pouvait le redemander, non plus que lui, abbé, ne pouvait le rendre, surtout puisque l'église s'en trouvait alors investie, et par la remise que son père en avait faite, et par sa propre concession. Aussitôt le comte, rempli de colère, grinçant des dents, et comme insensé, se rendit à Vézelai (c'était la veille de la nativité du précurseur du Christ); et entrant dans le monastère, tandis que les frères, informés de son arrivée, venaient de fermer toutes les clôtures, il les força lui-même, et, saisissant une hache, brisa le premier la porte d'une cuisine. Ses satellites ayant vu cela, s'emparèrent aussitôt des maisons de l'église, brisèrent les autres portes, et massacrèrent les moines qui voulaient les repousser. Puis ils passèrent cette même nuit dans l'hôtellerie du monastère; et malgré l'opposition des frères, ils servirent leur seigneur avec toutes les provisions du monastère. Les frères déposèrent les croix et les chasubles, mirent les autels à nu, et cessèrent de célébrer les offices divins dans toutes leurs églises. Cette nuit même, l'abbé se retira à Champ-Mol, et la nuit suivante à Givry, d'où il expédia un message au roi, et lui-même en partit, pour se rendre auprès 234 du pontife romain, lequel, étant revenu du concile de Tours, se trouvait à cette époque dans le monastère de Dole. Mais comme dans ce même temps, le roi. avait entrepris une expédition contre les Auvergnats, il ne voulut pas irriter le comte; toutefois il l'invita à ajourner le procès qu'il voulait engager, jusques au moment où lui-même serait revenu de son expédition. Alexandre, de son côté, méditant sur le schisme qui affaiblissait l'Église, et craignant, s'il montrait un peu trop de dureté contre les princes séculiers, que l'Église elle-même ne fût affligée d'un plus grand scandale, se borna à adresser au comte un simple écrit, pour l'inviter à cesser de tourmenter l'église de Vézelai, qui était fille du bienheureux Pierre, et alleu de l'Église romaine. Mais le cœur de ce comte, semblable aux Pharaons, s'endurcit; et au lieu d'être comme une source d'eau douce, il prit la dureté de la pierre. Méprisant à la fois et les exhortations apostoliques, et celles du roi, et menant avec lui une armée nombreuse de cavaliers, d'hommes de pied et de toute sorte de menu peuple, comme pour aller attaquer un peuple ennemi, il arriva à Vézelai, le jour même de la sainte solennité de la bienheureuse Marie-Madeleine. Aussitôt qu'il fut entré, les frères suspendirent les offices divins; et, ayant fermé les portes du cloître, ils offrirent leurs prières à Dieu, à voix basse, dans la chapelle de la Mère de Dieu, jugeant qu'il serait inconvenant d'ouvrir les lieux sacrés devant un sacrilége. Quant à l'abbé, il descendit à Saint-Pierre. Le comte entra donc dans le monastère, selon son usage, descendit dans l'hôtellerie, avec une suite inusitée, et prit de ses mains, et pour lui-même, 235 les provisions que les frères lui avaient refusées. Cette nuit même, l'abbé monta au sépulcre de la bienheureuse Marie-Madeleine, y célébra, selon les circonstances, les cérémonies solennelles dues à Dieu; et au point du jour, il descendit à Écouan, et offrit à Dieu l'hostie consacrée. Renaud de Marlot, son cousin germain, le suivit, avec Durand Albourg, et le supplia de se reposer un peu en ce lieu, car il avait envoyé un message à Givry, pour qu'on y préparât les alimens dont ils avaient besoin pour réparer leurs forces. Renaud remonta ensuite, et s'entretint avec le comte des moyens de rétablir la paix. L'abbé ayant été rappelé, on fit la composition suivante. Le comte s'engagea à donner satisfaction publique devant l'autel, pour la violation du monastère, à payer vingt livres pour l'usurpation de la redevance, à concéder enfin, et à confirmer par écrit, la remise que son père avait faite des redevances casuelles; à faire faire les mêmes concessions par Renaud, son frère, Gui, également son frère, et par sa sœur; et il promit en outre (donnant pour gage de sa foi des otages, savoir Ignace, vicomte de Joigny, Étienne de Pierre-Pertuis, et Hugues de Tournoille) que ses frères, lorsqu'ils seraient arrivés à l'âge légal, renouvelleraient la susdite remise. En faveur de cette confirmation par écrit, et pour assurer le maintien de la paix à perpétuité, il fut arrêté aussi que l'abbé donnerait au comte sept cents livres, et que, pour la redevance de ce jour, il paierait deux cent cinquante-trois livres, sous cette condition que le comte ferait remise entière de la même redevance pour la fête de l'année suivante, et qu'il n'exigerait de nouveau que cent 236 livres pour une autre redevance. Les choses ainsi réglées et accordées de part et d'autre, à la sixième heure du jour, les cloches sonnèrent, et les frères célébrèrent les solennités de la fête sacrée. Le comte, se présentant devant l'autel, y donna satisfaction poux l'insulte faite par lui au monastère, et, selon les conventions, déposa vingt livres, pour l'accomplissement de la justice. Le jour suivant, il se rendit au chapitre des frères, présidé par l'abbé, et, en présence d'eux tous, il leur concéda de nouveau la remise des susdites redevances casuelles, que son père avait faite, confirma cette remise par écrit, et y ajouta la garantie de son sceau. Après cela, le comte Guillaume tomba dangereusement malade à Nevers, tellement qu'on désespéra de sa vie. Mais, comme il offrit à Dieu les prières de l'humilité, enfin il se rétablit, et alla invoquer la protection des saints dans l'oratoire de la bienheureuse et très-pieuse vierge Marie, dans le Puy, ville du Velay: de là, étant revenu de son corps dans sa patrie, et de son cœur aux sentimens de haine qu'il nourrissait toujours contre Guillaume, abbé de Vézelai, il manda à celui-ci de se rendre en sa présence, pour lui faire justice de n'avoir pas satisfait au droit du sel, et de venir en jugement devant sa cour, à Nevers. L'abbé répondit: «J'espérais avoir fait ma paix avec le comte, au sujet de toutes les querelles du temps passé. Cependant, comme je suis ignorant, et ne pense pas connaître encore complétement les usages du monastère, je conférerai avec les plus anciens de la ville et avec d'autres hommes sages; et selon le conseil qui nous sera inspiré par le ciel, 237 je répondrai au comte par mes propres députés.» Alors Abbon de Mont-Galguier (car c'était lui qui avait porté le message du comte) dit à l'abbé: S'il te plaît d'accepter l'ajournement que je te dénonce de la part du comte, c'est bien; sinon, le comte agira comme si tu avais refusé de lui faire justice.» Ensuite Abbon se retira, et fit au comte un rapport pire que ce qu'on lui avait dit. L'abbé cependant tint conseil, et fit partir ensuite des députés chargés de répondre au message du comte. Mais ceux-ci rencontrèrent en chemin les satellites du comte, marchant en avant de leur seigneur, lequel venait à Vézelai, dans un nouvel accès de folie. Et, aussitôt après, le comte faisant irruption dans le monastère, envahit les appartemens de service, et expédia sur-le-champ ses hérauts dans la banlieue de Vézelai, d'Écouan et de Saint-Pierre, prescrivant à tous les hommes du monastère qu'ils eussent à se rassembler pour le lendemain, et à se présenter devant lui. Mais eux méprisèrent à l'unanimité de pareils ordres. Alors, emporté par la fureur, et au mépris des usages du lieu, le comte fit proclamer par son héraut que quiconque ne se présenterait pas devant lui serait arrêté, si on le rencontrait, et que sa maison serait mise publiquement en vente. En entendant cela, tous furent stupéfaits, et plusieurs, saisis de terreur, se présentèrent devant lui. Eux réunis, le comte leur dit: «Comme l'abbé a refusé de me faire justice, je me suis investi de mon propre droit: je veux donc que, renonçant à cet abbé, vous vous engagiez de fidélité envers a moi, et que, dès ce moment, vous ne payiez plus aucune redevance, ni à l'abbé, ni aux moines.» A 238 cela, les bourgeois répondirent: «Nous avons juré fidélité à l'abbé et à l'église; il nous semble qu'il serait injuste et très-honteux, du moins pour nous, de nous parjurer sans motif; ainsi nous te demandons de nous donner un délai, afin que nous puissions nous entretenir avec notre seigneur, et que nous allions le trouver, pour lui rapporter tout ceci. — Votre seigneur est ici, leur dit-il, et vous pourrez lui parler tout de suite. — Permets-nous donc, répondirent-ils, d'aller vers lui.» Et alors il leur dit: «Choisissez parmi vous deux ou trois hommes qui aillent porter vos paroles à l'abbé, et qui vous rapportent sa réponse.» Alors Simon de Souvigny et Durand Albourg, qui servaient vivement les projets impies du comte, se levèrent, et se rendirent, avec quelques autres, devant l'abbé; celui-ci connut alors le discours du comte, et vit bien que le comte avait retenu ses hommes, pour les empêcher de se rendre auprès de lui. Aussitôt il appela Jean Caprin et quelques-uns des plus anciens de l'église, et les envoya sur-le-champ à l'hôtellerie auprès de ses bourgeois, avec les paroles suivantes: A vous, qui devez fidélité à l'abbé et à l'église, l'abbé vous ordonne et commande, par cette fidélité que vous lui avez jurée et que vous lui devez, de vous retirer de devant ce tyran, plus promptement que vous n'êtes venus vers lui.» Et aussitôt ils se retirèrent. Après qu'ils eurent conféré longtemps, et de côté et d'autre, sur la demande du comte, les bourgeois supplièrent l'abbé de se ménager, et de les ménager eux-mêmes dans un si grand péril, de gagner du temps, et d'accepter l'ajournement, sous la 239 condition de ne faire cependant pour le comte que ce qu'il serait de son devoir de faire. L'abbé se rendit à l'avis des siens, et manda au comte: «Comme tu as envahi ma maison tyranniquement et à l'improviste, et quoique ce que tu demandes soit absolument injuste, j'accepte cependant ton ajournement à Auxerre, comme ayant subi une violence, me réservant toutefois de ne faire en ce lieu que ce qui me sera démontré de mon devoir.» Aussitôt le comte, frustré dans ses projets (car il avait eu le dessein par cette démarche de faire passer Vézelai sous sa seigneurie), se retira, réprimant son impétuosité insensée. Le jour fixé s'approchant, l'abbé envoya au comte, à Decizes, les principaux de son église, savoir Gilon, alors prieur; Geoffroi, né anglais; Pons, prieur, et Gilbert l'aumônier. Le comte leur dit de le suivre à Nevers, où il les entendrait. Lorsqu'ils eurent fait ainsi, ils refusèrent, de la part de l'abbé, de se présenter au jour qui leur avait été indiqué, et demandèrent qu'on leur assignât un autre jour, et en un lieu plus voisin. Le comte ayant refusé de recevoir cette déclaration, ou d'indiquer un autre jour, les députés ajoutèrent: «Le seigneur abbé de Vézelai te répond par notre bouche qu'il n'est tenu, en vertu d'aucun droit, d'obéir à ton ordre: si donc tu veux le lasser par la violence, il t'appelle lui-même devant le tribunal apostolique, auquel appartient en propre la seigneurie du monastère de Vézelai, et devant le tribunal du seigneur roi, sous la garde et la protection duquel le même monastère est aussi placé; et il te désigne le jour après l'octave de Pâques, pour te présenter devant le pape Alexan- 240 dre; dans cet intervalle, il se met, lui et les siens, sous la sauve-garde du seigneur apostolique et du roi.» Et lorsqu'ils eurent dit ces mots, ils demandèrent au comte la permission de s'en aller, et ne l'obtinrent point, tant était grande sa colère. Alors s'étant un peu écartés, ils retournèrent à leur hôtellerie, dans le monastère de Saint-Étienne, qui est contigu à la ville, feignant de vouloir revenir le lendemain devant la cour du comte. Mais la nuit étant venue, ils montèrent à cheval, et retournèrent à Vézelai, Quant à l'abbé, il voulut se soustraire aux fureurs insensées du comte, et partit pour la France. Il se rendit auprès du pape Alexandre, et lui fit connaître comment et combien injustement, lui et l'église de Vézelai étaient opprimés par le comte. De là, il alla vers le roi, et lui porta ses plaintes des vexations injustes dont le comte l'accablait. Le roi, touché de compassion pour le plaignant, et poussé en même temps par les représentations du pape Alexandre, désigna au comte un jour, pour conférer avec lui dans la ville de Sens. Ils s'y réunirent en effet de part et d'autre; des deux côtés, on porta des plaintes, et l'on conféra très-long-temps, mais sans pouvoir parvenir à aucune possibilité d'arrangement; enfin, sur la demande du roi, le comte retarda l'ajournement qu'il avait donné à l'abbé par ses précédentes invitations, pour comparaître devant lui en justice. Le roi Louis passa le jour de l'Épiphanie à Vézelai; l'abbé l'y accueillit, et lui rendit hommage avec empressement. Après son départ, le comte, entraîné par sa haine, fixa un jour à l'abbé pour se rendre à Auxerre; l'abbé accepta l'ajournement, en tant 241 qu'il pouvait appartenir au comte de le donner, et en même temps il envoya au pape des députés, pour le consulter sur ce qu'il avait à faire. Ceux-ci revinrent, après avoir pris conseil du pape, qui leur donna son avis en secret, et avec précaution. Un certain frère de Vézelai, nommé Renaud, étant sorti du monastère situé dans le voisinage de Moret, avec les reliques de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, de saint Biaise et d'autres saints, pour travailler à l'édification de la basilique de ce même monastère, faisait une grande collecte d'aumônes parmi les fidèles. Après avoir parcouru divers lieux et éclairé le pays d'Amiens de la grâce divine à l'aide de la grande puissance des saints, il arriva avec ces mêmes reliques à un château que l'on appelle Arborée. Après qu'il y eut demeuré quelques jours, pendant lesquels de nombreux miracles furent faits par les mérites des saints, l'on vit accourir de toutes parts un grand concours de peuple. Lorsque enfin le frère voulut partir de ce lieu, les fidèles s'empressèrent de tous côtés, comme c'est l'usage, pour s'emparer de la litière, mais ils ne purent la faire sortir de l'église, pas même l'enlever un peu. Après qu'ils s'y furent tous essayés, se relevant tour à tour, les plus forts prenant la place des forts, enfin le seigneur de ces lieux nommé Alelme, s'étant joint à un autre homme illustre, souleva la litière, mais il ne lui fut pas possible d'atteindre au seuil de la basilique. Ils replacèrent donc la litière sur l'autel et se mirent en prière avec ferveur. Alors l'un des frères qui avaient suivi le frère Renaud, et se nommait Pierre, poussé par une témérité insensée, se mit 242 à frapper sur la litière à coups de verges, comme pour forcer les saints à sortir de l'église. Tout aussitôt la vengeance s'appesantit sur sa tête; une paralysie le frappa de dissolution, et en peu de jours il perdit la vie. L'illustre Alelme considérant que de telles choses arrivaient par la volonté du ciel, rendit grâces à Dieu, auteur de tous biens, du don précieux qu'il lui conférait, et il donna sur les confins de son château, et en propre alleu, un local où l'on pût construire un oratoire, dans lequel les reliques des saints seraient déposées, et où les frères célébreraient les offices religieux en leur honneur et pour la gloire de Dieu. Il voulut en outre que ce lieu fût placé sous l'administration de l'église de Vézelai, et desservi par elle, puisque les précieux restes des saints y avaient été transportés de cette église même, et par les frères qui lui appartenaient. Lorsque l'abbé Guillaume, ayant été appelé, se rendit lui-même en ce lieu, il apporta avec lui d'autres reliques et une grande quantité d'ornemens précieux qu'il y laissa en l'honneur des saints et de la dévotion que montraient les fidèles du pays; et ce lieu fut aussi nommé Arborée, du nom du château voisin. Ainsi, au milieu même des orages de la persécution, les efforts vertueux des gens de bien prennent un plus grand développement, et par cela même que l'Église est en péril, par cela même aussi elle est de plus en plus comblée de faveurs. Cependant le comte Guillaume persistait toujours dans sa violente haine contre l'abbé Guillaume; et comme il ne pouvait accomplir tout ce qu'il voulait entreprendre, il assouvissait sa fureur en enlevant les ânes, les bestiaux, et en pillant les propriétés apparte- 243 nant au monastère. Il y avait un homme très-méchant, Hugues, surnommé Léthard, redevable au monastère d'un droit de capitation, car sa mère était cousine germaine de Simon, fils d'Eudes, prévôt de Vézelai, et par conséquent vassal de l'église; lequel Simon trahit et frappa son seigneur, Artaud, abbé du monastère de Vézelai. Le comte avait fait cet Hugues son prévôt à Château-Censoir, et il persécutait l'église plus violemment que tous les autres satellites du comte. Il serait impossible de dire de combien de manières diverses il tourmentait l'église, la nuit comme le jour, agissant injustement et demandant sans cesse justice, exigeant toujours la justice et ne reconnaissant aucun droit; bien plus, considérant comme de son droit tout ce qu'il extorquait avec violence, au mépris de tout droit et de toute justice. L'abbé ayant donc porté de nouvelles plaintes aux oreilles du pape Alexandre, au sujet des oppressions iniques et multipliées que lui et les siens avaient à subir de la part des satellites du comte, Alexandre écrivit au comte et à sa mère dans les termes suivans: «Alexandre, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son fils chéri, homme noble, Guillaume, comte de Nevers, et à Ida, sa mère, salut et bénédiction apostolique! «Plus il est connu de tous que le monastère de Vézelai appartient spécialement à la juridiction du bienheureux Pierre et à notre propre autorité, plus nous nous intéressons d'un zèle ardent à sa prospérité et à son bien-être, et nous demeurons rempli d'une vive sollicitude pour son repos et la conservation de ses biens. De là vient qu'étant de 244 toutes façons fort préoccupé d'assurer la tranquillité et les intérêts de ce même monastère, nous envoyons vers votre noblesse notre fils chéri, Pierre le sous-diacre, suppliant, invitant et exhortant votre grandeur, par cet écrit apostolique et au nom du Seigneur, afin que vous vous appliquiez de toutes sortes de manières à procurer le repos et le bien-être de la susdite église, à veiller à la conservation et à la défense des choses qui lui appartiennent, par respect pour le bienheureux Pierre et pour nous; que vous preniez soin d'entendre et même d'exaucer sur ce sujet notre susdit sous-diacre Pierre, et que vous empêchiez absolument les nobles des environs et vos puissans barons de faire aucune insulte, aucune tracasserie au susdit monastère. Rendez-vous sur ce point à nos prières et à nos admonitions, afin que nous aussi nous soyons obligé d'accueillir plus favorablement vos prières et vos demandes, de leur accorder, dans notre indulgence, de prompts et utiles effets, et d'aspirer en tout temps et avec plus de ferveur à tout ce qui doit tourner à votre honneur. «Donné à Sens, le 7 de septembre.» Pierre, sous-diacre de l'église romaine, après avoir passé à Vézelai les fêtes solennelles de la Nativité du Seigneur, se rendit donc auprès du comte et de sa mère, et leur remit les lettres du seigneur apostolique. Et comme il était lui-même fort lettré, il voulut, après la lecture de l'écrit apostolique, faire entendre à ces oreilles endurcies ses propres exhortations; eux en réponse commencèrent à proférer des injures et à dire toutes sortes de mensonges contre l'abbé et ses frères, cherchant à les diffamer dans leur 245 bonne réputation. Et lorsque Pierre voulut traiter de paix avec les ennemis de la paix, il ne trouva aucun moyen d'y réussir, à moins que l'abbé ne se présentât en justice devant la cour du comte, au mépris des usages et de la dignité de son église. L'abbé ayant alors tenu conseil avec tous ses frères, ils délibérèrent tous d'un commun accord qu'il valait mieux souffrir l'exil, et même la mort, que de se soumettre à une telle servitude. En conséquence l'abbé, mettant de coté toute dissimulation, et renoncant à toute nouvelle demande de délai, accepta l'ajournement fixé au commencement du carême, et s'adressa en même temps au pape pour lui demander du secours, et le pape lui envoya Jacinthe, cardinal-diacre de l'église romaine, Pierre de Bone, son sous-diacre, et Jean, son maréchal. En ce temps, les frères de Pontoise étaient en présence de la cour apostolique, appelés devant elle par ceux de Cluny, tant parce qu'ils avaient cédé Guillaume, autrefois leur abbé, au monastère de Vézelai, sans les consulter, que parce qu'ils avaient élu un autre abbé à sa place: mais les frères de Cluny manquèrent à leurs propres poursuites, et n'osèrent se présenter au jour fixé. En conséquence, les frères du monastère de Pontoise, absous par le pontife romain, retournèrent chez eux en possession de leur liberté. Pendant ce temps, leur abbé Lescelin était à Vézelai, où il était venu attendre l'issue de cette affaire. En effet, les frères de Cluny, dans leur excessive arrogance, avaient dédaigné de le traduire en cause, et n'avaient appelé que les frères, comme s'ils eussent été dépourvus de chef; ils portèrent donc plainte 246 contre les moines seulement, et non contre l'abbé, comme s'il n'y avait point d'abbé; c'est pourquoi le pape Alexandre donna audience aux frères et non à l'abbé. Mais comme il ne se présenta point de Satan, ni aucune mauvaise difficulté, le pape, avec l'approbation de tous les cardinaux, confirma les libertés déjà reconnues du monastère de Pontoise. Guillaume, abbé de Vézelai; Lescelin, abbé de Pontoise; l'abbé du monastère de Saint-Jean-des-Prés; beaucoup d'autres frères et d'amis du monastère de Vézelai, se réunirent à Auxerre, et les légats apostoliques se joignirent aussi à eux. Mais le comte, redoutant la présence de ces derniers, voulut alors, de son pur mouvement, changer le jour que jusques alors il n'avait pas voulu retarder, même quand on l'en avait prié. L'abbé consulta à ce sujet des hommes sages; et Jacinthe lui répondant, dit alors: «Jusqu'à présent, tu as été travaillé de la fièvre tierce, veux-tu donc maintenant subir la fièvre quarte? Ah! plutôt renonce à tant de détours, et défends, sans autre délai, les droits de tes libertés.» L'abbé de Vézelai voulut charger l'abbé du monastère de Saint-Jean-desPrés de parler en son nom; mais celui-ci, non plus qu'aucun autre, n'osa parler, par l'effet de la crainte qu'inspirait le comte. Voyant cela, les enfans de l'église de Vézelai, armés de la foi, rejetèrent tout sentiment de frayeur, jugeant qu'il serait indigne d'eux que leur propre liberté fût défendue par la bouche des étrangers. Gilon, qui était à cette époque prieur du couvent de Vézelai, se leva donc, et dit au comte: Jusqu'à présent, le seigneur de Vézelai a écouté tes prétentions; il en est quelques-unes qui peuvent 247 être facilement terminées par un arrangement; mais il en est d'autres qu'il réglera lui-même, car tu prétends vainement qu'il doit se soumettre à ta justice, attendu que tu n'as jamais eu aucun droit qui puisse l'y obliger.» Ayant entendu cette réponse, le comte fut saisi d'une extrême fureur, et les paroles qui venaient d'être prononcées en opposition à ses prétentions le firent rougir de honte. L'abbé se retira avec les siens hors de la présence du comte. Jacinthe voulut tenter de calmer l'ame féroce du prince, et le pressa vivement de faire la paix. Mais repoussé sur ce point, il supplia du moins le comte d'accorder une trève à l'église. Celui-ci y consentit, et promit une trève trompeuse jusqu'à l'octave de Pâques. Aux approches des saintes solennités de la Résurrection du Seigneur, l'évêque de Segni se rendit à Vézelai, envoyé de la part du seigneur pape, pour visiter et fortifier les frères. Il y consacra le saint chrême et les huiles saintes, le jour de la Cène; et le saint samedi de Pâques, il conféra les Ordres ecclésiastiques. Il donna à Henri, à Pierre et à Humbert, moines de l'église, l'Ordre de la prêtrise; Géraud, clerc du même lieu, fut fait également prêtre; en outre, trois moines, savoir Anselme, Guillaume et Geoffroi, furent ordonnés diacres; les jeunes Guillaume et Gui furent faits sous-diacres, et Laurent de Moret acolyte. Thomas (6), archevêque de Cantorbéry, fuyant la colère du roi Henri, vivait alors en exil à Pontigny. Cet homme, autrefois intimement lié avec ce même roi, et illustré par une éclatante valeur, avait été son chan- 248 celier, et nul n'avait paru plus puissant que lui auprès du roi d'Angleterre. Mais lorsqu'il accepta la charge d'un gouvernement ecclésiastique, il prit soin de préférer en toutes choses Dieu à l'homme, d'où il arriva que, tel qu'un nouveau Jonas, il résista constamment au roi, qui voulait, comme un autre Osias, usurper les droits de l'Église. Le roi donc indigné, et substituant une haine implacable à son inestimable faveur, se disposa à le faire arrêter, et à réunir tous ses biens au domaine royal; mais la prévoyance de l'innocent devança les efforts de l'impie; l'archevêque passa secrètement la mer, avec une faible suite, se présenta devant Louis, roi des Français, et se mit, lui et les siens, entre ses mains. Le roi l'accueillit avec une extrême bonté, et lui donna généreusement les secours dont il avait besoin. Cependant Thomas jugea convenable de se rendre auprès du pape Alexandre, et de se diriger entièrement d'après ses conseils. Lorsqu'il fut arrivé auprès de lui, et lui eut exposé les motifs de sa venue, le pape prit part à sa douleur, et le confia à Guichard, abbé du monastère de Pontigny, qui, dans la suite, fut consacré par le même Alexandre en qualité d'archevêque de Lyon. Le roi Louis envoya un message à Henri, roi des Anglais, pour l'affaire de Thomas, et pour d'autres affaires. Les deux rois se donnèrent rendez-vous pour une conférence; et comme Alexandre avait l'intention d'y assister, il se rendit à Paris. Mais Henri en ayant été informé, contremanda la conférence promise par lui au roi Louis, car il était prononcé contre le pape Alexandre, par suite de sa haine pour Thomas de Cantorbéry. Alexandre avait déjà reçu, pour la seconde fois, une 249 députation des Romains, qui le suppliaient de retourner auprès d'eux, pour reprendre possession du siége du bienheureux Pierre; et en conséquence, ayant pris congé du roi Louis, il se rendit dans la ville de Bourges. Cependant le très-impie Hugues Léthard, serf et méchant par sa naissance ainsi que par sa conduite, continuait obstinément à enlever et à piller les hommes et les propriétés de Vézelai; et en même temps, la vieille Hérodias, nouvelle fille de Jézabel, de la race d'Amalech, je veux dire la mère du comte de Nevers, Guillaume, laquelle se nommait Ida, de sa bouche empestée soufflait sans relâche le poison de la haine dans le cœur de son fils; et ennemie de tout sentiment d'honneur, dépourvue de toute bonté, et embrassant chaudement le parti de son fils, elle ne cessait d'exciter vivement ses satellites à persécuter le monastère de Vézelai. De là, les meurtres, les rapines, les détentions, les tourmens de toutes sortes, les diverses espèces de mort, et toutes les autres inventions qui découlèrent de ce repaire de la perversité féminine; en sorte qu'il n'était plus possible à aucun citoyen de Vézelai de sortir librement de chez lui. Les frères avaient fait faire un four à chaux d'une immense grandeur, pour construire un dortoir; et quand on y mettait le feu, ils allaient chercher du bois dans la forêt voisine, et le transportaient sur des chariots. A cette occasion, cette hydre de femme, embrasée du poison de la haine, fit partir ses satellites, afin que, le jour même de la fête solennelle du Saint-Esprit, ils enlevassent les chevaux des chariots avec lesquels on transportait le bois; et ainsi, le feu s'étant 250 éteint, le travail commencé dans le four, et dont la valeur était de cent livres, fut perdu. Le fils de cette hydre, véritable vipère, avait donné ordre d'observer tous les pas de l'abbé Guillaume, comme pour le déshonorer à son insu en l'entourant de vils esclaves. Enfin, affligé de tant de maux survenant de toutes parts, l'abbé Guillaume marcha sur les traces du pape Alexandre; et l'ayant atteint dans la ville ci-dessus nommée (Bourges), il lui rapporta, autant qu'il le put, toutes les persécutions qu'il endurait de la part du comte et de sa mère, et lui dit que sa cause était la cause même du seigneur pape et de toute l'église romaine, à la juridiction de laquelle son monastère appartenait directement; qu'ainsi il était juste que le seigneur apostolique considérât l'affaire de Vézelai comme sa propre affaire, principalement puisque ce même monastère était mis en péril uniquement pour ce motif, qu'il se déclarait très-hautement romain, et ne voulait être dépendant de personne, si ce n'est du seul prélat de Rome. Il ajouta encore que, si Alexandre négligeait de venir au plus tôt au secours du monastère ainsi mis en péril, celui-ci, comme s'il était répudié, se jetterait entre les bras d'un père adultérin, et ne se tiendrait plus désormais pour obligé à lui payer une rente, surtout puisqu'en la présence même du seigneur apostolique, les statuts, tant anciens que modernes, délivrés par les pontifes romains, et les actes portant institution de priviléges, étaient impunément attaqués et ébranlés, puisqu'à la vue même du pasteur, la rage des loups se déchaînait avec fureur, et qu'il n'y avait plus aucune garantie pour des libertés que quelques paroles de justice pourraient 251 cependant mettre à l'abri de toute attaque. Il dit en outre que ce n'était ni par pusillanimité, ni par orgueil, qu'il avait tant de fois appelé l'attention du seigneur apostolique contre le comte, puisque très-souvent aussi il avait racheté les bonnes grâces de celui-ci, soit à force de prières, soit à prix d'argent; que cependant ce même comte ne l'avait payé, dans son ingratitude, qu'en lui faisant éprouver de nouvelles calamités, tellement que déjà lui, abbé, se trouvait épuisé et réduit presque à la dernière misère; et que le comte ne s'était pas seulement borné à taxer les hommes, ou à dilapider les possessions du monastère, mais que déjà, depuis près de deux ans, il enlevait aux frères eux-mêmes ce qui devait assurer leur entretien de tous les jours. L'abbé dit encore que, quoique ce dernier fait affligeât profondément le monastère, toutefois il déplorait bien plus encore l'insulte faite à ses libertés natives, à ces libertés que le comte s'efforçait d'anéantir complétement, sous prétexte de quelque usurpation, ou de quelque redevance surprise à la négligence de quelques-uns de ses prédécesseurs, puisque ces libéralités, qui autrefois avaient pu être accordées par pure faveur, n'étaient plus demandées comme des dons concédés gratuitement et par affection, mais exigées tyranniquement à titre de dette et de servitude: que ceux qui d'abord se présentaient en petit nombre, et se contentaient de ce qu'on leur offrait, venaient maintenant en grande troupe, n'aspirant qu'à enlever du butin, à tel point qu'il en avait coûté deux cent cinquante livres, et même plus, pour la dépense d'une seule hôtellerie. 252 Après de telles paroles, l'abbé poursuivit encore, disant que la fille du bienheureux Pierre, c'est à savoir l'église de Vézelai, serait exposée à toutes sortes de maux, puisque déjà, depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, il n'y avait plus en elle rien de sain. «En effet, ajouta-t-il, elle a été livrée à tout passant pour être pillée et foulée aux pieds, et plus elle a paru d'abord brillante de jeunesse, plus on la voit maintenant de plus en plus abaissée; et ceux qui précédemment portaient envie à sa liberté, maintenant l'insultent, hochent la tête devant elle, et se rient de la dignité romaine, à cause de l'abandon auquel elle livre l'église de Vézelai. Déjà Autun provoque Cluny, et Cluny à son tour provoque Autun, et tous deux s'excitent et s'encouragent à l'envi à s'élever contre Vézelai. Il est temps, disent-ils, après avoir brisé la tête à cette citadelle de Rome, de lui arracher aussi les yeux, et de nous soumettre cette esclave fugitive, qui se glorifie du titre de fille du bienheureux Pierre.» Et voici maintenant Autun représente Moab, et Cluny représente l'Idumée; et considérant Vézelai dans les attaques qu'ils lui livrent comme une nouvelle Jérusalem, ils disent: «Ce peuple est insensé, pauvre et orgueilleux. Moi donc, Autun, je rabattrai son orgueil; toi, tu éclateras de rire en voyant sa folie, et sa pauvreté comblera le vide de nos richesses. Invitons donc par nos prières, excitons par nos insinuations, attirons par nos présens un nouvel Assur, qui écrasera son arrogance avec une verge de fer et d'un bras vigoureux; et puisqu'il n'y a ni auxiliaire ni défenseur qui se présente 253 cpour la délivrer, partageons-la entre nous, et que chacun en prenne sa part. Toi Cluny, tu t'empareras de la citadelle du chapitre; moi Autun, je revendique l'autel. Quant à Assur, c'est-à-dire le comte, il pillera la ville.» Et qui donc, poursuivit l'abbé, qui donc, ô seigneur très-saint père, pourra résister à de tels efforts? Ah! plût à Dieu qu'une émigration nous fut permise! plût à Dieu que nous fussions partagés au sort! plût à Dieu qu'un avenir éloigné fût assigné à nos espérances! Peut-être un jour le Seigneur susciterait en notre faveur un Aod dont le bras ferait le salut d'Israel! Mais maintenant nous sommes égorgés sur nos siéges, nous sommes réduits en servitude dans notre maison même; au lieu de pouvoir compter sur l'avenir nous nous voyons subjugués à perpétuité. Et pour mettre le comble à tant de maux, pour accroître encore notre misère et notre extrême déshonneur, c'est sous les yeux de notre père que nous sommes immolés; on nous arrache aux embrassemens de notre pasteur; nous sommes traduits en justice en présence de notre protecteur légitime; et ce qui enfin renferme en un seul mot toutes nos misères, nous sommes condamnés par le silence du juge souverain. Si du moins l'action nous était intentée ouvertement, si la raison intervenait, si le droit et la règle, si une règle de justice étaient écoutés, la perte serait moindre, la peine préjudicielle que nous subissons serait abrégée, quoiqu'au jugement de la conscience, elle a ne parût pas moins injuste; mais maintenant notre cause s'agite dans la bouche du peuple, notre 254 jugement est écrit de la main de nos ennemis!» En entendant ces paroles, Alexandre s'affligea, et avec lui toute l'église romaine; et il écrivit au comte d'avoir à indemniser le monastère de Vézelai des dommages qu'il lui avait causés, et de s'abstenir désormais de toute nouvelle dévastation, ajoutant que, s'il croyait avoir à prétendre quelque droit contre l'abbé, il eût à se rendre en sa présence à Clermont pendant l'octave de Pâques, pour donner d'abord satisfaction à l'abbé et se voir ensuite allouer par le pape le droit qui lui serait dû. Mais le comte dédaigna complétement les ordres apostoliques, et tendit à l'abbé de nouvelles embûches, le tenant si étroitement enfermé, que ses chevaux même ne pouvaient aller s'abreuver. L'abbé envoya donc Jean, son clerc, auprès d'Alexandre, et le comte dissimulant son mépris, lui envoya aussi Thibaut, doyen de Nevers, Humbert, archidiacre, et Bernard, prieur de Saint-Étienne. Le pontife apostolique les accueillit avec bonté, et leur demanda s'ils arrivaient avec des pouvoirs suffisans pour se porter répondans du comte. Mais comme ils présentaient des excuses plutôt qu'ils ne se montraient disposés à se soumettre à la justice, le pape les renvoya, et écrivit, par leur intermédiaire, au comte, lui prescrivant, huit jours après qu'il aurait reçu sa lettre, d'avoir à restituer à l'abbé et aux frères du monastère de Vézelai les choses qu'il leur avait enlevées, les bourgeois qu'il retenait captifs; de leur renvoyer leurs otages libres et sans aucune rétribution; de leur rendre la faculté d'entrer librement sur la voie publique et d'en sortir de même, ainsi qu'il en avait usé dès une époque très-ancienne; 255 et enfin de venir se présenter ensuite devant l'apostolique, afin que celui-ci réglât une composition, entre lui comte et l'abbé susnommé ainsi que les frères: que si cette obligation de se rendre en présence de l'apostolique lui semblait trop onéreuse, il eût à se transporter devant les archevêques de Sens et de Bourges, ainsi que l'abbé, et que ces deux archevêques rétabliraient entre eux la paix et la concorde. En conséquence Alexandre transmit aux archevêques de Bourges et de Sens la copie de l'ordre qu'il avait adressé au comte de Nevers, leur prescrivant que, si le comte déférait à son commandement, ils eussent à régler une composition convenable entre lui et l'abbé; et pour le cas contraire, il manda et ordonna au seul archevêque de Sens d'avoir à procéder selon la teneur d'une autre lettre qu'il lui adressa aussi, et dont voici le texte: «Alexandre, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Henri d'Autun, Gautier de Langres, Alain d'Auxerre, et Bernard de Nevers, évêques, salut et bénédiction apostolique! «Nous pensons qu'il est parvenu à la connaissance de votre fraternité, etc. (et comme ci-dessus, jusqu'à ces mots: n'est pas un des moindres membres de l'église romaine). Nous avons donné ordre à notre vénérable frère l'archevêque de Sens de s'occuper très-promptement et en toute diligence d'aller trouver le susdit comte et sa mère, et de les exhorter instamment à rendre audit abbé et à ses frères, tout délai cessant, les choses qu'ils leur ont enlevées; à leur donner satisfaction convenable des pertes qu'ils ont supportées, des insultes qu'ils ont reçues; et à s'abstenir désormais entièrement de toute nouvelle attaque et de toute oppression injuste. Autrement, il leur doit interdire absolument et sur toutes leurs terres tous les offices divins, à l'exception du baptême pour les petits enfans et du sacrement de repentance pour les mourans; et si même alors ils ne viennent à résipiscence, il doit ne plus différer de promulguer contre leur propre personne une sentence d'excommunication; et il devra vous signifier par ses lettres et vous enjoindre formellement de notre part, que vous preniez soin d'observer inviolablement la sentence qui aura été 258 lancée par lui-même sur les terres ou la personne du susdit comte ou de sa mère, jusqu'à ce qu'ils aient donné convenable satisfaction. C'est pourquoi nous mandons à votre fraternité, par cet écrit apostolique, que dès que vous aurez reçu des lettres de cet archevêque à ce sujet, vous vous conformiez positivement à ce qui aura été statué par lui, tout autant que vous avez à cœur la bienveillance du bienheureux Pierre et la nôtre; et que vous le fassiez observer inviolablement par vos paroisses: car autrement, et avec l'aide du Seigneur, nous réprimerions plus durement le transgresseur de nos ordres. — Donné à Clermont, le jour des nones de juin.» «Alexandre, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son fils très-chéri en Jésus-Christ, Louis, illustre roi des Français, salut et bénédiction apostolique! «Nous pensons qu'il est parvenu à la connaissance de ta Sérénité royale de quelle façon le noble homme, comte de Nevers, et sa mère, ont étendu leur bras plus que de coutume sur le monastère de Vézelai, et mettant de côté toute crainte et tout respect de Dieu et de la bienheureuse Marie-Madeleine, dont le corps repose dans le même monastère, n'ont nullement redouté d'enlever et d'emmener en d'autres lieux les chevaux, les bœufs, les ânes et les troupeaux tant du monastère que des terres de son obédience. Le susdit comte en outre accable de ses menaces et de ses embûches l'abbé du même lieu, en sorte que ce dernier n'ose plus sortir de son monastère sans frayeur et sans danger 259 pour sa propre personne. Et non seulement il usurpe la voie publique et ancienne, mais en outre il contraint les voyageurs à passer par un sien château; et à cette occasion il a fait prisonniers quelques bourgeois qui revenaient des foires. En conséquence, et comme il est bien connu que ce monastère fait partie de la juridiction et de la propriété de l'église romaine, et relève de la protection de la grandeur royale, par cet écrit apostolique nous prions, invitons et exhortons par le Seigneur ta Sérénité à admonester vivement le susdit comte et sa mère, à les engager très-fortement, et même, s'il est nécessaire, à les contraindre par ton pouvoir royal à restituer au susdit abbé et à ses frères, tout délai cessant, toutes les choses qu'ils leur ont enlevées; à leur donner satisfaction convenable des pertes qu'il ont souffertes, des insultes qu'ils ont reçues; et à s'abstenir désormais entièrement de toute nouvelle attaque et de toute oppression injuste, afin que tu sois en état d'obtenir très-heureusement du Seigneur tout-puissant une récompense infinie pour une telle conduite, et que nous soyons tenus nous-même d'en rendre à ta clémence de très-abondantes actions de grâces. Nous avons invité par nos lettres le susdit comte et sa mère à prendre soin de réformer leurs erreurs, et de s'abstenir désormais entièrement de pareilles entreprises. Donné à Clermont, le jour des nones de juin» «Alexandre, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses fils chéris Guillaume, abbé, et aux frères de Vézelai, salut et bénédiction apostolique! «Ayant reçu vos lettres et ayant mûrement réflé- 260 chi sur les tribulations et les tourmens que vous endurez, selon le récit que contenait ces lettres, nous nous en sommes affligé dans le fond de notre cœur et avec une tendresse paternelle, car nous savons que votre monastère est le patrimoine direct du bienheureux Pierre, nous vous chérissons d'un amour tout particulier dans le Seigneur, comme des enfans spécialement consacrés à l'Église, et nous aspirons avec un extrême empressement à votre plus grand bien. C'est ce qui fait que nous adressons nos lettres, au sujet de votre affaire, à notre fils très-chéri en Jésus-Christ, Louis, illustre roi des Français, à nos vénérables frères Hugues, archevêque de Sens, aux évêques d'Autun, de Langres, d'Auxerre et de Nevers, et enfin au noble homme comte de Nevers et à la comtesse sa mère, ainsi que vous en aurez une plus entière connaissance par les copies que nous vous transmettons. Quant à vous, employez tous vos soins et vos efforts pour mettre un terme à ces maux, et, vous adonnant sans relâche à la prière, en observant la clôture et les règles de la religion, élevez vos voix vers le ciel afin que le Seigneur tout-puissant vous donne promptement le terme de tant de maux et vous accorde enfin la paix et la tranquillité que vous desirez. Donné à Clermont, le jour des nones de juin.» En conséquence, Hugues, archevêque de Sens, se conformant aux ordres apostoliques, fixa un jour au comte et à sa mère pour qu'ils eussent à restituer à l'église de Vézelai les choses qu'ils lui avaient enlevées, et à se présenter devant lui et l'archevêque de Bourges, afin d'entrer en composition avec ladite 261 église. Mais le comte et sa mère demandèrent à l'archevêque de Sens de leur désigner un seul et même jour pour eux et pour l'abbé, assurant qu'ils entreraient volontiers en composition avec l'abbé, selon les conseils de l'archevêque. L'archevêque et l'abbé, suivi de ses frères et de ses amis, se réunirent donc à Saint-Julien du Saule. Or le comte et sa mère y envoyèrent leurs députés, non pour entrer en composition, mais pour y dénoncer un appel au tribunal apostolique. L'abbé Guillaume, dans sa prévoyante sagacité, avait pourvu à ce cas, et peu auparavant il avait expédié en toute hâte un message au pape, }e suppliant de retirer tout moyen d'appel au comte et à sa mère, lesquels cherchaient bien plus un nouveau subterfuge qu'une décision juridique. Ayant donc obtenu ce qu'il demandait, le messager revint très promptement, et le quatrième jour de la dénonciation de l'appel il entra dans la ville de Sens, y trouva l'abbé, et lui remit la lettre tant desirée du seigneur pape. Aussitôt l'abbé se rendit auprès de l'archevêque et lui remit les ordres apostoliques, lesquels portaient que, si le comte et sa mère ne restituaient à l'église les choses qu'ils lui avaient enlevées, ne lui donnaient satisfaction des injures qu'elle avait reçues, le tout dans le délai de vingt jours, tel qu'il avait été fixé par les lettres antérieures, et ne renonçaient désormais à toute nouvelle agression, l'archevêque, mettant de côté tout appel, eût à promulguer la sentence d'excommunication, selon la teneur de ces mêmes lettres, contre leur personne et leurs terres. Ayant entendu cela, l'archevêque de Sens fut frappé de stupeur, s'étonnant beaucoup de la promptitude 262 avec laquelle on faisait rejeter la voie de l'appel, car il était furieux qu'on lui eût remis le soin de dénoncer la sentence apostolique, attendu qu'il redoutait le ressentiment du comte de Nevers. Quant à celui-ci, accablé d'une grande masse de dettes, et ayant appris qu'il y avait beaucoup de richesses dans une certaine ville d'Auvergne, appelée Mont-Ferrand, il alla, subitement et sans être attendu, attaquer ce peuple qui vivait en repos et ne se doutait de rien, enleva tout le butin qu'il put ramasser dans ce lieu, et retint prisonnier le seigneur même du lieu, pour garantie d'une somme que celui-ci lui promit. Là, tandis qu'il se livrait aux transports d'une fureur tyrannique, un messager de l'archevêque Hugues se rendit auprès de lui, et lui présenta de la part de son seigneur, l'archevêque de Sens, une lettre dont voici la teneur: «Hugues, par la grâce de Dieu, archevêque de Sens, à son très-chéri le noble comte de Nevers, salut et amour! «Nous avons reçu des lettres du seigneur pape en faveur de l'église de Vézelai, que vous avez opprimée de toutes sortes de manières, ainsi que les moines en ont porté plainte; et aussitôt nous avons envoyé vers vous Guillaume, notre frère, pour vous inviter expressément à restituer toutes les choses enlevées, à réparer tous dommages et toutes insultes, et nous vous avons fixé un jour pour cela. Mais avant ce jour, selon la plainte des moines, vous avez fait enlever vingt-quatre bœufs; et lorsque ce jour est arrivé, vous avez envoyé devant nous vos répondans, toutefois insuffisans pour répondre, à ce qu'il a paru, car ils ne portaient pas de lettre de vous 263 par laquelle vous eussiez déclaré que vous observeriez tout ce qu'ils feraient pour vous dans cette affaire; c'est pourquoi ils ne purent agir pleinement pour la même affaire. Cependant l'abbé demanda l'entière restitution des objets enlevés, selon que le prescrivait le seigneur pape; et qu'à défaut de cette restitution dans le délai de vingt jours, comme cela était également réglé dans les mêmes lettres du seigneur pape, il fût fait complétement justice sur vous et vos terres. Les vôtres répondirent sur cela qu'ils feraient entendre raison à l'abbé; mais l'abbé s'en tint toujours à demander l'entière restitution. Au milieu de ces discussions et d'autres, les vôtres dénoncèrent enfin un appel au seigneur pape, et dès lors nous cessâmes de procéder plus avant dans cette affaire. Mais ensuite nous reçûmes du seigneur pape une lettre par laquelle il nous était enjoint, si vous n'aviez fait restituer toutes les choses enlevées et réparé tous les dommages, de mettre de côté tout nouveau prétexte et tout appel, et de promulguer dès lors, contre vous et vos terres, une sentence d'excommunication. Que si donc vous n'avez fait ainsi dans un délai de dix jours après que vous aurez lu cette lettre, de l'autorité et du commandement du seigneur pape, nous promulguerons, quoiqu'avec tristesse et malgré nous, une sentence d'excommunication contre vous et vos terres.» L'archevêque de Sens adressa un pareil écrit à Ida, mère du comte; et le délai déterminé expira trois jours avant la fête de la bienheureuse Marie-Madeleine, et le comte et sa mère encoururent la sen- 264 tence apostolique. Le comte n'en eut pas moins l'audace de se rendre à Vézelai, pour se faire payer, le jour de la fête, la redevance ordinaire, non pour rendre à la servante de Dieu l'honneur qui lui appartient. Mais l'abbé étant absent, les frères n'osèrent payer la redevance à un homme excommunié par le seigneur pape; et même lorsqu'il se présenta, ils suspendirent la célébration de l'office divin. Sur quoi, vivement blessé, le comte voulut faire violence au monastère et aux bourgeois; mais il en fut détourné par Milon et par ses autres barons. En outre, Satan appesantit encore sa main sur le monastère de Vézelai, et entra dans le cœur de quelques faux moines, afin que, comme si les calamités extérieures ne suffisaient pas à anéantir la dignité du monastère, une guerre intestine lui enlevât complétement sa propre liberté. Un certain Pierre, auvergnat de naissance, nourri dès sa jeunesse dans le monastère, cachait l'astuce de la vipère sous l'apparence d'une ame simple, ou du moins sous des dehors hypocrites. Et comme d'ordinaire une vertu simulée surprend plus aisément la simplicité des gens de bien, il arriva qu'après avoir été promu par tous les degrés jusqu'au prieuré du monastère, enfin par les soins et avec l'assistance de l'abbé Pons, de respectable mémoire, Pierre fut mis à la tête du monastère de Tonnerre. Indigne de cette dignité à laquelle il était injustement parvenu, Pierre, lâchant aussitôt la bride à tous ses vices, réduisit à rien les biens de cette maison. Diffamé en outre pour ses liaisons avec un jeune homme nommé Thibaut, qu'il avait revêtu du saint habit, il fut souvent averti par les frères du monastère, 265 et souvent aussi admonesté par Godefroi de Langres, son propre évêque. Mais n'ayant jamais déféré ni à ces avertissemens, ni à ces réprimandes, il fut enfin contraint par le susdit évêque à renoncer à sa liaison avec ce frère. Et après qu'il eut ajouté aux dilapidations de sa maison l'ignominie d'un parjure, il fut enfin éloigné, par un jugement canonique, du gouvernement du monastère de Tonnerre. Après sa déposition, le vénérable abbé Pons, se livrant à sa bonté naturelle, l'accueillit et le traita avec beaucoup d'honneur; ce qui cependant ne lui était pas dû. Lorsque le même Pons fut allé se réunir à ses pères dans le sein de la paix, ce Pierre insensé essaya, à force de sollicitations, de faire renoncer les frères du monastère de Vézelai à leur sainte liberté, et employa tous les moyens possibles pour empêcher l'élection de ce Guillaume, dont il est maintenant question; mais les conseils d'Achitophel furent déjoués, et toutes les machinations de Satan rendues vaines. Cependant, à force de paroles, Pierre infectait les cœurs des insensés, et suscitait des haines dans l'intérieur du monastère. Geoffroi de Latigny, homme puissant en paroles, habile à persuader, et plus habile encore par ses artifices, s'associa à sa perversité. Cet homme donc s'étant allié avec ce Thibaut, dont nous avons ci-dessus parlé, cherchait, dans des conférences furtives et des entretiens nocturnes, à solliciter tantôt l'un, tantôt l'autre; il excitait, irritait, provoquait tour à tour à tous les scandales de la calomnie et de la haine. L'un et l'autre, dans leur impure association, suscitèrent un enfant de dissension, source de scandale, tison d'inimitié, instrument de 266 discorde, Barthélemi le Bâtard, né d'une femme débauchée et dans un commerce adultère. Ces quatre hommes s'attelèrent, comme des chevaux, devant les quatres roues du char de Pharaon, et avec eux, quatre autres encore, dont les noms sont passés sous silence, soit, parce qu'ils n'étaient là que pour faire nombre, soit parce qu'à l'époque de l'exécution, ils abandonnèrent leurs desseins, et reconnurent leur démence. A l'aide de tous ces hommes, de sourds murmures circulaient peu à peu de tous côtés, et ne laissaient pas de porter quelque atteinte à la discipline du saint ordre. Après avoir rallié à leur confédération tous ceux qu'ils purent attirer à eux, et à la suite d'une délibération prise à l'unanimité, ils écrivirent à Pierre (celui qui avait été chassé de Tonnerre, et qui, peu de jours auparavant, était parti avec la faveur et la bénédiction de l'abbé, pour aller visiter les terres de son obédience, situées dans les terres d'Auvergne), et ils le supplièrent instamment de venir en toute hâte assister la maison de Vézelai dans sa désolation, lui assurant que c'était l'avis unanime de tous les frères de se diriger d'après ses conseils, dans une si pressante nécessité. Ayant reçu ces nouvelles, Pierre arriva inopinément; sa présence réjouit infiniment les méchans, et les autres furent fort étonnés de le voir revenir si promptement, et quand il n'était pas attendu. Les machinateurs de cette infâme sédition se rendirent secrètement auprès de lui, versèrent dans ses oreilles le poison de la trahison qu'ils avaient concertée; et se livrant complétement à lui, lui demandèrent et le supplièrent instamment de prendre en main leur cause abominable 267 contre l'abbé, ou plutôt contre l'église, lui promettant de ne jamais l'abandonner jusqu'à la mort, et même d'attirer dans leur parti la majorité du couvent. Alors Pierre alla trouver le comte en secret, au moment où, comme nous l'avons dit ci-dessus, il était venu pour la fête, et lui révéla les espérances des séditieux. Le comte, se livrant à des transports de joie inexprimables, engagea aussitôt sa foi à Pierre et à ses complices, et leur promit de leur prêter en toutes choses un très-ferme appui, de leur fournir des chevaux, de pourvoir à leurs dépenses; et même, si cela devenait nécessaire, de leur livrer de bons lieux de refuge dans toute l'étendue de ses terres. Il leur donna en otages quatre chevaliers choisis parmi ses grands, et ceux-ci s'engagèrent aussi par serment, promettant que le comte tiendrait exactement sa parole, tant envers Pierre qu'envers tous ceux qu'il pourrait entraîner dans son parti contre l'abbé. Pierre et Thibaut jurèrent au comte de lui être fidèles contre l'abbé, et même d'engager dans la même fidélité envers le comte la majeure partie du couvent, et de travailler à faire tourner Alexandre, le pontife universel, contre le même abbé Guillaume. Cette conjuration fut liée le jour même de la fête de Marie-Madeleine, sainte servante de Dieu, dans la chapelle supérieure de Saint-Laurent, par l'entremise d'Étienne de Pontoise, de Milon et de Hugues d'Argenteuil. Ainsi les impies et les enfans de l'adultère profanèrent ce jour sacré, tandis que les frères et les enfans de la femme libre s'attristaient et s'affligeaient de ne pouvoir célébrer assez dignement la fête solennelle de leur patrone. Il y avait aussi dans le monastère Henri 268 de Pise, cardinal, l'évêque élu de Mayence et l'évêque élu de Chartres, lesquels faisaient semblant d'agir pour le bien de la paix, mais qui, possédés de l'esprit de la chair, servaient de plus en plus le parti du comte et de sa mère. Aussi le comte lui-même, devenu plus entreprenant par les instigations des traîtres, demanda-t-il à entrer dans le chapitre des frères, et l'ayant obtenu, il y porta plainte contre l'abbé, par lequel il se disait exhérédé et accablé de toutes sortes d'insultes. Il souffrait, dit-il, tous ces maux bien injustement; mais surtout ce qui l'affligeait profondément, c'était la désolation d'une église, jadis opulente en possessions, illustrée par des personnes honorables, estimée pour la rigueur de sa discipline religieuse et pour sa charité hospitalière; qui en cela, ainsi qu'en toutes sortes d'autres prospérités, était autrefois, et après Cluny, fort supérieure à toutes les églises des Gaules, et qui maintenant n'était plus signalée que pour l'excès de sa misère, pour les dettes qui l'accablaient, pour l'exiguité des personnes qui la composaient, pour la dissolution de ses mœurs, pour l'inhumanité de son hospitalité; en sorte qu'elle était devenue la fable, non seulement de toutes les églises, mais même des plus viles personnes, parmi le peuple, et que l'on tenait pour constant que tout cela était provenu de l'orgueil et des déréglemens de l'abbé, ainsi que de l'approbation que les frères eux-mêmes avaient donnée à sa conduite. «Où sont, ajouta-t-il, où sont ces personnages autrefois si imposans et si honorables, le gardien des celliers, l'hospitalier, le sacristain, l'aumônier, le camérier, qui par leur sagesse et même leur puis- 269 sance, faisaient jadis prospérer cette maison? Déjà même il n'y a plus parmi vous personne qui puisse en secourir un autre, ou répondre à quiconque viendrait le consulter, ou qui ait seulement conservé le vain simulacre d'un nom honoré. Aussi, votre propre dissolution est-elle évidente aux yeux de tous, et devenus semblables à celui que vous favorisez, vous supportez des insultes, pour ainsi dire gratuites. Quant à moi, jusqu'à présent aussi j'ai supporté des insultes, jusqu'à présent j'ai toléré la ruine de cette église; mais comme cependant cette église est mienne, comme elle se trouve bien réellement placée sous mon inspection, que votre abbé le veuille ou ne le veuille pas, dès ce moment je ne supporterai plus tant de honte, et un si lourd ce fardeau: c'est pourquoi je desire que vous soyez bien avertis par avance, afin que vous puissiez déterminer votre abbé à ménager enfin cette église, à ce s'abstenir désormais de toute nouvelle destruction, et à me restituer ce qui fait partie de mon droit. En effet, je n'exige rien de nouveau, mais je réclame les droits antiques de mes pères. Comment pourrais-je opprimer, par des prétentions nouvelles ou injustes, l'église que je dois défendre contre les agressions de tous les hommes? Je vous invite donc à vous consulter entre vous; autrement je demandrai raison à vous tous de l'assentiment donné à tant de perversité.» Ayant entendit ces mots, Gilon le prieur se leva pour préparer une réponse; il convoqua les anciens de l'église, et même ce nouveau Judas, dont la trahison était encore inconnue; il se retira dans l'oratoire 270 de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, avec les frères et les bourgeois; et après avoir tenu une conférence, il répondit au comte en ces termes: Ainsi que tu l'as déclaré toi-même, seigneur comte, nous aussi nous savons et nous reconnaissons que tu es le tuteur et le patron de nous et de cette église. Nous avons pour agréable et doux de te voir compatir à la désolation de notre maison; c'est pourquoi nous demandons très-affectueusement à ta grandeur que, dans les choses qui se rapportent à ta personne et à la personne des autres princes, tu t'efforces et prennes soin de pourvoir aux intérêts de cette église, qui est placée sous ta garde. Et quoiqu'au dedans elle ait assez de vigueur par la paix et la concorde qui unissent ses frères, quoiqu'elle ait des vêtemens et des vivres en suffisance, il est vrai qu'au dehors elle est travaillée, et par une diminution dans ses propriétés, et par les charges que lui imposent certains ennemis. Nous ne savons point encore qu'elle soit écrasée de dettes, et à notre connaissance sa dette ne va pas au-delà de sept cents livres. Quant à la régularité de ce chapitre, à la discipline du couvent, et même à la conduite des personnes, il nous semble qu'elles ne répandent pas un moindre éclat que de coutume, et si l'église est souillée de quelque tache honteuse, il le faut attribuer non point à la vérité des assertions portées contre elle, mais à la haine de ses rivaux. Et comme nous desirons que la personne de notre abbé soit bonne et honorable, de même aussi nous le croyons tel; et si quelqu'un, aveuglé par la haine, en juge autrement, il est convaincu de mensonge à la balance 271 de la raison. C'est pourquoi nous nous réjouissons d'être sages comme lui, de penser de la même manière que lui, comme il convient aux membres dans leurs rapports avec la tête; et nous comptons bien qu'il n'y a aucune espèce de tort dans cet accord si naturel et si légitime de la tête et des membres. Toutefois, si par l'effet de quelque faute personnelle, ou de quelques insinuations étrangères, il a excité en vous un juste sentiment de haine, nous en sommes affligés et le déplorons grandement, quoique jusqu'à ce jour nous n'ayons pu découvrir en quoi ni comment il aurait mérité cette haine. Ainsi donc lorsqu'il sera revenu, nous l'inviterons humblement, comme des moines le doivent à leur abbé, des sujets à leur seigneur, à faire ses efforts pour mériter la bienveillance de votre grandeur. Du reste, nous supplions ta bonté qu'elle ménage cette église, qui, comme tu dis, est placée sous ta surveillance, en sorte que tu n'entreprennes pas, en haine d'un seul homme, de détruire celle qui, autant du moins qu'il est en elle-même, en même temps qu'elle a été soumise à son abbé, t'a été toujours très-dévouée.» Lors Pierre le traître fît recommander secrètement au comte, par l'organe de Simon de Souvigny, qu'il eût à parler aux frères avec plus de douceur, surtout en ce qui pourrait avoir trait aux reproches sur leur propre déshonneur, de peur qu'en s'attachant à poursuivre l'abbé, il n'en vînt à irriter les frères et à perdre leur faveur. En conséquence, le comte leur répondit: «Certes, je ne blâme point votre conduite, mais je m'afflige de cette excessive pauvreté à laquelle vous êtes réduits par les dilapidations que 272 l'abbé a exercées sur les biens de cette église; et ainsi, comme je l'ai déjà dit, ou bien vous-mêmes vous pourvoirez au soin de vos intérêts et de ceux de l'église, ou bien je ne supporterai pas plus longtemps de telles profusions. Car lorsque je n'avais pas encore été publiquement atteint par l'ordre canonique, sur le commandement de votre abbé, et seulement à cause de ma présence, vous avez suspendu les offices divins, et vous ne m'avez pas payé la redevance (qui m'est bien due, le monde en est témoin), sans que je sache pour quel motif. Quant à ce que vous dites que la dette de l'église ne dépasse pas sept cents livres, je sais que vous en devez plus de mille; et quant aux plaintes que vous faites sur les oppressions de vos ennemis extérieurs, elles retombent sur la tête de votre abbé, dont l'insolence est si grande, comme chacun sait, qu'il n'accorde, ni à moi, ni à tout autre, rien de ce qui est juste. Cependant je ne vous traîne point en justice, et me borne à vous inviter à y bien réfléchir, et à pourvoir à vos intérêts. Que si vous faites ainsi, vous trouverez en moi un fidèle appui en toutes choses; sinon, ce sera votre propre affaire, et moi j'aurai soin de ce qui me concerne.» Il dit ces paroles afin d'encourager les traîtres, et d'exciter les autres à s'entendre avec eux. Étant donc sorti du chapitre, il alla parler à Pierre le traître, et ils tinrent conseil ensemble, pour arrêter que Pierre se rendrait devant le pape Alexandre, pour accuser l'abbé auprès de lui, et qu'on enverrait avec lui l'abbé de Bouras, qui, cachant sa dent de loup sous le faux air de la brebis, mordrait plus rudement l'innocent; et afin de 273 tenir secrets les artifices dressés dans cet entretien, le comte promit à Pierre qu'il lui ferait rendre l'argent que l'église de Tonnerre lui devait encore pour l'expédition de quelques actes d'obédience. Le jour assigné au comte et à l'abbé par l'archevêque de Sens, pour tenir une conférence, étant arrivé, ni le comte, ni l'abbé, ne se présentèrent; cependant le prieur Gilon comparut, de la part de l'abbé, et avec lui ce même Pierre, qui tenait toujours sa trahison secrète. Et comme ils se trouvèrent des deux parts réunis à Bassou, en présence de l'archevêque, Gilon le prieur demanda devant le comte la restitution des dommages qu'il avait causés à l'église. Alors Pierre ne pouvant contenir la perfidie qui fermentait avec force dans son cœur, ne cessa de réprimander vivement Gilon, comme s'il eût parlé au comte trop durement et avec irrévérence. En entendant ces reproches, Gilon, Geoffroi, alors hospitalier, et d'autres frères, qui étaient venus là pour l'abbé, rougirent d'une violente indignation. Le comte donna des otages pour la restitution des dommages qu'il avait faits. Quant aux autres griefs, il demanda, et l'archevêque de Sens lui accorda la remise à un autre jour, préparant tous deux à l'innocent un piége dans lequel ils tombèrent eux-mêmes. En effet, l'archevêque adressa une lettre d'excuse au pape Alexandre, le suppliant de déléguer un autre juge pour suivre la sentence rendue contre le comte, de peur que, dans sa fureur, le jeune prince ne se livrât à de terribles excès contre lui ou contre les siens, et que le châtiment d'un seul homme n'en enveloppât deux dans une ruine commune. De son côté, le comte se disposa à envoyer 274 auprès du pape Alexandre ce Pierre dont j'ai déjà parlé, et quelques autres de sa cour, porter la parole contre l'abbé Guillaume de Vézelai. Et leur espoir était que l'archevêque s'excusant d'une part, et le comte accusant d'autre part, le pape déléguerait des juges qui examineraient l'affaire sur les limites mêmes des territoires du comte et de l'abbé. Mais il en arriva tout autrement, et les projets de l'insensé furent déjoués. Rien n'ayant été terminé, chacun se retira de son côté; Gilon se rendit auprès de l'abbé, à Saint-Julien-du-Saule, et lui rapporta ce qui s'était passé à Vézelai l'avant-veille et jusqu'au jour où il lui parlait, et combien ils avaient été couverts de confusion par la façon dont Pierre, son ami intime, les avait contredits en présence du comte et de l'archevêque. L'abbé ne fut pas médiocrement étonné de tout cela; mais, par une surabondance de bonté, il n'ajouta aucune croyance aux paroles qui lui étaient portées: bien plus, renvoyant Pierre, sans conserver contre lui aucun soupçon, il lui ordonna de se rendre dans sa maison de Salis, après qu'il aurait reçu l'argent qui lui était dû à Tonnerre, de l'attendre, lui, abbé, dans ladite maison, attendu qu'il partirait bientôt pour aller trouver le pape Alexandre; ou bien, s'il recevait un messager de sa part, de l'aller rejoindre au Puy, et de se préparer à faire avec lui le voyage. Or, l'abbé avait envoyé en avant, à la cour du pape, son clerc, nommé Jean; mais lorsqu'il eut reçu de celui-ci une lettre qui lui annonçait que le pape Alexandre mettrait en mer vers les calendes du mois d'août, l'abbé retarda son départ projeté, et se rendit, par le territoire du 275 duc de Bourgogne, à Vézelai, où il arriva le surlendemain de l'octave de la fête de la bienheureuse Marie-Madeleine. Tous ceux qui étaient attachés à la faction de Pierre furent étonnés de ce retour subit et inattendu de l'abbé, car ils espéraient bien qu'il ne rentrerait pas à Vézelai, à son honneur, et déjà ils l'avaient annoncé à tous leurs compagnons, d'une voix prophétique, ou pour mieux dire, dans l'excès de leur démence. Cependant l'abbé, s'étant mieux assuré des intentions des traîtres, appela auprès de lui Vincent le doyen, et lui raconta comment il avait appris les mêmes choses par le récit d'une autre personne. Il appela aussi Gilon le prieur, et lui fit connaître tout ce qu'il avait recueilli. Ces détails mêmes lui eussent paru incroyables, s'il n'eût rappelé dans sa mémoire les paroles perverses de Pierre. Geoffroi le supérieur ayant été aussi mandé, fut frappé de stupeur en entendant tout ce qu'on lui disait; et certes, il ne faut pas s'étonner d'un semblable étonnement pour des faits si nouveaux. Durant trois cents ans et plus, l'église de Vézelai avait brillé d'un tel éclat par le maintien de la paix et des principes de l'honneur, que jamais, jusqu'à ce jour, aucune tache honteuse, aucun bruit scandaleux ne l'avaient souillée. L'abbé exhorta donc tous les frères réunis à demeurer en paix, en repos et en silence, et à s'adonner à la charité, et les supplia de se livrer avec une nouvelle ardeur à la prière, et d'élever leurs mains vers le ciel, pour résister à Amalech. Puis, ayant, selon l'usage, célébré une procession solennelle, il offrit à Dieu le saint sacrifice. Ceux qui avaient abjuré leurs projets 276 de sédition écrivirent à Pierre et à Thibaut, pour les engager à renoncer à leur entreprise, parce que ce serait en vain qu'ils voudraient se révolter contre l'éperon, depuis surtout que leurs desseins se trouvaient déjoués, et qu'eux-mêmes, ayant été surpris, avaient abjuré leurs perverses résolutions. En même temps ils écrivirent au souverain pontife Alexandre et à tous les cardinaux de la cour apostolique, pour leur annoncer comment ils avaient été trompés par un homme des mauvais jours, endurci dans le vice, leur demandant instamment que cet homme, s'il venait se jeter aux pieds de la cour apostolique, pour s'élever contre son abbé et contre l'église, sa mère, ne fût point accueilli, afin que les ténèbres ne pussent obscurcir la lumière, l'erreur étouffer la vérité. Toutefois, des vases d'iniquité, enfans de Bélial, savoir Geoffroi de Latigny et Guillaume Pidet, persistant dans le venin de leur méchanceté, et méditant d'insensés artifices, demandèrent à l'abbé de leur permettre de marcher sur les traces de Pierre et de Thibaut, afin de les ramener, ou du moins de les convaincre de trahison, en présence de la cour romaine. La simplicité de la colombe ne se tient jamais suffisamment en garde contre l'astuce du serpent; à peine, après avoir reconnu la méchanceté, conserve-t-elle quelque méfiance. Après le dîner, l'abbé Guillaume fit en secret les préparatifs de son départ, et le soir il se rendit à Avalon, château appartenant au duc de Bourgogne. Étant parti de là, il entra, le septième jour, dans la ville de Montpellier, conduisant à sa suite Geoffroi, né Anglais, sous-prieur; Vincent le doyen; Francon, 277 son chapelain, et Hugues de Poitiers, son secrétaire, et auteur du présent écrit. Or Hugues de Varennes était parti déjà pour suivre les traîtres Pierre et Thibaut, et il les rencontra au château appelé de Gannat, avec l'abbé de Bouras, qui y était arrivé avant eux. Hugues ayant donc tiré de sa poche les lettres de l'abbé Guillaume et de tout le chapitre de Vézelai, les remit à Pierre; mais Thibaut, lançant sur lui un regard farouche, dit à Pierre: «Qu'est-ce donc que tu as fait, toi, le plus insensé des insensés? Qu'est en effet cet abbé au nom duquel tu as accepté ces dépêches? Quant à nous, nous ne tenons point pour abbé celui qui méconnaît sa fidélité envers le comte.» Sur ce, il enleva des mains de Pierre les dépêches, encore intacte, et les jeta par terre, pour les fouler aux pieds. Hugues, s'adressant alors à Pierre et à Thibaut, leur dit: «Une telle insulte n'est pas dirigée seulement contre l'abbé; elle atteint encore toute la communauté du monastère de Vézelai. De la part donc de l'abbé Guillaume, et de la part de tout le chapitre, je vous dis que vous ayez à retourner à Vézelai dans quatre jours, pour y répondre sur les griefs qui seront allégués contre vous. Sinon, et en vertu de l'autorité apostolique, l'abbé et tout le monastère prononcent contre vos personnes une sentence d'excommunication, et moi, je vous dénonce cette sentence de leur part.» Et Hugues étant alors sorti, courut rejoindre l'abbé dans la ville de Puy, en Velay, et lui rendit comte de la rebellion des traîtres. Ceux-ci devancèrent l'abbé dans sa marche; mais ayant été reconnus d'avance par Jean, clerc de l'abbé, ils ne purent obtenir aucun accès auprès de la cour romaine. 278 L'abbé, arrivé auprès du pape Alexandre, fut reçu avec beaucoup d'honneur et une parfaite bienveillance par le pape et par toute la cour. Et comme les traîtres faisaient tous leurs efforts pour réussir à s'approcher de la cour, et en étaient repoussés honteusement, tels que des hommes prévenus de trahison, même par les portiers, l'abbé de Bouras s'y introduisit, comme ayant à suivre les affaires particulières de son Ordre. Mais lorsqu'il commença à soutenir le parti du comte, et à agir en faveur des traîtres, hommes innocens, dit-il, députés de l'église de Vézelai, venant plaider leur cause contre l'abbé, comme si celui-ci eût été le dilapidateur de ses biens et le destructeur de son Ordre, il fut repoussé tout aussitôt par le pape Alexandre, et Humbaud, évêque d'Ostie et cardinal, lui résista en face. Cependant Henri de Pise, cardinal, et l'élu de Mayence, soutinrent de tout leur pouvoir le parti du comte et des traîtres. Ayant fatigué le pape à force de prières, ils obtinrent de lui, non sans beaucoup de peine, d'écrire au comte excommunié. Dès que l'abbé en fut informé par les secrétaires, il se présenta devant le pape, et fléchissant le genou, lui dit: «Qu'est-ce donc, seigneur, que tu as fait? nous n'avons pas encore obtenu pleine justice, et tu nous retires déjà le peu que tu nous avais accordé. — Comment cela? dit le pape. — En écrivant, reprit l'abbé, contre l'usage apostolique, à celui que tu as toi-même excommunié! — La sentence a-t-elle donc été déjà promulguée? — Oui,» dit l'abbé. Et le pape dit: «Montre-moi ton rescrit;» et il le lui donna. Tout aussi tôt Alexandre envoya au dépôt des archives de ses secrétaires, et or- 279 donna qu'on y retînt l'écrit qui lui avait été surpris; et lorsqu'il sut que l'élu de Mayence l'avait déjà en ses mains, il fut fort indigné, et prescrivit qu'on allât le lui redemander sur-le-champ. Après l'avoir rendu, l'élu de Mayence se présenta devant le pape, et lui demanda de lui faire remettre sa lettre apostolique; mais le pape commença par le réprimander de lui avoir surpris un tel écrit; et l'élu de Mayence, ne pouvant supporter d'être repoussé dans sa prière, fondit en larmes. Le pape, touché, lui dit alors: Tiens, voilà ce que tu veux, mais désormais tu n'en tireras aucun avantage pour ton parent, car nous avons fait un nouvel écrit à la place de celui-là, qui nous avait été surpris.» Pierre et Thibaut, les traîtres, voyant donc qu'ils ne pouvaient réussir, se retirèrent. Chemin faisant, ils rencontrèrent Guillaume Pidet et Hélie, celui-ci dépourvu de toute science, mais, en revanche, amplement pourvu de folie. Ces deux derniers, ayant repris ce qu'ils avaient rendu, et étant retournés à l'infidélité qu'ils avaient abjurée, étaient sortis secrètement et de nuit du couvent, avaient escaladé les murs du monastère, et s'étaient glissés en dehors avec des cordes. En ce moment, il arriva que, la corde s'étant cassée, Hélie tomba, et se fit mal au bras. Tous deux cependant ayant fui durant toute la nuit, se rendirent auprès du comte, se plaignirent d'avoir été horriblement tourmentés par l'abbé, et uniquement en haine de lui, et le comte leur donna des chevaux et de l'argent pour leur dépense, et les envoya se réunir à Pierre et à Thibaut. Lors donc qu'ils se furent rencontrés les uns les autres, ils re- 280 tournèrent tous ensemble auprès de la cour romaine, et ayant guetté le moment de la sortie du pape Alexandre, attendu qu'ils n'avaient aucun autre moyen de parvenir jusqu'à lui, ils le joignirent enfin au moment où il sortait de l'Oratoire. Là Guillaume Pidet se prosternant devant lui, se plaignit d'avoir été battu et incarcéré par l'abbé Guillaume, après la dénonciation de l'appel porté devant la cour apostolique. «Quoi donc, lui dit le pape, serais-tu l'un de ces traîtres excommuniés de ton église?» Et alors tous les assistans ayant poussé de grands cris, les traîtres furent rejetés hors de la présence d'Alexandre. Ainsi l'abbé ne s'inquiéta nullement d'eux, et ne daigna pas même en dire un seul mot à la cour. Cependant il desirait que la délégation du pape pour l'exécution de la sentence apostolique lancée contre le tyran et sa mère fût retirée à l'archevêque de Sens, et confiée à tout autre, quel qu'il fût; et de son côté, l'archevêque le desirait vivement aussi, et l'avait même demandé par écrit. Toutefois, comme la meilleure et la majeure partie des terres du comte était située dans le diocèse de Sens, l'Apostolique ne voulut pas transférer cette délégation à un autre; mais afin que l'archevêque procédât avec plus de sécurité et de vigueur à l'exécution de la sentence, le pape lui donna pour adjoint Étienne, évêque de Meaux, et écrivit à l'un et à l'autre qu'ils eussent à aller trouver le comte de Nevers et sa mère, pour les exhorter à traiter à l'amiable avec l'église de Vézelai; faute de quoi il leur enjoignit de promulguer la sentence qui leur était transmise contre tous ceux qui la mépriseraient, sans plus s'arrêter à aucun écrit qui pourrait 281 lui être surpris, ou à tout appel qui serait interjeté; ajoutant qu'ils eussent en même temps à dénoncer cette sentence aux évêques d'Autun, de Langres, d'Auxerre et de Nevers, pour être par eux exécutée, selon la teneur des lettres que le pape leur avait lui-même adressées. Il arriva, le jour du changement de lune qui suivit l'Assomption de la vierge Marie, toujours pure et mère de Dieu, que le très-saint pontife universel, Alexandre, pape catholique, monta à l'autel et offrit à Dieu la victime sainte et vivifiante pour l'ame d'Ives, doyen de l'église de Chartres: pendant que le sacrifice s'accomplissait, les traîtres se prirent de querelle avec Geoffroi l'anglais, et Geoffroi s'avança vers Humbaud, évêque d'Ostie, et lui fit connaître quelle excessive irrévérence les traîtres avaient montrée pour le seigneur pape. L'évêque d'Ostie s'étant retourné vit en effet ces traîtres détestables, et dit ensuite à Alexandre: «Quoi donc, seigneur, peux tu souffrir que ces traîtres profanes de Vézelai viennent, toi présent, assister à l'office divin? —Où donc sont-ils?» dit le pape. Et l'évêque répondit: «Ils sont ici présens.» Et le pape dit: «Rejette-les au plus tôt au dehors.» Et comme ils refusaient de sortir, les évêques d'Ostie et de Segni ayant appelé les officiers de l'église, les firent chasser. L'élu de Mayence, qui par hasard s'entretenait en ce moment avec l'abbé de Vézelai, ayant vu cela, sortit après eux, ne pouvant contenir son indignation. L'abbé de Bouras, à côté duquel les traîtres se tenaient toujours placés, se voyant frustré dans ses projets, devint aussi tout rouge et se retira: les traîtres le suivirent et rap- 282 portèrent auprès du comte leur seigneur, la confusion et l'ignominie qu'ils avaient bien méritées. Quant à l'abbé Guillaume, il ne se retira point, jusqu'à ce qu'il eût accompagné le pape Alexandre sur les bords de la mer. Alors il s'en retourna chez lui fort heureusement, comblé des bénédictions apostoliques, et fit son entrée à Vézelai le dernier jour du mois d'août. De là, et peu de jours après, il se rendit à Paris, où il remit les lettres apostoliques à Hugues, archevêque de Sens, et à Étienne, évêque de Meaux, et ceux-ci tout aussitôt fixèrent un jour de rendez-vous à Joigny, tant pour lui que pour le comte. Lorsqu'ils se furent réunis en ce lieu, l'abbé produisit les actes authentiques des priviléges des pontifes romains et ceux des rois des Français, et en même temps il présenta les lettres du pape Alexandre, par lesquelles celui-ci avait délégué aux susdits évêques le soin de veiller à l'exécution de sa sentence ou au réglement d'une composition. Après que l'on eut de part et d'autre présenté diverses allégations, le jour finit sans que la controverse fût terminée. Alors les évêques reconnaissant que le comte seul arrêtait la conclusion du traité, promulguèrent, en vertu de la délégation du pape Alexandre, la sentence d'excommunication lancée contre le comte et sa mère. Le jour suivant, et sur la demande des évêques eux-mêmes, on se rassembla de nouveau de part et d'autre à Bassou. Après avoir fait l'énumération des pertes de l'église, quelques-uns voulurent tenter d'arranger une composition telle que l'abbé fît un entier abandon de ses prétentions, sous la condition que le comte demeurerait par la suite en paix 283 avec l'abbé et l'église, et que toutes les anciennes querelles seraient ainsi éteintes. Mais l'abbé répondit alors: «Quelle caution le comte me donnera-t-il donc pour le maintien de la paix?» Et ils lui dirent: «Il sera tenu seulement par sa parole; mais si tu le forces à cet arrangement, il engagera sa foi en mettant sa main entre les mains des évêques. — Et s'il méconnaît sa parole, dit l'abbé, au sujet de la paix qu'il aura promise, qui me rendra justice?» Et ils lui répondirent: Tu verras alors.» Mais l'abbé ne consentit point à faire la remise de pertes aussi considérables, au contraire il insista formellement pour que le comte renonçât tout-à-fait à des redevances trop onéreuses, car, en vertu de l'autorité du premier testateur et des priviléges qu'elle produisait, l'église n'était tenue envers personne à aucune redevance, si ce n'est de bonne volonté et par charité. Le comte répondit qu'il consentirait plutôt à être déshérité qu'à abandonner les redevances acquises par ses ancêtres. Bien plus, il ajouta que, si l'abbé ne lui payait ce jour même trois cents livres pour la redevance de logement qui lui avait été dernièrement refusée, il ne lui accorderait aucune composition. L'abbé Guillaume dit alors: «Je ne suis nullement venu ici comme un changeur va à la foire, apportant mon petit sac. Voilà qu'on voit apparaître d'une manière bien patente l'excès de la tyrannie ou de la rapacité du comte, qui pour son entretien d'un seul jour exige de moi trois cents livres! Quelle paix pourrait se maintenir sous le poids d'un tel fléau!» Ainsi le comte ayant refusé tout arrangement pacifique, chacun se retira. Le 284 prieur Gilon alla passer cette nuit à Pontigny avec l'évêque de Meaux, qui célébra à Vézelai la fête de tous les Saints. Geoffroi le sous-prieur, Renaud l'aumônier et leurs autres compagnons se rendirent, non sans crainte, à Auxerre, et, s'étant levés pendant la nuit, ils partirent et entrèrent à Vézelai le matin du même jour. Quant à l'abbé, il passa cette même nuit à Saint-Julien-du-Saule avec l'archevêque de Sens et l'abbé de Saint-Germain-des-Prés. De là il alla à Moret se présenter devant le roi, le suppliant vivement, au nom de la piété qu'il portait dans son cœur, et par respect pour les ordres apostoliques, de prêter appui à l'église de Vézelai dans ses pressantes nécessités. Le roi lui répondit qu'il ne manquerait jamais à la bienheureuse Marie-Madeleine, non plus qu'à ses serviteurs; bien plus, qu'il combattrait pour le monastère de Vézelai comme pour la couronne de son royaume. Il ajouta que l'abbé devait résister avec modération, éviter de provoquer les fureurs d'un tyran insensé, et attendre de voir si celui-ci oserait se porter jusques au sacrilége, afin que s'il l'accomplissait, le monde entier pût rendre témoignage de la punition. L'abbé se conformant aux conseils du roi, envoya Hugues son secrétaire à l'archevêque de Sens, pour l'inviter à proclamer publiquement l'excommunication du comte et de sa mère, en vertu des ordres apostoliques. En conséquence, l'archevêque étant placé devant les saints autels, lorsqu'on eut achevé la lecture apostolique en présence de tout le peuple, l'archevêque adressa un discours au peuple, et lui fit connaître de quelles terribles persécutions le comte de Nevers et sa mère accablaient le sépulcre de la bien- 285 heureuse Marie-Madeleine, amie de Dieu, sépulcre très-célèbre dans le monde entier. «En raison de ces persécutions, ajouta-t-il, et par ordre du seigneur pape, nous promulguons contre l'un et l'autre une sentence d'excommunication; et s'ils ne viennent à résipiscence, d'ici à la fête prochaine du bienheureux Martin, nous plaçons toutes leurs terres sous l'interdit de l'office divin, à l'exception du baptême des petits enfans et du sacrement de repentance pour les mourans.» Le même archevêque Hugues communiqua aussi cette sentence à Alain d'Auxerre, à Bernard de Nevers, à Henri d'Autun et à Gautier de Langres, évêques, par des lettres conçues dans les termes suivans: «Hugues, par la grâce de Dieu, humble ministre de l'église de Sens, à ses vénérables frères et amis, Henri d'Autun, Gautier de Langres, Alain d'Auxerre, et Bernard de Nevers, évêques par la même grâce, salut et amour dans le Seigneur! Nous annonçons à votre prudence que le seigneur pape, par des lettres qu'il nous a écrites souvent, et à plusieurs reprises, de Clermont, du Puy et de Montpellier, pour nous avertir, aussi bien que pour nous commander par son autorité apostolique, nous a informé des exigences injustes et oppressions iniques que le comte de Nevers exerce, à la connaissance de tous, sur le monastère de Vézelai et les hommes qui lui appartiennent. Enfin ce pape nous a prescrit, ainsi que vous pouvez le voir par la teneur des lettres que nous vous envoyons de sa part, d'aller en toute hâte trouver l'un et l'autre, savoir le comte et sa mère, et de les engager, le 286 plus promptement possible, à rendre sans délai à l'abbé du susdit monastère les choses qu'ils lui ont enlevées, à lui donner satisfaction pour les pertes qu'il a supportées et les insultes qu'il a reçues, et à s'abstenir désormais de toute attaque nouvelle et de toute injuste surcharge. En outre, et si, dans le délai de vingt jours, ils dédaignent de déférer à nos invitations, il nous a été enjoint de prononcer contre eux une sentence d'excommunication, d'interdire absolument, et sur toutes leurs terres, tous les offices divins, à l'exception du baptême des petits enfans et du sacrement de repentance pour les mourans, et de vous donner communication de cette même sentence, en vertu de l'autorité apostolique, sans admettre aucun délai d'appel, ni aucun autre prétexte de retard, pour être ladite sentence inviolablement observée par vous. Nous donc, exécutant les ordres de notre seigneur, et attendu que nous n'avons rien obtenu par nos admonitions, nous avons promulgué contre ces deux personnes une sentence d'excommunication; mais nous avons différé jusqu'à ce jour, et avec intention, de vous en donner connaissance. En effet, desirant rétablir la paix entre le comte et l'abbé, nous avons persisté dans ce dessein, et nous y avons travaillé, autant qu'il a été en notre pouvoir, nous ainsi que notre vénérable frère l'évêque de Meaux, à qui le seigneur pape avait, dans ce dessein, adressé les mêmes injonctions; mais comme nous avions été très-souvent frustrés dans nos espérances, enfin nous étant rendus à Joigny, et y ayant traité de la paix» pendant deux jours, sans pouvoir obtenir aucun ré- 287 sultat, nous avons confirmé la sentence depuis longtemps promulguée par nous, d'après les ordres du seigneur pape; et nous vous la notifions, de l'autorité du seigneur pape et de la nôtre, pour être ladite sentence exécutée et formellement observée par vous, vous mandant de tenir lesdites personnes pour excommuniées, et de les proclamer telles incessamment, et sans autre délai, à la fête prochaine de saint Martin, les dénonçant publiquement comme excommuniées dans toutes vos paroisses, et en outre prohibant la célébration des offices divins sur toutes leurs terres, à l'exception du baptême des petits enfans et du sacrement de repentance pour les mourans. Vous aurez surtout à faire la même notification aux prêtres qui se disent particulièrement chapelains du comte, ou de la comtesse, sa mère, et à leur intimer qu'ils aient à s'abstenir de toute contravention aux décisions apostoliques et aux nôtres, sous peine d'enfreindre les règles de leur Ordre.» Tels furent les commandemens de l'archevêque. Du reste, les évêques se mirent peu en peine de faire exécuter à la rigueur la sentence qui leur fut notifiée. Quant à l'abbé Guillaume, il entreprit de visiter ceux de ses couvens qui étaient établis dans le pays de Beauvais; et étant entré sur le territoire de Noyon, il arriva au monastère de Villers-Coterets. C'était un jour de samedi de la première semaine après la venue du Seigneur. Cette même nuit, un des pages de l'abbé, nommé Giroud, arriva auprès de lui, et lui fit un rapport sur l'état déplorable de l'église de Vézelai. Dans le même temps, il arriva dans cette église un 288 événement, présage de calamité future, et à la fois gage de consolation. Le feu prit par accident à la voûte qui s'élève au dessus du sépulcre de la bienheureuse Marie-Madeleine, amie de Dieu; et ce feu fut tellement violent que les supports mêmes, que les Français appellent des poutres, et qui étaient placés dans la partie supérieure, furent tout-à-fait consumés. Cependant l'image en bois de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, laquelle posait sur le pavé même de la voûte, demeura entièrement à l'abri du feu, et en fut seulement noircie. Le phylactère en soie qui était suspendu au cou d'une image de l'enfant Jésus ne prit pas même l'odeur de la fumée, et ne changea nullement de couleur. Par où il apparut clairement que l'image elle-même n'eût point été non plus atteinte par la fumée, s'il n'eût été ordonné par une dispensation divine qu'à l'occasion du travail entrepris pour la restaurer, on trouverait caché dans son sein un trésor d'un prix inestimable. Ladite image ayant été en effet envoyée à un homme, pour être restaurée, celui-ci déclara qu'il lui semblait qu'il y avait entre lés épaules une petite ouverture extrêmement bien cachée. Sur ce rapport, le prieur Gilon ordonna de porter l'image dans la sacristie; et appelant à lui Geoffroi, le sous-prieur, Gervais, le sacristain, Gérard, le surveillant des écuries, Maurice, qui chantait la basse, et Lambert lui-même, celui qui devait restaurer l'image, le prieur, ayant pris un couteau, commença par enlever lui-même les couleurs; et après avoir mis le bois à nu, ils ne purent trouver à la surface rien qui indiquât une coupure. Alors le prieur prit un petit marteau en fer, et essaya de chercher avec l'oreille 289 ce qu'aucun d'eux n'avait pu trouver par les yeux; et ayant entendu un son comme celui que rend tout objet creux, animé d'une vive joie, dans sa pieuse audace, il enfonça de ses propres mains cette petite porte, et trouva en dedans des cheveux de cette vierge toujours pure, à laquelle nulle femme n'a jamais paru semblable dans le monde, ni avant, ni après elle; et en outre, un fragment de la tunique de cette même Marie, mère de Dieu, et l'un des os du bienheureux Jean-Baptiste. Il y trouva de plus des os des bienheureux apôtres Pierre, Paul et André, en un seul paquet; un ongle du pouce du bienheureux Jacques, frère du Seigneur; deux paquets des os de bienheureux Barthélemi, apôtre, et presque un bras entier de l'un des innocens; des reliques de saint Clément, et une touffe de cheveux de sainte Radegonde, reine; en outre, des vêtemens des trois enfans Lidrach, Misach et Abdénago, et enfin un morceau de la robe de pourpre que notre Seigneur Jésus-Christ portait le jour de la Passion. Pour chacune de ces reliques, on trouva des brefs destinés à en faire connaître les différences; tous ces brefs étaient déjà tellement anciens qu'on pouvait à peine les lire; il y en eut même trois qui étaient entièrement illisibles; mais qui est celui, ou quels sont ceux qui les ont écrits, c'est ce que Dieu seul peut savoir. Ceux que l'on put lire, on les fit recopier, et on rattacha les nouveaux avec les anciens, pour rendre témoignage de leur contenu. Après qu'ils eurent examiné tous ces objets bien soigneusement, ils les rétablirent dans la place où ils les avaient trouvés; et l'image même renfermant ces monumens saints, fut placée 290 sur le grand-autel. Tous alors, ayant revêtu leurs chapes, déployant les plus, grandes bannières, et faisant sonner toutes les cloches, chantèrent les louanges du Créateur de toutes choses, qui avait daigné leur donner généreusement tant et de si précieux garans de leur propre sûreté et de la protection accordée à ce lieu. Alors les peuples, tant étrangers que des environs, étant accourus en foule, on se livra à des transports de joie extraordinaires, tant dans l'église que dans toute la campagne et dans les lieux environnans, et l'on arriva de tous côtés des champs et des bourgs du voisinage, pour prendre part à tant d'allégresse. Enfin Gilon étant parvenu, non sans peine, à modérer les clameurs de la multitude, commanda le silence d'un geste de la main, et exposa en peu de paroles les motifs de ces actions de grâces et des transports qu'ils; éprouvaient. A ce récit, tous pleurèrent de joie; et lorsque ensuite on voulut rétablir sous la voûte le sépulcre de la bien-aimée de Dieu, il se fit un si grand concours de ce peuple, dont chacun s'empressait pour baiser son image, ou seulement la toucher, que l'on eut beaucoup de peine à la remettre à sa place, en présence d'une telle foule. Les moines ne permirent pas que l'on. vînt touchera l'image elle-même, de peur d'être accusés, d'avidité. Ainsi le feu, envoyé par, le ciel, fut le présage d'une tribulation prochaine, mais la découverte des saintes reliques annonça, en même temps l'heureuse issue de ces tribulations. Ce fut en, ces termes, que les moines de Vézelai en écrivirent à leur abbé, Guillaume, pour le consoler dans le pélerinage qu'il accomplissait. L'an du Verbe incarné 1165, le vingt-sixième jour 291 du onzième mois, et le jeudi, veille du jour de la venue du Seigneur, Guillaume, comte de Nevers, et Ida, sa mère, suivis d'une multitude d'hommes armés, entrèrent dans le bourg de Vézelai, comme pour le détruire de fond en comble. Le comte descendit à l'hôtellerie du monastère, qui est adjacente à la maison d'aumône, située à l'entrée du cloître. Sa mère, qui l'excitait à commettre tous ces crimes, descendit dans la maison de Simon de Souvigny, et aussitôt une grande terreur se répandit parmi tous les habitans du bourg. Cette nouvelle parvint à Gilon le prieur et à tous les frères, à l'heure où ils siégeaient dans le chapitre; Gilon y porta toutes les clefs du monastère, et donna ordre que personne n'en sortit. Le comte demeura en repos ce jour-là. Mais le jour suivant, ayant vu qu'aucun des frères ne sortait, il demanda d'un ton moqueur si les moines solennisaient ainsi ridiculement la veille de la fête, ou si par hasard, dans leur insolence accoutumée, ils dédaignaient sa présence. Il dit cela en riant, mais dans le fait les frères solennisaient alors la veille de la restauration prochaine de leur liberté: car de même que la veille de la Passion du Seigneur avait préparé la restauration de la dignité de l'homme, de même là veille de l'exil qui menaçait tous les frères, en faisant cesser une usurpation tyrannique, prépara la restauration complète de leur antique liberté. Le comte manda aux frères qu'il voulait entrer dans leur chapitre, pour s'entretenir avec eux. Ils lui répondirent qu'ils ne pouvaient communiquer avec un excommunié; mais que s'il avait des pensées de paix, il pou- 292 vait s'entretenir avec eux, par l'intermédiaire du prieur. Gilon ayant donc pris avec lui un petit nombre de personnes, alla se présenter devant le comte; celui-ci lança d'abord sur lui un regard farouche, l'accabla ensuite de beaucoup de reproches, et finit par demander que les détestables traîtres Pierre et Thibaut, et leurs complices, fussent reçus dans le monastère. Gilon lui répondit qu'il ne pouvait ni ne devait recevoir les excommuniés du pape. «Mais ceux-là, lui dit le comte, ne sont pas excommuniés. C'est parce qu'ils n'ont pas voulu, ces hommes sages, s'associer à vos basses flatteries, que vous les avez expulsés loin de vous, quoique innocens.» Gilon lui répondit: «Nous sommes venus avec des sentimens de paix et pour l'amour de la paix. Or, tu nous accables d'insultes bien injustes: sache donc pour certain que nous ne nous présenterons plus devant ta face, pour venir recevoir de tels dons.» Et ayant dit cela, Gilon retourna dans son cloître. Le comte, ayant envoyé son héraut, fit ordonner avec menaces à tous les bourgeois de se présenter devant lui. Quelques-uns d'entre eux, qui avaient si souvent éprouvé sa méchanceté, se retirèrent secrètement dans le monastère, en passant par des chemins détournés, car le comte avait placé des gardes, pour veiller sur les portes, afin qu'aucun bourgeois ne pût entrer dans le couvent. Quant à ceux qui pouvaient espérer quelque chose, ou de leur dévouement particulier, ou des services qu'ils avaient pu rendre furtivement au tyran, ils se présentèrent devant lui. Aussitôt il leur prescrivit de renoncer à la fidélité par eux jurée à l'abbé et à l'église. Mais ils lui répondi- 293 rent qu'ils voulaient tenu; conseil entre eux à ce sujet, «Que ce soit donc promptement, » dit le comte; et il fit fermer soigneusement les portes de l'hôtellerie et celles du monastère, et il envoya Étienne, son chancelier, Étienne de Saint-Pierre, et Fournier de Droie, et il manda à Gilon le prieur qu'il eût à lui envoyer les clefs du monastère. Mais celui-ci répondit: «Le comte est-il donc l'abbé, ou le porte-clef de ce monastère? — Ainsi l'ordonne le comte, lui dirent-ils. — Je parlerai de cela à mes frères, reprit le prieur.» Et étant entré dans le chapitre, où tous étaient réunis, il leur parla en ces termes: «Voici, mes frères, voici le jour qui, dès long-temps, vous a été très-souvent annoncé par notre vénérable abbé, que nous avions aussi prévu nous-mêmes, et où il ne s'agit plus de disserter, mais plutôt de délibérer sur votre liberté et celle de votre église, sur le péril commun qui vous menace, vous et vos hommes. Ce jour est la limite placée entre la servitude et la liberté, le repos et la fatigue, la lâcheté et la valeur, l'honneur et l'infamie: quelque parti que vous preniez, il sera constaté par un seing inviolable. Jusqu'à présent, vous avez subi le pillage de vos biens; jusqu'à présent, vous avez supporté, avec une oreille patiente, les menaces et les insultes des impies, semblables à la fureur des vents. Dans les circonstances où vous vous trouvez placés, tous les yeux sont maintenant fixés sur vous. Déjà votre corps tout entier est engagé dans la lice; et, soit que vous deviez vaincre, ou que vous soyez vaincus, il n'y a plus lieu de différer, car il ne suffit plus au tyran de déchirer vos vêtemens, de vous arracher les 294 poils, de vous pincer la peau; maintenant il fait en outre tous ses efforts pour vous arracher les dents. Il vous fait demander vos clefs, afin de se glorifier d'avoir enfermé votre liberté dans les chaînes de la servitude.» A ces paroles, tous les frères se levèrent aussitôt; et d'une voix unanime, ils défendirent à Gilon, de la part du seigneur apostolique, et de la part de leur abbé, de livrer au comte les clefs du monastère. En même temps, ils proposèrent de laisser un petit nombre de gardiens, et de se soumettre tous également à l'exil, pour l'amour de leur liberté» Mais Gilon leur répondit: «Il me paraîtrait imprudent d'abandonner cette maison, tant qu'elle conserve la disposition de ses revenus.» Tandis que ces choses se passaient, Fournier de Proie, faisant un détour, et ayant pris avec lui les satellites du comte, se rendit par dehors à la porte inférieure de la maison de l'abbé, et ayant fait sauter le guichet qui en défendait l'entrée, il s'empara des clefs, lesquelles étaient par hasard suspendues à la petite porte attenante à l'un des deux grands battans, et il prit alors possession de la maison, tant dans la partie supérieure que dans la partie inférieure, en y établissant des hommes impies, chargés de l'occuper au lieu et place du comte, comme si le comte avait un tel pouvoir de dominer dans le monastère, qu'il pût à son gré y introduire ses hommes, après en avoir expulsé ceux de l'abbé. Alors le comte faisant irruption, entra dans le cloître, et Isnard, vicomte de Joigny, s'écria aussitôt: «Empressez-vous, moines orgueilleux, de devenir les sujets de mon seigneur le comte.» Et comme le comte s'avançait en hâte pour entrer dans 295 le chapitre des frères, quelques-uns se jetant à sa rencontre le contraignirent à rétrograder. Alors sortant promptement du chapitre, les frères se rendirent dans l'église pour y attendre l'issue de l'événement, et non pour y célébrer les offices divins, car la présence du comte s'y opposait; et tandis qu'ils y étaient, regardant autour d'eux, ils virent au-dessus de leurs têtes les satellites du tyran, qui déjà avaient envahi la tour de Saint-Michel, après avoir enfoncé la porte. Ainsi, préoccupés de l'arrivée subite de leurs ennemis, les frères ne purent résister à leur entreprise inattendue autant que criminelle; les plus sages jugèrent donc qu'il était plus prudent de céder que de résister, de peur qu'en provoquant la fureur du tyran, le monastère et le bourg tout entier ne fussent détruits de fond en comble. Après cela les frères étant entrés dans le réfectoire, mêlèrent leur pain à leurs larmes, leur boisson à leurs pleurs, et se donnant à peine le temps de prendre un peu de nourriture, ils sortirent le plus promptement possible pour aller répondre aux bourgeois au sujet de l'abjuration que le comte leur demandait, et ils leur dirent: «Si vous pensez sagement, vous préférerez une pauvreté honnorable aux richesses de l'infidélité; car il vaut mieux vivre honorablement dans la fidélité, que richement dans le déshonneur de l'infidélité. Vous verrez vous-mêmes ce qui sera le plus convenable. Certes, c'est pour vous que nous sommes travaillés, c'est votre cause que nous persistons à défendre. De quel prix en effet peuvent être et cette bure et ce capuchon noir que vous nous voyez? Ce sont vos richesses que l'on desire, c'est précisément à votre 296 tête que l'on en veut; si, à la manière des serpens, nous vous exposions aux coups, vous qui êtes nos membres, voici, nous, comme la tête lorsqu'elle est tombée, nous jouirions du moins d'un repos quelconque. Mais loin de nous de telles pensées, loin de nous l'idée de racheter en vous livrant une paix honteuse. En effet, nous ne nous glorifions point pour nous-mêmes dans vos tribulations, mais plutôt nous nous glorifions pour vous dans nos propres tribulations. Voici le moment où il vous est donné de prouver, où il est nécessaire que vous prouviez quelle fidélité, quelle alliance, quel amour vous ont jusqu'à présent unis à nous; maintenant celui qui est véritablement à nous ne se laissera arracher à nous sous aucun prétexte.» Encouragés par de telles paroles, ceux qui se montrèrent fidèles demeurèrent avec les frères dans l'enceinte du monastère. Ayant appris cela, le comte distribua ses satellites armés dans les maisons de chacun des bourgeois, leur ordonnant de se borner à exiger la nourriture de leurs hôtes assiégés. Quant aux traîtres excommuniés et faux moines, savoir Pierre et ses complices, il leur livra la maison et les revenus d'Écouan: il remit tous les autres revenus du monastère entre les mains de Hugues Létard, prévôt de Château-Censoir, lequel était serf de l'église, de la famille de Simon, fils d'Eudes, prévôt de Vézelai, lequel Simon avait donné la mort à son seigneur, l'abbé Artaud. Or Hugues livra toutes ces choses à Maurice de Saint-André, de la même condition et de la même famille que lui. Gilon en ayant été informé, envoya sur le soir des serviteurs au four pour y prendre la fournée qui était 297 due: mais les satellites du comte étant survenus avec la femme de Maurice, attaquèrent ces serviteurs, leur enlevèrent leurs pains, et les renvoyèrent après les avoir accablés de coups. Le comte ordonna en outre de mettre en liberté les accusés qui étaient détenus dans la maison du prévôt. Alors ayant frappé sur la table, selon la coutume des moines, Gilon entra dans le chapitre avec les frères, et leur dit: «Ce que nous différions de faire, et avec grande raison, maintenant il devient nécessaire, et nous sommes forcés de le faire. Nos maisons et celles de nos hommes sont occupées par les ennemis; les revenus dont nous avons besoin nous sont enlevés; et ce qui est pire encore que la mort, des débauchés et des femmes de mauvaise vie foulent de leurs pieds impurs le sépulcre très-saint de l'amie de Dieu. Il n'est plus rien maintenant qui nous retienne, puisqu'on nous enlève et les vivres et l'honneur. Que notre douleur cède à la raison, mais gardons-nous en même temps d'un désespoir aveugle. Ce qui nous arrive n'est en effet ni nouveau ni inattendu. Il y a environ deux ans nous avions les mêmes choses dans la pensée, ayant devant les yeux les mêmes violences du tyran et un exil prochain, et vous prédisant même tout cela; c'est pourquoi vous-mêmes vous nous adressiez très-souvent vos exclamations, nous suppliant de mettre à effet ce que nous avions prémédité. Voici maintenant la nuit de la tribulation s'approche; le temps nous presse; il ne s'agit plus maintenant de parler, mais d'agir.» Et il se fit alors de grandes plaintes et de grands gémissemens parmi les frères, les serviteurs 298 et les bourgeois qui s'étaient réfugiés dans l'intérieur du monastère. Gilon le prieur décida alors quels seraient ceux qui devraient rester, ceux qui devraient partir, et les serviteurs qui suivraient les partans. Et après qu'on leur eut donné à boire, ils veillèrent pour eux-mêmes durant toute la nuit, et ils déplacèrent les images, les croix, et tous les vases dans lesquels étaient enfermées les reliques des saints. Pendant cette opération, et tandis qu'ils considéraient avec attention l'image de la grande croix qui est suspendue au dessus de l'autel, au milieu de la basilique, ils y trouvèrent du lait de la vierge Marie, toujours pure et mère de Dieu. Or, au milieu de ce tumulte d'allans et venans, Gilon le prieur partit secrètement pendant la nuit; il se rendit à pied au village de Saint-Pierre, et montant aussitôt à cheval, il alla de là au domaine appelé le Pont-d'Arbert, où survinrent, tandis qu'il se reposait un peu, Geoffroi le sous-prieur et Geoffroi l'hospitalier, tous deux arrivant de Givry. Ayant laissé là l'hospitalier, le prieur et le sous-prieur, après avoir fait de longs détours en Bourgogne pour sortir des terres du comte, arrivèrent à Joigny. Le matin venu, le comte, ayant vu que les frères préparaient leurs paquets pour s'en aller, se retira dans la maison de Simon de Souvigny. Or les frères ayant terminé tous leurs préparatifs, se rendirent au chapitre, et ayant reçu la bénédiction ils se dirent adieu les uns aux autres en versant des larmes. De là étant entrés dans la grande basilique, où s'était rassemblé presque tout le peuple, ainsi que les 299 femmes et les petits enfans, ils se jetèrent à genoux devant le sépulcre de leur bienheureuse patronne, et recommandèrent leur cause à sa protection. Alors on entendit les grands gémissemens de tous ceux qui pleuraient, se lamentaient et s'arrachaient les cheveux, tellement que leurs cris et leurs hurlemens s'élevaient jusqu'aux cieux. C'était un spectacle insupportable à la fois et horrible à voir, autant du moins que la douleur permettait de le voir, que celui de ces hommes qui, au milieu des cris et des lamentations publiques, frappaient le pavé même de leur tête ou de leur poitrine. Les élémens eux-mêmes semblèrent en quelque sorte compatir à cette grande calamité; l'air rembruni, l'éclat du soleil obscurci, les eaux gelées, la terre couverte d'une pluie continuelle de neige, tout semblait s'envelopper des voiles de la tristesse. Ainsi accompagnés par les pleurs et les gémissemens de toute la population, les frères sortirent enfin de l'église au nombre de soixante environ. Déjà le comte s'était retiré de Vézelai, où sa mère était demeurée. Alors le traître Guillaume Pidet étant monté à cheval, et courant sur les traces des frères, leur dit que la comtesse leur ordonnait de s'arrêter où ils se trouveraient, et d'avoir à l'attendre. Mais eux, évitant de voir plus long-temps celui qui leur était odieux, traversèrent Ecouan et arrivèrent, accompagnés par le peuple, à la croix de Mont-Joie. Là s'arrêtant quelque peu, et tournant leurs regards vers la basilique vénérée du monde entier et consacrée à la bienheureuse Marie-Madeleine, amie de Dieu, ils tombèrent la face en terre, chantant autant qu'il le pouvaient! 0 consolation du pécheur! nul ne 300 saurait dire toutes les larmes, toute la douleur, et de ceux qui s'en allaient et de ceux qui suivaient leurs pas, hommes et femmes, tous dans l'excès de leur chagrin, roulant leurs têtes sur la neige; mon poinçon même, quoique de fer, est presque tout trempé de larmes. Ce deuil, à dire vrai, surpassait même le deuil des funérailles: car le deuil des funérailles trouve une compensation dans la joie de l'héritier; mais là où est la destruction de l'héritage, là est aussi la désolation de l'héritier. O désolation inouie et de notre monde et de notre temps! Un prince catholique expulse d'un monastère des moines innocens, et le lieu que révère le monde presque tout entier qui porte le nom de chrétien, ses voisins mêmes le dévastent horriblement. Si l'on en demande les motifs, la liberté est accusée; si l'on veut faire valoir les droits de la raison, on y répond par des outrages et des dévastations. Cependant, tandis que les frères et tout le peuple répandaient à l'envi des larmes et poussaient des gémissemens, la mère du tyran, la vipère Ida s'avançait sur les terres des fugitifs, et s'étant enfin approchée d'eux elle descendit de cheval, et demanda avec une feinte humilité à être écoutée par les frères. Mais eux, se souvenant de ces paroles de l'Apôtre: Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais remporte la victoire sur le mal par le bien, se levant aussitôt, s'arrêtèrent. Elle alors, répandant les larmes de la dissimulation, leur représenta que leur départ était déraisonnable et dénué de fondement, attendu que son fils les chérissait très-tendrement eux et l'église de Vézelai, n'étant ennemi que de l'abbé seulement, lequel 301 voulait le déshériter injustement, quoique lui, son fils, ne lui redemandât que ce qui lui appartenait de droit; qu'ils devaient donc se souvenir de ces paroles de l'Évangile: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Enfin, elle les supplia de revenir, disant qu'elle implorerait elle-même son fils, afin qu'il leur rendît dans sa compassion les revenus du monastère dont il s'était emparé, ajoutant que, si elle ne pouvait le fléchir, elle-même se chargerait de pourvoir à leurs dépenses de tous les jours, jusqu'à ce que le comte se fût réconcilié avec l'abbé. A ces paroles, les frères répondirent que ce n'était ni le temps ni le lieu de discuter les droits de son fils, puisqu'il était publiquement reconnu qu'il s'était également arrogé le juste et l'injuste; que quant à eux il leur paraissait imprudent de s'en retourner sur des espérances aussi vagues, et qu'ils jugeaient impossible de recevoir des secours étrangers sans l'autorisation de leur abbé, car il serait indigne d'eux, les prébendaires de la servante de Jésus-Christ, Marie-Madeleine, de devenir les stipendiés de celle qui avait dévasté le sépulcre de leur bienheureuse patronne. Ayant dit ces mots ils tournèrent le dos à cette femme, et allèrent passer cette nuit à Brèce. Le jour suivant, comme ils se dirigeaient vers Auxerre, le vénérable Hardouin, abbé de Saint-Germain, accourut à leur rencontre, les suppliant de se rendre à Saint-Germain. Ils y consentirent, et l'abbé repartit aussitôt pour faire préparer l'hôtellerie. Les frères entrèrent dans la ville, marchant deux à deux et la tête couverte, déplorant leurs calamités dans le langage mélodieux du roi David. Et il se fit alors un 302 grand concours du peuple de toute la ville, hommes, petits enfans et femmes, tous pleurant et s'écriant: «O douleur! qui a jamais vu un tel spectacle? Qui eût cru que l'on pût faire de telles choses? Quelle rage, quelle folie a produit de tels effets? O glorieuse et bienheureuse dame Marie-Madeleine, pourquoi supportes-tu de tels actes? Quelle confiance pouvons-nous avoir désormais en toi, nous pécheurs, si tu permets que tes serviteurs éprouvent de tels maux? Périssent et soient couverts de confusion ceux par la volonté desquels de telles choses sont survenues!» Le tyran lui-même, étant monté à cheval, était arrivé aussi, et en voyant les frères, il riait et se moquait d'eux, disant: «C'est ainsi que de telles gens doivent gagner leur pain.» Mais les frères ne faisant attention à aucun de ces propos, passèrent la tête baissée; et ayant été reçus honorablement, ils se reposèrent cette nuit dans le monastère de Saint-Germain. Le lendemain s'étant rendus à Joigny, dans la maison de Hugues, jadis prévôt, ils furent honorablement accueillis par Aimery du Puy et par Étienne, son frère. De là, se dirigeant vers la ville de Sens, ils envoyèrent en avant des commissaires. Or Simon, surnommé l'Enfant, étant sorti pour aller se promener, les rencontra par hasard, et ayant appris les motifs de tant de fatigues imposées à tant et de tels hommes, il s'en affligea profondément. Étant descendu vers eux, il les supplia alors très-vivement de se rendre dans sa maison, par amour pour lui. L'ayant obtenu, non sans peine, il les reçut chez lui et les traita fort honorablement. Le lendemain matin, il les conduisit à un bateau qu'il avait loué (car jusqu'alors ils avaient 303 marché à pied); il mit lui-même beaucoup de foin sur ce bateau, et durant toute cette journée les frères travaillèrent à ramer; enfin la nuit étant survenue, ils descendirent dans une petite métairie qui s'appelle Méri, et comme on ne put trouver là de quoi loger tant et de telles personnes (car ils étaient au nombre de quatre-vingts environ), les frères entrèrent dans une certaine grange de paysan, toute remplie de fumier de bœuf. Après qu'ils eurent jeûné tout le jour, on ne put rien trouver dans tous les environs, si ce n'est un peu de pain ordinaire et deux bottes d'ail, et les frères les mangèrent toutes crues avec leur pain et en buvant de l'eau. Chose merveilleuse à dire! Affligés comme ils étaient de tant de maux, ils supportaient tout joyeusement, et acceptant comme une patrie l'exil qui leur était imposé pour l'amour de leur liberté, ils charmaient la tristésse du voyage en chantant et se félicitant les uns les autres. De très-grand matin ils retournèrent à leur bateau, et allèrent débarquer à Chone. Ils y rencontrèrent tout d'abord Gilon le prieur et Geoffroi, son compagnon. De là ils se rendirent à pied à Moret, le second jour du douzième mois, et ils y demeurèrent le jour suivant et le troisième jour. Or ils envoyèrent Renaud, prieur de l'Arborée, auprès de Hugues, vénérable abbé de Paris, pour lui annoncer leur arrivée, et lui faire connaître les motifs de leur voyage auprès du roi. Celui-ci en ayant été informé s'en affligea vivement, et couvert de larmes, il courut en hâte auprès du roi Louis, lui raconta par quel horrible sacrilége le comte de Nevers avait envahi le très célèbre monastère de Vézelai, et à travers quelles fatigues presque tous les frères 304 de ce monastère venaient se réfugier aux pieds de la majesté royale. Le roi, ému à la fois de colère et de douleur, manda aussitôt au comte qu'il eût à abandonner ce qu'il avait injustement envahi, à rendre aux frères, dans le délai de huit jours, l'église, les tours, les maisons, la campagne, tous les revenus et toutes les possessions, dans le même état où ces diverses choses s'étaient trouvées huit jours avant le départ des frères, à rétablir aussi tout ce qui manquerait, et à lui donner satisfaction à lui-même, pour une insulte aussi grave, faite à son royaume tout entier. Sur cela, le comte répondit aux députés du roi: «J'ai fait du monastère de Vezelai comme de ce qui m'appartient, et je ne dois aucun compte au roi pour un tel fait. —Au contraire, lui répondirent-ils, tu dois rendre compte pour des excès commis dans un fief du roi.» Mais alors les menaçant, il leur défendit de se présenter de nouveau devant lui. Ils lui répondirent: Nous sommes les serviteurs du roi, et nous devons rapporter ta réponse au roi notre seigneur.» Aussitôt le comte envoya au roi Jean d'Orléans, chargé de lui porter sa justification pour l'acte de tyrannie qu'il avait commis, comme s'il n'eût fait que pourvoir à l'intérêt public de ses domaines, attendu que l'abbé et les moines de Vezelai auraient traité avec son ennemi le duc de Bourgogne, et que, s'il ne les eût prévenus, ils eussent livré à celui-ci les tours de leur monastère. Cependant, la nuit après laquelle devait briller le second dimanche qui suit le jour de la venue du Seigneur, les frères s'étant levés, se rendirent à leur bateau, et arrivèrent dans une propriété qui appartient 305 au monastère du bienheureux Germain, évêque de Paris. Or, étant entrés dans la maison d'un certain homme, ils y furent très bien accueillis par un envoyé de l'abbé de ce même monastère, lequel survint aussitôt. De là, s'étant levés, et se confiant de nouveau à leur voiture d'eau, ils arrivèrent enfin à Paris. Toute la ville en fut agitée; et tous, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, accoururent en foule, versant des larmes. Les frères étant entrés dans l'église cathédrale, et ayant fait leurs prières, s'y arrêtèrent un moment, et le peuple accourait en foule, et les entourait de tous côtés. Or le roi Louis, ayant appris l'arrivée des hommes de Vézelai, laissa là une affaire qui regardait le monastère de Saint-Denis, vers lequel il se rendait, et revint sur ses pas. Les frères se dirigèrent donc vers le palais du roi. Et comme le roi se porta à leur rencontre, et s'arrêta sur l'escalier du palais, tous, versant des torrens de larmes, tombèrent à ses pieds. Le roi, de son côté, pleurant aussi, et touché de compassion, tomba à genoux, et se leva avec eux lorsqu'ils se relevèrent. Gilon le prieur, qui conduisait la marche, dit alors: «Tu connais, roi mon seigneur, le motif de notre venue; mais la douleur et l'affluence du peuple nous empèchent en ce moment de t'exposer complétement la cause de nos malheurs. Au lieu donc et au temps qui nous seront fixés par toi, une portion d'entre nous se rendra devant toi, et nous te raconterons avec détail tous les maux que le comte nous a faits. En attendant, nous retournerons à notre hôtellerie, et nous implorerons en commun votre bienveillance et votre miséricorde;» et tous, à ces 306 mots, se prosternèrent la face en terre. Le roi leur répondit: «Avant que vous fussiez arrivés, et aussitôt que cette horrible nouvelle est parvenue à nos oreilles, j'ai envoyé mes députés au comte; ce qu'il «t aura répondu, ou ce qu'il aura fait, je ne le sais point encore. Sachez cependant d'une manière certaine que, dût le comte avoir, en outre de son territoire particulier, autant de terre qu'en possède le roi des Anglais, je ne pourrais, à aucun prix, laisser une aussi grande insulte impunie. Je suis en effet le pélerin de ma dame la bienheureuse Marie-Madeleine, et autant qu'il sera en mon pouvoir, je ne saurais manquer à ceux qui sont ses serviteurs. C'est pourquoi donc je vous prie de daigner demeurer dans ma maison, et je pourvoierai à tous vos besoins.» Mais eux, lui rendant grâces très-humblement, lui répondirent qu'il leur suffisait de son secours dans une si grande nécessité. Puis, ayant vu, à côté du roi, Simon, surnommé l'Enfant, qui avait été leur hôte, ils lui rendirent grâces, en présence du roi, de l'accueil qu'il leur avait fait, et le roi lui en exprima beaucoup de reconnaissance. Les moines de Vézelai étant alors sortis, et marchant suivis de tout le peuple, les frères du monastère de Saint-Germain-des-Prés s'avancèrent processionnellemcnt à leur rencontre jusques au vieux Palais, et les reçurent avec des pleurs et de profonds gémissemens. Ensuite étant entrés, comme il est d'usage, deux à deux, et ayant fait leur prière solennelle, ils se rendirent à la maison de l'abbé, et l'on dressa des tables devant eux. Cependant l'abbé de Vézelai, Guillaume, ayant 307 appris les maux qu'avait soufferts sa maison, et l'arrivée de ses frères à Paris, gémit profondément, et tous ceux qui étaient avec lui en eurent le cœur consterné, d'autant plus qu'ils se trouvaient éloignés. S'étant levés la nuit même où les frères partaient de Moret, et chevauchant toute la journée à jeun, et malgré le froid et la neige, à travers les longues sinuosités de routes qu'ils ne connaissaient point, enfin, tristes, et accablés de fatigue, ils arrivèrent à Marlot, à la seconde veille de la nuit. Le jour suivant ils se rendirent à Paris, et trouvèrent leurs frères encore assis à table: ceux-ci voulaient se lever, mais l'abbé leur ordonna de se rasseoir. Alors, affectant beaucoup de fermeté, l'abbé retint ses larmes, et renferma courageusement sa douleur dans le fond de son ame. Mais ses compagnons furent saisis d'une si profonde affliction, qu'ils pouvaient à peine se reconnaître les uns les autres, et répondre à leurs frères exilés, lorsqu'ils leur offraient leurs salutations. Pendant ce temps, les frères exilés, encore tout accablés des fatigues de leur long voyage, et pressés de la faim, consolaient d'une manière admirable ceux de leurs frères qui avaient été en partie exempts de tant de souffrances, et les exhortaient à compter sur la miséricorde de Dieu et sur le secours que le roi leur avait promis. Le lendemain matin, après qu'ils eurent invoqué l'assistance du Seigneur, l'abbé Guillaume et l'abbé Hugues se rendirent au palais du roi, avec Gilon et Geoffroi, Francon et Robert, Pierre et Vincent, Hugues et Thibaut, celui-ci parent du roi, ayant appelé encore à eux un petit nombre d'hommes témoins 308 de tout ce qui s'était passé. Le roi s'étant assis, ainsi que les frères, Henri, archevêque de Rheims, le comte Robert, Pierre de Courtenay, et les autres grands du palais, Gilon se leva, et raconta dans leur ordre tous les détails de l'invasion du tyran et de l'expulsion de ses frères. Ensuite Jean d'Orléans répondit que l'abbé avait enlevé au comte les droits qu'il possédait sur la terre de Vézelai, comme fief royal, et qu'il avait refusé de se soumettre à la justice du comte pour les insultes qu'il lui avait faites. «S'il a sur mon fief, reprit le roi, le droit qu'il réclame pour lui, il aurait donc dû me porter ses plaintes sur l'insulte faite à mon fief, au lieu de chasser les moines de leur monastère.» Et Jean répondit: «Le seigneur comte n'a point chassé les moines, mais ils sont partis volontairement, et par mépris pour mon seigneur.» Robert, surnommé le Gros, l'un des frères de Vézelai, répondit alors: «Ne me ferme-t-il pas suffisamment la bouche, celui qui vient m'enlever la bouchée de la main? — Cela est vrai, dit le roi.—Ainsi donc, poursuivit Robert, lorsque le comte eut envahi notre monastère, y eut envoyé ses satellites, et eut remis entre les mains de ceux-ci la disposition de tous nos revenus, qu'il nous enlevait, qu'avions-nous à faire d'y demeurer plus long-temps? — Rien du tout, » répondit toute la cour. Et le roi dit alors: J'ai envoyé mes députés au comte; et plaise à Dieu qu'il se soit bien conduit! sinon, je ne manquerai point à l'Église, pour tout ce qui est en mon pouvoir.» Et alors l'abbé, et tous ceux qui étaient avec lui, ayant rendu grâces au roi, retournèrent à leur hôtellerie. L'abbé et son 309 frère demeurèrent trois jours à Saint-Germain, puis ils retournèrent à Moret, et y passèrent trente jours. Alors Hugues, archevêque de Sens, écrivit dans les termes suivans à Guillaume, abbé de Vézelai: «Hugues, par la grâce de Dieu, archevêque de Sens, à son très-chéri Guillaume, vénérable abbé de Vézelai, salut et amour! «Nous avons député auprès de la comtesse de Nevers, au sujet des affaires de l'église de Vézelai et des nôtres; et elle, comme une femme qui desire beaucoup la paix, nous a donné une garantie de cent livres en obligations d'or et d'argent; et si les plaintes s'élèvent au-delà, elle nous donnera une nouvelle garantie par de bons garans et répondans. Nous vous mandons en conséquence, et vous conseillons de vous rendre à Sens jeudi prochain, et vous obtiendrez restitution, selon ce que vous aurez établi légitimement et par des preuves. Maintenant, si vous ne venez pas au jour fixé, la comtesse se tiendra pour offensée; et si elle en porte plainte devant le tribunal souverain, nous ne pourrons lui refuser notre témoignage sur les offres quelle fait. Adieu.» A cette lettre, l'abbé répondit que le jour désigné lui semblait d'autant moins convenable, que, se trouvant très-éloigné de son monastère, et étant en inimitié avec la comtesse et son fils, il lui était absolument impossible, à lui, abbé, de se rendre au lieu indiqué; que si cependant la comtesse voulait donner un sauf-conduit pour l'allée et le retour à ceux de ses hommes qui fourniraient les preuves légitimes, des dommages, qu'il avait supportés, il se présen 310 terait volontiers lui-même, si on lui désignait un jour convenable. En conséquence, il fut fait comme il le proposait, et des deux parts ils se réunirent. L'abbé demanda donc des dommages pour les pertes qu'il avait essuyées, et voulut en faire la preuve légitime; mais la comtesse repoussa la majeure partie des réclamations, en en rejetant quelques-unes sur son fils, et disant qu'elle ne devait pas être tenue de répondre pour lui. L'abbé répliqua que les malfaiteurs étaient précisément les hommes de la comtesse et les préposés de ses terres, et que par conséquent, il était bien fondé à lui redemander ce qu'il prouvait légitimement avoir été enlevé par ses hommes, pour une valeur de deux cents marcs. Ceux qui étaient du parti de la comtesse, et principalement l'archevêque lui-même et ses clercs, remplis d'étonnement, invitèrent l'abbé à mettre un terme à ses demandes d'indemnité, afin de ne pas exaspérer la comtesse par de si dures paroles. L'abbé répondit: «J'ai déjà subi les effets extrêmes de son exaspération, sans l'avoir mérité; maintenant donc, en quoi peut-elle être encore plus exaspérée? Cependant, et afin de recouvrer sa bienveillance, si toutefois il peut arriver qu'elle me soit assurée d'une manière quelconque, je lui remettrais gratis la moitié de l'indemnité pour les dommages dont je puis fournir la preuve, sauf, sur les autres points, l'exécution des ordres du seigneur pape. — De quels ordres voulez-vous parler? lui demandèrent-ils. — Des ordres qui lui ont enjoint de donner satisfaction pour les insultes que j'ai reçues, et de fournir caution pour le maintien, de la paix.» Or on était au samedi avant le 311 jour de la Nativité du Seigneur. Ce jour même, Guillaume, évêque élu de Chartres, fut promu au diaconat. Il était frère du comte Henri, lequel était venu en ce moment dans le même lieu, à cause de son frère. Ce dernier, extrêmement ennuyé de son jeûne; se retira, rempli d'une vive indignation contre l'abbé, et l'on remit au lendemain la suite de la discussion. Après que l'on eut fait beaucoup d'efforts de l'un et de l'autre côté pour arriver à une composition, on se retira sans avoir pu rien terminer; car la comtesse ne voulut ni accorder l'indemnité pour les dommages reconnus, ni fournir caution pour le maintien de la paix, et l'affaire fut en conséquence remise jusqu'au troisième jour après la Circoncision. Cependant les députés du roi auprès du comte étant revenus, annoncèrent qu'ils n'avaient rien obtenu du comte, au sujet des ordres du roi, mais qu'en revanche, le comte les avait amplement accablés d'injures et de menaces. Aussitôt le roi, ayant appelé ses secrétaires, donna ordre de rassembler de toutes parts une armée, et prescrivit que tous les hommes d'armes eussent à se présenter devant lui vingt jours après la Nativité du Seigneur. Or le comte Thibaut et le comte Henri, après avoir obtenu la permission du roi, non sans beaucoup de peine, allèrent trouver le comte Guillaume, et le gourmandèrent pour les méchancetés qu'il avait faites; puis, lui ayant fait promettre qu'il se rendrait aux ordres du roi, ils le conduisirent dans la ville de Sens, où le roi était allé pour d'autres affaires, au commencement de janvier. Le hasard y avait également amené l'abbé de Vézelai pour traiter, en présence de l'archevêque de Sens 312 et de l'évêque de Meaux, d'une composition avec la comtesse. Mais celle-ci ayant refusé, soit de restituer les choses qu'elle avait fait enlever, soit de fournir caution pour le maintien de la paix, cette tentative d'arrangement avait échoué. La nuit suivante, le comte Thibaut envoya demander à l'abbé de ne pas partir le lendemain, et avant qu'ils se fussent entretenus ensemble de la même affaire. Le jour suivant, lorsque l'abbé se fut rendu à la cour du roi, le comte Thibaut et le comte Henri s'avancèrent vers lui, et entreprirent de l'amener à traiter de la paix. L'abbé leur répondit: «Je suis entre les mains du seigneur pape et du seigneur roi, et je ne ferai absolument rien sans leur approbation.» Ils entrèrent alors chez le roi, et lui présentèrent leur demande sur le même sujet. L'abbé, appelé devant le roi, fut sollicité par quelques individus, non tant pour qu'il consentît à faire sa paix, que pour qu'il rendît la paix au tyran. Dès lors l'abbé reconnut les artifices de ces hommes, qui s'efforçaient par toutes sortes de moyens à lui enlever la faveur du roi, en sorte que l'abbé prit à dessein le parti de remettre la conclusion de toute son affaire à la disposition du roi lui-même, prenant soin d'écarter ainsi de lui-même le blâme aussi bien que l'éloge. Le roi demanda donc à ceux qui portaient la parole pour le comte (car il ne parlait point à ce dernier, et ne voulait pas même le voir en face, tant que l'affaire était en suspens), le roi, dis-je, leur demanda si le comte s'en rapporterait à sa décision pour la conclusion de l'affaire. Mais celui-ci ayant refusé, le roi, vivement indigné, dit alors: «Comment donc? l'abbé, qui a reçu l'offense, 313 qui n'est tenu en rien de se soumettre à moi, se remet tout entier à ma disposition; et le comte, qui a fait l'offense, qui est obligé envers moi, tant par u son hommage propre que par le sujet même de l'affaire, se méfie de ma sagesse, et refuse de reconnaître ma cour? Que l'abbé donc prenne garde désormais à ne pas être trompé; quant à moi, je ne lui manquerai jamais.» Enfin, après beaucoup de discussions et de paroles échangées, le comte, appelé en présence du roi, lui promit, en mettant la main dans la sienne, de rétablir l'église, les revenus, les maisons, et toutes les possessions du monastère entre les mains de l'abbé et des siens, dans le même état où elles étaient huit jours avant le départ des frères, tout en réservant les griefs qu'ils pouvaient avoir réciproquement à faire valoir, et sauf la sentence d'excommunication et d'interdiction par laquelle il était lié. En outre le comte s'engagea à restituer toutes les choses appartenant à l'église, qui seraient reconnues avoir été détruites ou perdues, de quelque manière que ce fût, à dater de trois jours avant le départ des frères; et enfin il promit de se maintenir en paix avec l'église et toutes ses propriétés, avec l'abbé, les moines et leurs vassaux, sous la réserve nouvelle que, s'il survenait par hasard quelque contestation entre le comte et l'abbé ou l'église, les bourgeois de Vézelai auraient, après la déclaration de guerre, un délai de quinze jours pour se retirer et transporter leurs effets en lieu de sûreté, l'église et toutes ses possessions directes demeurant également en paix durant le même temps. Quant aux dommages récens, dont l'indemnité devait être accordée selon ce 314 que pourraient prouver les hommes de l'église, le comte donna pour cautions Anselme de Triagnelle, son frère, Garnier (7) .... comte, et Isnard, vicomte de Joigny. Ces quatre hommes s'engagèrent, chacun pour un quart, entre les mains du comte Thibaut, promettant, si, après quarante jours de la preuve légitimement fournie, le comte refusait de payer les indemnités établies par cette preuve, de se rendre eux-mêmes en otages dans la ville de Sens, quinze jours après la sommation qui leur en serait faite par l'abbé, et d'y demeurer en cette qualité jusqu'à ce qu'eux-mêmes ou le comte eussent donné satisfaction à l'abbé et à l'église. Les choses ainsi réglées, le roi, sur la demande de l'abbé, se rendit à Vézelai pour y passer le jour de l'Epiphanie, et ramena l'abbé dans son abbaye avec une grande joie. Les fils de Bélial furent chassés du monastère et des maisons des bourgeois, et tout le monde fut réjoui et transporté d'allégresse. En outre les faux moines, méchans et traîtres, sortirent de la maison d'Écouan, et après avoir dilapidé tous les objets qui tombèrent entre leurs mains, ils prirent la fuite. Enfin, après une absence de neuf fois cinq jours, les frères revinrent de leur exil avec beaucoup de joie et une vive allégresse. Or l'un des excommuniés, nommé Guillaume Pidet, saisi de l'esprit diabolique, se mit à attaquer le monastère et à enlever du butin; et après avoir fait long-temps du ravage, il fut enfin poursuivi par un grand nombre de paysans, tant du bourg de Vézelai que du bourg de ChampMol, et ayant été atteint et frappé par eux, le misé 315 rable mourut. Ensuite l'abbé fit, en présence des chevaliers du roi des cliens du comte, le calcul des dommages que le monastère avait eus à supporter de la part des hommes du comte, depuis le départ des frères jusqu'au moment présent, et ce compte se monta en somme à deux cent quarante livres. Après cela, des députés du comte vinrent demander à l'abbé les frais de son séjour à Vézelai pendant la fête de la bienheureuse Marie-Madeleine, et présenter quelques autres réclamations ridicules. L'abbé leur répondit: «Lorsque le comte, ayant fait accord avec moi, aura été reçu dans la communion de l'Église, alors je lui répondrai sur la demande qu'il présente.» L'archevêque de Lyon et l'archevêque de Cantorbéry se rendirent aussi à Crisnon pour essayer de conclure une composition entre l'abbé et le comte, ainsi que la comtesse; mais ils firent de vains efforts. En effet, comme ils mettaient en avant, dans toutes leurs réclamations, des dépenses excessives, l'abbé ni l'église ne voulurent admettre aucune composition qui n'eût fait qu'amener une paix plâtrée, beaucoup plus que véritable, à moins que le comte ne renonçât à ses prétentions de toute espèce, ou ne consentît à les limiter une fois pour toutes à une somme fixe. Aux approches de la mi-carême, Guillaume de Marlot et Renaud, son frère, vinrent auprès de Guillaume, abbé de Vézelai, leur oncle paternel, pour essayer de le fléchir et de le déterminer à une composition. D'une part l'abbé, de l'autre le comte, se rendirent donc à Écouan, et là encore on fit de vains efforts pour amener une conclusion. Ensuite l'abbé s'étant mis en marche pour aller trouver le roi, il le 316 rencontra à Sens. Il lui apprit comment le comte avait rompu la trève convenue pour quarante jours. En effet, il avait été réglé, dans l'arrangement conclu à Sens, qu'après qu'ils auraient fourni la preuve de leurs pertes, l'abbé et l'église auraient un délai de quarante jours pour toutes les plaintes que le comte pourrait avoir à proposer contre l'abbé, et que de plus, si par hasard le comte ne voulait plus tenir ses engagemens, l'abbé aurait encore un délai de quinze jours après la déclaration de guerre. Or le comte, huit jours avant l'expiration de la trève de quarante jours, avait provoqué l'abbé en ne lui donnant qu'un délai de huit jours, en sorte que ces huit jours avaient expiré en même temps que la trève de quarante jours. Le roi ayant entendu ce récit en fut fort mécontent, et dit à l'abbé de retourner avec lui à Auxerre: là, le roi réprimanda le comte, et lui ordonna de rétablir la trève qu'il avait rompue. Le comte en fut extrêmement attristé, tellement qu'il fut sur le point de pleurer; il fut cependant contraint d'obéir, et donna un nouveau délai de quinze jours. Ce délai expira à la semaine des Rameaux. Alors Henri, comte de Troyes, Thibaut, comte de Blois, et Anselme de Triagnelle, vinrent trouver Guillaume, comte de Nevers, et Guillaume, abbé de Vézelai, et traitèrent longuement avec eux pour amener une composition de paix entre le comte de Nevers et le monastère de Vézelai. Les deux comtes étaient liés au comte de Nevers par une étroite parenté. Toutefois l'abbé déclara qu'il s'en remettrait, pour l'appréciation de tous ses griefs, à leur avis et à leur décision, excepté en, ce qui touchait les deux redevances de logement par les- 317 quelles le comte ruinerait entièrement l'église. Les hommes illustres ci-dessus nommés proposèrent alors que l'abbé payât soixante livres au comte pour chacune de ses redevances, de telle sorte cependant que le jour de la fête, si le comte ne l'honorait pas de sa présence, l'abbé ou l'église n'aurait absolument rien à lui payer. Et afin que cette composition fût agréée par le comte et convertie par lui en une convention perpétuelle, il fut en outre proposé que l'abbé donnât sept cents livres au comte. Mais l'abbé offrit de donner cinquante livres seulement pour chacune des redevances, et cinq cents livres pour la composition. On en écrivit alors au comte de Nevers. Mais celui-ci, influencé par Étienne, son clerc, et par Étienne de Saint-Pierre, refusa absolument toute composition, si l'abbé ne lui donnait quatre-vingts livres pour chaque redevance, et mille livres pour la composition. Cette demande parut trop dure à l'abbé, et le comte Henri approuva sa résistance et l'encouragea à ne pas donner plus qu'il n'avait offert. Le soir étant survenu, on se retira de part et d'autre sans avoir rien terminé. Sur la demande de l'abbé, le roi écrivit au comte Henri pour le remercier, et le supplier d'employer tous ses soins pour amener la composition proposée. Le comte Henri donna donc rendez-vous à l'abbé dans la ville de Troyes, pour le jour du changement de lune après les Rameaux. Il envoya un exprès au comte de Nevers, l'invitant, comme son parent, à daigner se rendre à Troyes pour conclure un arrangement avec l'abbé. Mais le comte lui manda qu'il ferait mieux lui-même de se rendre à Auxerre, si par hasard il avait 318 besoin d'y aller. Le comte Henri, dégoûté d'une si grande insolence, manda cette réponse au roi et à l'abbé. Celui-ci étant alors retourné auprès du roi, le trouva à Orléans le saint jour de la Cène du Seigneur. L'évêque Manassé invita l'abbé à célébrer avec lui la solennité de la confection du saint chrême; et après l'avoir fait, l'évêque envoya de ces saintes huiles à Vézelai, par l'entremise de Vincent le doyen. Lorsque l'abbé eut rapporté au roi la réponse que le comte Guillaume avait adressée au comte Henri, le roi en fut fort étonné, et envoya ordre au comte de Nevers de se rendre en sa présence à Moret, le mercredi après la Pâque, lui prescrivant en outre d'avoir à s'abstenir jusque là de tout acte d'inimitié contre le monastère de Vézelai, et d'accorder des saufconduits aux gens de Vézelai pour se rendre à la susdite conférence. L'abbé passa le saint jour de Pâques dans le monastère de Montivilliers. Le quatrième jour, le roi, le comte et l'abbé, suivis chacun des siens, se réunirent dans la forêt située au-dessus de Moret. Le roi demanda alors au comte de consentir à la composition, telle qu'elle avait été proposée par le comte Henri. A quoi le comte répondit: «Ce que je possède dans le monastère de Vézelai, mes pères l'ont reçu de tes pères en fief, et traiter ou consentir une composition au sujet de ce fief plutôt que sur tout mon héritage, me semblerait bien moins une œuvre de paix qu'une œuvre de violence.» Le roi lui dit alors: « S'il en est ainsi, s'il est vrai que mes pères ont donné ce monastère à tes pères en fief, il est certain, et l'on n'en peut douter, que cela a été fait dans l'intérêt de protection, et non 319 de destruction. Or toi, à ce qu'il nous paraît, tu aspires de toutes tes forces à la destruction de ce monastère.» Le comte répondit: «Je respecte la parole du roi, mais je ne détruis point le monastère.» Et le roi lui dit: «En tant que tes œuvres le manifestent, cette destruction est imminente. Mais laissons là toutes ces discussions, et traitons d'une composition, si toutefois l'abbé y veut consentir.» L'abbé répondit alors: «Quant à ce que dit le comte, que tes pères ont donné à ses pères le monastère de Vézelai, voici, j'ai en main les priviléges que tes pères ont concédés, par lesquels les libertés de ce même monastère sont approuvées, et qui excluent tout seigneur de toute espèce de droit de propriété ou de coutume. Toutefois je remets entre tes mains et ces priviléges, tant apostoliques que royaux, et le monastère de Vézelai lui-même. Compose et dispose selon l'impulsion de ta justice.» Alors le roi demanda au comte s'il s'en tiendrait à la composition proposée à Auxerre par le comte Henri. Et le comte répondit: «Je ne suis convenu d'aucune espèce de composition avec le comte Henri.» Et le roi lui dit: «Certes, je l'avais entendu ainsi que je viens de le dire. Eh bien donc, maintenant, vois ce que tu veux faire pour moi.» Et le comte reprit: «Je ferai pour toi tout ce que je pourrai, mais je ne composerai jamais sur ce qui est de mon droit.» Et le roi indigné, dit alors: «L'abbé, qui n'est obligé envers moi à aucun titre, se soumet pour le droit qui lui appartient en propre, et s'en remet entièrement à ma décision; et toi qui es lié envers moi par ton hommage direct, 320 tu te méfies de moi, qui suis ton seigneur, et tu refuses de te soumettre à mon avis? Jusqu'à présent, par égard pour ta jeunesse, j'ai supporté tes injustices, jusqu'à présent j'ai commis un grand péché en tolérant la destruction du sépulcre de la bienheureuse Marie-Madeleine. Dès ce moment, et sur les autres points, je ne manquerai point à la justice envers le monastère, si l'abbé vient à réclamer et à demander justice. En attendant je te défends, par mon autorité royale, de plus oser attaquer le monastère de Vézelai, ou les hommes ou les propriétés qui lui appartiennent, sachant que désormais tout ce que tu feras de mal contre ce même monastère tournera en insulte contre la couronne de ce royaume. Si tu as quelque chose à dire contre l'abbé, voici, je te le présente en justice.» Et l'abbé, s'approchant alors du roi, lui demanda justice du comte. Le roi lui répondit: «Comme il s'est rendu ici, appelé par moi, pour traiter d'une composition, il ne convient pas à la mansuétude royale de le traduire maintenant en justice. Permets donc qu'il se retire, et ensuite je vous désignerai, à toi et à lui, un lieu et un jour pour y suivre ton action.» Et le jour suivant ils se rassemblèrent de nouveau dans une maison des frères de Vézelai, située sur la rivière de Loin, auprès de Moret. Or il y avait avec Guillaume, abbé de Vézelai, Hugues, abbé de Saint-Germain; Étienne, abbé de Saint-Remi de Sens; Étienne, abbé du château de Melun (8).... abbé de Château-Landon; Mainier, jurisconsulte, et Osmond, chanoine de Paris. Quelques personnes firent 321 toutes sortes de tentatives pour parvenir à détourner le cœur du roi de l'abbé et de l'église de Vézelai; mais tous les efforts de Satan furent vains, et les filets secrètement tendus par la cupidité furent rompus, car l'abbé ne s'écarta en aucun point de la volonté et de l'avis du roi. Or le comte continua de refuser obstinément de se soumettre au jugement du roi, et se plaignit que l'abbé retenait un de ses hommes en captivité. On lui demanda quel était son nom. Il répondit: «André du Marais.» Et l'abbé lui dit: «André du Marais ne t'appartient en aucune façon; il est à moi depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, en tant que serf appartenant directement au monastère de Vézelai.» Et le comte dit: «André ne connaît la condition d'esclavage que parce qu'il y a été contraint.» L'abbé répondit: «Sur ce point encore, je me soumets au jugement de la cour du roi.» Et les grands et les conseillers du roi dirent alors: «Il est d'usage devant la cour du roi que, si quelqu'un est interpellé par un autre au sujet de la condition d'un esclave, celui-ci soit représenté en état de liberté par celui qui l'a en sa possession. Que si l'esclave reconnaît pour son maître celui-là qui l'a en sa possession, le procès est fini, et le plaignant n'a plus rien à prétendre sur l'esclave. Si au contraire ce dernier dit être l'esclave du plaignant, il passe nu et de sa personne aux mains du plaignant, et celui qui le possédait conserve ses effets tant mobiliers qu'immobiliers, et n'est tenu d'abandonner que la nue propriété du corps de l'esclave.» L'abbé répondit alors «J'approuve ce mode de jugement et cet usage, et je 322 m'y soumettrai volontiers.» Alors le comte, couvert de confusion, voulut faire retomber sur l'abbé la honte de sa conduite, et présenta une plainte au sujet de Guillaume, ce traître qui était mort d'une mort digne de lui, disant que ce moine était placé sous sa protection, de lui comte, et qu'il avait été tué par ordre de l'abbé. Toute la cour se récria contre une accusation aussi insensée que méchante, et l'abbé dit alors: «Quoique une telle plainte soit complétement fausse, je n'ai cependant rien à répondre au comte sur ce sujet.» Le roi, lorsqu'il eut été informé de l'histoire de ce faux moine, éclata de rire, et dit au comte: «C'est donc ainsi que sont faits tes moines?» Puis, lorsqu'on lui eut dit comment et pour quel motif cet homme de perdition avait été tué, le roi riant de nouveau très-fort et se fâchant, dit: «O réclamation bien juste et bien convenable de la part du comte! O accusation bien digne d'être suivie par un très-noble prince! Que demande-t-il donc à ce sujet? Le traître moine a livré son corps à la terre et son ame an diable.» Tandis que ces choses se passaient à Moret, Hugues Létard ayant pris avec lui les satellites du comte, entra sur les terres du monastère de Vézelai, et y enleva beaucoup de butin en gros et en menu bétail, et en toutes sortes d'effets il retira même, des fosses à fumier, des cuirs qui n'étaient pas encore tannés, et qui appartenaient aux habitans des métairies; et toutes ces prises lui valurent en argent une somme de deux cents livres et même davantage. Puis étant remonté, il fit publier, par son héraut, sur la place publique, que tout homme, de quelque condition qu'il fût, qui 323 viendrait dans la suite apporter quelque chose à vendre dans le bourg de Vézelai ou dans toute sa banlieue, s'exposerait, non seulement à perdre ce qui serait à lui, mais en outre à être maltraité dans sa personne ou réduit en captivité. A l'issue de la semaine de Pâques, Létard établit sur de certains points des hommes très-méchans et des brigands que leur misère même rendait plus intraitables, pour veiller sur toutes les avenues, et empêcher les hommes ou les femmes, les petits enfans ou les vieillards, de descendre pour aller puiser de l'eau ou pour faire moudre du froment. Il en résulta que des femmes et de jeunes filles, comptant sur le respect que l'on doit à leur sexe, descendirent de temps en temps, furent déshonorées et violées par ces hommes très-pervers, et reçurent en outre toutes sortes d'insultes. Contraints par l'urgente nécessité, les frères eux-mêmes descendirent pour puiser de l'eau ou pour cueillir des légumes, mais ils furent de même accablés d'injures et dépouillés, et ces scélérats n'eurent aucun respect pour la robe des moines, et ne rougirent point de s'attaquer à des hommes que leur habit mettait hors d'état de se défendre. En outre Étienne de Bellai ayant reçu des frères une somme de cinq cents sous et une quantité considérable de poivre et de cire, sortit de Vézelai et se rendit vers l'abbé, qui demeurait alors au monastère de Montivilliers, pour échapper aux embûches du comte. Comme Étienne redoutait de rencontrer les satellites du comte, il prit avec lui son frère le chevalier, suivit une marche détournée à travers champs, et arriva à Puisieux, se confiant, pour être conduit, à Guillaume, prévôt de Droie, qui avait épousé sa sœur. 324 Quelquefois la trahison méconnaît même les liens du sang. Le chevalier ayant quitté son frère, Guillaume de Droie expédia aussitôt Guillaume de Lenseck sur les pas d'Étienne, qui poursuivait sa marche, et ce Guillaume enleva à Étienne son argent, ses chevaux et tout ce qu'il emportait. Étienne étant donc revenu, se rendit auprès d'Ida, la mère du comte, et lui demanda, de la part du roi, de lui faire restituer ce qu'on lui avait enlevé, attendu que tout cela appartenait à la maison du monastère de Montivilliers, lequel était dans la seigneurie et sous la protection du roi; mais elle, dédaignant le nom du roi, et alléguant que le monastère de Vézelai, lequel était aussi sous sa protection et celle de son fils, avait été pillé également par son ennemi et l'ennemi de son fils, ne céda qu'à grand'peine aux sollicitations des amis d'Étienne, et ordonna enfin de lui rendre ses chevaux et une partie de la cire qu'on lui avait enlevée. Lorsque cette nouvelle parvint aux gens de Vézelai, ils furent remplis de consternation dans le fond de leurs cœurs, déplorant la détresse de leur père, plus encore que leur propre infortune. Le bruit se répandit alors que le comte avait ordonné d'enlever les hommes les plus âgés et les plus considérables parmi les habitans de Vézelai, et de piller leurs propriétés ou de les confisquer. Ceux-ci, saisis de terreur, se retirèrent dans l'enceinte du monastère. Geoffroi, Anglais d'origine, qui à cette époque occupait, après Gilon, la première place dans le couvent, écrivit à l'abbé, de concert avec les frères, pour lui faire connaître dans quel état d'affliction et de contrition se trouvait réduit le bourg de Vézelai, assiégé 325 par les satellites du comte. Alors l'abbé se rendit à Beauvais, où le roi se trouvait par hasard avec un grand nombre de ses évêques et de ses grands. Le roi, lorsqu'il eut appris tout le mal que le comte Guillaume de Nevers avait fait de nouveau au monastère de Vézelai, lui fixa un jour pour se présenter devant lui avec l'abbé à Orléans, le dimanche qui précède la Pentecôte, lui faisant connaître qu'il aurait d'abord à donner satisfaction au roi pour avoir dédaigné et transgressé ses ordres en attaquant le monastère depuis qu'il en avait reçu la défense formelle. Le comte ayant reçu cet ajournement, fut saisi d'une grande colère, et se retira en proférant toutes sortes de menaces. L'abbé se rendit alors auprès du duc de Bourgogne pour le supplier de daigner prêter secours aux assiégés. Le duc écrivit aussitôt à Gontard, prévôt d'Avalon, lui ordonnant de faire conduire sans crainte à Vézelai toutes les denrées de ses terres, et, s'il était nécessaire même, de les défendre par la force des armes. Mais, enfant et d'âge et de cœur, séduit de plus en faveur du comte par l'astuce d'Anséric de Mont-Réal, non moins ennemi que le comte de l'abbé et du monastère, le duc manqua à toutes les promesses qu'il avait faites, défendit de transporter des vivres, et ordonna de saisir tous les gens de Vézelai qui seraient trouvés sur son territoire. Le roi Louis ayant mandé ses secrétaires, écrivit à tous les préfets et princes de son royaume, leur ordonnant de rassembler une armée de chevaliers et gens de pied, et de se rendre auprès de lui à Sens, le dimanche qui précède la fête de la bienheureuse Marie-Madeleine. Or le comte, redoutant le jugement de la cour du roi, s'excusa 326 pour le jour qui lui avait été fixé. Aussitôt le roi lui donna rendez-vous à Paris pour le premier dimanche après la Pentecôte; et comme le comte s'excusa de nouveau, le roi lui fixa un troisième rendez-vous à Laon pour le troisième dimanche après la Pentecôte. Le comte s'étant excusé une troisième fois, envoya Guillaume de Dampierre auprès du roi, pour le supplier de daigner une fois au moins entrer en conférence avec lui, promettant de se soumettre en tout point à la décision du roi, après qu'il aurait entendu les dires des deux parties. Cette nouvelle proposition fut agréée par le roi, à qui le repos était toujours agréable, et la guerre toujours odieuse. Ce roi Louis était fils de Louis que l'on a surnommé le Gros, fils de Philippe, fils de Henri, fils de Robert, fils de Hugues Capet, qui fut le premier roi lorsque vint à manquer la descendance de Charles, dont la race a régné pendant deux cents ans environ. Depuis la première année du règne de Hugues jusqu'à la première année du règne de ce Louis, qui a régné cinq ans avec son père, il s'est écoulé environ cent quarante ans. Le roi Louis le Gros est celui qui a étendu de tous côtés les limites de son royaume, en donnant en mariage à son fils la fille du duc d'Aquitaine et comte de Poitou, par où il a acquis toute l'Aquitaine, la Gascogne, le pays des Basques, la Navarre jusqu'aux montagnes des Pyrénées et jusqu'à la Croix de Charles. L'autre roi Louis, dont nous parlons, partit pour Jérusalem la quinzième année de son règne; tandis que le pape Eugène siégeait à Rome, et emmena avec lui une grande armée qui portait la bannière de la croix 327 vivifiante, afin de conquérir à la foi une race ennemie. Mais par un jugement secret de Dieu, le roi Louis perdit la plus grande partie des siens, revint sans avoir triomphé, et, entraîné par de mauvais conseils, il renvoya sa femme, et abandonna ainsi les territoires ci-dessus désignés, qui avaient pendant quelque temps fait partie du royaume; puis il épousa la fille de l'empereur des Espagnols; et celle-ci étant morte, il a épousé en troisièmes noces la sœur du comte Henri, de laquelle il a eu, dans la trente-troisième année de son règne, un premier fils, nommé Philippe, qui est né au moment où le pape Alexandre est parti des Gaules. Le roi, le comte et l'abbé se réunirent donc à Moret. Lorsque les griefs eurent été exposés de part et d'autre, le roi voulut que les deux parties s'en remissent à la décision de Henri, archevêque de Rheims, et de Henri, comte de Troyes, et le comte promit de s'en rapporter à eux, engageant sa foi et donnant sa main à Pierre, frère du roi. L'abbé promit aussi la même chose, en toute sincérité. Lorsqu'ils demandèrent quel jour était fixé pour le jugement (car les arbitres n'étaient pas présens), le roi répondit qu'il désignerait un jour convenable, aux approches de la fête du bienheureux Denis; qu'en attendant, l'abbé n'avait qu'à retourner à son monastère et à jouir, lui et les siens, de la paix et de la sérénité qu'ils desiraient, jusqu'à ce que le procès fût définitivement terminé par les susdits arbitres. Le comte s'engagea par serment à maintenir cette paix. Chacun donc étant retourné chez lui, l'abbé Guillaume se rendit à Troyes, auprès du comte Henri et 328 de là à Clairvaux, où il espérait rencontrer le frère du roi, Henri l'archevêque; mais ne l'ayant pas trouvé, il revint dans son monastère, et y célébra la solennité de la fête de la bienheureuse Marie-Madeleine. Or le roi Louis conduisit son armée contre Guillaume, comte de Châlons, à cause de l'horrible carnage que son fils Guillaume avait fait des gens de Cluny. En effet, après qu'il se fut emparé du château de Lordon, qui appartient de droit au couvent de Cluny, les plus âgés et les jeunes gens sortirent imprudemment du bourg de Cluny, comme fait toujours le peuple inexpérimenté; et une troupe de chevaliers du comte, étant aussitôt sortie, les força à prendre la fuite, les détruisit et les mit à mort presque tous. Le roi donc, conduisant son armée, s'empara des châteaux et des forteresses du comte, et de la ville même de Châlons, ainsi que de tout son territoire sur le fleuve de la Saône, et l'ayant dévasté, il le remit ensuite entre les mains de Hugues, duc de Bourgogne, et de Guillaume, comte de Nevers, jusqu'au moment où l'enfant, qui était la cause première de tous ces maux, se rendit avec sa mère à Vézelai, en présence du roi, et donna satisfaction au roi, autant qu'il fut en son pouvoir. Or, comme le comte de Nevers eut à supporter seul tout le poids de cette affaire, le roi lui donna un nouveau délai pour la conclusion des différends qui existaient entre lui et l'abbé, et remit le jugement à la fête prochaine du bienheureux Martin. L'an 1166 du Verbe incarné, la deux cent quatre-vingt-sixième année depuis que l'on avait reçu dans le monastère le corps sacré de la bienheureuse Marie-Ma- 329 deleine, amie chérie de Dieu, et en outre, la onzième année depuis la destruction de cette exécrable commune des bourgeois, le dixième jour du mois de novembre, se réunirent à Paris, en présence du roi, Guillaume, abbé de Vézelai, et Guillaume, comte de Nevers....(9) Gui, encore enfant, frère du comte.... sa sœur, non encore mariée, et son plus jeune frère.... Milon des Noyers.... Le comte alors, feignant de ne pas comprendre la méchanceté des paroles de sa mère, se leva, et fléchit les genoux devant les saints Évangiles, devant la croix vivifiante et les saintes reliques. Et comme l'abbé voulut lui dicter la formule du serment: «Attends, lui dit le comte, et permets que je dise moi seul ce que j'éprouve dans le fond de mon cœur, et ce que je tiendrai, par ma foi. Si je dis quelque chose de plus ou de moins, il te sera permis de me répondre.» Et il ajouta: «Ainsi qu'on vient de lire dans le présent écrit signé de ma main, et selon que je l'entends, de bonne foi, et que vous tous, qui êtes ici présens, l'entendez, ainsi je le tiendrai et l'observerai, et le ferai observer aux miens. Que Dieu donc et ces saintes reliques me soient en aide!» Et tous s'écrièrent: «C'est assez, c'est assez, il a parlé bien, et très-clairement.» Alors le comte, appelant son frère, Gui, lui ordonna de jurer à son tour de la même manière, ce qu'il fit, disant: «De même que le seigneur comte, mon frère, a juré de bonne foi, de même je tiendrai et j'observerai ce qu'il a juré. Que Dieu donc et ces saintes reliques me soient en aide.» Ensuite on appela le prévôt 330 d'Auxerre, nommé Jean; Colomb, prévôt de Tonnerre; Milon, prévôt de Mailly; Hugues Létard, prévôt de Château-Censoir, et les autres prévôts des territoires circonvoisins, qui tous prêtèrent le serment, ainsi qu'il était réglé par le même acte. Alors Ida, mère du comte, cherchant à s'échapper, entra dans l'oratoire de la vierge Marie, toujours pure, lequel était contigu au chapitre; et appelant auprès d'elle Milon et plusieurs autres, qu'elle espérait entraîner dans ses projets insensés, ils cherchèrent ensemble toutes sortes de moyens pour éviter que la comtesse prêtât le serment; mais comme ils ne purent trouver aucun prétexte décent, ils appelèrent le comte; et celui-ci étant venu, sa mère le supplia de ne pas la contraindre à prêter serment. Le comte lui dit: «Si tu veux me faire parjurer, ne jure pas.» Et elle lui dit: «Que je le veuille ou non, je consens, sur ma parole, à tout ce que tu as juré selon ta volonté.» Et le comte répondit: «Si cette parole suffit à l'abbé, elle me suffit aussi. — Demande, mon fils, demande à l'abbé, reprit la comtesse, qu'il te remette ce serment.» Et le comte étant revenu auprès de l'abbé, lui dit: «Il serait honteux pour une femme de jurer, et principalement pour ma mère, qui est noble de race et de puissance, mais qui est veuve: ménage-la, je t'en prie, et ne la contrains pas à prêter serment; recois son engagement sur sa simple parole, et moi je me ferai fort pour elle qu'elle y demeurera fidèle.» L'abbé répondit: «Garde-toi de rompre les liens de la paix, car je sais que ta mère a été le principe et la cause de toute ton inimitié, et il est certain qu'elle promet beau 331 coup de choses, et qu'elle tient fort peu de promesses. Toutefois, pour l'amour de toi, si, comme tu viens de le dite, elle s'engage, sur sa parole légale, à observer les articles de notre composition, je consens à ce qu'un chevalier, légitimement désigné, se présente à sa place devant les saintes reliques, et prête le serment». Il fut fait ainsi, et Baudouin, qui fut nommé pour remplacer la comtesse, prêta le serment. Il y eut en ce jour-là une grande joie et de grands transports d'allégresse dans tout le peuple. Il s'établit une grande amitié et beaucoup d'union entre l'abbé et le comte, et il n'y eut plus aucune division entre l'un et l'autre, et l'un des deux sentait tout ce que l'autre sentait. Tous ceux qui avaient été les auteurs et les artisans de ces querelles vinrent se jeter aux pieds de l'abbé, et le supplièrent humblement de les réconcilier avec le comte, qu'ils avaient offensé. Le roi Louis vint aussi à Vézelai; l'abbé, ainsi que ses frères, lui rendirent grâces du rétablissement de la paix, et le fils du comte de Châlons se présenta aussi devant le roi, et fit sa paix avec lui, par l'entremise de l'abbé. Etienne, abbé de Cluny, qui haïssait la personne de Guillaume, abbé de Vézelai, s'était rendu aussi à cette conférence, mais il n'avait pas daigné entrer dans le bourg de Vézelai, et s'était arrêté dans le domaine appelé Neuf-Fontaines. De là, il manda au roi qu'il se présenterait devant lui au lieu qu'il voudrait lui désigner, et le roi lui donna rendez-vous pour le lendemain à Saint-Pierre inférieure, autre domaine qui appartient au monastère de Vézelai. Aussitôt que l'abbé Guillaume en fut informé, il envoya à Étienne 332 Renaud l'aumônier et Gaudri, prieur du Champ-Mol: ils furent introduits auprès de lui; et Étienne les ayant à peine écoutés, et n'ayant pas même rendu un salut à Guillaume, les renvoya, disant qu'il conférerait avec ses frères sur les choses qu'on venait lui proposer. Or il y avait avec Étienne, abbé de Cluny, Bernard, prieur de Saint-Étienne de Nevers, Hugues de Souvigny, Thomas, Amblard, et plusieurs autres encore, qui tous, d'un commun accord, demandèrent à Étienne et le supplièrent de consentir à la requête de l'abbé de Vézelai. Celui-ci en effet faisait demander que l'abbé de Cluny se rendît à Vézelai, offrant de se porter lui-même à sa rencontre avec le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, et tous les grands, qui étaient alors rassemblés dans le même lieu; de recevoir l'abbé en grande fête et en procession solennelle, à travers les places bien ornées, au milieu des fumées de l'encens, et au son de tous les instrumens; promettant en outre que l'abbé de Cluny tiendrait un chapitre à son gré; qu'il prendrait place, s'il le voulait, auprès de la cloche du réfectoire, ou que très-certainement il habiterait dans la chambre de l'abbé, autant de jours qu'il le voudrait. L'abbé de Cluny acquiesçant à l'avis des siens, envoya Hugues et Amblard à l'abbé de Vézelai, et lui manda qu'il satisferait à ses desirs. Aussitôt l'abbé donna ordre d'orner la basilique et toutes les places, et il envoya son héraut proclamer devant tout le peuple que tous eussent à décorer convenablement la façade, et les vestibules de leurs maisons, et à se porter avec lui à la rencontre de l'abbé de Cluny, pour lui faire honneur. Alors Thibaut, prieur de Cluny (et qui 333 plus tard est devenu abbé du monastère de Molême), étant survenu, blâma beaucoup la résolution de ses frères. Il se rendit auprès de l'abbé de Vézelai, avec Pons, alors prieur du monastère de Paray le Moinal, et chercha à surprendre l'abbé Guillaume, lui demandant quels honneurs il se disposait à rendre à l'abbé de Cluny. L'abbé lui répondit, disant: «Je prendrai avec moi les comtes, les grands et les chevaliers que vous voyez présens ici en grand nombre; j'irai avec eux à la rencontre de l'abbé de Cluny, et je le recevrai en procession solennelle. Lorsqu'il sera entré ici, il occupera à son gré le chapitre ou le réfectoire, ou bien il habitera dans ma chambre même, aussi long-temps qu'il le voudra, et je lui rendrai tout honneur, en grains, en vins, en viande et en poissons.» Thibaut ayant murmuré tout bas, Pons répondit: «Toutes les choses que tu proposes sont bien, sans doute, mais ne sont pas suffisantes pour la personne de l'abbé de Cluny. — Que vous semble-t-il donc, reprit l'abbé Guillaume, que je doive faire de plus?» Pons répondit: «Tu sais très-bien ce qui doit convenir à l'abbé de Cluny, et principalement dans ce monastère qui, en outre de l'hospitalité ordinaire, est tenu envers lui à de plus grands témoignages de respect. — Je sais très-bien, reprit l'abbé, ce qui doit lui convenir, et c'est pourquoi je lui rendrai tous les honneurs qui lui sont dus. Mais si par hasard vous prétendez quelque chose au-delà, je veux que vous teniez pour certain que je ne lui céderai rien du siége qui m'a été conféré.» Et ils lui dirent alors: « Ne te fatigue donc pas en vains efforts, car le seigneur abbé ne vien- 334 dra point ici, et ne recevra point ton hommage.» Et l'abbé leur dit alors: «Qu'il voie lui-même ce qu'il a à faire; pour moi, j'ai fait mon devoir.» Le roi et ses grands entendirent cette conversation, qui leur déplut grandement, et ils dirent alors: «O combien est grande l'insolence de cet homme, de dédaigner tant d'honneurs, et de prétendre que le seigneur roi, et nous tous, nous allions à sa rencontre!» Tandis qu'ils disaient cela, et que l'abbé Guillaume était encore en présence du roi, on vint lui annoncer qu'Étienne, abbé de Cluny, était déjà descendu auprès de l'escalier extérieur de la grande basilique, et qu'il se trouvait devant l'autel des apôtres Pierre et Paul: l'abbé étant descendu alors auprès de lui, le conduisit à la maison supérieure, en présence du roi. Là, l'abbé de Cluny étant demeuré toute la journée à jeun, sans obtenir davantage, au moment où le calme de la nuit s'approchait, il retourna dans le domaine ci-dessus nommé. Ce jour-là, l'abbé Guillaume se fit beaucoup d'honneur aux yeux du roi, du comte de Nevers et de tous les grands. Il gagna la faveur du comte de Nevers, et de jour en jour il pénétra plus avant dans son affection, en sorte que le comte en vint à se confier à lui en toutes choses, et à lui communiquer ses secrets. A la suite de ces arrangemens, le comte de Nevers, Guillaume, fils de Guillaume d'Auxerre, fils de Guillaume de la Chartreuse, fils de Renaud de Mailly, fils de Guillaume de Nevers, fils de Renaud, lequel fut fils de Landri, premier comte de Nevers de la même race, reçut à la Charité la bannière de la croix vivifiante des mains de Hugues, archevê- 335 que de Sens, pour aller en pélerinage à Jérusalem. En ce temps on se saisit à Vézelai de quelques hérétiques, de ceux qui sont appelés télonaires ou poplicains, et ayant été mis à la question, ils cherchèrent, par des détours et des circonlocutions, à dissimuler la honteuse hérésie dont ils étaient sectaires. L'abbé les ayant fait séparer, ordonna de les tenir enfermés jusqu'à ce qu'ils pussent être jugés par des évêques et d'autres honorables pasteurs, qui viendraient à cet effet: ils furent détenus pendant soixante jours environ, et peut-être davantage; on les faisait comparaître fort souvent, et, tantôt avec menaces, tantôt avec douceur, on les interrogeait sur la foi catholique. Enfin, après que l'on eut pris beaucoup de peine, pendant long-temps et infructueusement, ils furent convaincus, avec l'aide de deux archevêques, savoir, l'archevêque de Lyon et celui de Narbonne, de l'évêque de Nevers, de plusieurs abbés, et d'autres hommes fort habiles, ils furent convaincus, dis-je, de ne confesser de bouche que l'essence divine, et de rejeter absolument tous les sacremens de l'église catholique, savoir, le baptême des petits enfans, l'eucharistie, les effets de la croix vivifiante, l'aspersion de l'eau bénite, l'efficacité des dîmes et des oblations, le mariage des époux, les institutions des moines, et tous les offices des clercs et des prêtres; et comme la solennité de Pâques s'approchait, deux d'entre eux ayant appris qu'ils seraient exterminés bientôt par le jugement du feu, feignirent de croire ce que croit l'église catholique, et promirent de donner satisfaction par l'épreuve de l'eau, pour le maintien de la paix de l'Église. En conséquence, et 336 pendant la procession solennelle de Pâques, ils furent conduits, en présence d'une très-grande multitude qui occupait toute l'enceinte du couvent, devant Guichard, archevêque de Lyon, Bernard, évêque de Nevers, maître Gautier, évêque de Laon, et Guillaume, abbé de Vézelai, qui tous avaient pris place sur leurs siéges. Interrogés sur la foi, article par article, ils dirent qu'ils croyaient ce que croit l'Église catholique. Interrogés sur le sens particulier de leurs exécrables erreurs, ils dirent qu'ils n'en savaient autre chose, si ce n'est l'infidélité où elles les entraînaient envers les sacremens de l'Église. On leur demanda s'ils consentaient à démontrer, par l'épreuve de l'eau, qu'ils croyaient selon la profession qu'ils venaient de faire, et qu'ils ne savaient rien de plus sur le secret de leurs erreurs; et ils répondirent qu'ils feraient ainsi, spontanément et sans qu'il fût besoin d'aucune espèce de jugement. Alors toute l'église s'écria d'une commune voix: Grâces soient rendues à Dieu! Et l'abbé répondant, dit à tous ceux qui étaient présens: «Que vous semble-t-il donc, mes frères, que l'on doive faire de ceux qui persévèrent encore dans leur endurcissement?» Et tous répondirent: Qu'ils soient brûlés, qu'ils soient brûlés. Le jour suivant on fit sortir les deux qui paraissaient revenus de leurs erreurs, pour subir l'épreuve de l'eau; l'un d'eux, au jugement de tous, passa sain et sauf par cette épreuve. Il y en eut cependant quelques-uns qui ne purent se faire une opinion certaine à ce sujet. L'autre, ayant été replongé dans l'eau, fut condamné, de l'avis de presque tout le monde. Ayant été en conséquence rétabli en 337 prison, comme cependant quelques personnes, et même des prêtres, n'étaient pas du même avis à son occasion, il fut, sur sa propre demande, ramené de nouveau, et replongé dans l'eau une seconde fois; mais il ne put y tenir même un instant. Jugé ainsi à deux reprises, il fut condamné au feu par tout le monde. Mais l'abbé ayant égard à ce qu'il s'était présenté, ordonna de le mettre dehors, et il fut aussitôt mis à mort. Les autres, au nombre de sept, furent condamnés au feu par le public, et brûlés dans la vallée d'Écouan.