[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] Pons, le plus célèbre des abbés du royaume par ses vertus, avait reçu de la fortune le gouvernement du troupeau de Vézelai. Tandis qu'il acquiert pour lui-même des trésors de bonne conduite, et pourvoit aux besoins de l'église confiée à ses soins, une poignée de séditieux, plus turbulents que toute autre bande, excite la haine des serviteurs contre le seigneur. Une populace, armée par la ruse, organe et instrument de trahison, est instruite à briser les portes et à dévaster les maisons. Ensuite elle ose livrer assaut aux maisons sacrées et lever ses mains sacriléges pour massacrer son seigneur: que de maux, que de désastres elle eût accomplis dans son inique fureur, si le sage abbé n'y eût promptement porté remède! Si tu veux connaître, lecteur, les causes de ces actes, le livre présent t'en offre le moyen. Notre Hugues, homme originaire du Poitou, a résolu de te conduire dans cette voie, de son esprit et de sa main. Parcours cet écrit, tu y verras par quels bons procédés, avec quelle sagesse a été accomplie cette œuvre, et comme elle brille d'un grand éclat. Et toi, langue envieuse, qui es ennemie de toute vertu, qui fais ton unique et constante étude de nuire aux hommes de bien, demeure en silence. [3,2] Il y avait, à ce qu'on rapporte, un certain Grec, auquel on attribue un proverbe très-fameux, qui fut trouvé, dit-on, sous le trépied d'Apollon: Connais-toi toi-même, et juge-toi toi-même. Il n'y a dans la nature humaine rien de plus clair, de plus précieux et de plus excellent que ces deux préceptes. Par là en effet l'homme jouit de la prérogative de s'élever au-dessus de tous les êtres que domine la passion, et il se rattache par une étroite union aux êtres que la passion ne saurait troubler. Or, se connaître soi-même, c'est connaître et comprendre la condition de sa propre dignité; se juger soi-même, c'est honorer la dignité de cette condition par la sincérité de sa foi et par la pratique de la piété. Et comme la première partie des deux préceptes susdits, celle qui a trait à la science, se rapporte à ce que nous entreprenons ici, nous avons, dans le livre précédent, traité en partie, et aussi brièvement qu'il nous a été possible, de la dignité de l'église de Vézelai; et comme dans ce travail nous nous sommes appliqués à faire connaître les faits, et non à jeter des paroles en l'air, nous avons navigué comme on fait en sillonnant les flots d'une mer calme, sachant que le pieux lecteur conclurait de la superficie de nos paroles à la gravité de notre sujet. Mais, comme quelques hommes, se confiant en leur audace, et ne s'appuyant point sur la vertu, se sont efforcés, ou de déchirer avec des dents de chien, ou de mettre en pièces avec des griffes de bête féroce, les vêtements de cette liberté ou de cette dignité, savoir les possessions de l'église, il a plu à notre très-sérénissime et très-vaillant père, le vénérable abbé Pons, de faire connaître par cet écrit, à la postérité la plus reculée, comment et de quelle manière, avec l'aide de la divine providence, les efforts de nos ennemis ont été renversés, et l'église a brillé par ses propres forces. [3,3] Et certes, ce n'est point par oisiveté et comme pour exercer notre propre génie que nous nous adonnons à ce travail, nous dont ce serait le vœu de nous occuper de notre instruction personnelle plutôt que de celle des autres. Nous y sommes donc poussé, tant à cause de la vertu de nos contemporains, que pour l'utilité de ceux qui leur succéderont, et pour la dignité de l'Église notre mère. Nous y sommes poussé en outre par l'ordre irrésistible de notre père, ci-dessus nommé, qui a combattu jusqu'au sang pour cette même dignité; et quoique cet adversaire du crime ne soit pas parvenu à l'accomplissement de ses vœux, rien cependant n'a manqué en lui lorsqu'il a fallu qu'il se dévouât tout entier à la délivrance de son église, négligeant son propre salut pour le salut de son troupeau. Brûlant en effet d'un chaste amour pour cette église, son épouse, après avoir pendant quelques années usé de ses droits de la manière la plus utile, et administré avec une grande vigueur, il ressentit les atteintes de l'envieuse fortune, et vit qu'elle allait être souillée de la tache d'une honteuse alliance. Lui alors, rempli de zèle, et prenant la défense de la maison d'Israel, se présenta aux coups de ses ennemis, et parvint, au milieu des périls nombreux auxquels il exposa sa vie, à rendre plus brillante et plus visible à tous les yeux la pureté des libertés de son épouse. Dieu aidant à notre infirmité, et l'autorité de notre père lui-même fortifiant notre faiblesse, nous prendrons soin de mettre en évidence ce que nous disons ici, en poursuivant de la même manière le récit abrégé de notre histoire, afin que les hommes du temps présent y trouvent un sujet de se réjouir, et ceux de l'avenir des motifs d'émulation. Et comme il appartient aux hommes pieux de chercher l'avantage commun plutôt que leur utilité particulière, nous nous sommes appliqué en même temps à pourvoir à l'intérêt de la postérité et à nous envelopper jusqu'aux talons du manteau de la charité. Que le lecteur pieux lise donc pieusement cette œuvre de piété; que le moqueur et le détracteur s'en tiennent éloignés. Celui à qui notre travail déplaira sera réputé ou enfant adultérin, si toutefois il a été trouvé digne du nom d'enfant, ou esclave, pour ne pas dire ennemi de l'Église. En effet, s'il a plu aux anciens de transmettre à la mémoire des hommes, ou des fables de vieilles femmes, ou des inventions monstrueuses, pour le seul plaisir de faire parade d'un esprit élégant, et si de notre temps encore ces écrits sont lus quelquefois avec fruit, nous pensons qu'il sera beaucoup plus agréable, et en même temps beaucoup plus utile aux hommes de l'avenir, tant de connaître la vérité des événements, que d'en recueillir les fruits honorables. Nous ne disons point ceci comme pour montrer quelque dédain pour les observations de nos frères chéris: que plutôt on retranche de notre écrit ce qui s'y sera glissé hors de propos, qu'on y ajoute également les choses dont nous n'avons pas eu connaissance, ou que n'a pu nous faire admettre la brièveté du récit. Dans tous les cas, nous affirmons également la sincérité de notre dévoûment, en vertu duquel nous n'avons point eu honte de notre faiblesse, et n'avons négligé aucun soin pour nous acquitter d'une si rude tâche. [3,4] Comme l'église de Vézelai était puissante des priviléges de liberté qu'elle tenait des dons de son fondateur et de la suprême autorité romaine, comme elle brillait dans tout l'éclat de sa force par l'oratoire de la bienheureuse Marie-Madeleine, amie et servante de Dieu, laquelle, ensevelie en ce lieu, est célébrée et adorée dans le monde entier, un grand nombre d'individus accoururent de toutes parts vers cette église, et tant par leur affluence que par l'abondance des richesses qu'ils apportèrent, ils rendirent le bourg de Vézelai illustre et considérable. Et comme les dominâmes de l'église étaient très-vastes et se touchaient les uns les autres, le lieu lui-même, très-agréable d'ailleurs par la beauté du site, devint tellement riche qu'il acquit une immense considération jusqu'aux extrémités de la terre, et brilla d'une grande gloire dans le monde entier. Le corps tout entier était si étroitement et si intimement uni à l'église qui formait sa tête, et se rattachait à elle, en vertu des droits de propriété, par des liens d'amour tellement forts, que sur tous les points on eût eu également horreur d'admettre qui que ce fût à participer à la domination ou à la société, qu'on eût regardé tout nouveau venu comme profane ou insolent, et que ce corps, constitué lui-même en alleu par le testateur et par les bienfaits apostoliques, n'eût voulu contracter envers personne aucune espèce de servitude ni courber la tête devant personne, si ce n'est seulement devant le pontife apostolique. Que si quelqu'un veut porter un regard pur et apprendre à connaître dans la simplicité de son cœur l'étendue de ces libertés, après avoir examiné le testament du fondateur, qu'il relise les monuments primitifs et antiques de l'autorité des pontifes romains, les priviléges concédés par eux, savoir par le vénérable Nicolas, par les deux Jean, par Benoît, par un autre Benoît, par Léon et Serge, par Étienne et Marin, comme aussi par Urbain, d'illustre mémoire, qui, élevé du monastère de Cluny au gouvernement de l'apostolat, voulut non seulement que les priviléges institués par ses prédécesseurs, ou les décrets rendus par eux en faveur des libertés du couvent de Vézelai, fussent confirmés, intacts et inébranlables, mais qui eut soin en outre de les fortifier de la garantie de son autorité. Après avoir examiné attentivement tous ces actes, on n'y rencontrera certainement rien de contradictoire, on n'y pourra trouver aucune disposition fictive ou subreptive, car il serait sans aucun doute impie et sacrilége de penser que les hommes apostoliques rendent des décisions opposées entre elles, et de rejeter sur eux-mêmes ce qui peut être allégué en un sens contraire. [3,5] En effet, le comte Gérard, d'heureuse mémoire, et sa pieuse épouse Berthe, animés de la crainte de Dieu, et pour leur salut et le salut des leurs, fondèrent un monastère sur les bords de la rivière de la Cure, dans un alleu qui leur appartenait en propre et était entièrement libre, et établirent en ce lieu une congrégation de servants de Dieu. Par un cahier qui contenait leurs dispositions testamentaires, ils placèrent ce monastère et tout ce qu'ils lui avaient attribué, à titre de propriété perpétuelle, sous la protection et l'autorité des bienheureux princes des apôtres et de leurs successeurs pour tous les siècles dans le siége de l'église romaine, rejetant et interdisant formellement tout usage de la puissance bénéficiaire, savoir la faculté de faire aucune donation ou aucun échange en faveur de qui que ce soit. Mais comme les fréquentes invasions des Sarrasins détruisirent presque entièrement le susdit monastère, et afin que la fureur des ennemis ne pût prévaloir sur ses pieuses intentions, le même comte le fit rétablir sur la montagne voisine, ou château de Vézelai; et le sexe féminin en ayant été éloigné, Eudes devint le premier abbé des serviteurs de Dieu. [3,6] Le siége de Rome accueillit avec bonté et reconnaissance ces témoignages de la pieuse dévotion du comte, il lui plut d'assigner ce monastère à la juridiction directe, de l'ériger en alleu du bienheureux Pierre, et d'appuyer la garantie de cet acte sur la faveur ou la générosité de l'autorité apostolique. En conséquence, les pontifes romains, instituant ces priviléges par les décrets de leur puissance apostolique, voulurent, concédèrent et statuèrent qu'il ne serait permis à aucun empereur, à aucun roi, à aucun prélat, enfin à aucune personne, de quelque dignité qu'elle fût revêtue, de porter la main sur aucun des biens qui auraient été légitimement transférés au susdit monastère, soit par le susdit comte, soit par tout autre, ni sous aucun prétexte, ou dans aucune occasion, de réduire, enlever, appliquer à son usage particulier, ou même concéder aucun de ces biens, de quelque manière que ce fût, pour toute autre destination pieuse, comme moyen de couvrir son avarice; et que tous ces biens seraient possédés, dans leur intégrité et sans aucun sujet d'inquiétude, par ceux qui embrasseraient la vie religieuse dans ce même lieu; sous la condition que jamais, ni dans aucun cas, aucun pontife romain ne souffrirait qu'aucun de ces biens fût dans les temps à venir donné à qui que ce fût à titre de bénéfice, échangé, concédé avec un droit de cens, ou détenu de toute autre manière, et sous cette autre condition encore que le siége romain seulement, recevant tous les ans du même monastère, en vertu du testament qui l'instituait, un cens d'une livre d'argent, veillerait constamment, dans sa pastorale sollicitude, à assurer à ce monastère la protection de sa pieuse paternité contre tous ceux qui se montreraient ses ennemis. Le siége apostolique statua en outre qu'après l'élection de l'abbé, faite sans aucune espèce de surprise ou d'artifice, du consentement unanime des frères, ou de l'avis de la plus saine partie du couvent, et après l'approbation de cette élection par le pontife romain, nul pontife, nul roi, nul fidèle, soit ecclésiastique soit séculier, ne pourrait prétendre à se faire donner directement ou indirectement, ou à s'arroger, à quelque titre que ce soit, aucune espèce de droit sur l'ordination de l'abbé, des moines, des clercs, et même des prêtres, sur la distribution du saint chrême, sur la consécration de la basilique, ou sur tout autre exercice d'aucun service spirituel ou temporel. [3,7] Ces priviléges ayant été ainsi fondés par l'autorité apostolique, la majesté des rois de France se montra également généreuse envers le même monastère, et, accueillant les prières de l'illustre comte Gérard, elle rendit un édit par lequel tout ce que le siége apostolique avait institué et sanctionné par son décret était déclaré devoir être maintenu intégralement et à perpétuité, sans aucune espèce d'opposition. Il fut ordonné en conséquence que nulle personne séculière ou aucun des envoyés du roi n'établît aucun manoir dans le susdit monastère, dans le susdit château, ou dans les villages faisant partie de son domaine, et n'instituât ni droit de visite, ni amende, ni droit de regain, ni droit de péage sur des ponts, ou n'exigeât qu'il en fût institué par le susdit monastère; quiconque oserait violer ce décret d'immunité fut déclaré passible d'une amende de six cents sous, dont moitié devait revenir au fisc du roi, et l'autre moitié à l'église qui aurait souffert le dommage. Et afin que ce décret de leur autorité fût pleinement ratifié et mis en vigueur, les rois le confirmèrent de leur propre main et le scellèrent de leur sceau. [3,8] A l'aide de ces libertés et de ces immunités si complètes, la jeune plantation se couvrit abondamment d'un nouveau gazon, et de l'éclat de ses rameaux verdoyants charma un grand nombre de provinces. Mais comme, entre les divers vices que la nature humaine a contractés par suite de la prévarication de nos premiers pères, l'envie au teint livide est celui qui a le plus horriblement infecté le genre humain, beaucoup de puissances, tant ecclésiastiques que séculières, des environs, imbues de ce poison, firent tous leurs efforts pour dépouiller le susdit monastère de son étole de liberté et lui enlever l'illustration de sa noblesse, et se répondant de cœur les unes aux autres, elles nourrirent des pensées de méchanceté; mais leurs intentions s'écoulant avec elles-mêmes, elles emportèrent seulement la honte de leur propre confusion. En effet, bien qu'à plusieurs époques, ou simultanément ou successivement, plusieurs aient tenté de troubler la paix du susdit monastère, de l'inquiéter et d'y semer le désordre, bien que plusieurs n'aient pas craint d'offenser de mille manières les pères de ce monastère, hommes très-grands et de grande considération; cependant tout le virus de leur méchanceté, toute la puissance de leur perversité n'ont été déployés que par cette génération scélérate et de vipère, qui de notre temps s'est déchaînée contre le très-excellent et très-sage abbé Pons; ils ont vomi leur venin, et l'ayant vomi, ils se sont desséchés et sont tombés en défaillance; ils ont rendu leurs entrailles et se sont trouvés anéantis. Dans leur pieuse sollicitude et à l'occasion des fréquentes invasions des hommes impies, les abbés de Vézelai, avec une généreuse facilité, rendaient fréquemment un hommage spontané aux comtes de Nevers, afin qu'ils fussent d'autant plus empressés à prêter secours contre tous ses ennemis à une église qui, n'étant obligée envers eux à aucun titre, leur conférait assidûment et gratuitement de grands bienfaits. Mais le cœur corrompu des hommes abuse toujours des bienfaits; quelquefois même les hommages gratuitement offerts le rendent d'autant plus insolent, et l'hommage présenté à un ingrat n'est jamais accueilli à titre de faveur. Il arriva de là que Guillaume, celui qui dans la suite est devenu moine de la Chartreuse, tandis qu'il administrait les affaires de la ville de Nevers, abusant insolemment des salaires et des autres bénéfices que lui accordait l'église, s'efforça d'obtenir d'elle, par voie de tyrannie, quelques redevances contraires non seulement à l'état de paix, mais en outre à ses libertés. Méprisant ses prétentions arrogantes, le vénérable abbé Pons lui refusa très-raisonnablement ce qu'il demandait très-injustement, et se défendit avec sagesse de ce qu'on exigeait de lui impérieusement. Affligé de se voir ainsi repoussé, le Nivernais s'enflamma d'une telle colère, qu'il détourna de Vézelai les voies royales et intercepta les avenues publiques du bourg. Alors l'abbé de Vézelai n'ayant pu, ni par ses bienfaits ni par ses instantes prières, amener le comte à renoncer à ses desseins, informa sa sainte mère du siége apostolique, l'église romaine, de l'oppression de son monastère, et lui fit connaître par quels actes de tyrannie le comte persécutait la propriété et l'alleu du bienheureux Pierre. Le souverain pontife écrivant de nouveau à ce comte, l'invita à renoncer à persécuter ainsi sa fille spéciale, l'église de Vézelai, et lui enjoignit de protéger au contraire son repos et ses libertés, par respect pour le bienheureux Pierre, de peur, s'il entreprenait témérairement d'usurper sur les droits apostoliques, qu'il ne devînt par là ennemi et profanateur de l'Église universelle. Que s'il croyait avoir à revendiquer quelques droits sur ce même monastère, il ne se méfiât point de la faveur apostolique, pourvu qu'il ne troublât point le repos de l'église: qu'autrement, et s'il persistait dans ses prétentions, il ne pouvait ignorer qu'il attirerait sur lui le poids de la crosse apostolique. Le même pontife invita en même temps l'abbé de Vézelai, en vertu de son autorité apostolique, à ne rien céder à qui que ce fut des droits du monastère, à ne point se permettre de dépasser les règles de conduite suivies par les autres pères, mais plutôt à se confier dans les secours de Dieu et du bienheureux Pierre, et à combattre vigoureusement pour l'Église, de peur, s'il souffrait que l'intégrité de l'Église reçût quelque échec, que lui-même ne se montrât par là traître envers sa propre intégrité. [3,9] Les contestations entre l'abbé de Vézelai et le comte de Nevers ayant duré long-temps, les choses, en vinrent enfin à ce point que l'abbé et le comte convinrent d'un commun accord, et en toute paix et concorde, sur les instances de Bernard, abbé de Clairvaux, de Hugues du Til, et de toutes autres personnes que ceux-ci voudraient appeler à cet arrangement, de s'en tenir irrévocablement à ce que les susdites personnes régleraient entre eux à l'amiable au sujet de ces discussions. En conséquence, et le jour solennel de la fête de Pâques, lorsque la Gaule presque tout entière était accourue à Vézelai en plus grande affluence que de coutume, tant pour assister aux prières que pour présenter ses respects au très-pieux et très-religieux roi Louis le Jeune qui, étant sur le point de partir pour le pélerinage de Jérusalem, prit en ce même lieu sur ses épaules le signe de la croix du Seigneur, le comte se rendit aussi à Vézelai avec les personnes ci-dessus nommées. Puis, au jour fixé, savoir le mercredi d'après Pâques, ils se rendirent à Bassy, l'un des domaines de l'Église; et le comte présenta ses griefs en ces termes: «L'église de Vézelai, dit-il, est sous ma tutelle: je veux que toutes les fois que je l'aurai mandé à l'abbé, il fasse justice à moi et à mes hommes, selon le jugement de ma cour, et il ne doit pas s'y refuser. Et si quelqu'un veut déclarer contre lui qu'il lui a refusé justice, il doit, sur ma réquisition, se défendre contre une telle plainte.» A cela l'abbé répondit qu'il ne devait en aucune façon faire ce qu'on demandait, parce qu'il ne tenait point l'abbaye de Vézelai du susdit comte. Que comme il était lui-même moine, prêtre et abbé, il ne voulait point être soumis à un jugement de laïques, et qu'il ne devait point subir de sentence, dans sa personne ou dans celle de ses moines, de la part de telles personnes.» Le comte dit en outre «qu'il voulait que les hommes de Vézelai, attachés à l'église, fussent soumis à sa justice; et que toutes les fois qu'il lui plairait de le mander à l'abbé, celui-ci les amenât devant sa cour, pour y subir forcément leur jugement; que si par hasard il s'élevait quelque discussion entre ces mêmes hommes et l'abbé, le comte disait qu'ils ne devaient être mis en bonne intelligence que par ses soins, mais seulement dans la cour même de l'abbé.» L'abbé répondit «que l'église de Vézelai n'avait été fondée ni par le comte, ni par ses ancêtres, que les hommes dont il parlait n'étaient point de son fief, que l'abbé ni l'église ne les tenaient point de lui; qu'en conséquence, il serait injuste qu'ils fussent soumis à sa juridiction, n'étant pas de son bénéfice. Quant à la concorde à rétablir entre les bourgeois, l'abbé déclara que rien n'était plus injuste qu'une telle prétention et plus contraire à toute vérité et à toute justice, puisque la paix est un bien commun à tous, ainsi que les bienheureux évangélistes l'attestent dans les divines Écritures et par l'organe des saints Pères, et qu'il n'avait jamais existé dans l'Église, dès les temps antiques, aucune coutume semblable à celle que l'on alléguait, ou du même genre.» Le comte dit en outre que «les hommes de Clamecy, lorsqu'ils se rendaient aux foires ou au marché à Vézelai, déposaient leurs marchandises sur les places, et se disaient exempts des redevances que paient les autres hommes; et en conséquence, le comte se plaignait de ce que les percepteurs de l'abbé exigeaient d'eux ces redevances de vive force.» L'abbé répondit sur cela «qu'il avait dès long-temps des places pour ses divers besoins, que nul n'avait aucun droit d'exemption; et que puisque tous les hommes qui venaient aux foires ou au marché de Vézelai payaient volontiers un droit d'octroi, selon les diverses espèces de marchandises, il entendait que ces redevances fussent pareillement acquittées par ceux qui ne pouvaient dire en vertu de quel droit ils prétendaient s'en dispenser.» [3,10] Alors Hugues du Til attesta que le comte n'était point fondé sur ce grief, parce que du temps du seigneur Renaud, abbé de Vézelai, devenu ensuite archevêque de Lyon, le comte lui-même avait porté plainte sur le même sujet, et qu'ayant alors reçu de l'argent du même abbé, par les mains de lui déclarant, Hugues du Til, le comte avait formellement renoncé à ce grief, promettant de ne jamais le reproduire. [3,11] Le comte demanda ensuite le chemin qui va d'Ecouan jusqu'à Blagny, et celui de Prissy et d'autres encore, depuis les croix et les bornes qui sont plantées jusqu'à Vézelai. L'abbé lui répondit que «le chemin de Varginy, que le comte redemandait depuis Ecouan jusqu'à Blagny, avait appartenu à Ervée de Douzy et à Savari de Varginy, seigneur de Château-Censoir, lesquels donnèrent et vendirent à l'abbé Artaud, de précieuse mémoire, et à l'église de Vézelai, ce même chemin et toute la terre de Varginy avec toutes ses dépendances, savoir les cours d'eau et toutes les autres choses qu'ils possédaient par droit héréditaire et en alleu, et qui, sur l'autel même des bienheureux apôtres Pierre et Paul, en firent don, ainsi que de toutes leurs dépendances, en présence d'un grand nombre de témoins, à Dieu, à la bienheureuse Marie-Madeleine et aux apôtres eux-mêmes; ajoutant que l'église de Vézelai avait, depuis quarante ans et plus, et jusqu'à ce jour, possédé cette terre dans son intégrité, par droit d'héritage, en toute tranquillité et sans aucune réclamation; que les voleurs saisis sur cette voie publique, l'abbé les avait fait pendre sur place; qu'il avait fait également justice de tous autres malfaiteurs, et que, si quelque chose avait été trouvé sur ce chemin, lui abbé s'en était emparé sans violence et en avait joui tranquillement. Quant à la terre de Prissy, elle avait été un alleu du duc de Bourgogne; quelques chevaliers l'avaient tenue de lui, et l'avaient donnée et vendue à la bienheureuse Marie-Madeleine. Depuis cette époque, et jusqu'au moment présent, l'abbé et l'église de Vézelai avaient occupé et possédé en paix et sans aucune interruption, toute cette terre, ainsi que la voie publique dans l'intérieur du bourg et au dehors, et les voies publiques et sentiers aboutissants.» Sur cette affaire et sur les autres affaires susdites, l'abbé avait à produire un grand nombre de témoins qu'il nomma, savoir Martin de Prissy et ses frères, et beaucoup d'autres vivant dans le bourg, lesquels dirent qu'ils avaient arrêté sur le chemin six voleurs transportant de la fausse monnaie, et qu'ils les avaient livrés au prévôt de Vézelai pour, en faire justice; qu'une autre fois ils avaient trouvé sur la voie publique un bœuf n'ayant pas de maître, et qu'ils l'avaient livré à Renaud, moine de Prissy, qui dans ce temps-là y habitait, comme appartenant de droit à l'église. Les hommes ci-dessus nommés se trouvèrent tout prêts à fournir sans retard la preuve des choses susdites. Quant aux autres chemins, savoir celui de Fontenay, ceux de Cray, du Mont-Tirouet, et les autres qui aboutissent à Vézelai, l'abbé répondit que ses prédécesseurs avaient long-temps et très-souvent exercé le droit de justice sur ces chemins sans aucune réclamation, parce que ces chemins passent par la voie de l'église; et il eut pour tous un grand nombre de témoins à produire, savoir Guinimer, autrefois doyen; Girard, doyen; Hugues le prévôt, Renaud Dautran, Renaud de Saint-Christophe, Guillaume du Pont et son frère Jonas; Arnoul de Ferrare, Robert de Montrohillon, Gui le forestier, Durand, du village de Louet; Durand de Châtenay, Constant, prévôt de Fontenay; Étienne, prévôt de Rlagny; Aimon, changeur; Bonami de Château-Censoir, Geoffroi Bertin, Blanchard Étienne Beurand, Eudes de Belle-Face, et beaucoup d'autres. Tous ces droits avaient été confirmés par le souverain pontife, pour être possédés à perpétuité, avec défense à qui que ce fût, sous peine d'anathème, de troubler l'église ou l'abbé dans leur jouissance. Tels furent les griefs produits par le comte, et telles les réponses par lesquelles l'abbé réfuta ses prétentions. [3,12] Après cela l'abbé porta plainte contre le susdit comte, parce qu'il arrêtait les colporteurs et les marchands qui fréquentaient la voie publique depuis Auxerre jusqu'à Vézelai, et ne leur permettait pas d'arriver à Vézelai. Le comte répondit qu'il en avait agi ainsi autrefois, et qu'aucun abbé n'avait fait de réclamation à ce sujet. L'abbé dit au contraire que la voie qui conduit à Vezelai était voie royale, publique, ancienne aussi bien que celle du Nivernais, et même plus sûre, et qu'il était injuste que le comte détournât ceux qui la fréquentaient de la voie qui leur paraissait plus facile et meilleure, d'autant plus que la plupart d'entre eux suivaient cette voie plutôt pour aller faire leurs prières que pour commercer. L'abbé se plaignit en outre des percepteurs du comte, qui volaient constamment ses hommes lorsqu'ils passaient a Auxerre, disant qu'à trois fêtes de l'année, savoir à Pâques, à Pentecôte, et à la fête de la bienheureuse Marie-Madeleine, l'abbé devait les traiter, eux et tous leurs compagnons, et leur donner à chacun de la cire du poids d'une livre, à titre de péage pour le vin d'Auxerre qu'il avait coutume d'acheter. Le comte répondit que ses susdits serviteurs tenaient cette redevance de l'abbé Renaud, qui l'avait instituée dans son église. L'abbé dit sur cela qu'il ne connaissait point l'institution de cette redevance: mais que si cela était vrai, cette institution n'avait point été faite de l'avis du chapitre, et que par conséquent elle ne pouvait ni ne devait être confirmée ni maintenue. [3,13] Après donc que le roi très-pieux Louis le Jeune eut pris le signe de la croix du Seigneur pour se rendre à Jérusalem, beaucoup d'hommes, encouragés à cette nouvelle et par un tel exemple, entreprirent aussi le pélerinage au-delà des mers; et parmi eux, les deux fils du comte de Nevers, savoir Guillaume et Renaud, se réunissant au cortége du roi, se disposèrent également à partir. Leur père, desirant changer lui-même de vie, prit l'habit de religieux, et résolut de terminer son existence dans la Chartreuse. Mais comme il avait injustement vexé et offensé le sépulcre glorieux, et sanctifié par la religion, de la véritable amie et servante de Dieu, Marie-Madeleine, il fut dévoré lui-même par un chien, portant la peine de son crime, et ses héritiers acquittèrent encore après lui la vengeance de ses injustices. En effet, son fils Renaud étant tombé honteusement dans une misérable captivité, fut cruellement dévoué à la servitude chez une race barbare, afin que le père, qui avait tenté de détruire la liberté de l'église de Vézelai, éprouvât dans la personne de son fils l'opprobre de l'esclavage. Quant à Guillaume, héritier du pouvoir et du crime de son père, il fit naufrage en revenant de Jérusalem, et sa vie se trouva exposée aux plus grands dangers. Dans cette situation, et comme déjà il se trouvait à l'article de la mort, tous ceux qui l'entouraient, et se préparaient également à périr, l'ayant invité à renoncer, pour son salut et pour celui des siens, à toutes les choses que son père avait prétendu usurper sur le monastère de Vézelai contre tout droit et toute justice, il céda enfin, mais à regret, à l'urgence du péril, et fit vœu par serment et en présence de témoins de ne plus redemander à l'avenir à ce monastère aucune redevance, soit à Pâques, soit pour droit de passage, soit aux solennités de la bienheureuse Marie-Madeleine. Tout aussitôt, par la merveilleuse puissance de Dieu et par l'intercession de son amie, la bienheureuse Marie-Madeleine, il fut miraculeusement détaché du rocher escarpé sur lequel son navire avait échoué, et traversant la mer agitée, il retrouva enfin le rivage et le repos. [3,14] Dans le même temps, l'illustre abbé Pons administrait les terres et la fortune du susdit comte de Nevers, et les défendait contre ceux qui les envahissaient de toutes parts, tant parce qu'il espérait par là servir les intérêts de son couvent, que parce que ce même Guillaume était uni avec lui par une étroite parenté. Il l'accueillit à son retour de Jérusalem et après son naufrage, se porta à sa rencontre pour lui rendre honneur, et le soulagea convenablement dans l'affreuse détresse qui l'accablait. Il remit entre ses mains, et en bon état, tout ce qui appartenait à sa maison, lui rendit ses possessions dans toute leur immunité; et même peu de temps après, il le réconcilia avec ses ennemis, en obtenant d'eux des satisfactions. L'ayant invité ensuite à venir à Vézelai, il l'interpella en présence des frères, et l'engagea à acquitter le vœu qu'il avait présenté à Dieu. Le comte obéit en face, quoique dans son cœur il méditât des artifices. Étant donc entré dans le chapitre des frères, il leur raconta son naufrage, reconnut en confession qu'il avait été délivré par l'intercession de la bienheureuse Marie-Madeleine, acquitta le vœu qu'il avait fait, pour rendre grâces au Seigneur; et du consentement de son épouse et de son fils Guillaume, en présence d'une foule innombrable, il remit, concéda et confirma la propriété des choses que son père avait usurpées, soit en argent, soit en denrées. Dans la suite, de nombreuses guerres lui étant survenues, l'abbé Pons l'assista et lui prêta secours en toutes choses, espérant pouvoir réussir à apaiser ce cœur farouche, toujours enclin à se précipiter dans l'usurpation des droits d'autrui; et tandis que le comte brûlait, dans le fond de son ame, du desir d'attaquer l'église, il était contenu cependant par les très-grands bienfaits de son parent, craignant d'encourir quelque dommage en assaillant celui qui se montrait si empressé pour lui. Mais comme son naturel était essentiellement vicieux, il méditait de toutes les forces de son esprit, pour trouver de quelque manière une occasion de nuire à l'église ou à l'abbé. Or les hommes d'iniquité, dont le cœur était une fournaise d'impiété, s'affligeant d'avoir perdu les plus grands profits de leurs passions déréglées, qu'ils trouvaient dans les festins que l'on offrait très-souvent au comte dans Vézelai, s'attachèrent à circonvenir l'esprit du prince, toujours enclin à toute sorte de mal, lui représentèrent comme fait à son détriment ce qu'il avait perdu tout-à-fait volontairement, et lui insinuèrent de s'en indemniser en renouvelant l'ancienne contestation, ou en intentant un nouveau procès. [3,15] Or, il y avait à Vézelai un certain étranger que l'on appelait Hugues de Saint-Pierre, homme ignoble par sa naissance comme par sa conduite, que la nature avait créé pauvre, mais que sa main habile dans les arts mécaniques avait enrichi. Cet homme, d'un esprit ardent, et consommé en toute espèce de perversité, tantôt séduisait le comte par des présents, tantôt lui inspirait de fausses espérances, pour l'entraîner à enlever de force à l'église le droit de rendre justice, soit en prononçant des jugements souverains, soit en attirant à lui l'examen des procès des gens de Vézelai. Cet homme très-scélérat espérait en effet pouvoir gouverner tout le bourg, si, à l'aide de la faveur du tyran, on donnait au bourg l'option des deux juridictions: en conséquence, il associa à ses desseins remplis de malice quelques hommes, ses semblables en perversité, qu'il réunit en des conciliabules clandestins, afin de méditer avec eux la trahison, sous les fausses couleurs de la liberté, et de préparer des artifices, sous prétexte d'exercices de piété. L'abondance des biens enfante toujours l'insolence dans les esprits dépravés. Lorsqu'un homme peut plus par ses revenus qu'un autre par les dons de la nature, il s'élève au dessus des enfants des rois; s'oubliant lui-même, il se dresse dès le matin; et s'avançant à l'abri de l'obscurité de sa condition, il se glorifie de ses richesses particulières. [3,16] Un certain moine du monastère de Vézelai, qui parcourait les propriétés de l'église, arriva par hasard dans une forêt qui était de notre juridiction; et y ayant trouvé un individu qui coupait du bois, chose interdite dans la forêt, il voulut lui enlever sa hache, comme preuve du délit. L'homme se retournant, frappa rudement le moine; et l'ayant étourdi, il le renversa de dessus le cheval qu'il montait. Alors le moine, déshonoré par une telle insulte, retourna chez lui, et rapporta aux clients du monastère l'affront qu'il avait subi. Ceux-ci ne pouvant supporter une si grande indignité, se rendirent de suite à la maison de cet homme; et lui ayant arraché les yeux, ils le plongèrent dans la nuit d'une cécité perpétuelle. Le comte ayant été informé de cet événement, et dissimulant sa joie d'avoir enfin trouvé une sorte d'occasion de commencer son attaque, menaça d'une ruine complète les auteurs de ce fait; et produisant peu à peu au dehors la méchanceté qui couvait depuis longtemps dans le fond de son cœur, il fit toutes ses dispositions pour renouveler la lutte que son père avait laissé apaiser. [3,17] La fête solennelle de la bienheureuse Marie-Madeleine, amie de Dieu, étant arrivée, le comte s'étant établi, selon son usage, dans l'hôtellerie du monastère, ordonna à ses serviteurs de se tenir devant les portes, afin que, si l'abbé se présentait par hasard pour lui rendre visite, ils eussent à lui en refuser l'entrée. Exécutant leurs ordres, les serviteurs fermèrent les portes devant l'abbé lorsqu'il arriva, et lui répondirent du dedans que le comte était dans son appartement. Ainsi repoussé, l'abbé supporta cette insulte avec patience, et pressentit en même temps toute la méchanceté de cet homme ingrat; mais il n'en conserva pas moins toute la liberté de son esprit. [3,18] Le comte se trouvant à Cluny, l'abbé se rendit vers lui; et lui ayant demandé le motif de la colère qu'il avait manifestée, le comte allégua le grief de cet homme à qui l'on avait arraché les yeux; et l'abbé lui répondit que cet homme n'était pas de sa juridiction. Mais le comte dit qu'il était son filleul, c'est-à-dire qu'il avait reçu son nom dès le moment de sa naissance. L'abbé, souriant alors comme d'une plaisanterie, lui demanda s'il daignerait recevoir de lui le droit de juridiction; et celui-ci lui ayant répondu que non, l'abbé lut demanda encore s'il voudrait entrer en voie de réconciliation par l'intermédiaire de ses amis et de ses domestiques, et de ceux de lui, abbé. Le comte s'étant refusé même à cela, l'abbé l'interrogea encore pour savoir s'il serait donc absolument contraint à se mettre en défense, lui, et tout ce qui lui appartenait, contre le comte. Celui-ci lui ayant répondu qu'en effet, il aurait besoin de faire ainsi, l'abbé se trouvant ainsi défié, se retira. Le comte envoya ses satellites sur une propriété du monastère, et la ravagea, en faisant enlever les animaux et beaucoup d'autres dépouilles. Ensuite l'abbé l'ayant fait supplier de lui rendre ce qu'il avait enlevé, alors enfin le comte produisit au dehors le venin qu'il avait jusque là tenu caché, et demanda que l'abbé reconnût la juridiction de sa cour, toutes les fois qu'il serait appelé par lui pour un objet quelconque. L'abbé répondit que ce que demandait le comte était absolument contraire tant aux lois divines qu'aux usages de l'Église, ainsi qu'aux décrétales apostoliques. «Il serait, ajouta-t-il, honteux et indécent pour moi, que la la liberté du monastère, qui a fleuri pendant très longtemps sous divers pères, s'est maintenue jusques à présent, et se maintient encore avec vigueur, pérît et se changeât en servitude par les liens mêmes de la parenté qui m'unissent à toi. Ce que tu demandes est un acte d'inimitié, non seulement envers cette parenté, mais même envers la nature, puisque, homme, tu prétends usurper les droits du ciel, que tu eusses dû au contraire maintenir dans leur intégrité, et même augmenter, par moi, qui suis ton parent et leur protecteur. Tout le monde peut juger combien il est inhumain de ta part de répondre d'une telle manière à de tels bienfaits, en cherchant à me couvrir d'un opprobre éternel, moi qui t'ai rendu honneur, et t'ai donné des témoignages de ma munificence. Et quoique d'ailleurs je sois disposé à te promettre volontiers mon hommage, sache cependant qu'au sujet de ce que tu demandes, je ne te céderai nullement.» [3,19] Ayant entendu cette réponse, le tyran s'irrita extrêmement; et faisant beaucoup de menaces, et plus de mal encore, il s'appliqua tout entier à consommer la ruine de l'église. Pour lui résister, l'abbé envoya des députés solliciter l'appui du pontife de Rome. Pendant ce temps, des amis s'étant interposés, l'abbé supplia le comte de rétablir la paix, disant qu'il n'avait pas mérité d'attirer sur lui son indignation, et proposant une réconciliation, sauf le respect des priviléges et la dignité de l'église. Cette affaire devint dès lors en plusieurs lieux le sujet des entretiens de beaucoup de gens et de grands, et les avis furent divers. Toutefois la paix et la réconciliation ne faisaient aucun progrès, car la torche de la discorde était agitée de toutes parts. Lorsque le tyran eut appris que l'abbé avait fait partir des députés pour Rome, il dirigea sur-le-champ une expédition contre les biens et les propriétés du monastère de Vézelai; et partout où l'église exerçait quelque droit, soit dans le pays de Nevers, soit dans celui d'Auxerre, le comte envahit, ravagea, enleva, ou pilla tout. En outre, il contraignit les prévôts et les gérants de divers intérêts du monastère, en leur faisant prêter serment et jurer leur foi, à n'obéir aux moines sur aucun point, et à ne rendre aucun compte, ni à l'abbé, ni aux siens. Il fit en même temps tous ses efforts pour prendre les devants sur les députés de l'abbé, en cherchant une occasion d'extorquer à l'abbé, d'une manière quelconque, et même malgré lui, quelque parole de concession. Mais celui-ci, procédant avec sagesse, et prenant en considération le grave péril auquel ses affaires étaient exposées, promit au comte une satisfaction convenable, recouvra ce qu'il avait perdu, et le comte s'étant rendu à l'oratoire du bienheureux Jacques, l'abbé lui offrit des présents, et lui fit force libéralités. Mais quels bienfaits assez grands peuvent apaiser une insatiable cupidité? Un cœur corrompu ne sait autre chose que pervertir les bonnes intentions, ou prévoir le mal dans le bien. [3,20] Le comte donc étant de retour de son expédition dévastatrice, fixa impérativement un jour à l'abbé, pour qu'il eût à se rendre en sa présence, et à subir la juridiction de sa haute cour, pour les choses sur lesquelles il serait interpellé. Mais celui-ci, à qui le bâton de Pierre avait été confié, ne pouvait être en cette occasion entièrement dépourvu de la fermeté et de la force d'ame de Pierre. L'abbé ne tint donc aucun compte des ordres du tyran; et aussitôt celui-ci publia par un édit la défense à qui que ce fût de se rendre à Vézelai, sous prétexte de négoce, de voyage, ou d'exercice religieux; ou de sortir de Vézelai pour aller aux foires publiques, ou aux marchés publics, déclarant que celui, quel qu'il fût, qui oserait violer les dispositions de cet édit, serait de bonne prise pour quiconque le rencontrerait. Les villageois se trouvant ainsi bloqués, quelques-uns commencèrent à murmurer sourdement dans le fond de leurs cœurs, disant que l'abbé était à la fois la cause et l'auteur de tous leurs maux, lui qui les opprimait par des lois nouvelles et injustes, et qui provoquait contre eux, jusqu'à amener leur destruction, la fureur du prince dans le territoire duquel ils se trouvaient enclavés. Puis, ils ajoutaient «qu'ils seraient heureux, et bien heureux, si, secouant le joug de l'église, ils s'en remettaient au libre arbitre du comte. Qu'alors en effet, ils n'auraient point à redouter les ennemis du dehors, et qu'ils chasseraient les exacteurs du dedans comme de faibles mouches., que même, s'il devenait nécessaire, ils pourraient contester en justice avec l'abbé à armes égales, puisque alors le plus grand nombre, s'appuyant sur le plus fort, pourrait ci se soustraire à la domination du petit nombre et des hommes faibles.» Le comte n'ignora point que ces propos circulaient parmi les villageois, Hugues ayant soin de le tenir informé de ces projets impies. Cédant aux paroles artificieuses par lesquelles Hugues lui avait représenté que, s'il se rendait à Vézelai, et s'il adressait quelques paroles bienveillantes aux villageois, pour essayer de les détacher de l'abbé, il n'était pas douteux que la majeure partie d'entre eux ne lui tendît les mains pour se livrer à lui, le comte, après avoir conclu un traité par lequel il promettait de leur fournir en toute occasion sa protection et son secours, se rendit à Yézelai; et descendant à l'improviste à l'hôtellerie du monastère, il convoqua secrètement les habitants du bourg, les provoqua à la rébellion, et les supplia d'agir avec lui contre l'abbé, leur disant qu'ils ne pourraient jamais subsister devant sa colère; et qu'au contraire, lui étant apaisé, ils n'auraient point à redouter leur seigneur. [3,21] «Vous voyez, leur dit-il, que tandis que je suis le légitime avocat et tuteur de cette église, l'abbé seul cherche à s'opposer à votre bien commun, car, au moment où il s'efforce de ravir ce qui appartient à autrui, il me redemande à moi-même un droit de juridiction, ne voulant plus se servir de mon entremise pour repousser ses accusateurs. Qui pourrait supporter une si grande arrogance, bien plus, une telle iniquité, qu'un homme redemandant ce qui lui appartiendrait, retînt en même temps imperturbablement ce qui appartiendrait à un autre? Quelle force puis-je avoir contre ceux qui vous enlèvent vos biens, s'ils retiennent tyranniquement juridiction sur vous? Enfin, ajouta-t-il, il vaut beaucoup mieux avoir quelque pouvoir, que de supplier sans cesse. Ce qu'est notre pouvoir, quelle est sa force, combien il s'étend au loin, c'est ce que prouve évidemment notre dernière expérience. Les prières des moines au contraire, même quand elles ne méritent pas d'être repoussées, sont le plus souvent très-faibles et sans efficacité. De quel côté donc se dirigeront vos vœux, c'est ce qu'il vous importe de décider. Si vous vous déclarez pour nous, si vous entrez en participation de notre pouvoir, vous n'aurez plus à vous soucier des vaines prières des moines, ni des frivoles secours de l'abbé; et ayant dès lors en toute sûreté et liberté la faculté d'aller parétout où vous voudrez, et d'en revenir de même, vous jouirez d'une sécurité perpétuelle, tant pour vos personnes que pour vos biens.» [3,22] Cela dit, et se livrant à ses sanglots, le comte répandit les larmes de l'impiété, qu'il tirait du puits fangeux de la cupidité. L'abbé, pour se précautionner contre les effets de ces perfides insinuations, convoqua l'assemblée des frères, et les invita à aller se prosterner dans la poussière devant le comte, et le supplier instamment d'avoir compassion d'eux et d'épargner l'église. Accédant à l'invitation de leur père, et quittant aussitôt leurs tables, les enfants de l'église vont se précipiter aux pieds du prince, et lui demandent avec les plus vives supplications de les épargner, eux, ou plutôt l'église, par amour pour Dieu, par respect pour Marie-Madeleine, et de ne pas séduire ou corrompre leurs hommes, ou plutôt les hommes de l'église. Mais le comte, qui, dans son corps de couleuvre, n'enfermait point le cœur de la colombe, s'humiliant de son côté, leur répondit qu'il ne leur demandait nulle autre chose si ce n'est que, reprenant ce qui constituait leur propre droit, ils laissassent les tiers poursuivre également par son entremise leurs droits contre eux. Et certes, ajouta-t-il, je ne puis assez m'étonner de cette prétendue équité sur laquelle vous voulez appuyer tant d'arrogance: vous me reconnaissez pour avocat et pour juge lorsqu'il s'agit de poursuivre les autres, et vous-mêmes, lorsque les autres vous poursuivent, vous dédaignez de me reconnaître pour avocat et pour juge, ce qui serait également juste. Certes, je ne cherche nullement, comme vous le dites, ni à séduire vos hommes, ni à les détourner de vous; mais je déclare que ceux que je protége et défends, selon l'usage et selon mon droit, en tous lieux et contre tous, doivent être purgés, ou se justifier par un jugement légitime et public de ma cour: car quiconque, ajouta-t-il, redemande ce qui est son droit, doit également se soumettre au droit des autres.» Les frères ayant répondu à cela qu'ils ne refusaient à personne ce qui était juste, conformément aux antiques coutumes de leurs pères et aux statuts apostoliques, toute la maison retentit aussitôt de clameurs confuses. Et comme la fête solennelle de la bienheureuse Marie-Madeleine s'approchait, les frères supplièrent vivement le comte de leur accorder du moins quelques jours de trève, afin de pouvoir célébrer ces jours de fête au milieu de l'affluence du public. Le comte leur répondit qu'ils n'étaient ni enfermés, ni assiégés, ni réduits en captivité, pour lui adresser une pareille demande. «Cependant, lui dirent-ils, tu as défendu avec menaces qu'aucun étranger vînt vers nous, ou qu'aucun des nôtres sortît du bourg pour aller à quelque marché; dans cette misérable position, nous protestons que nous sommes bloqués sans l'avoir mérité.» Enfin, troublé par les prières de tous les frères, le comte accorda huit jours de trève, et repartit sur-le-champ, sans avoir conclu avec les gens du bourg sa conspiration. Les frères célébrèrent les jours de fête, sinon avec une égale affluence d'étrangers, du moins avec tout autant de solennité. Ces cérémonies terminées, l'abbé alla chercher l'évêque d'Auxerre, et se rendit avec lui auprès du comte. Il fit connaître à celui-ci les ordres apostoliques, par lesquels il lui était enjoint de se rendre à Rome, pour en finir de ses discussions avec l'évêque d'Autun. Il le supplia instamment que de même que lui, abbé, avait fidèlement protégé ses droits, pendant qu'il était en pélerinage, comme il l'eût pu faire pour lui-même, et les avait maintenus dans leur intégrité contre ceux qui les envahissaient, de même lui, comte, défendît le monastère de son parent et toutes ses dépendances, les prît sous sa garantie, et les protégeât fidèlement jusqu'à son retour de Rome. Il lui promit en outre d'engager le seigneur pape à permettre que l'église de Vézelai fût soumise à la juridiction du comte de Nevers, ajoutant que, si par hasard il l'obtenait, il renoncerait aussitôt à toute nouvelle résistance. Et afin que cette trêve demeurât solide et inaltérable, l'abbé offrit au comte une somme de soixante livres, en monnaie de cours. [3,23] Fléchi par ces prières, séduit par ces promesses, déterminé par ces présents, le prince consentit à accorder la trève qui lui était demandée, et promit d'ailleurs d'être à l'avenir ami fidèle, si les promesses de l'abbé venaient à effet. Et comme dans un cœur double, rien n'est plus facile que le mensonge, le comte promit beaucoup et tint peu. Toutefois, comme la charité croit tout, espère tout, supporte tout, l'abbé, dans sa généreuse simplicité, se confia à sa bonne foi. Il partit donc pour Rome, et s'étant présenté devant la cour suprême, il triompha tellement devant le souverain pontife des prétentions de l'évêque d'Autun, que pas un des cheveux de sa tête ne flotta au gré du vent, et que l'évêque d'Autun au contraire fut humilié, à tel point que, cherchant à échapper à son jugement dans l'audience publique et couvert de confusion, il supplia pour obtenir un délai. Après cela, l'abbé s'étant présenté devant le seigneur apostolique, lui exposa les insultes que lui faisait endurer le comte de Nevers, à lui ainsi qu'au monastère de Vézelai, lequel jusqu'alors avait été entièrement libre, et sous la juridiction directe du bienheureux Pierre et de l'Eglise romaine. Et comme le pontife ne se laisse jamais ni fléchir par les prières des hommes puissants, ni séduire par les insinuations de ses amis, ni adoucir par les hommages, ni détourner de ses résolutions par les présents, ni réprimer dans ses censures ecclésiastiques; «que la sagesse apostolique, dit l'abbé, déclare ce qu'il faut faire; et si les libertés apostoliques doivent ou non se soumettre à l'insolence d'un prince. Peut-être, lorsque la rage aveugle de cet ennemi sera assouvie, pourra-t-il nous garantir le repos et nous tenir en sûreté sous sa tutelle?» A cela, le seigneur apostolique répondit: «Non, non; si le supérieur de Vézelai était soumis à une juridiction du dehors ou à la populace, non seulement le monastère serait privé de son repos, mais en outre tout l'ordre ecclésiastique serait enchaîné dans les liens de la plus grande confusion. Ainsi donc nous censurerons le comte que nous avons déjà averti, et nous l'inviterons, comme nous l'avons déjà fait, à renoncer à cette insolente entreprise, le prévenant que s'il prétend à quelque droit sur ton monastère, il ait à recevoir ce qui aura été reconnu lui appartenir, par les juges que nous aurons nommés, et qu'il renonce à ce qui appartient à autrui. Que si par hasard il ne fait nul cas de notre piété, voici l'arme, voici le frein, voici le glaive de Pierre, pour rabattre les oreilles de l'orgueilleux. Enfin nous voulons que ta prudence se fortifie par l'autorité apostolique, afin que tu ne cèdes à qui que ce soit rien des intérêts du monastère, c'est-à-dire des droits du bienheureux Pierre, et que tu ne trahisses par aucune lâcheté la liberté native de ton église, augmentée encore par la faveur apostolique. Car, quoique tu sois fort éloigné, nous ne te montrerons pas moins de bienveillance, nous ne te soutiendrons pas avec moins de sollicitude et d'autorité, notre cher fils, car nous veillons pour la défense des droits apostoliques.» [3,24] Après avoir reçu de telles instructions et pris congé de la cour, l'abbé retourna en triomphe à son monastère. Lors qu'il eut remis au comte le monitoire apostolique, celui-ci le méprisa, le repoussa dédaigneusement, le rejeta, répondant qu'il ne devait rien à celui de qui il ne tenait rien non plus. Ensuite il demanda à l'abbé si, selon sa promesse, il avait obtenu du seigneur apostolique de reconnaître à la cour de Nevers le droit d'audience et celui de suivre l'exécution des jugements. J'ai accompli les promesses de ma bouche, dit l'abbé, mais il m'a été défendu de suivre mes desirs.» Alors le comte, tout frappé d'étonnement et rempli de fiel, défendit de nouveau aux convois de Vézelai de sortir du bourg et d'y rentrer; et redoutant lui-même de faire la guerre aux moines, il poussa les satrapes de la province, savoir Gibaud de Saint-Véran, Itier de Brivat, Geoffroi d'Arcis et leurs complices, à assaillir les hommes de Vézelai, en quelque lieu qu'ils pussent les rencontrer, à usurper leurs biens, à ne pas épargner le monastère, à dévaster ses propriétés, à faire du mal à l'abbé, et à soulager leur détresse aux dépens de l'église. Ceux-ci donc, se répandant partout comme des chiens, envahirent les biens ruraux du couvent, tuèrent des moines, leur firent subir mille affronts après les avoir dépouillés de leurs vêtements; et pillant toutes les provisions, ils enlevèrent tant les serfs que les bêtes de somme et les troupeaux du monastère. Nul respect religieux ne les arrêtait: les clercs étaient çà et là frappés de mort, les prêtres honteusement maltraités, les voyageurs dépouillés et mis à nu, les pélerins réduits en captivité, les nobles matrones livrées à la prostitution. Et à cette occasion considérons l'admirable patience de l'église de Vézelai, la grandeur d'ame et la fermeté plus admirable encore du sage abbé Pons. D'un côté le comte de Nevers, de l'autre l'évêque d'Autun, ici les princes, là les ducs de la terre, s'élançant tous ensemble, animés d'un seul esprit, tels que des bêtes férooes, couraient en tous sens, harcelaient l'abbé, tourmentaient l'église, et mutilaient tellement ses droits que tout ce qui tombait sous les mains ennemies cédait au premier occupant. Mais l'ame généreuse de l'abbé, générosité soutenue par la noblesse de sa race, supportait ces indignes traitements avec d'autant plus de patience qu'on employait plus de perversité à lui faire subir toutes sortes de maux. [3,25] Cependant, voyant que ces maux allaient toujours croissant et se multipliant, l'abbé se rendit auprès du roi, pour lui demander secours contre le comte. Celui-ci, mandé par le roi, répondit: «Je tiens de mes pères et de mes ancêtres, par droit de mariage et par la concession et la faveur de votre vénérable père et de votre Sérénité, le droit d'appel et de protection sur le monastère de Vézelai et tous les usages qui en sont la conséquence, et j'ai exercé ces droits jusqu'au temps présent sans aucune réclamation ni contestation. J'ignore entièrement pour quels motifs on me refuse ce droit si antique, que j'ai reçu de mes pères en héritage.» L'abbé lui répondant, dit alors: «L'église de Vézelai, noblement fondée par l'illustre comte Gérard, plus noblement consacrée par lui aux bienheureux apôtres Pierre et Paul, mise sous leur juridiction, confiée à leur direction, placée sous leur protection, mérita en outre, par l'intervention du pieux comte Gérard lui-même, de recevoir des très-excellents rois de France le don de ses priviléges et de ses prérogatives, en sorte que, ces rois lui faisant remise de tout ce qu'ils en recevaient anciennement, en vertu du droit royal, nulle puissance, nulle personne, quelles qu'elles fussent, n'eussent plus aucun moyen d'exiger d'elle aucune espèce de droit ou de redevance, sous quelque prétexte ou en quelque occasion que ce fût, soit de piété soit de générosité, et que cette église se trouvât ainsi affranchie de toute condition de servitude, de toute obligation de rendre aucun compte. Le privilége que nous vous présentons ici, donné par votre pieux bisaïeul Louis, vous prouvera qu'il en est ainsi, si votre Sérénité daigne en entendre la lecture.» Ayant pris connaissance du privilége, le roi demanda à l'abbé s'il se confierait à la décision royale et exécuterait la sentence qui serait promulguée sur cette contestation. Mais l'abbé, réfléchissant que la cour lui était contraire et favorable à la partie adverse, craignit de s'engager dans un procès dont l'issue semblait douteuse, et d'exposer par là à un grand dommage l'église qui n'avait d'autre juge que Pierre, et qui respirait encore un peu. Il supplia la grandeur royale d'ordonner au comte de renoncer à son inimitié contre le monastère de Vézelai, et de se soumettre à la décision que rendrait le légat du Siége apostolique, ou ceux à qui le seigneur pape en avait confié le soin. Mais le comte ayant repoussé toutes ces propositions avec un rire moqueur, l'abbé prit congé du roi et retourna à son monastère. [3,26] Ayant appris que Jean, cardinal-prêtre de l'église romaine, à qui le seigneur apostolique avait confié le jugement de la contestation entre le monastère de Vézelai et le comte de Nevers, revenait d'Angleterre, après y avoir rempli une mission, l'abbé envoya à sa rencontre, lui demandant de venir au plus tôt, attendu que l'église de Vézelai, privée de tout secours, était sur le point de se trouver entièrement abandonnée. Le cardinal, ayant reçu le message, pressa sa marche, et manda à l'une et à l'autre des parties, savoir à l'abbé et au comte, qu'ils eussent à venir à sa rencontre à Auxerre. Le même cardinal ayant appris que le cardinal Jordan avait été nommé légat dans les Gaules, lui, écrivit de se rendre en hâte à Vézelai, afin d'y célébrer avec lui la fête prochaine de la bienheureuse Marie-Madeleine. Lorsque l'un et l'autre se trouveront à Auxerre en présence de l'abbé et du comte, le légat exhorta le comte, avec beaucoup de douceur et d'affabilité, à renoncer à ses prétentions et à faire la paix avec l'abbé, de peur qu'en persécutant le vicaire du Christ et de Pierre, il ne se déclarât l'ennemi de Dieu, et ne devînt semblable à Saul, le persécuteur de l’Église. «Bien plus, ajouta-t-il, si tu persistes à mépriser nos paroles, tu ne seras pas même jugé digne imitateur de Saul, car celui-ci, dès qu'il eut éprouvé la puissance de celui qui le gourmandait, suivit aussitôt le maître.» Mais comme le comte, dédaignant ces pieux avertissements, persistait à dissimuler, et avait de nouveau interdit au public l'entrée et la sortie de Vézelai, le cardinal lui demanda une trève, afin que les solennités du culte pour la fête de la bienheureuse Marie-Madeleine pussent être célébrées selon l'usage accoutumé et avec le concours du public. Ils eurent grande peine à obtenir cette trêve pour l'octave; le cardinal Jean, et l'abbé Pons se rendirent alors à Vézelai; le cardinal Jordan, légat des Gaules, s'y rendit aussi, et y passa avec eux les jours de fête. [3,27] Cependant le comte, de retour d'auprès du roi, descendit et s'arrêta dans une plaine où le roi avait reçu le signe triomphant de la croix du Christ, pour aller en pélerinage. Là, le comte ayant rassemblé ta majeure partie des hommes de Vézelai, et ses yeux répandant les larmes impures de la cupidité, sous une feinte apparence de compassion, il leur adressa ces paroles: «O hommes très-illustres, très-célèbres par une grande sagesse, très-vaillants par votre force, et très-riches enfin des richesses que vous a acquises votre propre mérite, je m'afflige très-profondément de la très-misérable condition où vous êtes réduits, car, possesseurs de beaucoup de choses en apparence, dans la réalité vous n'êtes en effet maîtres d'aucune; bien plus, vous ne jouissez même en aucune façon de votre liberté naturelle. En voyant ces très-beaux biens, ces superbes vignobles, ces grandes rivières, ces pâturages très-abondants, ces champs fertiles, ces forêts épaisses, ces arbres chargés de fruits, ces brillantes maisons, et toutes ces choses enfin qui, par leur situation même, sont dans l'étendue de votre ressort, sans que cependant il vous soit accordé aucune possibilité d'en jouir, en voyant tout cela, dis-je, je ne puis me défendre d'éprouver pour vous une très-tendre compassion. Si je m'arrête à ces pensées, je m'étonne grandement, et me demande qu'est devenue, ou plutôt à quel excès de lâcheté est tombée en vous cette vigueur jadis si renommée, avec laquelle vous mîtes à mort le très-sage et même assez généreux abbé Artaud, à cause du service auquel il voulait assujétir seulement deux maisons. tandis que maintenant vous supportez cet étranger auvergnat, cruel lorsqu'il est présent, cruel lorsqu'il est absent, insolent dans son langage, homme du peuple par sa conduite, qui non seulement commet des exactions sur vos biens, mais même sur vos propres personnes; et vous le supportez avec une telle ineptie que déjà l'on peut à juste titre vous comparer à des bêtes brutes. Enfin, pour combler et mieux consommer votre ruine, votre seigneur abbé veut maintenant tenter de me ravir et enlever ce droit d'appel légitime, par lequel j'ai charge de vous protéger et de répondre pour vous, afin que, vous trouvant alors sans appui, il puisse librement vous imposer des redevances tyranniques. C'est pourquoi, mes très-chers, je conseille à votre sagesse et à votre grandeur d'ame de chercher à porter remède à une nécessité aussi pressante, et de vous séparer de cet homme, qui exerce sur vous ses fureurs avec tant de tyrannie; car sachez que, si je vous suis favorable, il ne vous arrivera aucun désastre; et qu'au contraire, tant que vous prêterez foi à mon adversaire, il n'y aura pour vous aucun moyen de salut. Si donc vous jurez de conclure avec moi un traité d'alliance réciproque, et si vous voulez me conserver votre fidélité, partout vous jouirez de ma protection, et je m'appliquerai à vous délivrer de toute exaction perverse, de toutes mauvaises redevances, et je vous défendrai aussi de tous les maux qui menacent de vous accabler.» [3,28] Après ces mots, et ayant feint avec artifice une grande douleur, en interrompant souvent son discours, le comte se tut. Les hommes lui répondirent, disant: «Nous avons juré fidélité à notre seigneur par serment; et quoiqu'il en use injustement à notre égard, nous jugeons cependant qu'il est mal de trahir sa foi; c'est pourquoi nous tiendrons conseil, pour mieux peser nos résolutions; et à un jour convenu, nous nous réunirons en ta présence dans quelque lieu voisin de celui-ci, et nous te fournirons nos réponses sur ce que tu nous dis.» Puis, s'étant retirés, ils vinrent rapporter à l'abbé les paroles du comte, lui demandant quel conseil il avait à leur donner. L'abbé leur dit alors: «Votre sagesse n'ignore pas, mes fidèles, que le comte n'est mon ennemi que pour ce seul motif, qu'il veut vous circonvenir par ses artifices, afin de vous réduire plus complétement en servitude, après vous avoir soustraits à une domination toute pleine de liberté. Quant à moi, qui, jusques à ce jour, ai combattu à la sueur de mon front pour votre liberté, si vous voulez, en retour, me payer d'une si noire ingratitude; si vous ne craignez pas de devenir ainsi traîtres envers moi et envers l'Église, notre mère, quelque affligé, quelque confus que je sois, je supporterai seul et la ruine de l'église et votre propre destruction, tandis que, vous et vos enfants, vous porterez à perpétuité la peine de votre trahison. Que si, vous rendant à de meilleurs conseils, vous résistez avec fermeté pour vous-mêmes, si vous demeurez inébranlables dans la foi par vous jurée à moi et à l'Église, qui vous a nourris de son lait et élevés; si vous travaillez courageusement à combattre tous ceux qui vous poursuivent, luttant pour votre liberté et votre salut, en même temps que pour votre gloire et votre honneur, je me sacrifierai très-volontiers pour vous, ne doutant nullement que de meilleurs jours ne succèdent à ces tristes événements; et qu'à la suite de ces tribulations, de ces calamités orageuses, il ne nous soit donné de jouir du repos et de la paix.» Les autres lui répondirent alors: «Nous croyons et nous espérons qu'il en adviendra absolument comme tu dis. Mais il nous semble qu'il serait plus prudent de renoncer au procès, de céder à ton adversaire, et de conclure la paix avec lui. Si cependant il en est autrement à tes yeux, nous tenons et nous tiendrons certainement pour toi. Ainsi ne doute point que, comme tes fidèles, nous ne soyons prêts à te soutenir en tous lieux, en tout point et en toute sincérité.» L'abbé leur répondit: «Certes, quant à moi, je n'ai aucune espèce de procès, et je n'ai qu'à répondre ou à me défendre contre celui qui me fait procès. Céder à mon adversaire dans les circonstances présentes, ce serait signer de ma main l'acte de la lâcheté la plus insensée, et consentir à un opprobre éternel. J'ai souvent demandé la paix, tant par prière qu'à prix d'argent, ou en rendant hommage; je l'ai plus souvent offerte, plus souvent encore je l'ai conclue, et jamais je n'ai pu l'obtenir de cet enfant de discorde. Si donc, comme vous le dites, vous demeurez fermes pour le salut commun, je vous promets ma coopération pour la défense de vos personnes et de vos libertés; et m'appuyant sur la vertu et la justice, je supporterai avec vous tous les revers et tous les coups de l'aveugle fortune.» [3,29] Ayant dit ces mots, il les renvoya. Et voici que des hommes pervers, répandant le venin depuis longtemps renfermé dans les replis de leur mauvaise conscience, accoururent en foule, et réunissant à eux une très-grande multitude de jeunes gens scélérats, ils conclurent réciproquement entre eux une alliance criminelle pour conspirer contre le gouvernement très-équitable et très-pieux de leur seigneur, trahissant leur foi, après avoir feint jusques à ce moment de s'y maintenir, et se détachant de l'église, leur mère; puis, se réunissant à un jour et en un lieu convenus d'avance, ils se confédérèrent avec le comte, abjurant leur légitime seigneur, formant à l'envi les uns des autres, par l'entremise du comte, une exécrable commune, et conspirant contre leur chef, pour secouer au loin le joug libéral de l'église, et pour s'attacher au comte. Celui-ci leur jura que jamais, ni en aucun lieu, ses conseils et ses secours ne leur manqueraient, contre qui que ce fût, ou pour quelque affaire que ce fût, et il leur donna des chefs ou juges, qu'ils résolurent d'appeler leurs consuls. Ces faits ne furent point ignorés du susdit seigneur abbé, non plus que des cardinaux qui avaient été invités à assister aux fêtes. Les hommes les plus âgés, qui étaient considérés comme les chefs du peuple, s'étant donc présentés devant les cardinaux, et se confiant en la force que leur donnait leur perfidie, demandèrent qu'on leur fît remise de certaines redevances, qu'ils dirent être nouvelles et tyranniques. Les cardinaux leur répondirent: «Comme nous vous devons également le tribut de notre sollicitude, en tant qu'enfants de l'Église romaine, nous nous emploierons avec la meilleure volonté à obtenir de l'abbé ce qui paraîtra devoir assurer votre repos et votre avantage, et pourra se concilier en même temps avec l'honneur et le respect des droits. Nous le connaissons d'une telle mansuétude, que nous ne doutons nullement qu'il ne se rende à nos exhortations, et ne vous accorde dans sa clémence tout ce que la voix ce de l'équité exigera. Mais maintenant qu'il se trouve exposé à un péril mortel pour la défense de la liberté commune et pour votre salut, il est nécessaire que vous lui conserviez votre foi, que vous lui portiez secours en toutes choses, que vous travailliez avec lui pour vous-mêmes; car les choses en sont au point que tous vos intérêts se trouvent gravement compromis. Or, si par hasard, ce que nous ne pouvons croire, quelques-uns d'entre vous étaient entrés dans quelque conspiration contre votre seigneur l'abbé, il faut d'abord que de telles pensées soient abjurées, purgées; et ensuite, tout ce qui sera reconnu former le sujet d'une juste plainte, sera arrangé, sauf le maintien des droits de l'église.» L'abbé leur adressa aussi ces paroles: Vous voyez, leur dit-il, comme je suis vivement opprimé et persécuté par le comte, à qui vous avez donné la main, conspirant avec lui contre moi pour votre propre ruine. Il est injuste que, par une alliance criminelle, vous vous assuriez une force, avec laquelle vous paraîtrez arracher plutôt que demander une remise, qui par là semblera moins vous avoir été accordée à titre de remise, qu'avoir été extorquée et enlevée par vous. Mais si vous renoncez complétement à cette mauvaise alliance, vous mériterez d'obtenir, non seulement une remise, mais en outre votre pardon tout entier, ainsi qu'il convient à votre mansuétude.» Mais eux, poussant des cris, répondirent qu'ils ne feraient point ainsi, et que bien plutôt ils poursuivraient leur rébellion contre l'église. [3,30] Cependant les cardinaux supplièrent le comte de mettre un terme à ces discordes et de renoncer lui-même à sa colère. Mais lui refusa d'accéder à leur demande. Et comme après avoir prié long-temps ils insistaient encore, il jura de n'admettre aucune espèce d'arrangement jusqu'à ce qu'il eût recouvré ce qu'il disait être son droit. Alors enfin l'abbé porta plainte devant les cardinaux contre ceux qui lui faisaient tant de mal, savoir Geoffroi d'Arcis et les autres que le comte poussait à la destruction de l'église. Celui-ci ayant répondu que ces hommes n'étaient point de sa maison, ni de ses chevaliers, et qu'en conséquence, s'ils faisaient quelque tort à l'abbé, c'était de leur propre mouvement et non d'après son impulsion, les cardinaux de l'Église romaine résolurent de frapper du glaive de l'anathème les dévastateurs de l'église. Le comte leur résista, disant qu'il avait des hommes à lui, qu'il tenait tout prêts à faire justice, si l'abbé répondait, à lui ainsi qu'aux gens du bourg, sur les interpellations qui lui seraient faites. Un jour fut fixé pour l'examen des griefs que le comte avait à produire, et ce jour là, qui était le neuvième, les cardinaux sortirent de Vézelai en grande crainte pour se rendre à Chablis, menant l'abbé entre eux deux, à cause de la conspiration des perfides qui l'avaient dévoué à la mort. Lorsqu'on fut arrivé à Chablis, les cardinaux ordonnèrent au comte d'exposer son affaire. Et quand il l'eut exposée, il demanda que l'abbé, tant pour lui que pour les hommes de Vézelai, se présentât en justice devant lui, lorsqu'il serait appelé en cause. Les cardinaux et les autres hommes sages qui étaient présens pensèrent qu'on n'avait pas droit d'exiger de telles choses de l'abbé; et l'on offrit au comte une juridiction conforme à la teneur des mandats apostoliques; mais le comte repoussa cette juridiction en homme injuste, et le jugement en homme inique. On lut en sa présence les lettres apostoliques, par lesquelles une sentence d'excommunication était prononcée contre lui, s'il ne venait à résipiscence. Sur cette lecture, le comte entra en fureur, et refusa longtemps aux cardinaux un sauf-conduit pour traverser ses terres. Les personnes illustres qui étaient présentes eurent beaucoup de peine à obtenir qu'il leur accordât ce sauf-conduit. Quant à l'abbé, il ne voulut lui donner de sûreté que jusqu'à Vézelai. Mais l'abbé ne jugea pas à propos de s'y rendre, car ses hommes, dans leur perfidie, avaient conjuré sa perte. L'évêque de Nevers le prit avec lui, sur l'ordre que lui donnèrent les cardinaux de la part du seigneur apostolique; il l'emmena de l'église de Chablis et le conduisit jusqu'au port de Saint-Mayeul. L'ayant traversé, l'abbé se dirigea vers le Montet et y demeura quelques jours. [3,31] Cependant les traîtres de Vézelai, ajoutant le sacrilége au parjure, s'attachèrent plus étroitement au comte, et oubliant leur bienfaiteur, qui les avait enrichis lorsqu'ils étaient mendiants et dans la misère, comblés de toutes sortes de biens lorsqu'ils étaient pauvres et vagabonds, oubliant Dieu et se détournant de lui, ils adorèrent des dieux qu'ils ne connaissaient pas, courbèrent la tête devant le comte et les autres princes de la province, se livrèrent à eux corps et biens, et s'abandonnant à la fornication dans l'orgueil de leurs yeux, autant qu'il fut en eux, ils souillèrent la sainte semence, et déshonorèrent la chasteté de l'Église incorruptible. Le comte, de son côté, indépendamment de tous les maux qu'il faisait au monastère, en enlevant toutes les choses qui étaient trouvées en dehors du bourg, et se livrant sans aucun ménagement à beaucoup d'autres excès et cruautés, y ajouta encore d'accueillir les déserteurs de Dieu et de l'église, au mépris de toute justice et des priviléges apostoliques, de les exciter lui-même à cette désertion par toutes sortes de promesses et de cajoleries, de les provoquer même par les menaces et la terreur, leur promettant de plus de ne jamais conclure la paix avec l'abbé, sans qu'ils y fussent compris, et de ne jamais consentir à une réconciliation avec lui. Se confiant donc en son assistance et conspirant de concert avec le comte, les habitants du bourg, ou, comme ils s'appelèrent, les bourgeois, jadis et jusqu'alors enfants de l'église selon l'apparence, maintenant devenus étrangers à elle et ses ennemis, d'autant plus dangereux qu'ils sortaient de son sein, se précipitèrent comme des souris qui s'élancent hors de leurs trous, et impétueux comme Bélial, s'insurgèrent contre l'église leur mère, l'enveloppèrent comme d'un abîme de leurs lignes de circonvallation, et recouvrirent sa tête comme un débordement de la mer. Puis ayant appris que leur abbé s'était éloigné d'eux secrètement, et allant violer le temple très-saint, ils s'emparèrent de ses tours, y placèrent des gardiens, y déposèrent des aliments et des armes, et ajoutant à ces crimes des crimes pires encore, ils injurièrent honteusement les moines serviteurs de Dieu et bons seigneurs, et les ayant dépouillés de tous leurs biens et leur enlevant toute possibilité de recevoir des secours humains, ils les tinrent renfermés dans les murs du monastère, et déclarèrent qu'il ne serait permis à aucun d'eux de sortir sans être accompagné. En outre ils envahirent les fermes, usurpèrent les droits du monastère ou les revenus qui lui appartenaient légitimement, renversèrent un grand nombre de maisons de l'église, pillèrent les terres et les moulins, et enlevèrent tous les effets. Entraînés par leur fureur, ils n'épargnèrent ni les biens meubles ni les immeubles; ils rasèrent les murailles et les clôtures du monastère; le jour et la nuit ils se rassemblaient en conciliabules pour concerter leurs criminelles résolutions, pour préparer leurs artifices, leurs fraudes et leurs embûches; conspirant toujours d'un commun accord, ajoutant à de mauvaises actions des actions plus mauvaises encore, et se répandant tous les jours en menaces plus terribles que les actions les plus coupables. [3,32] Cependant le très-vigilant abbé Pons partit pour Cluny, où les cardinaux, légats du Siége apostolique, s'étaient rassemblés avec beaucoup de personnes religieuses et honorables. Lorsqu'il leur eut fait connaître tous les maux que les profanes habitants de Vézelai avaient faits à son monastère, il les supplia de demander à l'abbé de Cluny, c'est-à-dire à son frère, qu'il lui accordât une cellule, afin qu'il y pût demeurer en sûreté, et chercher de là les moyens de faire la paix. Ceux-ci, prenant compassion de son affliction, supplièrent en effet l'abbé de Cluny de se montrer miséricordieux et compatissant pour son frère utérin, plongé dans une extrême détresse; de le soulager dans son exil, et de lui concéder généreusement le monastère de Souvigny, jusqu'à ce qu'il eût trouvé le terme de ses tribulations. L'abbé, accédant à leur demande, promit de faire bientôt ce qu'on desirait, dès qu'il aurait trouvé un emplacement convenable. Après cela l'abbé Pons insinua à son frère et aux principaux du couvent de Cluny de faire en sorte que les cardinaux publiassent une sentence d'anathème contre les sacriléges et perfides traîtres de Vézelai et contre leurs instigateurs. Mais eux s'étant refusés à cette démarche, les cardinaux jugèrent convenable de faire ce que l'abbé demandait avec instance. [3,33] Ayant donc rendu une sentence, ils séparèrent du corps du Christ, c'est-à-dire de l'Église catholique, par le glaive de l'anathème, ces malfaiteurs, profanateurs des choses sacrées, et traîtres à eux-mêmes. L'abbé les supplia en outre de faire connaître en entier au seigneur pape les détails de son affaire, tels qu'ils les avaient vus de leurs propres yeux et touchés de leurs propres mains; et après leur avoir adjoint son député, qu'il chargea de rapporter la sentence du pontife universel contre le comte, il retourna au Montet, muni de l'arrêt d'excommunication lancé contre les traîtres de Vézelai. Lorsqu'il eut envoyé cet acte à Vézelai, en donnant l'ordre de promulguer la sentence des cardinaux romains, les prêtres, s'étant tous rassemblés dans la chapelle supérieure de Saint-Pierre, lurent la sentence en présence de tout le peuple, et prononcèrent publiquement l'anathème contre ceux qui y étaient nominativement désignés: tous les autres et tout le pays furent mis en interdit pour les offices divins et les autres grâces de l'Église, sous la seule réserve du baptême pour les petits enfants et de la confession pour les mourants. Remplis de fureur, quelques-uns des sacriléges s'élancèrent sur le prêtre qui avait lu la sentence. Le premier d'entre eux fut Eudes du Marais, qui, rejetant son manteau, se mit à chercher des pierres pour les lui lancer; après lui vinrent David Longuebarbe et son fils Robert, lequel, détachant son manteau, ôta ses sabots pour frapper le prêtre, et s'il ne fût survenu quelques personnes, le prêtre eût été brisé en mille pièces; mais il se réfugia vers l'autel et eut à peine le temps d'échapper aux mains des impies. Le jour suivant il fit enlever les battants de la porte de l'église et obstruer le passage avec des ronces; mais Hugues et Pierre, tous deux surnommés de Saint-Pierre, inventeurs de toutes les méchancetés, enlevèrent les ronces et rétablirent les battants de la porte. Dans l'église de Saint-Étienne, le clerc, qui voulut s'opposer aux entreprises de ces sacriléges, ayant été accablé d'injures, ceux-ci enlevèrent le calice, le livre et les vêtements sacerdotaux: ensuite étant entrés dans l'intérieur du monastère, en faisant beaucoup de bruit et dans une grande fureur, ils chargèrent d'insultes et d'invectives le prieur Hilduin, entouré de quelques prêtres qui l'assistaient, s'en prenant à lui de l'excommunication, et lui demandant une trève avec une extrême arrogance: et comme le prieur ne voulut pas la leur accorder, ils lui répondirent unanimement: «Puisque vous nous excommuniez sans que nous l'ayons mérité, nous agirons comme des excommuniés. En conséquence dès ce moment nous ne vous paierons plus les dîmes ni le cens, ni les autres rentes ordinaires.» Puis, allant trouver le comte, ils se plaignirent à lui de cette sentence. Sur quoi il leur dit: «Je n'y puis rien du tout, ils en feront autant contre moi, si cela leur plaît.» Et ils lui dirent: «Où donc moudrons-nous, où ferons-nous cuire notre pain? car les moines ne veulent plus moudre avec nous.» Et le comte leur répondit: «Allez, chauffez le four avec votre bois, et faites cuire votre pain. Si quelqu'un veut s'y opposer, brûlez-le tout vif; et si le meunier veut faire résistance, écrasez-le tout vif sous sa meule.» [3,34] Encore plus animés par ces paroles et d'autres semblables, ils s'en retournèrent, pour aggraver les maux qu'ils avaient déjà faits. Il en résulta qu'ils firent à leur gré souffrir au monastère toutes sortes de dommages, d'insultes et de calamités; qu'ils chassèrent de leurs maisons les enfants de l'église, en les accablant de coups, et qu'ils jurèrent, avec toutes sortes de bravades, de tourmenter les moines, au point que la plante même de leurs propres pieds aurait besoin de recevoir l'absolution. Ainsi, méconnaissant entièrement la puissance de l'abbé ou de l'Église, ils ne firent plus aucun cas de la sentence rendue contre eux, et ne s'abstinrent nullement d'entrer dans la sainte église, mettant ainsi le comble à leurs péchés, ne redoutant plus Dieu, n'ayant plus aucun respect pour son sanctuaire. Le prieur se plaignit de tous ces faits et de beaucoup d'autres du même genre en présence du comte. Celui-ci, ne desirant que le mal et les actions perverses, répondit qu'ils avaient bien fait; et enchérissant encore, il ajouta ces paroles: «Plût à Dieu que tous les moines fussent partis, et que le monastère fût détruit de fond en comble! Pourquoi les a-t-il fait excommunier?» Puis, arrachant un poil du vêtement qui le couvrait, il dit: «Dût toute la montagne de Vézelai être précipitée jusque dans le fond d'un abîme, je ne donnerais pas ce poil pour l'empêcher. Je vous recommande de garder le trésor de l'église, ainsi que les offrandes; veillez soigneusement à ce que l'abbé n'en puisse rien toucher ou recevoir; c'est à cause de lui surtout que je veux que les bourgeois dispersent tout, détruisent tout, et principalement qu'ils ruinent ceux qui tiennent pour son parti.» Or il arriva qu'un homme étant mort sous le poids de l'anathème, les bourgeois l'ensevelirent sans l'assistance d'un prêtre, portant eux-mêmes les-bannières, et ensuite ils chassèrent le prêtre lui-même de sa maison. [3,35] L'abbé résidait toujours au Montet, et comme on rapporta à l'abbé de Cluny que celui de Vézelai, ayant envoyé un député à Rome, y faisait demander au souverain pontife le monastère de Souvigny, l'abbé de Cluny en fut très-irrité, et éluda par des délais l'exécution de sa promesse. Craignant en outre que le seigneur apostolique ne vînt à lancer un anathème contre le comte et ses terres, et que, par là, les monastères qui ressortissaient de celui de Cluny, et dont plusieurs se trouvaient sur les terres du comte, ne fussent mis en péril, l'abbé de Cluny employa ses amis pour transmettre au comte un message et des avertissements. «Tous, tant que nous sommes, lui mandait-il, qui portons le nom de chrétiens, nous ne pouvons prétendre à nous soustraire complétement à la censure apostolique. Ainsi tu feras bien, si, te livrant sincèrement à de favorables espérances, tu conclus la paix avec l'abbé de Vézelai par notre intermédiaire. Ce sera notre affaire d'arranger les choses des deux côtés, de telle sorte que tu trouves aussi ton profit à cette paix.» Ayant reçu ce message, le comte consentit à la proposition, et expédia en toute hâte le prieur de Saint-Étienne, en qualité de l'un des plus anciens, à l'abbé de Vézelai, dont la mort, qu'il desirait ardemment, lui eût été plus agréable que toutes sortes de parures. Le prieur donc, se rendant vers l'abbé, vanta beaucoup la fermeté et la grandeur d'ame qui brillaient en lui; mais il ajouta que, s'il se laissait un peu adoucir dans son obstination, il n'éprouverait plus le moindre dommage dans son monastère. Il l'exhorta à ne se montrer ferme dans l'adversité que de manière à mettre son honneur à l'abri dans la fortune prospère; il lui dit que les chances de la guerre sont toujours incertaines, que rien au contraire ne serait plus solide, plus assuré, ne lui donnerait plus de repos que la paix, quoique les choses parussent poussées à l'extrême; et il protesta enfin que s'il daignait recevoir celle qui lui serait offerte de la main de l'abbé de Cluny, le comte adopterait aussi ces arrangements. Il semble qu'on ne doive point se méfier de celui qui est né du même sang; car l'identité de nature qui se trouve dans une telle parenté répugne à tout acte d'hostilité, et celui qui se constitue juge en pareil cas doit être vaincu dans son inimitié par les liens du sang. [3,36] L'abbé crut donc celui qui cherchait à le persuader, et n'imagina pas qu'on pût lui faire aucun tort par surprise, lorsque toute sa cause était si bien d'accord avec la justice. L'abbé de Cluny, celui de Vézelai, et le comte de Nevers, se réunirent donc à Luzy, bourg du diocèse d'Autun. A cette conférence, furent présens Etienne, abbé de Saint-Michel de Cluse, et N. abbé de Moissac, ainsi que d'autres graves personnages de Cluny. Lorsque tous se furent réunis, et à la suite de plusieurs demandes injustes que le comte présenta pour des choses qui ne lui étaient point dues, ceux qui s'étaient rassemblés pour remplir l'office d'avocats, servant la partie adverse plutôt que la justice, sous l'apparence de pieuses intentions, conclurent par composition un certain traité de paix peu favorable à la liberté, propre à amener la servitude, et frappé du cachet de l'instabilité, ensuite ils invitèrent l'abbé Pons à accepter ce que l'amitié fraternelle et les soins de ses amis avaient réglé pour lui rendre la paix, l'engageant à racheter par là un temps précieux, à pourvoir à l'impérieuse nécessité, et lui représentant qu'il devait s'estimer heureux que son adversaire eût obtenu moins qu'il ne demandait. Mais l'abbé, dans sa sagesse, leur objecta à diverses reprises et son respect pour la Divinité, et l'injure faite à son honneur, et les supplia de nouveau de ne pas permettre que l'impie triomphât par les soins des ministres de piété. Enfin le comte promit solennellement, si l'abbé consentait aux arrangements arrêtés par de si puissants amis, de dissoudre lui-même la commune ou la sacrilége confédération de ses hommes, de l'abolir complétement, et de rétablir l'abbé sain et sauf dans son monastère, en lui conservant tous les droits de la seigneurie. Comme on contestait encore sur beaucoup de points des deux côtés, et comme l'abbé insistait toujours sur ses demandes, en sorte que les affaires étaient sur le point de retomber dans la confusion, l'assemblée ayant tenu conseil s'ajourna à Nevers, pour terminer les conférences et conclure une paix définitive. Le tyran envoya donc un message aux plus considérables parmi les conspirateurs, pour leur donner ordre de venir assister à la réconciliation prochaine. L'abbé manda aussi au prieur et à quelques autres frères de son monastère qu'ils eussent à se rendre auprès de lui, après s'être concertés d'abord avec l'assemblée générale, pour savoir si elle approuvait la ratification du traité de paix conclu entre lui et le comte, par l'intervention des personnes ci-dessus désignées. Les frères dû monastère répondirent à l'unanimité à leur seigneur et père, qui montrait pour eux tant de sollicitude, qu'ils tenaient pour ratifié, pour solide et inébranlable tout ce qu'il aurait réglé ou consenti dans sa paternelle prévoyance, sauf le maintien des priviléges et libertés de l'église. [3,37] L'assemblée s'étant reformée à Nevers, le comte envoya à l'abbé Pons quelques présents et quelques vases, pour faire parade de ses prétendues intentions pacifiques: en voyant cela, les traîtres et les sacriléges furent couverts de confusion, et craignirent d'être abandonnés par leur prince. Le comte s'étant rendu auprès de l'abbé de Cluny, celui-ci l'invita avec vivacité à rentrer en bonne amitié avec son parent. Lui alors, faisant mille protestations, jura qu'il ne chérissait personne plus tendrement que l'abbé; bien, plus, qu'il ne lui demanderait jamais rien qui ne convînt parfaitement à ses intérêts et à son honneur; puis, allant jusqu'à fléchir le genou, et serrant dans ses mains les mains de l'abbé de Cluny, cet homme artificieux essuyait de belles larmes qu'il répandait en grande abondance. Comme les hommes de Cluny se consultaient en secret pour travailler au rétablissement de la paix, et tenaient éloignés de leurs assemblées les compagnons de l'abbé, ils se rendirent par cette conduite suspects à ceux de Vézelai. Craignant donc que, sous le prétexte de cette paix, on ne leur imposât des conditions honteuses et préjudiciables à leurs intérêts, quelques-uns de ceux-ci se présentèrent devant l'abbé de Cluny et lui demandèrent instamment, au nom de Dieu et de la puissance apostolique, et de la part du chapitre de Vézelay, de veiller à ce que, sous le prétexte de la paix, on ne dirigeât aucune entreprise contre la dignité et les priviléges de leur monastère. A la suite de ces représentations, l'abbé de Cluny irrité ordonna tous les préparatifs de son départ; et ayant appelé son frère, il le gronda beaucoup, disant: «Qu'est-ce donc que tu fais? Pourquoi me déshonores-tu si légèrement? Te semblé-je donc un enfant ou un homme en délire? Je travaille de tous mes efforts pour assurer ta paix et ton bien, je veille sans relâche pour défendre tes intérêts et te procurer le succès; et toi, en revanche, ce que j'édifie, tu le renverses; ce que je construis, tu le détruis; ce que je rassemble, tu le dissipes; ce que je dis ouvertement pour le bien de la paix, tu le contredis secrètement en m'accusant! Ainsi donc, puisque mes soins te paraissent superflus, porte à toi seul ton propre fardeau.» L'abbé de Vézelai, fort étonné en entendant ces paroles, demanda qui donc avait osé dire de telles choses; les hommes de Cluny lui répondirent que Guillaume, surnommé N. La reine, mère du roi, sœur de l'épouse d'Archambaud de Bourbon, Et la fille N. qui dans la suite fut mariée au comte de Saint-Gilles, Macaire, abbé du couvent de Fleury.... «Tandis qu'étant en trève et jouissant dans mon monastère de la paix de votre révérence, j'administrais les droits de l'église, il arriva que j'entrai en procès avec un vassal de l'église, au sujet d'une propriété de cette même église, et je déclarai que ce procès devait être terminé par un combat singulier. Mais lorsque le moment de ce combat fut arrivé, les hommes qui sont ici présents, s'étant soulevés séditieusement, m'assaillirent, moi, mes frères et mes serviteurs, et nous prenant ainsi à l'improviste, et sans que nous nous attendissions à rien, ils nous mirent en fuite, violèrent les clôtures du monastère, dispersèrent les ornements, enlevèrent des meubles de toutes sortes, brisèrent les voitures, répandirent les vins, et pillèrent des provisions de toute espèce; le sanctuaire fut foulé aux pieds et profané, nos moines et nos domestiques furent massacrés; ils me cherchèrent pour me donner la mort, disant que partout où ils me trouveraient, ils me couperaient en mille morceaux; puis ils nous assiégèrent, nous inhabiles à combattre; ils forcèrent les maisons, renversèrent les moulins, s'emparèrent de tout ce qui tomba sous leurs mains; et au mépris de la majesté royale, ils se rassasièrent de nos souffrances. Enfin, ayant trouvé une occasion favorable, et en vertu d'un ordre apostolique, comme je puis le faire voir, je me suis réfugié vers toi, mon unique appui. Ainsi donc, me présentant devant ton équité pour obtenir justice, je viens demander à ces hommes le prix de mon sang, du sang des miens, de ma mort qu'ils ont voulue, des dommages que ma maison a soufferts, sauf le maintien de tes droits et de ceux du seigneur apostolique, ne pouvant ni ne devant en aucune façon oublier de telles insultes.» Après avoir dit ces mots, il demeura en silence. [3,38] Le prince, c'est-à-dire le comte de Nevers, se levant alors, et soutenant la cause des perfides, dit: «Comme il est certain que le bourg de Vézelai est peuplé de plusieurs milliers d'hommes de toute espèce, hommes qui ne mènent point le même genre de vie, n'ont point les mêmes habitudes, mais plutôt, et en majeure partie, étrangers qui arrivent d'un côté ou d'autre, apportant des dispositions fort diverses, et se conduisant bien plus selon leurs caprices que selon la loi, on ne saurait justement imputer aux indigènes d'élite, aux hommes qui sont éprouvés en tout point selon la loi et l'honneur, tous les crimes auxquels une populace aveugle peut s'être livrée dans son emportement. Si l'on confondait dans une même accusation le juste et l'impie, une telle justice ne serait plus justice. En outre, comme partout la populace est plus nombreuse, et par conséquent plus forte en quelque façon que la classe noble, pourquoi s'en prendre à un petit nombre d'hommes honnêtes, qui ne sont occupés que du soin de leurs affaires particulières, alors que l'autorité même du prince ne peut comprimer les mouvements populaires? C'est pourquoi, et si votre prudence royale le juge convenable, que l'abbé désigne nominativement les auteurs du crime, afin que les innocents étant absous, la justice n'exerce ses rigueurs que contre les criminels.» Sur cela il fut répondu: «Comme c'est un droit naturel et légitime, et qui appartient en propre aux citoyens de garder et défendre, et de préserver de tout péril leur seigneur et prince, de ne pas craindre, de braver même la mort pour son salut, il faut appeler non pas seulement coupables, mais en outre traîtres et déserteurs de leur seigneur, et par suite appeler en justice ceux qui, le voyant exposé à un si grand danger, l'ont privé frauduleusement de leur appui et de leur secours: c'est pourquoi il faut faire retomber sur leurs têtes tous les excès auxquels la populace s'est méchamment livrée, à leur instigation, avec leur assistance, et sous leur protection.» Alors tous ceux qui n'étaient pas sortis de Vézelai avec l'abbé, ou qui ne s'étaient pas réunis aux frères assiégés dans le monastère, ou ne leur avaient pas porté secours, furent déclarés en justice coupables de trahison, d'infidélité, de sacrilége, de parjure et d'homicide. [3,39] Cela fait, une sentence du roi remit la cause à la prochaine séance, afin que l'abbé pût fournir par témoins les preuves de ses pertes et de celles de son église, et que ceux qui seraient condamnés sur l'accusation capitale, restituassent intégralement tout ce dont il serait légitimement fait preuve. A cette séance, voici ce que dit l'abbé: «Comme il est publiquement connu qu'à raison de l'énormité de leur obstination, ces hommes ont été excommuniés et frappés d'anathème par trois seigneurs apostoliques, il me semble qu'il serait hors de propos de mettre en présence le seigneur devant des esclaves, la bonne foi devant la perfidie, la religion du serment devant des parjures, l'autorité des témoignages devant des profanateurs, la loi devant des sacriléges.» L'évêque de Langres, qui s'était toujours et en tout lieu montré l'ennemi de la cause de Vézelai, et qui, de concert avec Humbert de Talaie, archidiacre de Nevers, et par l'intermédiaire du comte, avait pris sous sa protection les intérêts des traîtres bourgeois, répondit alors à l'abbé: «Comme la sentence n'a été que tout récemment promulguée, nous ne pensons pas que ces hommes soient soumis à la loi des excommuniés, tant qu'ils n'auront pas été généralement et nominativement connus, appelés et proclamés par l'église; or nous ne savons nullement qu'aucune de ces choses ait été faite.» A cela l'abbé répondit: «Il y a ici présents le seigneur de Sens, le seigneur de Paris et le seigneur de Troyes, qui, d'après les ordres du pontife apostolique, ont désigné nominativement les traîtres sacriléges.» Les évêques ayant attesté qu'ils avaient fait ainsi, on engagea cependant l'abbé à fournir ses preuves, lesquelles ne pourraient certainement nuire à ses droits. Mais comme tous les officiers et serviteurs de l'église, par lesquels les preuves devaient être fournies, n'étaient pas présents, on remit au samedi suivant, pour que toutes les personnes, tant présentes qu'absentes, eussent à se rassembler à Moret. [3,40] Ceci fut décidé le jour dit le mardi, c'est-à-dire, le troisième jour de la semaine. Lorsque ceux qui en avaient été requis se furent de nouveau réunis, tous sortirent ensemble avec le roi et les grands, et se rassemblèrent dans une forêt située au-dessus de Moret. Là l'abbé, ayant énoncé le montant des pertes dont il offrait la preuve, dit qu'elles s'élevaient en totalité à cent soixante mille sous, sans compter les dégradations commises dans les forêts et les cours d'eau, sans parler de l'insulte que lui avait faite la trahison, du sang des hommes massacrés et du sacrilége de l'envahissement et de la profanation de la très-sainte église. Après avoir entendu ceci, les coupables, remplis de consternation, se mirent aussitôt en fuite, sans attendre que l'abbé eût fourni ses preuves, et ils retournèrent, à l'insu du roi, auprès de leurs compagnons et des complices de leurs crimes! Cependant l'abbé, selon l'ordre du roi, administra ses preuves en présence du comte et de ses adhérents ci-dessus dénommés. Le roi ayant appris que les perfides s'étaient absentés et soustraits imprudemment à la juridiction de la cour royale, sans en avoir reçu la permission, dit alors: «Heureusement l'abbé a prouvé son bon droit en même temps que ces traîtres ont donné la preuve de leur perfidie: c'est pourquoi, puisqu'ils se sont soustraits à notre justice, qu'on prononce une sentence telle qu'il convient à leur culpabilité.» Alors l'archevêque de Rheims parla en ces termes: «Nous avons tenu une audience, et nous en aurions tenu d'autres si ces hommes eussent attendu, se montrant du moins dignes de se présenter ouvertement en justice. Or maintenant, puisque dépourvus de toute raison, ils sont déchus de tout droit à la justice, nous ordonnons, par le jugement du roi, que le comte de Nevers, qui en tant que fidèle du roi est ici présent, ait à se saisir de vive force de ces hommes profanateurs et traitres, et à les amener devant le roi pour être punis, et au lieu où il aura reçu l'ordre de les représenter. En outre, il livrera à l'abbé tous leurs biens, tant meubles qu'immeubles, sans exception, pour l'indemniser des pertes qu'il a supportées.» On demanda au comte s'il acceptait la sentence prononcée de la bouche du roi, et il répondit: «Je l'accepte.» Cependant l'évêque de Langres faisait des efforts pour repousser ce jugement. Alors l'archevêque de Rheims lui dit: «Si le jugement qui vient d'être prononcé te paraît injuste, je t'appelle devant le tribunal de Rome, afin que tu y portes tes objections, si tu en as à faire, en présence du souverain pontife, du juge universel. — Nullement, répondit l'évêque de Langres, je n'accepte cet appel, et ne récrimine point sur le jugement du roi; au contraire, j'approuve comme juste ce qui a semblé juste à son équité.» Le roi demanda de nouveau au comte s'il acceptait le jugement prononcé, pour la remise à faire des condamnés, et le comte répondit: «Si monseigneur le roi l'ordonne, je l'accepte, mais je demande qu'il me soit accordé le délai que je leur ai accordé moi-même, me confiant en la clémence du roi.» Le roi répondit alors: «J'ordonne par mon autorité royale, et te prescris, par la foi que tu m'as jurée, d'exécuter ce qui a été ci-dessus réglé, et de n'omettre aucun point de la sentence. Quant au délai, c'est ton affaire propre, car je n'en accorde aucun ni à toi ni à eux, si ce qui a été statué n'est accompli le dimanche de la semaine prochaine.» [3,41] Après deux jours de conseil tenu dans le même lieu, l'assemblée se sépara. L'abbé ayant pris congé du roi, des grands et de ses amis, se rendit auprès de Vézelai, et résida à Givry jusques au jour du dimanche ci-dessus indiqué. Mais le comte, s'affligeant pour les impies qu'il avait poussés à cette conspiration, et provoqués au crime, envers lesquels il s'était lié par serment, dont il avait épuisé les richesses, par suite de leur confiance en lui, par le secours desquels il espérait même pouvoir conquérir la seigneurie du monastère de Vézelai, désolé en outre que l'abbé l'eût vaincu, confondu et déjoué avec autant de force, et si publiquement, et eût triomphé complétement à son gré et de lui, et de ses satellites, et des complices de son entreprise insensée, le comte, dis-je, avait le cœur dévoré de douleur, et cherchait dans ses pensées par quels moyens il pourrait soulager les condamnés, ou venir au secours de ces hommes réduits au désespoir. Mais comme un esprit troublé est incapable de raison, ses projets furent déjoués; et par les dispositions de Dieu même, tandis qu'il cherchait à soulager son petit peuple du poids de ces condamnations, malgré lui, et sans le savoir, il portait secours à l'église, et faisait tourner au profit des opprimés tout ce qu'il s'efforçait de produire par ses artifices; en tendant lui-même le filet, il soulagea son rival, et n'étant pas rassasié de ce qu'il avait pris, il se prit lui-même à l'hameçon. Ayant donc envoyé des satellites, il leur ordonna de publier de sa part, par l'organe d'un héraut, que tous les habitants du bourg et du pays eussent à emporter tous leurs biens meubles, et à se réfugier dans les lieux de retraite qu'ils pourraient trouver, sans attendre nullement qu'il allât se réunir à eux, attendu qu'en exécution du jugement du roi, le jour qui suivrait le changement de lune, il se saisirait de tous ceux, tant qu'il y en aurait, qu'il trouverait dans Vézelai, et les traînerait, quoiqu'à regret, à Paris, pour être livrés au roi et punis. Alors Dieu envoya sa terreur sur tous ces hommes; et tous, tant qu'ils étaient, ennemis du monastère, s'enfuirent, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, abandonnant leurs femmes, leurs enfants, leurs propriétés, leurs marchandises, en sorte que, de tant de milliers d'hommes, on ne vit plus absolument personne le lendemain de grand matin, et que le bourg sembla vide et désert, comme si des ennemis l'eussent envahi et mis au pillage. Or, le comte, rempli de ruse et d'artifice, imaginant que l'abbé n'oserait point, en son absence, rentrer dans son monastère, fit semblant d'être malade. Aussitôt l'abbé, prenant sa folie en pitié, rentra en triomphe à Vézelai, ce dimanche même, sur le soir, et reprit son monastère; et il y eut de grands transports de joie dans l'église, parce que son adversaire avait été couvert de confusion, et son ennemi renversé. Puis, le tyran envoya ses satellites à Vézelai, comme pour accomplir les ordres du roi, et saisir les profanateurs, auxquels il avait donné ordre de se retirer. Les satellites étant donc entrés, dirent à l'abbé que leur seigneur, le comte, avait long-temps attendu un messager de lui, avec lequel il serait lui-même venu pour l'introduire en tout honneur dans son monastère; que pour eux, ils étaient fort étonnés que l'abbé fût rentré ainsi à l'improviste, sans craindre d'être troublé par ses ennemis; et ils ajoutèrent qu'ils étaient envoyés par leur seigneur pour exécuter, d'après les ordres de l'abbé, la vengeance qui lui était allouée contre ses ennemis. L'abbé leur répondit alors: «Ayant appris que votre seigneur était malade, je n'ai pas voulu lui être à charge, et me suis confié à Dieu seul et à la bienheureuse Marie-Madeleine, dont je défends la cause de tout mon cœur, et j'ai reçu de Dieu même ce que mon rival s'efforçait de me ravir. D'ailleurs, vous savez vous-mêmes qui vous envoie. Si le comte vous a prescrit de faire quelque chose, c'est votre propre affaire d'exécuter ou non ses ordres. Quant à moi, j'attendrai patiemment l'issue de l'événement.» En réponse à ces paroles, ils dirent à l'abbé qu'ils étaient envoyés pour se saisir des habitants du bourg, mais qu'étant arrivés, ils n'avaient trouvé personne que des femmes et leurs petits enfans. «Ainsi donc, reprit l'abbé, vous êtes venus quatre hommes, pour en arrêter plusieurs milliers?» Et l'un des hommes de l'abbé dit alors: «Voici, si vous êtes venus pour vous saisir de ces traîtres perfides, vous en trouverez environ quatre-vingts, qui se cachent, et font les brigands dans la forêt qui nous est contiguë.» Mais eux répondirent: «Nous avons un autre chemin à faire; notre marche ne se dirige pas de ce côté.» Et après quelque hésitation, ils s'en allèrent. Les artifices du maître se prouvent par les subtilités du disciple. [3,42] Quelques-uns des frères sortirent alors avec des jeunes gens armés, déchirèrent une affiche de l'impie Simon, et renversèrent le vestibule de la maison qu'il avait bâtie, sans en avoir le droit, pour faire affront aux frères, qui voulaient l'en empêcher, et dans laquelle il s'était maintenu, contre la volonté de l'église, espérant toujours le succès de la faction conspiratrice. Passant plus loin, ils détruisirent les pressoirs que l'impie Hugues Mange-pain, et le très-scélérat Hugues de Saint-Paul, avaient frauduleusement établis dans les souterrains de leurs maisons. Car alors ces impies s'étaient répandus dans les bourgs et les places du comte, et celui-ci avait ordonné à ses satellites et à ses prévôts de les cacher, de les protéger, de les traiter en toute humanité, mais seulement de leur interdire de rechercher sa présence. Les autres s'étant dispersés, et errant de tous côtés, beaucoup d'entre eux se trouvèrent exposés à être pillés et volés, et même réduits en captivité. Les pauvres et les vagabonds avaient occupé la forêt voisine, y avaient construit des cabanes; et de là, se livrant au brigandage, ils dépouillaient voyageurs et pélerins. Le jour, craignant la rencontre de ceux qui les cherchaient, ils se cachaient, se retirant vers ceux de leurs compagnons qui s'étaient établis dans des positions bien fortifiées; la nuit, ils demeuraient dans la susdite forêt, et envoyaient au bourg des espions bien déguisés en habit de pélerins, qui leur rapportaient les choses dont ils avaient besoin et les avis qu'ils pouvaient recevoir. Ces transfuges se réunirent une fois à Corbigny, et résolurent de faire une irruption, afin de reprendre de vive force leur résidence, qu'ils avaient abandonnée volontairement et par un sentiment de peur. [3,43] L'abbé leva alors une armée d'étrangers, troupe très-vaillante, composée d'hommes habiles à manier l'arc et l'arbalète; et ayant retenu les chevaliers dans le château, il distribua les autres avec ses serviteurs, et les établit au milieu des positions des méchants, afin que les impies fussent attaqués avec les mêmes moyens par lesquels ils s'efforçaient d'envahir les fortifications du monastère. Il prescrivit à tous ses gens de faire alternativement, de jour comme de nuit, des patrouilles et des rondes autour du bourg et des propriétés rurales. Tous ceux des fugitifs dont on s'emparait étaient punis, soit d'une misérable captivité, soit de châtiments afflictifs dans leurs personnes. L'église exerça ainsi le droit de justice qui lui appartenait, sans se voir contrainte à se présenter devant une cour despotique pour réclamer ses droits, et l'abbé Pons vengea l'église de son très-méchant ennemi, Hugues de Saint-Pierre. Il ordonna que tout ce qui lui appartenait lui fût enlevé, que tous ses biens fussent vendus aux enchères, que tous ses bâtiments fussent détruits, savoir ses maisons, ses moulins et ses étangs, qu'il avait construits avec un grand luxe, et dont il s'était enorgueilli et glorifié jusques aux cieux. Ainsi toutes les propriétés de Hugues furent détruites, afin que son nom devînt comme une parabole et un proverbe pour toutes les générations futures. Quant aux agents de la sédition, savoir, Aimon de Saint-Christophe, que l'on appelait l'Insensé; Pierre, surnommé de Saint-Pierre; Aimon de Phalèse, Robert du Four, Renaud Daudet, Gautier le Normand, Gautier du Champ-Pierreux, Durand Gulos, Allard Claude, et Pierre Galimar, les peines d'une très-juste vengeance tombèrent aussi sur eux; leurs maisons furent entièrement renversées et brûlées, les biens dont ils avaient tant abusé leur furent enlevés. Pour d'autres, savoir, Eustache, Simon, Durand, Alburne, David, Hugues Mange-Pain, Félix et leurs autres complices, la pitié de l'abbé modéra les rigueurs de leur sentence, et les fidèles de l'église se bornèrent à leur enlever leurs vins. Entre autres objets saisis dans les maisons que l'on dépouilla, on trouva des boucliers et des armes de diverses espèces. Un plus grand nombre furent jetés dans les fers, jusques à ce que la justice du roi eût prononcé sur leur sort; ainsi l'orgueil des impies fut humilié, et l'insolente grossièreté des bourgeois de Vézelai se reconnut vaincue. Le comte vit alors que la justice prévalait, que l'impiété était confondue; il n'avait plus aucun moyen de porter secours aux victimes de ses déceptions, et il les redoutait, et ne pouvait supporter leur aspect, car il était convaincu de lâcheté, et sa conscience en était horriblement tourmentée. Cependant il défendit aux impies qui voulaient se livrer et offrir toute satisfaction à l'abbé, d'en rien faire, leur promettant de conclure une paix conforme à leurs desirs; et comme d'autre part, il n'osait intercéder pour eux, de peur de paraître leur prêter assistance, au mépris de ses serments, il s'arrêta à une résolution offensante pour Dieu; et profanant les pratiques de la piété, prenant le bâton et la besace, comme pour aller visiter les oratoires du bienheureux Denis, dont la fête solennelle était prochaine, il partit pour se rendre auprès du roi. Celui-ci lui ayant demandé les motifs de son arrivée, il mentit, disant qu'il était pélerin du bienheureux Denis. Enfin, ayant sollicité une conférence avec le roi, il tomba à ses pieds, le suppliant très-instamment d'épargner ses malheureux exilés, d'épargner en même temps le monastère lui-même, qui, si le bourg était détruit, tomberait pareillement dans la désolation, promettant en outre, avec serment, d'amener ces hommes en présence du roi, de leur faire donner satisfaction à l'abbé et à l'église, au gré de la clémence royale, et de leur faire conclure un traité de paix perpétuelle. [3,44] Touché de ces prières, le roi fit assigner au comte un jour de rendez-vous à Auxerre, savoir le troisième jour après la fête de la Toussaint, et informa l'abbé des offres et promesses du comte, lui demandant aussi d'épargner les maisons de ces hommes jusqu'au jour fixé pour la réconciliation. Ayant reçu ce message, l'abbé communiqua tout de suite, à l'abbé de Fleury et à ses autres amis, les ordres du roi et les promesses du comte, et les pria de se trouver avec lui à la conférence proposée. Les grands avec lesquels le roi comptait se rendre à cette conférence pour l'affaire de Vézelai, déclarèrent à ce monarque qu'ils ne voulaient nullement se présenter en un lieu où ils devaient rencontrer le comte de Nevers. Celui-ci en ayant été informé, résolut impudemment de mettre à profit ces effets de sa méchanceté, et se rendant de nouveau auprès du roi, il lui demanda d'avancer le terme et de changer le lieu du rendez-vous convenu pour entendre la cause des habitants de Vézelai, prétextant les poursuites de ses ennemis, contre lesquels il avait besoin de se mettre en défense. Il espérait en effet, s'il pouvait trouver l'abbé dénué de conseils et isolé de ses amis, qu'il lui serait facile de le séduire par ses insinuations artificieuses; mais un esprit accoutumé déjà à ses tromperies ne pouvait être surpris sans moyens de défense. Le roi le crut cependant, et écrivit à l'abbé de se rendre le jour même de la Toussaint à Saint-Julien-des-Bois, pour la conférence convenue, afin d'y traiter de la paix et de la conclure, si on lui faisait des offres convenables. A quoi l'abbé, après avoir tenu conseil, répondit qu'il ne pouvait se présenter aussi promptement, qu'il avait convoqué pour le jour primitivement fixé, ceux de ses amis avec les conseils desquels il voulait traiter et conclure la paix, si on lui faisait des propositions convenables; mais que sur toutes choses il ne lui convenait pas de soutenir à lui seul une conférence si importante, et pour une si grande affaire. Ayant entendu cette réponse de l'abbé, le roi dit qu'elle était juste, et décida qu'on ferait comme il avait été d'abord arrêté. [3,45] Au jour fixé, savoir le jeudi après la fête de la Toussaint, le roi et l'abbé se réunirent donc à Auxerre, avec les grands et les amis de l'église, et le comte s'y présenta avec les gens de Vézelai. Le jour suivant, que l'on appelle vendredi, le roi ayant pris place demanda aux bourgeois ce qu'il leur convenait le mieux de faire. Eux alors, répondant au roi, dirent qu'ils feraient toutes choses selon le bon plaisir de sa miséricorde. Il fut donc décidé par sentence du roi, qu'ils abjureraient complétement la conspiration et la confédération qu'ils avaient conclues, quelles qu'en fussent les conditions, et qu'ils saisiraient, s'il leur était possible et en quelque lieu qu'ils les pussent trouver, ou qu'ils livreraient du moins, selon la clameur publique et les indications qu'ils pourraient fournir, ceux qui avaient mis à mort les enfants de l'église; qu'en outre ils jureraient sur l'autel de demeurer fidèles et de respecter la vie et tous les membres de l'abbé et des siens, de l'église et des siens; qu'ils paieraient à titre d'indemnité une somme de quarante mille sous; qu'ils détruiraient, dans un délai qui fut fixé jusqu'au jour de la fête de saint André, leurs fortifications et les enceintes de leurs maisons; et qu'enfin, ils jureraient d'exécuter toutes ces conditions complétement et de bonne foi. Eux alors, ayant déjà le cou brisé, domptés et devenus humbles, promirent de faire toutes ces choses, et jurèrent de vénérer et défendre l'abbé comme leur seigneur. Ceux qui étaient présents s'engagèrent aussitôt par des serments, tels qu'ils avaient été réglés, savoir Guibert de Lorraine, Hugues Mange-Pain, Durand, Alburne et d'autres, au nombre de plus de quarante. L'abbé retourna ensuite à Vézelai avec ses hommes devenus maintenant fidèles, de traîtres qu'ils avaient été. Ils entrèrent avec lui, transportés de joie, sautant et dansant beaucoup, et résidèrent en paix à Vézelai, comme des bêtes féroces apprivoisées. Tous ceux qui s'étaient dispersés de tous côtés ayant appris les conditions du traité de paix, s'en réjouirent et rentrèrent tous les jours en grande affluence et par bandes, pour prêter le serment et faire leurs soumissions. L'abbé désigna parmi eux des trésoriers qui prissent soin de recevoir de chacun la somme qui lui serait imposée, et voici comment la chose fut réglée. Il fut statué qu'on évaluerait, sous la foi du serment, les propriétés de chaque individu, et qu'après avoir dressé le tableau total des dommages à acquitter, chacun paierait la dixième partie d'une livre, c'est-à-dire qu'on donnerait deux sous sur chaque vingt sous. Parmi tous ces hommes il n'y en eut pas un qui fît résistance ou qui ouvrît la bouche pour contredire, car les cornes de leur orgueil avaient été abattues, et la verge de leur force brisée en mille pièces. Ainsi furent rétablies les libertés du monastère par le bras du très-excellent abbé Pons; ainsi furent couverts de confusion tous ceux qui avaient voulu faire offense à la chasteté de l'église. Toutefois les habitants hésitant encore tardèrent à renverser les enceintes de leurs maisons, car cet ordre était pour eux un grand sujet de douleur, et comme un aiguillon perçant qui pénétrait jusque dans le fond de leurs yeux. [3,46] Après la Nativité du Seigneur, l'abbé les convoqua et les invita à faire, selon les conditions du traité de paix, ce qu'ils n'avaient point fait encore, et à abattre les travaux de défense de leurs maisons, et il leur fixa un délai dans lequel ils devaient exécuter cet ordre. Comme ils différaient de nouveau, l'abbé les avertit encore en les menacant et leur annonçant que, s'ils négligeaient plus long-temps d'obéir à ses commandements, ils ressentiraient tout le poids de sa colère. L'abbé recevait très-souvent, en faveur de Simon, des lettres par lesquelles les princes du pays le suppliaient instamment de ne pas étouffer sa miséricorde sous sa colère au sujet de cet homme, mais plutôt d'avoir compassion de lui et d'épargner sa maison, lui qui cependant était la cause et le principe de tous les maux. Aussi l'impie Simon lui-même, comptant beaucoup sur la faveur et l'intervention des princes, méprisa l'abbé qui lui conseillait de renverser ce qu'il avait indûment édifié; il ajouta même l'insulte au mépris, construisit des retranchements, et acheva de fortifier une tour qu'il avait commencée. L'abbé, voyant que les dernières traces de leur obstination et de leurs pensées orgueilleuses se retrouvaient encore dans leurs maisons, appela à lui une foule de campagnards qui habitaient dans les terres du monastère, et le jour de samedi, après le jour de la Présentation du Seigneur au temple, il les envoya, avec quelques-uns des frères, à la maison de l'impie Simon. Ils renversèrent entièrement l'enceinte, les retranchements et la tour, tandis que Simon lui-même était assis devant le feu, dans sa propre maison, avec sa femme et ses enfants. Les autres ayant vu cela tremblèrent de frayeur, et gémissant, rougissant de honte, ils livrèrent des otages pour garantie de la destruction de leurs travaux de défense, dans le délai qui leur avait été donné. [3,47] L'an vingt fois cinquante-cinq et cinq fois onze (1155) de l'Incarnation divine, la seconde année du pontificat du seigneur apostolique Nicolas, qui fut appelé Adrien, sous le règne du pieux roi des Français Louis le Jeune, l'église de Vézelai retrouva le repos par le bras du très-célèbre et très-illustre abbé Pons, si excellent par sa naissance, ses vertus et ses dignités, et l'église recouvra la liberté la plus entière et la plus étendue, tant pour les affaires de l'intérieur que pour celles du dehors. En effet, quant aux affaires du dedans, le susdit abbé, ayant encore son ennemi en tête, avait invité Alain, pieux évêque d'Auxerre, et celui-ci avait consenti, à venir conférer à Vézelai les Ordres sacrés, dans l'oratoire de la bienheureuse Marie, mère de Dieu et toujours vierge, le samedi du jeûne du mois de mars, tandis que le cardinal sous-diacre, Othon de Bonne-Chaise, se trouvait dans le monastère; et l'évêque ayant pris connaissance des priviléges constitués par la puissance romaine, créa trois acolytes, un sous-diacre et quatre diacres; il promut en outre six frères au degré de la prêtrise, en présence et avec la coopération d'Étienne, abbé de Rigny. L'année suivante, c'est-à-dire l'année de la victoire et de la paix, deux évêques, savoir celui du Mans et celui d'Évreux, revenant de Rome avec l'abbé de Saint-Alban, s'arrêtèrent à Vézelai pour y faire la sainte Pâque, et sur la demande du vénérable abbé, ils célébrèrent l'office des saintes Vigiles, et conférèrent les Ordres sacrés en grande solennité. L'évêque d'Évreux ordonna des portiers, des exorcistes, des lecteurs et des acolytes dans l'oratoire de Marie, mère de Dieu, et l'évêque du Mans créa sept sous-diacres et un diacre, et consacra cinq prêtres. Dans toutes ces circonstances, l'adversaire de l'abbé, mortellement blessé dans ses sentiments de haine, et terrassé par l'autorité de la justice, garda le silence. Le même samedi l'abbé Pons reçut le saint chrême des mains de l'archiprêtre d'Auxerre. [3,48] Quant aux affaires du dehors, l'église recouvra enfin, en vertu de l'autorité apostolique et par le bras du roi, le libre exercice de son droit de justice sur les traîtres perfides et ses vassaux rebelles, non point à raison de son droit ou des anciens usages, mais par le fait même de la nécessité. Ensuite, et par les soins de l'abbé Pons, elle jugea avec puissance ses procès et ceux des siens dans sa propre cour, et en aucun temps ni aucun lieu aucune personne laïque, non plus qu'aucun clerc, ne parvint à se choisir à son gré une autre juridiction. Ainsi toute querelle fut éteinte parce que la confusion et la honte se répandirent sur ceux qui avaient suscité les querelles, et l'ennemi fut vaincu parce que le juste prévalut.