[10,0] LIVRE X. [10,1] Et voilà terminé le récit des événements qui s'étaient déroulés à Syéné, cette ville qui, après avoir couru un tel danger, avait obtenu soudain un si grand bonheur grâce à la modération et à la justice d'un seul homme. Hydaspe commença par envoyer en avant la plus grande partie de son armée, puis il se mit lui-même en route pour l'Ethiopie, tandis que tous les gens de Syéné et tous les Perses l'accompagnaient, sur une grande distance, en le bénissant. D'abord, il longea la rive du Nil ou il se maintint au voisinage du fleuve; mais, une fois parvenu aux Cataractes, il offrit un sacrifice au Nil et aux dieux des frontières et, changeant de route, se dirigea plus vers l'intérieur. Arrivé à Philae , il fit reposer son armée pendant deux jours et, de nouveau, fit partir en avant la plus grande partie de l'armée, ainsi que les prisonniers, et demeura lui-même sur place, fit consolider les remparts de la ville et installa une garnison avant de repartir. Puis, il désigna deux cavaliers qui reçurent l'ordre de le précéder, en changeant de cheval dans chaque village ou chaque ville afin de remplir rapidement la mission qui leur avait été confiée, et il les chargea d'aller annoncer à Méroé la bonne nouvelle de sa victoire. [10,2] Auxsages, que l'on appelle les Gymnosophistes, et qui sontses assesseurs et ses conseillers politiques, le roi écrivait ceci : « Au très auguste conseil, le roi Hydaspe : je vous annonce une bonne nouvelle, notre victoire sur les Perses, non pour tirer vanité de ce succès — car je veux ne pas braver les retours subits de la Fortune — mais pour rendre hommage dès maintenant par cette lettre à votre science de l'avenir qui, une fois de plus, s'est, en cette circonstance, révélée exacte. Je vous invite donc très instamment à venir à l'endroit habituel et vous prie de venir sanctifier par votre présence aux yeux du peuple éthiopien les sacrifices d'actions de grâces pour notre victoire. » A sa femme Persinna, voici ce qu'il écrivait : « Nous sommes vainqueurs, tu le sais, et, ce qui est plus important à tes yeux, je suis sain et sauf. Prépare-nous de magnifiques cérémonies d'actions de grâces, processions et sacrifices, invite les sages, que je préviens par une lettre, en même temps que toi, de se rendre au plus vite avec toi devant la ville, dans la plaine consacrée aux dieux nationaux, le Soleil, la Lune et Dionysos. » [10,3] En lisant cette lettre, Persinna s'écria : « Voilà ce que signifiait le rêve que j'ai eu cette nuit : il me semblait que j'étais enceinte et, qu'en même temps, je donnais le jour à une fille qui, aussitôt, se trouvait en âge d'être mariée; apparemment, les douleurs signifiaient les angoisses de la guerre et ma fille, la victoire. Allez en ville et faites connaître partout ces bonnes nouvelles. » Les courriers exécutèrent son ordre et, la tête couronnée avec des lotus du Nil, agitant dans leurs mains des palmes, ils parcouraient à cheval les principales rues de la ville, répandant la nouvelle de la victoire que leur seul aspect annonçait déjà. Et aussitôt Méroé fut remplie d'allégresse; nuit et jour, chaque famille, chaque quartier, chaque tribu se livraient à des danses, offraient des sacrifices en l'honneur des dieux et accrochaient des guirlandes aux temples, et leur joie allait moins à la victoire qu'au salut d'Hydaspe, ce roi qui, par sa justice ainsi que sa bonté et sa douceur envers ses sujets, avait su inspirer au peuple une sorte d'amour filial. [10,4] Persinna commença par faire rassembler dans la plaine au delà de la ville des troupeaux de boeufs, de chevaux, de brebis, d'antilopes, de griffons et de toutes sortes d'animaux, en assez grand nombre à la fois pour permettre d'immoler une hécatombe de chaque espèce et aussi pour offrir un festin public à tout le peuple; enfin, elle alla trouver les Gymnosophistes, qui résidaient dans le temple de Pan et leur remit la lettre d'Hydaspe et les pria de bien vouloir accepter l'invitation du roi et de lui faire à elle-même le plaisir d'honorer la fête de leur présence. Ils lui demandèrent d'attendre un instant pénétrèrent dans le sanctuaire pour adresser, selon leur coutume, des prières au dieu et demander aux divinités ce qu'ils devaient faire, et revinrent après une brève absence. Tandis que tous se taisaient, Sisimithrès, qui présidait le conseil, donna la réponse : « Persinna, dit-il nous viendrons, car les dieux nous le permettent; mais la divinité nous annonce qu'il y aura quelque trouble et quelque confusion, qui se produiront pendant le sacrifice, mais qui auront une issue heureuse et agréable — comme si vous aviez perdu un membre de votre corps ou une part de votre royauté et que le destin dût, en cette occasion, vous rendre ce que vous cherchez. » Alors Persinna : « Les prédictions les plus terribles, dit-elle, ne peuvent que trouver un heureux dénouement, si vous êtes là. Lorsque j'apprendrai l'arrivée d'Hydaspe, je vous en avertirai. — Inutile de nous en avertir, dit Sisimithrès, il arrivera demain matin; une lettre va, très prochainement, t'en apporter la nouvelle. » Et il en fut ainsi. Persinna s'en retournait et approchait du palais lorsqu'un cavalier lui remit une lettre du roi lui annonçant qu'il arriverait le lendemain. Des hérauts, immédiatement, répandirent la nouvelle, autorisant seulement les hommes à aller à la rencontre du roi, et l'interdisant aux femmes. Car, comme le sacrifice avait lieu en l'honneur des plus purs et des plus brillants des dieux, le Soleil et la Lune, la coutume interdisait aux femmes d'y participer, afin que nulle souillure, même involontaire, ne vînt polluer la cérémonie; seule, entre toutes les femmes, avait le droit d'y être, la prêtresse de la Lune, et c'était Persinna — le prêtre du Soleil, conformément à la loi et à la coutume, étant le roi et la prêtresse de la Lune étant la reine. Chariclée aussi devait être présente à la cérémonie, non pas comme spectatrice mais en qualité de victime. Un élan irrésistible s'empara de toute la population; sans attendre le jour fixé, dès le soir, les hommes se mirent à traverser le fleuve Astaborras, les uns sur le pont, les autres sur des barques faites de roseaux, amarrées en grand nombre tout le long de la rive pour fournir à ceux qui habitaient trop loin du pont un moyen plus rapide de franchir le fleuve; ces barques sont très rapides, à cause de la matière dont elles sont faites et parce qu'elles ne peuvent transporter qu'une faible charge, deux ou trois hommes seulement. Ce sont des roseaux coupés en deux et chaque moitié constitue une embarcation. [10,5] Méroé, la capitale de l'Ethiopie, est une île en forme de triangle, entourée par trois fleuves navigables, le Nil, l'Astaborras et l'Asobas. Le Nil, au sommet du triangle, se divise en deux bras, et les deux autres fleuves coulent le long de ceux-ci, de chaque côté, et se jettent dans le Nil, qui à cet endroit ne forme plus qu'une seule rivière, confondant avec lui leur cours et perdant leur nom. L'île est immense et équivaut à un continent : sa longueur est de trois mille stades et sa largeur de mille; elle nourrit des animaux énormes, notamment des éléphants, et sa fertilité est telle que les arbres y deviennent plus grands qu'ailleurs. Non seulement en effet les palmiers y atteignent une hauteur extraordinaire et fournissent des dattes excellentes et énormes, mais les tiges du blé et de l'orge grandissent au point que, parfois, elles peuvent dissimuler un cavalier avec sa monture et même un chamelier monté sur sa bête; les récoltes y rapportent jusqu'à trois cents pour un et les roseaux qui poussent là sont de la grosseur que nous avons dite. [10,6] En cette occasion, donc, pendant toute la nuit, l'on traversa le fleuve un peu partout pour aller à la rencontre d'Hydaspe et l'accueillir avec des bénédictions et des louanges qui l'égalaient aux dieux. Le peuple s'était porté en avant assez loin, mais les Gymnosophistes s'étaient arrêtés un peu avant le champ sacré; c'est là qu'ils rencontrèrent le roi; ils lui prirent la main droite, et l'embrassèrent. Après eux, se trouvait Persinna, dans l'entrée du temple, et à l'intérieur de l'enceinte. Tous, ils se prosternèrent, adorèrent les dieux, et prononcèrent les prières d'actions de grâces pour la victoire et le bon retour du roi; après quoi, ils sortirent de l'enceinte et se préparèrent à accomplir le sacrifice public. Pour cela, ils allèrent s'asseoir sous la tente préparée dans ce but au milieu de la plaine. Elle était formée par quatre roseaux récemment coupés, chacun d'eux supportant un des quatre angles, à la façon d'une colonne, et la cime du roseau, repliée, en forme d'arc de manière à rejoindre les autres et à former un berceau recouvert de palmes. Sous un autre pavillon, non loin de là, avaient été installées, sur une estrade élevée, les statues des dieux nationaux et les images des héros Memnon, Persée et Andromède, que les rois d'Ethiopie considèrent comme les fondateurs de leur dynastie. A un niveau inférieur et, en quelque sorte, au pied même des divinités, sur une seconde estrade, étaient assis les Gymnosophistes. Autour d'eux, une troupe d'hoplites formait un cercle, appuyés sur leurs boucliers dressés et se touchant l'un l'autre; ils étaient chargés de maintenir la foule à distance et de faire en sorte que fût dégagé le milieu de la plaine, où devait se dérouler la cérémonie. Hydaspe commença par adresser quelques paroles au peuple, pour lui annoncer la vidoire et les avantages que cela représentait pour tout le peuple, puis il donna l'ordre aux prêtres de commencer le sacrifice. Trois autels élevés avaient, en tout, été dressés : deux d'entre eux, réunis à part pour le Soleil et la Lune, le troisième, un peu plus loin, et tout seul, pour Dionysos. Sur ce dernier ils immolèrent toutes sortes d'animaux, pour la raison, je pense, que Dionysos est un dieu universel, bienveillant à tous, aussi cherchaient-ils à se le concilier par les victimes les plus diverses. Devant les deux autres, on amena, pour le Soleil, quatre chevaux blancs, afin de consacrer, apparemment, au plus rapide des dieux, ce qu'il y a de plus rapide; pour la Lune, une paire de boeufs, apparemment parce que cette déesse est voisine de la terre et qu'on voulait lui faire hommage des compagnons de travail du laboureur. [10,7] Ces sacrifices n'étaient pas encore achevés quand s'élevèrent soudain des cris confus, tumultueux, comme peut en faire entendre une foule immense : « Respectez l'usage! criaient les assistants, accomplissez le sacrifice traditionnel pour la patrie, offrez aux dieux les prémices de la guerre! » Hydaspe comprit que la foule réclamait le sacrifice humain, l'immolation des prisonniers, a laquelle la coutume voulait que l'on procédât seulement après une victoire sur un peuple étranger; il les calma de la main et, d'un signe de tête, leur indiqua qu'on allait tout de suite faire ce qu'ils demandaient. Puis il ordonna d'amener les prisonniers qu'il avait réservés depuis longtemps pour cela. On les fit alors venir, Théagène et Chariclée parmi eux, sans liens, la tête couronnée, les prisonniers, comme cela était naturel, avaient l'air triste mais Théagène moins que les autres; Chariclée, elle, avait le visage joyeux; elle souriait et fixait Persinna avec tant d'insistance et d'intensité que la reine, à sa vue, se sentit touchée; elle poussa un profond soupir et dite : "O mon mari, quelel belel fille tu as choisie pour la sacrifier ! Je ne sais si j'ai jamis vu une telle beauté. Comme son regard est noble, quel courage devant le malheur, comme il est pitoyable de la voir périr dans la fleur de son âge ! Si nous avions le bonheur de posséder encore la petite fille que j'ai eue et qui est malheureusement morte, elle aurait à peu près le même âge qu'elle. Ah! mon mari, si seulement il était possible de sauver cette petite, ce serait une grande consolation pour moi de l'avoir pour me servir. Peut-être même la malheureuse est-elle grecque, car son visage n'est pas celui d'une Egyptienne. — Elle est bien grecque, lui répondit Hydaspe; elle va nous dire tout de suite quels sont ses parents; car elles ne saurait nous les montrer. Où seraient-ils ? Pourtant, elle a promis de le faire. Quant à la soustraire au sacrifice, cela m'est impossible; pourtant, je le voudrais bien, car j'éprouve je ne sais quel sentiment à sa vue, et j'ai pitié de cette jeune fille; mais tu sais que la loi veut que l'on offre une victime masculine au Soleil et une victime féminine à la Lune. Or, cette jeune fille est la première prisonnière qui m'ait été amenée; elle a été réservée pour le sacrifice d'aujourd'hui, et l'on ne pourrait faire comprendre à la foule pourquoi nous voulons l'y soustraire. Une seule chose pourrait la sauver, ce serait si, en montant sur le foyer que tu connais, elle faisait la preuve qu'elle n'est pas pure de toute relation avec les hommes, car la loi exige que la victime offerte à la divinité soit pure, comme doit être pur le jeune homme que l'on sacrifie au Soleil — pour le sacrifice offert à Dionysos, la chose n'a aucune importance. Mais réfléchis, si une femme dont l'épreuve du foyer aura montré qu'elle n'est pas vierge pourra, sans inconvenance, être accueillie dans ta maison. » Alors Persinna : « Ayons-en la preuve, dit-elle, pourvu seulement qu'elle soit sauvée; la captivité, la guerre, l'exil, si loin de sa patrie, excuseraient sa faute, surtout chez une fille dont la beauté constitue une menace constante contre elle-même, si toutetefois elle a dû endurer quelque violence de cette sorte. » [10,8] Elle parlait encore, en versant quelques larmes qu'elle s'efforçait de dissimuler aux assistants, lorsque Hydaspe ordonna d'apporter le foyer. Les serviteurs prirent dans la foule des enfants impubères (car seuls des enfants de cet âge peuvent le toucher sans en souffrir) qui allèrent le chercher dans le temple et l'apportèrent au milieu de l'assemblée, puis on y fit monter, un à un, les prisonniers. Tous, en y montant se brûlèrent aussitôt la plante des pieds; quelques-uns ne purent même supporter son premier contact, aussi léger fût-il : ce foyer est une grille faite avec des barreaux d'or, et d'une vertu particulière, qui a pour effet de brûler tout être impur, ou qui a commis quelque parjure; au contraire, les innocents peuvent y poser le pied sans se faire mal. Les premiers étaient réservés à Dionysos et aux autres dieux; il n'y eut que deux ou trois jeunes filles qui montèrent sur le foyer et furent reconnues vierges. [10,9] Théagène y monta lui aussi, et l'on vit qu'il était pur, et tout le monde s'étonnait qu'un garçon si grand et si beau et dans la pleine vigueur de sa jeunesse n'eût pas l'expérience des présents d'Aphrodite. On le réserva donc pour être sacrifié au Soleil. « Ah! dit-il à l'oreille de Chariclée, on sait bien, en Ethiopie, récompenser la vertu ! On égorge sur les autels ceux qui ont su garder intacte leur chasteté! Mais, ma bien-aimée, pourquoi ne déclares-tu pas qui tu es? Quelle occasion attends-tu encore? Qu'on nous tranche la gorge? Parle, je t'en supplie, révèle qui tu es. Peut-être me sauveras-tu moi aussi, quand on t'aura reconnue, et si tu demandes ma grâce. Sinon, tu échapperas, toi, sûrement; et il me suffira de le savoir, avant de mourir. » Et elle : « Le moment est venu de lutter, dit-elle; c'est maintenant que la Destinée tient notre sort dans sa balance. » Et, sans attendre l'ordre des gardiens, elle tira d'un petit sac qu'elle portait sa robe de prêtresse de Delphes, toute parsemée d'or et de rayons de pourpre, et s'en revêtit; elle dénoua ses cheveux, et, comme possédée par le dieu, elle s'élança et bondit sur le foyer, ou elle resta longtemps debout, sans éprouver aucun mal. Sa beauté, resplendissante, était plus éblouissante que jamais; et tous pouvaient la voir, d'en bas, et son costume la rendait plus semblable à la statue d'une déesse qu'à une femme mortelle. Tous les assistants furent confus, mais qui exprimait l'admiration universelle; chacun s'étonnait qu'une beauté pareillement surhumaine, dans son plein épanouissement, fût restée intacte, et il semblait que sa vertu lui fût une parure plus belle encore que sa jeunesse. Tout le monde était triste de constater qu'elle s'était révélée propre au sacrifice et, malgré leur crainte des dieux, les assistants auraient eu le plus grand plaisir à apprendre que l'on avait trouvé quelque moyen de la sauver. Mais, plus que les autres, Persinna était désolée, au point de dire à Hydaspe : « Quel malheur, quelle infortune pour cette jeune fille qui a pris tant de soin de conserver sa vertu, et cela, inutilement! Et de trouver la mort en récompense de tout son mérite! Mais, que pourrait-on faire, ô mon mari? » Et le roi répondit : « Il ne te sert à rien de m'importuner ni de t'apitoyer sur une fille qu'on ne peut pas sauver mais que les dieux — et sa nature exceptionnelle le montre bien — avaient, dès l'origine, destinée à leur être consacrée. » Puis, se tournant vers les Gymnosophistes : « Très sages, leur dit-il, voici que tout est prêt. Pourquoi ne commencez-vous pas le sacrifice? » Alors Sisimithrès lui répondit, en grec, pour ne pas être compris de la foule : « Tais-toi; nous avons suffisamment jusqu'ici souillé nos yeux et nos oreilles. Nous allons retourner dans le temple, car nous ne jugeons pas que les sacrifices humains soient légitimes et nous ne croyons pas que la divinité les accueille — et nous voudrions que les sacrifices d'autres êtres vivants fussent aussi interdits : nous estimons qu'à elles seules, les offrandes de prières et de parfums doivent être suffisantes. Mais toi, reste — car il est des cas où le roi est obligé de satisfaire même les désirs déraisonnables de la foule. Accomplis cet abominable sacrifice que la tradition de la loi éthiopienne rend inévitable; mais, après cela, tu devras te purifier; peut-être d'ailleurs n'en auras-tu pas besoin, car je ne pense pas que ce sacrifice soit mené jusqu'au bout. J'en juge à divers signes divins et en particulier à la lumière qui illumine ces étrangers et qui signifie qu'une divinité les protège. » [10,10] Après quoi, il se leva, ainsi que tout le conseil et se prépara à se retirer. Mais Chariclée bondit du foyer courut vers Sisimithrès et se précipita à ses genoux malgré les serviteurs, qui essayaient par tous les moyens de la retenir, pensant qu'elle allait le supplier de la sauver. « Très sages, dit-elle, attendez un instant. J'ai un procès que je désire faire juger; il m'oppose aux souverains, et je sais que vous êtes seuls à pouvoir juger de si hauts personnages. Dans cette contestation où ma vie est en jeu, soyez mes arbitres : que je sois égorgée en l'honneur des dieux, cela n'est ni possible ni juste; vous allez savoir pourquoi. » Ils lui accordèrent volontiers ce qu'elle demandait et dirent : « Roi, tu entends cette assignation et les allégations de cette étrangère? » Hydaspe se mit à rire : « Quel procès, répondit-il, et sur quel objet peut-il y avoir entre cette fille et moi? Sur quels prétextes, sur quel droit commun à elle et à moi se fonde-t-elle? » Alors Sisimithrès : « C'est ce que nous apprendra ce qu'elle a à dire. — Mais cela n'aurait-il pas l'air d'une dérision, plutôt que d'un jugement, répondit le roi, si je plaidais, moi, le roi, contre cette étrangère? — La Justice ne connaît ni supérieurs ni inférieurs, répondit Sisimithrès, seul est souverain dans les jugements celui qui apporte les raisons les meilleures. — Mais, objecta Hydaspe, c'est seulement dans les différends entre les nationaux d'Ethiopie et nous-mêmes, que la loi vous autorise à être juges, et non quand il s'agit d'étrangers. » Et Sisimithrès : « Ce n'est pas seulement la considération des visages, dit-il, qui, aux yeux des sages, doit régler la Justice, mais la réalité des êtres. — Il est évident, répliqua le roi, qu'elle ne dira rien qui vaille, mais que, comme le font les gens en danger de mort, ce ne sera qu'une suite de mensonges inconsistants pour gagner du temps. Néanmoins, qu'elle parle, puisque Sisimithrès le veut. » [10,11] Chariclée était remplie d'espoir à cause de la délivrance qu'elle escomptait bientôt, mais elle fut bien plus heureuse encore en entendant le nom de Sisimithrès; car c'était lui qui l'avait recueillie lorsqu'elle avait été exposée et qui l'avait confiée à Chariclès, il y avait maintenant dix ans, lorsqu'il avait été envoyé aux Chutes comme ambassadeur auprès d'Oroondatès, au sujet des mines d'émeraudes. A ce moment-là, il n'était que l'un des Gymnosophistes; maintenant, il se trouvait être leur président. Chariclée, sans doute, ne reconnut pas son visage, car elle était très jeune, et n'avait que sept ans lors de leur séparation, mais elle se rappela son nom, ce qui acheva de la combler de joie, dans l'espoir qu'il serait son avocat et son auxiliaire quand elle tenterait de se faire reconnaître. Elle leva donc les mains vers le ciel et cria de façon à être entendue : « Soleil, toi, le premier de mes ancêtres, et vous, dieux et héros qui avez fondé notre race, soyez-moi témoins que je ne vais rien dire de mensonger; aidez-moi dans la cause que je dois maintenant défendre. Et, pour faire reconnaître mon droit, voici quel sera le point dont je partirai : est-ce les étrangers, ô Roi, ou les gens de ce pays que la loi ordonne de sacrifier? Les étrangers, répondit Hydaspe. — Alors, continua-t-elle, il te faut chercher d'autres victimes; car je suis votre compatriote, j'appartiens à cette nation, je vais te le montrer. » [10,12] Et, comme le roi s'étonnait et disait qu'elle mentait : « Ce qui t'étonne, reprit Chariclée, n'est que peu de chose; voici plus : non seulement je suis de ce pays, mais j'appartiens à la race royale, au premier chef, et d'aussi près que possible. » De nouveau, Hydaspe prit l'air méprisant, et dit que tout cela n'était que sottises. « Cesse, reprit-elle, mon père, de dédaigner ta fille. » Sur quoi, le roi ne se contenta plus de traiter ses paroles par le mépris, déjà, il était visiblement en colère, et considérait ces propos comme moquerie et insultes. « Sisimithrès, dit-il, et vous autres, voyez comme l'on met ma patience à l'épreuve! Cette fille n'est-elle pas manifestement folle, d'essayer d'échapper à la mort par des mensonges aussi impudents, de prétendre, au moment critique, qu'elle est ma fille, surgissant d'une trappe, comme au théâtre, alors, vous le savez bien, que jamais je n'ai eu le bonheur d'avoir des enfants! Une seule fois, j'en ai eu un, mais j'ai appris en même temps sa naissance et sa mort. Qu'on l'emmène, et qu'elle ne songe plus à différer le sacrifice. — Personne ne m'emmènera, cria Chariclée, avant que les juges n'en aient donné l'ordre; toi, aujourd'hui, tu es jugé; ce n'est pas toi qui décides. Peut-être, Roi, la loi permet-elle de tuer des étrangers, mais tuer ses propres enfants, ni cette loi, ni la nature, ô mon père, ne le tolèrent; car tu es mon père, et, aujourd'hui, les dieux te le prouveront, que tu le veuilles ou non. Tout procès, toute décision de justice ô Roi, admettent deux catégories principales de preuves ; les témoignages écrits et les confirmations venant des témoins; je vais t'apporter aujourd'hui les uns et les autres, pour établir que je suis ta fille, et le témoin que je citerai ne sera pas un individu quelconque, mais mon juge lui-même — on ne saurait, j'imagine, fournir preuve plus certaine de ses dires qu'un fait qui est connu du juge — et, d'autre part, je produirai l'écrit que voici, où se trouve le récit de mon histoire et de la vôtre. » [10,13] Tout en parlant, elle sortit la bande d'étoffe qui avait été exposée avec elle et qu'elle portait autour du corps; elle la déroula et la présenta à Persinna. Celle-ci, à cette vue, demeura stupide, sans voix, et, longuement elle resta à regarder alternativement la bande et la jeune fille; elle tremblait, elle frissonnait, elle était couverte de sueur, à la fois heureuse d'avoir retrouvé sa fille et désemparée par le caractère invraisemblable d'un événement qu'elle n'avait plus osé espérer; elle craignait que, devant cette révélation, Hydaspe ne conçût des soupçons, ne fût incrédule, ne se mît en colère, et, peut-être même, ne se vengeât d'elle. Si bien qu'Hydaspe, remarquant la stupeur de sa femme et l'angoisse qu'elle éprouvait, lui dit : « Eh bien, femme, qu'y a-t-il? Pourquoi es-tu si émue, à la vue de cet écrit? » Et elle : « O Roi, toi, mon maître et mon mari, je ne saurais t'en dire davantage; prends et lis. Cette bande t'apprendra tout. » Et elle la lui donna et, de nouveau, demeura triste et silencieuse. Hydaspe prit la bande et dit aux Gymnosophistes d'approcher et de lire avec lui. A mesure qu'il lisait, il était saisi d'un grand étonnement, et il voyait que Sisimithrès n'était pas moins troublé, que son visage reflétait mille sentiments et qu'il regardait fixement, tantôt la bande, et tantôt Chariclée. Finalement, lorsqu'il eut appris que sa fille avait éte exposée et la raison pour laquelle elle l'avait éte, Hydaspe déclara : « Qu'il me soit né une fille, je le sais, et j'ai appris, à l'époque, qu'elle était morte, à ce que m'a dit Persinna elle-même, et, aujourd'hui, j'apprends qu'elle a été exposée. Qui donc l'a recueillie, l'a sauvée, l'a élevée? Qui l'a emmenée en Egypte, où elle a été faite prisonnière? Comment prouver, enfin, que c'est bien elle qui est là, que l'enfant exposé n'est pas mort, que quelqu'un n'a pas trouvé par hasard les signes de reconnaissance et abuse de sa trouvaille? N'est-ce pas un esprit malin qui se moque de nous, qui a pris comme masque cette jeune fille et lui a donné tout cela pour se jouer de notre désir de postérité et nous imposer un successeur illégitime, en se servant de cette bande pour jeter un voile sur la vérité et la rendre obscure? [10,14] A quoi Sisimithrès répondit : « Les premiers points que tu soulèves sont faciles à résoudre; celui qui a recueilli l'enfant exposé, l'a élevé en secret et l'a fait passer en Egypte lorsque tu m'as envoyé là-bas comme ambassadeur, cet homme-là, c'est moi. Et tu sais depuis longtemps que nous n'avons pas le droit de mentir. Je reconnais aussi la bande; elle est, comme tu le vois, écrite en écriture royale d'Ethiopie, et cela ne permet pas de penser qu'elle ait pu être rédigée ailleurs qu'ici; elle a été écrite de la main même de Persinna, personne mieux que toi ne peut s'en rendre compte. Mais il y avait aussi d'autres signes de reconnaissance exposés avec elle, et je les ai remis à l'homme auquel j'ai confié la petite fille, un Grec, qui avait toutes les apparences d'un homme de bien. — Ces objets, eux aussi, ont été conservés », dit Chariclée, et, ce disant, elle montra les colliers. En les voyant, Persinna fut encore plus bouleversée, et lorsque Hydaspe lui demanda quels étaient ces objets et si elle pouvait lui donner quelque éclaircissement supplémentaire, elle ne répondit rien, sinon qu'elle les reconnaissait, mais qu'il vaudrait mieux les examiner à la maison. De nouveau, Hydaspe eut l'air inquiet. Chariclée dit alors : « Je veux bien que ces signes de reconnaissance soient destinés à ma mère; mais, tiens, en voici un pour toi, ta propre bague », et elle lui montra la pantarbe. Hydaspe reconnut l'anneau de fiançailles qu'il avait autrefois donné à Persinna. Alors : « Oui, ce sont bien là des signes que je reconnais, mais que tu sois bien ma fille, toi qui les invoques ici, je n'en suis pas encore tout à fait sûr; et, en particulier, ton teint est trop clair pour être celui d'une Ethiopienne. Alors Sisimithrès : « Blanche, aussi, était l'enfant que j'ai recueillie, lorsque je l'ai recueillie; et d'ailleurs le nombre des années concorde avec l'âge qu'a maintenant cette jeune fille; il y a environ dix-sept ans écoulés depuis le moment où elle a été abandonnée. Et je reconnais l'expression de son regard, je retrouve toute sa physionomie, et le caractère extraordinaire de sa beauté, qui répondent aujourd'hui à ce qu'ils étaient alors, j'en suis certain. — Tout cela est parfait, Sisimithrès, lui dit Hydaspe, c'est ce que dirait le plus passionné des avocats plutôt qu'un juge. Mais prends garde qu'en résolvant une partie de l'énigme, tu ne soulèves une autre difficulté, redoutable, celle-là, et que ma compagne serait fort en peine de résoudre; comment se fait-il que, elle et moi, qui sommes éthiopiens, nous ayons pu, contre toute vraisemblance, donner le jour à une fille blanche?» Sisimithrès le regarda de côté et lui dit avec un sourire ironique : « Je ne sais pas ce qui te prends de venir me reprocher, contre ton habitude, de faire aujourd'hui l'avocat, rôle que je ne suis pas disposé à mépriser; car je prétends que le juge digne de ce nom est l'avocat de la justice. Mais pourquoi suis-je, à tes yeux, le défenseur de la jeune fille plutôt que le tien, alors que, avec l'aide des dieux, je te prouve que tu es père? Et cette enfant que j'ai sauvée au berceau, pour qu'elle soit votre fille, comment pourrai-je, maintenant qu'elle est parvenue à l'épanouissement de son adolescence, être indifférent à son sort? Pense de moi ce que tu voudras, je n'en tiendrai aucun compte; car nous ne vivons pas pour plaire à autrui; nous n'avons en vue que le bien et la vertu, et il nous suffit d'avoir pour nous notre conscience. Quant à la difficulté que tu soulèves au sujet de la couleur, cette bande elle-même t'en donne la solution, puisque Persinna y avoue qu'elle s'imprégna de la ressemblance avec l'image d'Andromède qu'elle avait sous les yeux au moment où elle s'unit à toit. Si tu veux en être plus convaincu, tu as ici le modèle; fais la comparaison entre l'Andromède du tableau et la jeune fille, qui lui ressemble exactement. » [10,15] On donna l'ordre à des serviteurs d'aller décrocher le tableau et de l'apporter; on le dressa à côté de Chariclée. Ce qui provoqua, dans toute la foule, des applaudissements et un grand tumulte, chacun, dans la mesure où il avait un peu compris ce qui se disait et ce que l'on faisait, l'expliquant aux autres, et, devant l'exactitude de la ressemblance, tout le monde fut transporté de joie, et, en même temps, stupéfait, si bien qu'Hydaspe lui-même ne pouvait plus douter. Il demeura longtemps sans bouger, rempli à la fois de bonheur et d'étonnement. Alors Sisimithrès ajouta : « Encore un point; il s'agit de la royauté, du droit d'aspirer légitimement à sa succession, et, par-dessus tout, de la vérité elle-même. Découvre ton bras, jeune fille; il portait une tache noire au-dessus du coude. Il n'y a rien d'indécent à montrer en public ce qui doit témoigner de tes origines et de ta race. » Chariclée découvrit aussitôt son bras gauche et il y avait comme un cercle d'ébène tachant son bras d'ivoire. [10,16] Persinna ne se contint plus; aussitôt elle bondit de son trône et courut la prendre dans ses bras; elle la serrait en pleurant et, dans l'excès d'une joie dont elle n'était plus maîtresse, poussa des hurlements semblables à un mugissement — car une joie excessive provoque souvent des gémissements, et il s'en fallut de peu qu'elle ne tombât avec Chariclée. Hydaspe avait pitié de sa femme en la voyant en pleurs et son coeur inclinait à la compassion, mais son regard restait aussi dur que corne ou que fer, tandis qu'il contemplait ce spectacle, et lui-même demeurait immobile, luttant contre les larmes qui cherchaient à se faire jour. Son âme était agitée à la fois par l'amour paternel et une volonté virile et ses sentiments étaient partagés entre ces deux émotions, qui l'attiraient tantôt dans un sens tantôt dans un autre, comme au gré d'une tempête; finalement il fut vaincu par la nature, qui est toujours la plus forte et non seulement il se laissa persuader qu'il était père mais il témoigna qu'il éprouvait tous les sentiments d'un père. Persinna était à terre, avec sa fille, qu'elle tenait enlacée; il la releva, devant tout le monde, et on le vit aussi embrasser Chariclée et, en versant des larmes, consacrer envers elle par cette libation sa qualité de père. Pourtant il ne se laissa pas détourner de ce qu'il avait à faire; il s'arrêta un instant à contempler le peuple, qui éprouvait les mêmes émotions que lui et qui, devant ce drame mis en scène par la Fortune, versait des larmes de joie et de pitié, élevait jusqu'au ciel une immense clameur, sans écouter les hérauts réclamant le silence ni exprimer clairement le sens de ces cris. Le roi tendit les bras, agitant les mains, et réussit à apaiser la bourrasque populaire, puis : « Vous tous qui êtes ici, commença-t-il, les dieux, comme vous le voyez et l'entendez, viennent de m'apprendre que j'étais père, contre toute attente; et déjà plus d'une preuve démontrent que cette jeune fille-ci est ma fille. Mais moi j'éprouve un tel excès d'amour et pour vous et pour notre patrie que je veux bien n'attacher aucun prix et à la pérennité de ma race et au nom de père, toutes choses qu'elle pouvait me donner et que je suis prêt à la sacrifier aux dieux pour vous. Je vois, sans doute, que vous pleurez, que vous éprouvez des sentiments humains, que vous avez pitié de cette jeune fille, qui va mourir si jeune, que vous avez aussi pitié de moi, à cause de cet espoir qui m'a été en vain offert d'avoir quelqu'un pour me succéder ; cependant, il et nécessaire, même si, peut-être, vous ne le voulez pas vous-mêmes, que j'obéisse à la loi traditionnelle et que je mette au-dessus de mes intérêts privés ceux de la patrie. Si c'est la volonté des dieux de me la donner et en même temps de me la reprendre — malheur qui m'a déjà frappé à sa naissance, et que j'éprouve à nouveau maintenant que je la retrouve — je ne saurais le dire, et je vous laisse le soin d'en décider, et aussi de savoir si cette fille qu'ils ont envoyée en exil à l'autre bout de la terre et que, par un véritable miracle, ils m'ont rendue, entre mes mains, en en faisant ma prisonnière, si ces mêmes dieux auront pour agréable que je leur en fasse l'offrande en la sacrifiant. Elle que je n'ai pas fait mourir lorsqu'elle était une ennemie, que je n'ai pas maltraitée lorsqu'elle fut ma prisonnière, maintenant qu'elle s'est révélée être ma fille, je n'hésiterai pas à l'égorger, si telle est votre volonté. Il ne m'arrivera pas d'éprouver ce que l'on pardonnerait peut-être à un autre père, je ne me laisserai pas abattre, je n'aurai pas recours aux supplications pour vous demander la permission de violer, en cette circonstance, notre loi, sous prétexte qu'il est possible de rendre d'autres hommages a la divinité. Mais, dans la mesure où je vois votre sympathie pour moi, où je vois que vous souffrez de mes douleurs comme si elles étaient les vôtres, votre intérêt m'est d'autant plus cher; je dois oublier que je vais perdre mon héritière, oublier le chagrin de la malheureuse Persinna, que voici, et qui, en même temps, voit son premier enfant et va n'en plus avoir; aussi, je vous en prie, cessez de pleurer et d'éprouver pour nous cette pitié vaine : accomplissons le sacrifice. Et toi, ô ma fille car c'est la première et la dernière fois que je prononce ce nom désiré — ô toi qui es belle en vain, toi qui, en vain, as retrouvé tes parents, toi qui as eu le malheur de trouver la terre de ta patrie plus cruelle que la terre étrangère, qui as été sauvée lorsque tu étais une étrangère et qui, dans ton pays, ne rencontre que la mort, n'attendris pas mon courage par tes pleurs, montre, maintenant, cette âme courageuse et vraiment royale dont tu as déjà auparavant témoigné. Suis ton père, qui n'a pas pu te revêtir de la robe nuptiale ni te conduire vers la chambre et le lit de tes noces, qui te pare pour le sacrifice, allume pour toi, non les torches du mariage mais celles de l'offrande et fais de cette irrésistible beauté en plein épanouissement un holocauste aux dieux. Et vous, pardonnez-moi, ô dieux, ce que j'ai pu dire, si j'ai pu, vaincu par la douleur, faire entendre des paroles impies, moi qui donne, pour la première fois, ce nom à mon enfant et me fais, en même temps, le meurtrier de mon enfant. » [10,17] Et, tout en parlant, il prit Chariclée par la main, faisant mine de la mener vers les autels et le bûcher que l'on y avait dressé, mais la douleur avait allumé dans son coeur un feu plus ardent, et il faisait des voeux pour que les paroles fallacieuses de son discours ne persuadent personne. La foule des Ethiopiens fut profondément émue par ce qu'il avait dit et ne voulut pas tolérer un instant que Chariclée fût emmenée vers l'autel; elle se mit soudain à pousser de grands cris : « Sauvez la jeune fille! clamaient-ils, sauvez le sang royal, sauvez celle que les dieux ont sauvée! Nous te tenons quitte! Pour nous, la loi est satisfaite! Nous t'avons reconnu roi, reconnais-toi toi-même comme père. Les dieux sauront nous pardonner cette apparente impiété. Nous serions plus impies en résistant à leur volonté. Que personne ne fasse mourir celle qu'ils ont voulu sauver. Toi, qui es le père de ton peuple, sois aussi père dans ta maison. » Et ils poussaient mille autres cris de ce genre, et, finalement, firent mine de s'opposer de force à l'intention du roi, se dressant devant lui pour l'arrêter et réclamant que l'on apaisât les dieux en procédant aux autres sacrifices. Hydaspe accepta joyeusement et bien volontiers sa défaite et se soumit à cette violence, qu'il avait tant souhaitée, et, voyant que le peuple s'abandonnait avec délices à ses cris, les faisait durer et se livrait, plein d'orgueil, à de violentes démonstrations d'approbation, il le laissa se rassasier de sa joie et attendit qu'il reprît de lui-même son calme. [10,18] Il s'approcha, pendant ce temps, de Chariclée et lui dit : « Enfant aimée, les signes de reconnaissance m'ont montré que tu étais ma fille, le sage Sisimithrès en a témoigné, et, surtout, la bienveillance des dieux envers toi m'en a apporté la preuve; mais quel est donc ce jeune homme qui a été fait prisonnier en même temps que toi, qui a été réservé pour les sacrifices d'actions de grâces aux dieux et qui est maintenant debout près des autels, prêt à être immolé? Comment se fait-il que tu l'appelais ton frère lorsque vous m'avez été amenés pour la première fois, à Syéné? Je ne pense pas que l'on découvre qu'il est notre fils, car Persinna n'a été mère qu'une fois, et de toi. » Chariclée baissa la tête en rougissant : « J'ai menti en disant qu'il était mon frère, répondit-elle, c'est la nécessité qui m'a imposé ce mensonge; qui il est véritablement, il te le dira mieux que moi lui-même, car c'est un homme, il est plus hardi que moi, qui suis une femme, et il n'aura pas honte de parler. » Hydaspe ne comprit pas ce qu'elle voulait dire par là : « Pardonne-moi, petite fille, dit-il, de t'avoir fait rougir en te posant sur ce jeune homme une question choquante pour ta pudeur virginale. Mais va sous le pavillon t'asseoir auprès de ta mère, et rends-la heureuse; le bonheur de ta présence aujourd'hui compensera, et au delà, les douleurs que lui ont coûtées ta naissance, et fais-lui, pour la consoler, le récit de tes aventures. Pour moi, je vais m'occuper du sacrifice et chercher une victime à immoler à ta place en même temps que ce jeune homme, s'il et possible d'en trouver une digne de te remplacer. » [10,19] Chariclée fut sur le point de pousser un cri de douleur tant l'annonce que l'on allait immoler Théagène la bouleversa; pourtant, avec bien du mal, elle fit passer d'abord l'intérêt présent, se contraignit à maîtriser, poussée par la nécessité, l'élan terrible de sa douleur, et chercha à atteindre son but par un moyen détourné : "Maître, dit-elle, il n'est peut-être pas nécessaire que tu cherches une autre jeune fille, puisque le peuple t'a déjà à propos de moi, tenu quitte d'une victime féminine. Mais, si l'on tient réellement à immoler un couple et à accomplir la cérémonie avec une victime de l'un et l'autre sexe, alors il faut que tu te procures non seulement une jeune fille mais aussi un autre jeune homme, sinon ce n'est pas une autre jeune fille, c'est moi que tu devras égorger. — Ne dis pas cela! » répliqua le roi, qui lui demanda pourquoi elle parlait ainsi. « Parce que, répondit-elle, tant que vit cet homme je dois vivre avec lui, et, s'il meurt, il me faut mourir aussi, telle et la volonté des dieux. » [10,20] A ces paroles, Hydaspe, qui n'avait pas compris exactement la vérité, répondit : « Je te fais compliment de tes sentiments d'humanité, ma fille : tu as raison d'avoir pitié de cet étranger, de ce Grec, qui est de ton âge, prisonnier de guerre comme toi, qui a vécu familièrement avec toi pendant ton exil, et de songer à le sauver, mais il n'y a aucun moyen de le soustraire au sacrifice. Il ne serait pas de bon augure de manquer entièrement aux rites traditionnels des sacrifices d'actions de grâces, et, d'ailleurs, le peuple ne le tolérerait pas; il a eu déjà du mal à t'épargner, et c'est la bienveillance des dieux envers toi qui l'a ému. » Alors Chariclée : « O Roi, dit-elle, car, sans doute, il ne m'est pas permis de te donner le nom de père, si la bienveillance divine a sauvé mon corps, il appartient à la même bienveillance de sauver aussi mon âme, cette âme, dont ils savent bien qu'elle est mienne, eux, les dieux, qui en ont filé la destinée. Mais s'il apparaît que les Moires s'y refusent, et s'il faut, à tout prix, rehausser cette cérémonie en égorgeant cet étranger, je ne te demande qu'une faveur : ordonne que j'accomplisse moi-même le sacrifice, que je reçoive l'épée, comme un trésor, et que je devienne à jamais célèbre pour mon intrépidité parmi les Ethiopiens. » [10,21] Hydaspe fut confondu par cette demande : « Je ne comprends pas, dit-il, ce revirement soudain de tes intentions; tout à l'heure, tu cherchais à protéger cet étranger et maintenant tu réclames de le tuer de ta propre main, comme s'il était un ennemi. Mais je ne vois rien de convenable ni de glorieux, surtout de ta part et à ton âge, dans une telle action. Et même sans cela la chose est impossible. Il n'y a que les personnes consacrées au Soleil et à la Lune qui, d'après la tradition peuvent accomplir cet acte, et encore pas n'importe lesquels, mais seulement si elles ont un mari ou une femme, selon le cas. Aussi, ta virginité m'empêche de satisfaire ton désir, que t'inspire je ne sais quel sentiment. — Sur ce point, aucun empêchement », dit Chariclée à voix basse en se penchant à l'oreille de sa mère; « je connais quelqu'un qui peut me donner le titre d'épouse, si vous y consentez. — Nous y consentirons, répondit Persinna en souriant, et nous ne tarderons pas à te donner, avec la permission des dieux, un mari que nous choisirons digne de toi et de nous. » Alors Chariclée dit d'une voix plus forte : « Inutile de chercher; il est tout trouvé. » [10,22] Elle allait s'expliquer plus clairement — car l'imminence du danger la contraignait à l'audace et le fait qu'elle voyait, sous ses yeux, Théagène en péril, à abandonner sa retenue virginale — lorsque Hydaspe, ne se contenant plus, s'écria : « O dieux, comme vous me semblez mêler le bonheur et le malheur et me priver, pour une part, de la félicité que vous m'avez envoyée, contre toute attente, en me rendant ma fille alors que je ne l'espérais pas, mais en me la rendant insensée. Ne faut-il pas en effet qu'elle ait perdu le sens pour tenir des propos aussi bizarres ? Elle appelait « frère » quelqu'un qui ne l'était pas : quand on lui demande quel est cet étranger elle dit qu'elle ne le connaît pas. Et, pourtant, elle cherche à le sauver, comme si elle tenait à cet inconnu; quand on lui dit que sa prière ne saurait être exaucée, elle supplie qu'on lui permette de l'égorger elle-même, comme si c'était son pire ennemi. Et lorsqu'on lui répond que ce n'est point permis, qu'un sacrifice de ce genre et réservé à une seule femme, et encore, à condition qu'elle soit mariée, elle assure qu'elle est elle-même mariée, sans dire avec qui. Comment pourrait-elle nommer quelqu'un qui n'existe pas, un mari qu'elle n'a jamais eu, comme l'a prouvé l'épreuve du foyer? A moins que, pour elle seule, se révèle menteur ce foyer qui, chez les Ethiopiens, a toujours servi à prouver la pureté, sans jamais mentir, et qu'il lui ait permis de monter sur lui et de repartir sans être brûlée et qu'il lui ait fait don d'une fausse virginité. Elle seule peut donner, au même instant, aux mêmes personnes le nom d'amis et d'ennemis, et imaginer des frères et des maris inexistants. Aussi, ma femme, rentre dans le pavillon et ramène cette enfant à son bon sens, soit que l'esprit du dieu qui est venu assister à cette fête se soit emparé d'elle et la fasse délirer, soit que l'excès de la joie, devant son bonheur inespéré, la transporte hors d'elle-même. Quant à moi, je vais faire chercher et trouver par quelqu'un la victime que nous devons immoler aux dieux à sa place, et, jusqu'à ce moment, je vais m'occuper d'accueillir les ambassades venues des divers pays et de recevoir les présents qu'ils m'apportent à l'occasion de la victoire. » Sur quoi, il alla prendre place sur un trône élevé, près du pavillon, et donna l'ordre de faire approcher les ambassadeurs, ajoutant que, s'il y en avait qui venaient avec des présents, ils pouvaient les apporter. Hermonias, le maître des cérémonies, lui demanda s'il voulait qu'on les introduisît tous ensemble ou séparément, ceux de chaque pays pris à part. [10,23] Hydaspe répondit de les introduire à leur rang et séparément, afin de leur rendre à chacun les honneurs qui leur étaient dus. « Alors Seigneur, dit l'autre, le premier à venir est Méroébos, le fils de ton frère, qui vient d'arriver et qui attend, hors de l'enceinte, qu'on t'annonce sa présence. — Eh quoi! être stupide et vraiment par trop bête, lui dit Hydaspe, pourquoi ne me l'as-tu pas dit tout de suite? Ne sais-tu pas que ce n'était pas un ambassadeur mais un Roi qui arrivait, et que ce fils de mon frère qui vient de mourir a été installé par moi-même sur le trône de son père et qu'il est pour moi comme un fils? — Je le savais, Maître, dit l'autre, mais je savais aussi qu'il convenait, avant tout, de guetter le bon moment, que ce doit être là le principal souci d'un maître des cérémonies, plus que de personne. Pardonne-moi, si, te voyant occupé à converser avec les princesses, je me suis gardé d'interrompre un entretien si doux. — Eh bien, qu'il vienne maintenant, au moins », dit le Roi. Le maître des cérémonies courut exécuter l'ordre et revint aussitôt avec celui qu'on l'avait envoyé chercher. Et l'on vit alors Méroébos, un jeune homme splendide, qui venait à peine de sortir de l'adolescence; il n'avait que dix-sept ans et sa taille dépassait celle de presque toutes les personnes présentes; une brillante escorte d'écuyers l'accompagnait, et les soldats éthiopiens qui étaient autour du Roi, pleins d'admiration et de respect, s'écartaient pour le laisser passer. [10,24] Hydaspe ne resta pas sur son trône à l'attendre: il alla à sa rencontre et le prit dans ses bras avec une tendresse toute paternelle, puis il le fit asseoir auprès de lui et, lui prenant la main droite : « Te voici bien à propos, lui dit-il, mon enfant, pour fêter avec nous notre victoire et célébrer un mariage! Les dieux de notre pays et les héros nos ancêtres viennent de nous faire retrouver une fille et, je crois bien, de te faire trouver, à toi, une fiancée. Tu apprendras une autre fois tous les détails; si, maintenant, tu veux que je fasse quelque chose en faveur du peuple sur lequel tu règnes, dis-le moi. » Méroébos, en entendant parler d'une fiancée, rougit, à la fois de plaisir et de pudeur, et sa rougeur parut même à travers la noirceur de son teint : on eût dit une flamme rougeoyante dans de la cendre noire. Il resta un moment silencieux, puis : « Les autres ambassadeurs, mon père, dit-il, sont venus, chacun avec ce qu'il y avait dans son pays de plus précieux pour t'en faire hommage et couronner ainsi ta brillante victoire. Quant à moi, jugeant que ta valeur guerrière et ta vaillance illustre devaient recevoir un présent en rapport avec elles, et qui leur ressemblât, je t'apporte aujourd'hui un homme qui a remporté le prix dans les combats de la guerre et les luttes sanglantes et qui n'est pas moins invincible à la lutte et au pugilat, dans la poussière du stade. » Et, en même temps, de la tête, il fit signe à l'homme de venir. [10,25] L'autre s'avança et se prosterna devant Hydaspe. C'était un homme d'une taille telle, pareille à celle des héros du vieux temps, que, bien qu'il embrassât les genoux du Roi, il paraissait presque aussi grand que les personnes assises sur l'estrade. Sans attendre d'y être invité, il quitta ses vêtements et se dressa, tout nu, défiant quiconque le désirerait à lutter contre lui, armé ou à mains nues. Et, comme personne ne s'avançait, malgré les invitations répétées du héraut royal : « Nous te donnerons tout de même, dit Hydaspe, une récompense à ta mesure. » Sur quoi, il ordonna qu'on lui offrit un éléphant âgé et colossal. Lorsque l'animal eût été amené, l'homme le reçut avec plaisir, et le peuple éclata de rire, ravi par la bonne plaisanterie du Roi et se consolant, par la leçon infligée à l'arrogance du personnage, de ce qui lui avait paru une humiliation. Ensuite se présentèrent les ambassadeurs des Sères, apportant des tissus faits avec les fils produits par les araignées de leur pays, une robe teinte en pourpre et une autre d'une blancheur éclatante. [10,26] Hydaspe accepta ces présents, et, comme les ambassadeurs demandaient la grâce de quelques-uns de leurs compatriotes qui avaient été condamnés à la prison, le Roi la leur accorda. Ensuite, vinrent les ambassadeurs de l'Arabie heureuse, avec des plantes odoriférantes, de la cannelle, du cinnamome et d'autres parfums que produit l'Arabie ; il y avait une grande quantité de chaque sorte, si bien qu'ils embaumèrent tout le voisinage. Après eux s'avancèrent les ambassadeurs des Troglodytes, qui offrirent de l'or de fourmilière et un attelage de griffons attelés de rênes d'or. Ensuite vint l'ambassade des Blemmyes, avec des arcs et des flèches munies de pointes faites d'os de serpents et disposées en couronnes : « Tels sont, Roi, dirent-ils, nos présents; leur richesse est certes bien moindre que celle des autres présents. Mais, sur les bords du fleuve, tu as pu être témoin de leur valeur, contre les Perses. — Ils me sont plus précieux, répondit Hydaspe, que les cadeaux les plus somptueux, puisque c'est à eux que je dois tout ce que l'on m'offre maintenant. » Sur quoi il leur demanda ce qu'ils avaient à lui dire, et, comme ils demandaient une diminution de tribut, il leur accorda une exemption totale pour dix ans. [10,27] Presque toutes les députations avaient comparu et chacune avait reçu du Roi des présents égaux à ceux qu'elles apportaient, parfois même plus précieux, lorsque se présentèrent les ambassadeurs des Auxomites, qui n'étaient pas tributaires du Roi, mais ses amis et ses alliés. Pour exprimer leur plaisir des succès du Roi, ils lui apportaient, eux aussi, plusieurs présents, parmi lesquels un animal d'un aspect étrange et d'une nature étonnante, dont la taille était environ celle d'un chameau et dont le pelage était marqué de larges taches comme celui du léopard. Le train de derrière et le ventre étaient bas et pareils à ceux d'un lion; les épaules et les pattes antérieures, ainsi que la poitrine, étaient plus haut que le reste du corps et sans proportion avec lui; le cou était grêle, et, sur la masse du corps, formait un prolongement en forme de col de cygne; sa tête, qui avait l'aspect de celle du chameau, et qui atteignait en grosseur, presque deux fois celle d'une autruche de Libye, roulait des yeux terribles, qui avaient l'air soulignés d'un trait de fard. Il différait aussi par sa démarche balancée de tous les animaux de terre et d'eau, ses jambes n'avançaient pas alternativement, l'une après l'autre, mais il portait d'abord les deux pattes droites ensemble en avant, puis les deux pattes gauches, et soulevait successivement chacun de ses deux flancs. Son allure était si nonchalante et sa nature si douce qu'une mince cordelette attachée à sa tête permettait à son conducteur de le mener, comme s'il avait eu, pour le diriger à sa guise, une chaîne d'une solidité à toute épreuve. Le peuple fut stupéfié par la vue de cet animal, à qui son apparence fit aussitôt donner un nom : le peuple, spontanément, l'appela « chameau-léopard », d'après les particularités les plus voyantes de son corps, Et son arrivée provoqua un grand tumulte dans l'assemblée. [10,28] Voici en effet ce qui se produisit : auprès de l'autel de la Lune se tenait un attelage de taureaux, auprès de celui du Soleil quatre chevaux blancs prêts pour le sacrifice. Lorsque parut cet animal étrange, inhabituel, et qu'ils apercevaient pour la première fois, cela troubla les animaux comme aurait pu le faire l'apparition d'un fantôme; ils furent remplis de terreur et, rompant les liens par lesquels leurs gardiens les retenaient, l'un des deux taureaux (le seul, apparemment, qui eût aperçu la bête) et deux des chevaux se lancèrent dans une fuite éperdue, et, comme ils ne pouvaient franchir le cercle de soldats dont les boucliers, serrés les uns contre les autres, leur opposaient une barrière continue, ils couraient çà et là dans l'espace libre, emportés dans une course folle, tournant sur eux-mêmes et renversant tout, choses et gens, qui se trouvaient sur leur chemin. A ce spectacle, s'élevèrent des cris variés : cris d'effroi de ceux qui se trouvaient sur la route des animaux, cris ravis de ceux qui, en voyant ceux-ci s'élancer sur d'autres qu'eux, trouvaient matière à se réjouir et a rire dans la déconfiture de leurs compatriotes. Au bruit, Persinna et Chariclée ne purent prendre sur elles de demeurer plus longtemps tranquilles dans le pavillon; elles écartèrent légèrement la toile et virent ce qui se passait Alors, Théagène, poussé par son propre courage, ou, peut-être, obéissant à l'impulsion que lui envoyait un dieu et profitant de ce que les gardes qui se tenaient auprès de lui s'étaient dispersés à cause de la confusion générale, s'élança brusquement. Il était jusque-là agenouillé près de l'autel, s'attendant, d'un instant à l'autre, à être égorgé; saisissant une bûche sur l'autel, il sauta sur l'un des chevaux qui ne s'étaient pas échappés et, empoignant la crinière en guise de rênes, il pressa sa monture du talon, et se servant sans relâche de la bûche comme d'un fouet, l'excita et le lança, à toute vitesse, contre le taureau échappé. D'abord, les assistants s'imaginèrent que c'était une tentative de Théagène pour s'enfuir, et chacun criait à son voisin de ne pas le laisser franchir la haie de soldats, mais la suite de ses actions leur prouva qu'il n'avait ni peur du sacrifice ni désir d'y échapper. Il rejoignit très vite le taureau et, pendant quelques instants, le chassa par derrière, en le piquant et en le faisant courir de plus en plus vite. Dans quelque direction que fonçât l'animal, il suivait sa course sinueuse, esquivant avec le plus grand soin ses retours et ses charges. [10,29] Quand il l'eut accoutumé à le voir agir de la sorte, il se mit à chevaucher à côté du taureau, pelage contre pelage; l'haleine du taureau se mêlait à celle du cheval, et aussi leurs sueurs, et il réglait si exactement leurs courses à la même vitesse que les têtes des deux animaux paraissaient de loin appartenir à un seul corps ; l'on se mit alors à porter aux nues l'homme qui avait su réaliser cet attelage étrange d'un cheval et d'un taureau. Tels étaient les sentiments de la foule. Chariclée, elle, à cette vue, était toute tremblante et frissonnait, car elle ne savait pas quelle était l'intention de Théagène et l'idée qu'il pouvait tomber et être blessé la torturait comme s'il se fût agi de sa propre vie, tant et si bien que Persinna s'en aperçut et lui dit : « Mon enfant, que t'arrive-t-il? On dirait que tu cours les mêmes dangers que cet étranger? J'en suis moi-même touchée, et j'ai pitié de sa jeunesse; je prie le ciel qu'il échappe au péril et qu'il survive pour le sacrifice, afin que nous ne laissions pas sans les accomplir du tout les rites que nous devons aux dieux. » Alors Chariclée : « Etrange prière, de demander qu'il ne meure pas, pour mieux mourir. Mais, si cela t'est possible, mère, je t'en prie, par amour pour moi sauve cet homme. » Et Persinna, qui ne comprenait pas la vraie raison de cette prière, mais soupçonnait une histoire d'amour, répondit : « Il n'est pas possible de le sauver; pourtant, si tu as eu quelques relations avec cet homme, qui font que tu as tellement peur pour lui, aie le courage de tout me confier, comme à une mère; si tu as eu envers lui quelque mouvement coupable et peu convenable chez une vierge, le coeur d'une mère sait jeter un voile sur la faute de sa fille, et l'expérience d'une femme sur une faiblesse féminine. » Chariclée se mit alors à fondre en larmes : « Voilà bien mon malheur, s'écria-t-elle, après tant d'autres! Ceux qui devraient les comprendre ne comprennent pas mes paroles, et lorsque je raconte mes malheurs, on ne veut pas les écouter; j'en suis donc réduite maintenant à m'accuser ouvertement et sans rien dissimuler. » [10,30] Sur quoi, elle était sur le point de tout révéler lorsqu'elle en fut, une fois encore, empêchée, car, à ce moment, s'éleva de la foule une clameur retentissante. Théagène venait en effet de lancer son cheval à toute allure, et, à peine avait-il dépassé le taureau, la tête de l'animal arrivant au niveau du poitrail de son cheval, qu'il abandonna celui-ci et sauta sur le cou du taureau, appuya son visage entre les deux cornes de l'animal, passa ses avant-bras autour de celles-ci, comme une couronne, et noua ses deux mains sur le front de la bête, les doigts entrelacés, tandis qu'il laissait aller le reste de son corps sans toucher terre le long de l'épaule droite du taureau, qui l'emportait, accroché à lui, et sans que ses bonds furieux parviennent à l'ébranler. Lorsqu'il sentit que le taureau s'essoufflait sous le poids et que ses muscles se relâchaient à cause de leur tension excessive, au moment où il passait devant l'endroit où était assis Hydaspe, il se laissa glisser en avant, lança les jambes dans les pattes de l'animal, et, lui donnant de grands coups sur les sabots, entrava sa course. Emporté par son élan, et accablé par le poids et l'effort du jeune homme, le taureau fléchit les jarrets, fut lancé, tête première, comme une balle de fronde, et roula, tout pantelant, sur les épaules et le dos, de tout son long, les pattes en l'air, et ses cornes enfoncées dans la terre interdisaient tout mouvement à sa tête qui semblait avoir pris racine, tandis que ses pattes s'agitaient vainement, battant le vide, dans un aveu de défaite. Théagène, alors, posa la main gauche sur lui et le maintint solidement; il leva la droite vers le ciel et l'agita d'un mouvement continu, tout en regardant Hydaspe et le reste de l'assistance d'un air joyeux et avec un sourire qui les conviait à partager sa joie, cependant que le mugissement du taureau était comme la trompette qui proclamait sa victoire. Le peuple répondit par des cris, dans lesquels on ne distinguait aucune louange précise, mais toutes ces bouches ouvertes d'un même souffle exprimaient leur admiration dans une clameur prolongée et soutenue qui montait jusqu'au ciel. Sur l'ordre du Roi, des serviteurs se précipitèrent : les uns relevèrent Théagène et le menèrent au Roi, les autres jetèrent une corde autour des cornes du taureau et le traînaient, la tête basse, jusqu'aux autels, où ils l'attachèrent de nouveau avec le cheval qu'ils avaient rattrapé. Hydaspe était sur le point d'adresser la parole à Théagène et à prendre une décision à son égard lorsque le peuple, à qui Théagène était sympathique et qui avait un faible pour lui depuis le moment où il l'avait vu, stupéfait, aussi, de sa vigueur, et, plus encore, piqué de jalousie contre l'Ethiopien de tout à l'heure, le champion amené par Méroébos, réclama d'une voix unanime : « Qu'on l'oppose à l'homme de Méroébos ! Que celui qui a reçu l'éléphant se mesure à celui qui a capturé le taureau! » criaient-ils sans arrêt. Et, comme ils insistaient longtemps, Hydaspe fit signe qu'il y consentait; alors, on amena l'Ethiopien, qui parut, jetant des regards méprisants et farouches, le pas traînant, et balançant alternativement les deux bras, les coudes largement écartés. [10,31] Lorsque l'homme fut arrivé près du Roi et de ses conseillers, alors le Roi regarda Théagène et lui dit en grec : « Etranger, il te faut te mesurer avec cet homme, le peuple le veut. — Qu'il en soit comme tu le désires, répondit Théagène : mais quel genre de combat? — A la lutte », répondit Hydaspe. Alors lui : « Pourquoi pas l'épée à la main et en armure, pour que je puisse, par une victoire éclatante, ou une défaite définitive, émouvoir Chariclée, qui a, jusqu'ici, eu le courage de ne pas parler de moi ou qui, finalement, à ce qu'il semble, m'a complètement oublié. » Alors Hydaspe : « Qu'est-ce que vient faire le nom de Chariclée dans cette histoire? Toi seul le sais. En tout cas, c'est à mains nues et non avec l'épée qu'il te faut lutter. Car il et interdit de voir du sang avant le moment du sacrifice. » Théagène comprit qu'Hydaspe craignait qu'il ne fût tué avant d'être immolé. « Tu as raison, dit-il, de me réserver pour les dieux; ils sauront s'occuper de moi ! » Après quoi, il ramasse de la poussière et la répand sur ses épaules et ses bras encore tout humides de la sueur provoquée par sa chasse au taureau, se secoue pour faire tomber le sable qui n'adhère pas, porte les deux bras en avant, affermit ses deux pieds sur le sol pour être plus stable, plie le jarret, penche les épaules et la poitrine, incline légèrement le cou en avant, allonge tout son corps et, dans cette position, attend impatiemment les prises de la lutte. L'Ethiopien le regardait avec un sourire ironique, et, avec des hochements de tête moqueurs, avait l'air de mépriser son adversaire. Soudain, il se précipite sur lui et frappe de son bras le cou de Théagène, comme avec une barre; le choc fit entendre, au loin, un bruit sourd; sur quoi, l'homme reprit son air fat et se mit à rire insolemment. Théagène, qui avait été formé au gymnase et, dès sa jeunesse, s'était exercé à la lutte, qui connaissait toutes les finesses des concours d'Hermès, vit qu'il fallait d'abord rompre, et, après avoir ainsi éprouvé la puissance de son adversaire, ne pas aborder de front cette masse monstrueuse et féroce mais ruser avec sa force brutale et en venir à bout en usant de science. Aussitôt, bien qu'il eût été à peine ébranlé par le coup, il fit semblant d'avoir été plus éprouvé qu'il ne l'avait été en réalité et laissa découvert l'autre côté de son cou pour que l'autre le frappât. Comme l'Ethiopien le frappait une seconde fois, il céda sous le choc et fit mine d'être presque précipité en avant, le visage contre la terre. [10,32] Comme si la décision était déjà acquise, l'Ethiopien, plein d'audace, s'élança sans précaution pour le frapper une troisième fois et, déjà, levant le bras, il s'apprêtait à lui asséner un coup, lorsque, soudain, Théagène se jeta sur lui, tête baissée, esquiva son attaque et, de son bras droit lui ramenant le bras gauche en arrière, le fit chanceler; en même temps, l'élan de son propre bras, qui ne rencontra que le vide, entraîna l'Éthiopien vers le sol. Alors Théagène se glisse sous son aisselle et l'étreint par derrière, parvenant à peine entourer de ses deux bras son corps énorme. Puis, avec son talon, il lui martèle violemment et alternativement les chevilles et les pieds, le contraignant à s'agenouiller; après quoi, il lui maintient les pieds, lui enfonce les genoux dans les aines, arrache du sol les mains sur lesquelles l'Ethiopien arc-boutait sa poitrine, fait passer de force ses bras autour de sa tête, les ramène derrière son dos et ses épaules et le force à s'allonger à plat ventre par terre. A cette vue ce ne fut qu'un cri, plus violent encore qu'auparavant, qui s'éleva de la foule. Le Roi lui-même fut ému et s'élança de son trône : «Cruelle nécessité! dit-il. Quel homme la loi m'oblige à immoler! » Puis, il l'appela : « Jeune homme, lui dit-il, je dois te donner une couronne selon l'usage, pour le sacrifice : porte-la maintenant, pour cette victoire remarquable, mais inutile et éphémère. Et, puisqu'il ne m'est pas possible, malgré mon désir, de t'arracher au sort qui t'attend, je te donnerai tout ce que je pourrai ; si tu vois quelque plaisir que tu puisses prendre tant que tu vis encore, demande-le moi. » Après ces mots, il plaça sur la tête de Théagène une couronne d'or enrichie de pierreries, et il ne pouvait dissimuler ses larmes. Alors Théagène : « Eh bien, je vais te demander quelque chose, dit-il, et je te supplie de tenir ta promesse : puisqu'il est absolument impossible que j'échappe au sacrifice, ordonne du moins que je meure de la main de la fille que tu viens de retrouver. » [10,33] Hydaspe fut vivement frappé par cette parole, et il se souvint que Chariclée avait formulé la même demande, mais il ne crut pas que c'était le moment de tirer la question au clair. « Ce sont des choses possibles, étranger, répondit-il, que je t'ai permis de me demander, et que j'ai promis de t'accorder; il faut que la femme qui immole la victime soit mariée et non vierge; la loi l'exige. — Mais elle a un mari, elle aussi, repartit Théagène. — Propos en l'air, dit le Roi, et vrai délire de moribond! Cette jeune fille ignore le mari et tout contact avec un homme, ainsi que l'a prouvé le foyer; à moins que tu ne veuilles parler de Méroébos, lorsque tu prononces le mot de mari, mais je ne sais pas comment tu aurais pu l'apprendre, et, d'ailleurs, je n'ai pas encore dit qu'il était son mari, mais son fiancé. — Tu peux ajouter qu'il ne sera jamais son mari, dit Théagène, si je connais bien les sentiments de Chariclée; et tu dois croire à ma prédiction, c'est celle d'une victime consacrée. » Sur quoi Méroébos s'écria : « Mais, mon cher, ce n'est pas de leur vivant que les victimes prédisent l'avenir, c'est une fois égorgées et découpées, qu'elles donnent, d'après leurs entrailles, des signes prophétiques. Tu avais raison mon père, cet étranger divague, sur le point de mourir Qu'on l'emmène aux autels, si tu le permets, et, si tu veux bien achever les affaires que tu peux encore avoir à traiter, accomplis ensuite le sacrifice. » On emmena donc Théagène à l'endroit désigné. Chariclée, qui avait un peu respiré en le voyant victorieux et avait conçu quelque espoir, se reprit, lorsqu'on le ramena à l'autel, à se lamenter. Persinna ne cessait de la consoler, et lui disait : « Peut-être peut-on sauver ce jeune homme, si tu voulais bien tout me dire et m'exposer plus clairement la situation où tu te trouves. » Alors Chariclée, ainsi contrainte, et voyant que les circonstances ne permettaient plus d'attendre, se mit à raconter l'essentiel. [10,34] Hydaspe, cependant, s'informait auprès du maître des cérémonies s'il y avait encore des ambassadeurs. « Ceux de Syéné, Roi, répondit Hermonias; ils apportent une lettre d'Oroondatès et des présents; ils viennent seulement d'arriver. — Qu'ils s'avancent donc eux aussi », déclara le Roi. Ils se présentèrent et tendirent leur lettre. Hydaspe l'ouvrit et la lut; elle disait : « Au Roi très bon et très heureux qui règne sur les Ethiopiens, à Hydaspe, Oroondatès le satrape du Grand Roi. S'il est vrai que tu m'as vaincu dans le combat, tu m'as encore davantage vaincu par ta bonté, et tu m'as permis, spontanément, de recouvrer mon gouvernement, aussi ne serais-je pas étonné que, maintenant, tu m'accordes une demande sans importance. Une jeune fille que l'on m'amenait de Memphis s'est trouvée mêlée aux opérations militaires; j'ai appris qu'elle avait été faite prisonnière et que, sur ton ordre, on l'avait envoyée en Ethiopie. C'est ce que m'ont dit ceux qui se trouvaient alors avec elle et qui ont échappé au danger. Je te demande de la libérer, pour me faire plaisir, et de m'en faire présent, car je désire, moi-même, voir cette enfant et, surtout, je désire la rendre à son père qui a erré à travers une bonne partie de la terre pour retrouver sa fille, et a été surpris par la guerre dans la place d'Eléphantine. Je passais en revue les survivants, quand je le vis et j'ai décidé de l'envoyer vers ta Clémence. Il est maintenant auprès de toi, avec les autres ambassadeurs; on peut voir, d'après ses manières, quelle est sa noblesse; on peut s'apercevoir, en le voyant, qu'il commande le respect. Renvoie-le moi, ô Roi, satisfait : qu'il ne soit plus père de nom, mais père en réalité. » Cette lettre lue : « Quel est celui d'entre vous qui cherche sa fille ? » dit le Roi. Les ambassadeurs lui montrèrent un vieillard. « Etranger, lui dit Hydaspe, je suis prêt, à la demande d'Oroondatès, à faire tout pour toi. Mais je n'ai fait amener que dix captives; une seule, jusqu'à présent, a été reconnue, et ce n'est pas ta fille; examine les autres, et si tu reconnais ta fille, emmène-là. » Le vieillard, prosterné, lui baisait les pieds. On amena les jeunes filles et, à l'examen, il ne trouva pas celle qu'il cherchait; aussi retomba-t-il dans sa tristesse. « Roi, dit-il, ce n'est aucune de celles-ci. — Tu en sais autant que moi, dit Hydaspe, accuse le sort si tu ne trouves pas celle que tu cherches. Mais on n'a pas amené ici d'autres captives que celles-ci; il n'y en a pas d'autres dans le camp; tu peux regarder partout et t'en convaincre. » [10,35] Le vieillard se frappa le front, versa des larmes, leva la tête et regarda la foule tout autour de lui; soudain, comme un fou, il se mit à courir, se précipita vers l'autel, roula, pour en faire une corde, la lisière du mauvais manteau qu'il portait et le jeta autour du cou de Théagène, puis il entraîna celui-ci en criant d'une voix forte : « Je te tiens, scélérat. Je te tiens, maudit, criminel! » Et, malgré la résistance des gardes, qui s'efforçaient de le retenir, il s'attache à Théagène, colle à lui, et réussit à l'amener devant Hydaspe et les membres du conseil. Alors : « Roi, dit-il, voilà l'homme qui a enlevé ma fille, désolé ma maison, arraché des autels du Pythien celle qui était ma vie et qui est maintenant prosterné, comme un saint homme, auprès des autels des dieux! » A ce spectacle tout le monde frémit, les uns, parce qu'ils avaient compris ses paroles et les autres, parce que ce qu'ils avaient vu les avait frappés d'étonnement. [10,36] Et comme Hydaspe invitait le vieillard à expliquer plus clairement ce qu'il voulait, celui-ci (qui n'était autre que Chariclès) se garda de révéler la vérité sur la naissance de Chariclée, par précaution, au cas où, dans sa fuite vers l'intérieur, elle aurait disparu, et pour éviter que cela ne lui aliénât ses vrais parents. Il supprima donc les détails qui pouvaient lui nuire et dit : « J'avais une fille, ô Roi, dont vous ne sauriez croire d'après mes paroles à quel point elle était sage et à quel point elle était belle si vous l'aviez vue. Elle était vierge et desservante de l'Artémis de Delphes. Et cet être admirable, un Thessalien, qui était venu à Delphes, dans ma ville, pour diriger une députation sacrée au nom de son pays l'a secrètement enlevée, du sanctuaire même d'Apollon; vous devez vous considérer vous-mêmes comme atteints par son sacrilège, car Apollon est l'un de vos dieux nationaux, puisqu'il n'est autre que le Soleil, et cet individu a profané son sanctuaire. Il a eu pour complice de cet enlèvement certain faux prêtre de Memphis; j'ai couru après lui en Thessalie, je l'ai réclamé à ses compatriotes, qui habitent autour de l'Oeta, et je n'ai pu le trouver, mais ils me l'ont abandonné et m'ont donné le droit de l'égorger, comme un criminel, en quelque lieu que je le trouve. J'ai supposé alors qu'ils s'étaient réfugiés à Memphis, dans la ville de Calasiris, et je m'y suis rendu. Là, j'ai trouvé Calasiris mort, comme il le méritait, mais son fils, Thyamis, m'a donné tous les détails sur ma fille, et dit notamment qu'elle avait été envoyée à Syéné auprès d'Oroondatès. Mais je n'ai pas réussi à rejoindre Oroondatès à Syéné, où je me rendis ensuite, car je fus surpris par la guerre à Eléphantine; me voici maintenant ici, et je suis ton suppliant, comme te l'a expliqué la lettre. Tu as en ton pouvoir le ravisseur; fais rechercher ma fille, ainsi tu me rendras service, à moi qui suis si malheureux, et tu ne pourras que te louer de témoigner le cas que tu fais du satrape qui est intervenu auprès de toi en ma faveur. » [10,37] Il cessa de parler et se mit à pousser des gémissements et des lamentations. Hydaspe se tourna alors vers Théagène : « Qu'as-tu à répondre? lui demanda-t-il. » Et Théagène répondit : « Toutes ces accusations sont vraies. Je suis coupable envers cet homme de vol, de rapt, de violence, je l'ai gravement offensé, mais, à vous, je ne vous ai fait que du bien. — Rends donc, répondit Hydaspe, celle qui ne t'appartient pas, et tu mourras glorieusement, victime consacrée aux dieux, et non comme un criminel que l'on exécute. —Mais repartit Théagène, ce n'et pas le voleur, c'est celui qui détient l'objet du vol qui doit le rendre; et c'est toi qui le possèdes. Rends-le lui, à moins qu'il ne reconnaisse lui-même que Chariclée est ta fille. » Alors personne ne demeura plus maître de soi, et ce fut une confusion générale. Sisimithrès qui, jusque-là, s'était contenu, bien qu'il eût compris depuis longtemps de quoi il s'agissait et ce qui s'était passé, mais qui attendait que les révélations se fissent graduellement, par la volonté de la divinité, s'élança vers Chariclès et l'embrassa : « Elle est sauvée, lui dit-il, celle que tu considérais comme ta fille et que je t'ai autrefois confiée. Elle a retrouvé ses vrais parents, les voici. » [10,38] Alors Chariclée s'élança hors du pavillon et, oubliant tout de la retenue convenable à son sexe et à son âge, comme une bacchante agitée par le dieu, hors d'elle, elle se jeta aux genoux de Chariclès. « Père, dit-elle, ô toi que je dois honorer à l'égal de ceux qui m'ont donné le jour, punis comme tu le voudras mon crime, mon parricide, sans tenir compte du fait que peut-être quelque divinité a voulu tout cela, que peut-être il faut voir là la main des dieux. » Persinna, de l'autre côté, embrassait Hydaspe et lui disait : « Tout cela est vrai, crois-moi; sache bien que ce jeune Grec-ci est réellement le fiancé de notre fille; elle vient de me l'avouer, non sans mal. » Le peuple, de son côté, poussait des acclamations et dansait de joie; tous les âges, toutes les conditions partageaient également un même bonheur de ce qui arrivait; ils ne comprenaient pas la plus grande partie de ce qui se disait, mais ils devinaient la vérité d'après ce qu'ils savaient des aventures de Chariclée, ou peut-être même étaient-ils éclairés par une inspiration de la divinité qui avait machiné toute cette scène. Grâce à elle, les contraires s'unirent harmonieusement : la joie et le chagrin s'associèrent, le rire se mêla aux larmes, le drame le plus sombre se termina en fête, ceux qui pleuraient se mirent à rire, ceux qui gémissaient furent réjouis; on trouvait ceux qu'on ne cherchait pas, on perdait ceux que l'on croyait avoir trouvés, et, enfin, les sacrifices humains que l'on attendait se transformèrent en cérémonies d'heureux augure. [10,39] Hydaspe, en effet, s'adressant à Sisimithrès, lui demanda : « Que faut-il faire, très sage? Refuser le sacrifice dû aux dieux serait impie, mais égorger les êtres qu'ils nous ont rendus serait criminel. Réfléchissons à ce que nous devons faire. » Alors Sisimithrès répondit, non pas en grec, mais en éthiopien, pour que tout le monde pût comprendre : « Roi, apparemment, même les plus avisés des hommes ont l'esprit obscurci par un excès de joie. Tu aurais dû comprendre depuis longtemps que les dieux n'agréaient pas le sacrifice que nous leur préparions : d'abord, ce fut la bienheureuse Chariclée en qui ils te révélèrent ta fille, au pied même des autels, et dont ils ont envoyé ici, comme par miracle, du fond de la Grèce, le père nourricier ; ensuite, ils ont jeté la peur et le trouble parmi les chevaux et les taureaux destinés au sacrifice, nous donnant à entendre qu'il fallait renoncer à offrir les victimes que nous considérions comme les plus parfaites; enfin, pour mettre le comble à leurs bienfaits et dénouer le drame, ils nous ont fait reconnaître dans ce jeune étranger le fiancé de la jeune fille. Sachons reconnaître les miracles des dieux, conformons-nous à leur volonté et procédons à des offrandes plus pieuses, en renonçant, pour toujours, aux sacrifices humains. » [10,40] Sisimithrès avait prononcé ces paroles d'une voix forte et de façon à être entendu de tous; alors Hydaspe, recourant, lui aussi, à la langue vulgaire, et prenant Chariclée et Théagène par la main, s'écria : « Eh bien, vous tous qui êtes là, puisque c'est la volonté des dieux qui a accompli tout ceci, il serait criminel de s'y opposer; aussi, devant ces mêmes dieux qui ont voulu ces choses, devant vous-mêmes, qui montrez votre désir de vous conformer à leurs décisions, je déclare ces deux jeunes gens unis par les liens du mariage et je les autorise à vivre ensemble légalement et à procréer des enfants. Si vous le voulez bien, qu'un sacrifice confirme cette décision et, maintenant, allons prier les dieux. » [10,41] Ces paroles furent acclamées par les soldats, qui se mirent à applaudir comme si l'on célébrait déjà le mariage. Hydaspe s'approcha des autels, et, au moment de commencer la cérémonie : « O Soleil, notre maître, dit-il, et toi, Lune, notre maîtresse, puisque vous avez voulu que Théagène et Chariclée fussent déclarés mari et femme, ils ont le droit, aussi, de devenir vos desservants. » Sur quoi, il prit sa propre mitre et celle de Persinna, qui étaient les insignes de leur sacerdoce, et mit la sienne sur la tête de Théagène et celle de Persinna sur celle de Chariclée. Alors Théagène se rappela l'oracle qui lui avait été rendu à Delphes, et il comprit que se réalisait la vieille prédiction des dieux, disant que les jeunes gens, après leur fuite de Delphes, « iront vers la terre que noircit le soleil, et là ils trouveront la juste récompense de leur vie de vertu et pour entourer leurs tempes noircies une couronne blanche ». Donc, couronnés de mitres blanches, les jeunes gens, revêtus du sacerdoce, célébrèrent un joyeux sacrifice, à la lumière des torches, puis, tandis que flûtes et syrinx retentissaient mélodieusement, Théagène monta avec Hydaspe sur un char attelé de chevaux; Sisimithrès suivait, sur un autre, avec Chariclès, et Chariclée, avec Persinna, sur un troisième, que traînaient des boeufs, puis, au milieu des acclamations, des applaudissements et des danses, le cortège se dirigea vers Méroé, pour célébrer avec plus d'éclat, en ville, les saintes cérémonies du mariage. Telle est la fin de l'histoire de Théagène et Chariclée, que composa un Phénicien d'Emèse, de la race du Soleil, Héliodore, fils de Théodose.