[8,0] LIVRE VIII. [8,1] Le roi d'Ethiopie avait, par une ruse, réussi à tromper Oroondatès et s'était emparé de l'un des deux objectifs de la guerre, en prenant par surprise la ville de Philae, que se disputaient perpétuellement les deux pays; il avait ainsi mis le satrape dans un grand embarras en le contraignant à hâter son expédition et à presque tout improviser. La ville de Philae est située sur le Nil, un peu en amont des petites cataractes et distante de Syéné et d'Eléphantine d'environ cent stades. Des exilés égyptiens en avaient autrefois occupé le site et l'avaient fondée, et, depuis lors, on ne savait si elle appartenait aux Ethiopiens ou aux Egyptiens. Les premiers faisaient aller l'Ethiopie jusqu'aux cataractes, tandis que les Egyptiens estimaient que l'installation d'exilés de chez eux avait annexé la ville à l'Égypte, en quelque sorte par droit de conquête. Sans cesse, la ville changeait de maîtres, à la faveur d'un coup de main ou d'une victoire plus durable. A ce moment-là, elle était occupée par une garnison d'Egyptiens et de Perses. Le roi d'Ethiopie avait envoyé à Oroondatès une ambassade réclamant Philae ainsi que les mines d'émeraudes (il y avait longtemps, nous l'avons dit, qu'il avait fait au sujet de celles-ci des réclamations officielles, mais sans succès). Il avait ordonné à ses ambassadeurs de le précéder de quelques jours, et il les suivit lui-même avec des troupes qu'il avait depuis longtemps préparées ostensiblement en vue d'une autre guerre, et il ne révéla à personne le but de son expédition. Quand il supposa que ses ambassadeurs avaient dépassé Philae et endormi la vigilance des habitants et de la garnison, en répandant le bruit qu'ils étaient envoyés pour conclure la paix et même une alliance, il apparut brusquement et chassa la garnison, qui ne résista que pendant deux ou trois jours et dut céder devant le nombre des adversaires et leur matériel de siège; il s'empara ainsi de la ville sans faire aucun mal aux habitants. Oroondatès, déjà bouleversé par ces événements, vit arriver Achaeménès qui accrut encore le trouble où l'avaient mis les récits des fugitifs en se montrant à l'improviste et sans avoir été convoqué. Le satrape lui demanda s'il était arrivé quelque chose de grave à Arsacé ou au reste de sa maison. Achaeménès répondit que oui et qu'il souhaitait l'en entretenir en particulier. Lorsqu'ils furent seuls, il lui raconta toute l'affaire, comment Théagène, fait prisonnier par Mitranès, avait été envoyé à Oroondatès pour qu'il l'offrît, si bon lui semblait, en présent au Grand Roi, car c'était un jeune homme magnifique, et digne de servir à la cour et à la table du Grand Roi; comment il avait été enlevé par les gens de Bessa, qui avaient tué Mitranès, comment, ensuite, il était arrivé à Memphis, et il lui raconta également tout ce qui concernait Thyamis. Enfin, il lui dit l'amour d'Arsacé pour Théagène, la manière dont Théagène avait été installé au palais, les prévenances dont il avait été l'objet et la façon dont il s'acquittait de ses fonctions d'échanson; il ajouta que, peut-être, aucun acte coupable n'avait encore été commis, parce que, jusqu'ici, le jeune homme avait résisté et tenu bon, mais il était à craindre que cela n'arrivât, et que le jeune homme ne cédât, soit sous la contrainte soit simplement à la longue, à moins que l'on ne se hâtât de l'enlever de Memphis avant cela et de couper court à toute l'intrigue amoureuse d'Arsacé. C'était la raison pour laquelle il avait été aussi vite, et s'était échappé en secret pour venir tout lui révéler, son dévouement envers son maître ne lui permettant pas de lui tenir caché ce qui se tramait contre lui. [8,2] Lorsqu'il eut, par ce récit, rempli Oroondatès de colère (et c'était un homme qui se laissait aller tout entier à ses ressentiments et à sa vengeance), il tenta aussi d'allumer en lui un désir pour Chariclée, lui donnant une idée très haute — et d'ailleurs vraie — de sa beauté, qu'il exalta jusqu'au ciel, ainsi que sa jeune grâce, qui étaient telles que l'on ne pouvait en avoir vu de semblables, et que l'on n'en verrait jamais. « Ce n'est rien, dit-il, crois-moi, que toutes tes concubines à côté d'elle, non seulement celles de Memphis, mais celles qui te suivent. » Il ajouta encore beaucoup de choses sur ce sujet, dans l'espoir que, si Oroondatès avait des relations avec Chariclée, il ne tarderait pas à obtenir la permisson d'épouser Chariclée, en récompense de ses révélations. Le satrape était tout excité et plein d'ardeur, à la fois sous l'empire de la colère et aussi du désir, et il donnait en plein, dans le piège. Sans plus attendre, il convoqua Bagoas, l'un de ses eunuques de confiance, et lui ordonna de se rendre à Memphis avec cinquante cavaliers et de lui ramener Théagène et Chariclée, le plus vite possible, et en quelque endroit qu'il les trouvât. [8,3] Il lui remit en outre deux lettres, l'une adressée à Arsace et disant : « Oroondatès à Arsacé : Envoie-moi Théagène et Chariclée, le frère et la soeur, qui sont prisonniers et esclaves du Roi, pour que je les fasse parvenir au Roi. Envoie-les de bon gré, car ils seront emmenés, même si tu ne le veux pas, et je devrai croire Achaeménès. » Une autre lettre, adressée à Euphratès, le chef des eunuques de Memphis, était la suivante : « La négligence dont tu fais preuve à l'égard des affaires de ma maison se paiera un jour; pour le moment, livre à Bagoas, qui a mission de me les amener, les deux prisonniers grecs, et cela qu'Arsacé le veuille ou non. Livre-les lui de toute façon, ou sache que j'ai donné l'ordre que l'on t'amène à moi, enchaîné, pour être écorché vif. » Bagoas et sa suite se mirent en route pour exécuter les ordres, portant les lettres revêtues du sceau du satrape, pour que les gens de Memphis n'aient aucun doute sur leur authenticité et soient plus prompts à livrer les deux jeunes gens. De son côté, Oroondatès partit en guerre contre les Ethiopiens et ordonna à Achaeménès de le suivre, tout en le faisant, à son insu, garder discrètement, jusqu'à ce que ses dénonciations se soient révélées exactes. Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait à Memphis. Au moment où Achaeménès s'était secrètement échappé de la ville, Thyamis, qui avait recouvré la pleine possession de son sacerdoce et qui, pour cette raison, tenait le premier rang dans Memphis, avait rendu à Calasiris les honneurs funèbres et accompli pour son père tous les rites traditionnels, pendant les jours prescrits; il songea alors à Théagène, dès qu'il eut la permission, conformément à la loi sacrée, de reprendre des relations avec le monde profane. Après bien des questions et des recherches, il apprit qu'ils étaient logés dans le palais du satrape; aussitôt, en toute hâte, il alla trouver Arsacé pour lui réclamer les jeunes étrangers, alléguant qu'il représentaient beaucoup pour lui, et, en particulier que son père Calasiris, en mourant, lui avait recommandé de veiller sur eux et de les protéger de toutes les manières possibles. Il exprimait sa reconnaissance à Arsacé pour avoir accueilli ces jeunes gens pendant ces quelques jours, les avoir traités avec bonté, bien qu'ils fussent et des étrangers et des Grecs, aussi longtemps qu'il était interdit aux personnes non consacrées de pénétrer dans l'enceinte du temple, mais il estimait juste, maintenant, qu'on lui rendît le dépôt qui lui avait été confié à lui-même. Mais Arsacé répondit : « J'admire que tu rendes témoignage de ma bonté et de ma bienveillance et, en même temps, tu me fasses encourir le reproche d'être inhumaine, en laissant croire que nous ne pouvons ou nous ne voulons pas nous occuper de nos hôtes et leur donner ce qu'il convient. — Ce n'est pas cela, répondit Thyamis, je sais bien qu'ils trouveraient ici une bien plus grande abondance que chez moi, s'ils voulaient rester. Mais en réalité, bien qu'ils appartiennent à de très illustres familles, ils sont maintenant réduits, après maints revers de fortune, à mener une vie errante, et ce qu'ils désirent par-dessus tout, c'est de retrouver leur famille et rentrer dans leur patrie; mon père, en mourant, m'a légué le soin de les leur rendre, et, d'ailleurs, j'ai d'autres motifs, très légitimes, de leur témoigner de l'amitié. — Tu as raison, dit Arsacé, de ne pas t'être abaissé à me prier et de préférer parler justice; car celle-ci est évidemment de mon côté, dans la mesure où le fait d'être le maître de quelqu'un donne plus de titre à sa possession que le fait d'être un quelconque protecteur. » Thyamis, étonné, repartit : «Tu es leur maîtresse, toi? Comment cela? — Par le droit de la guerre, répondit-elle, qui fait que les prisonniers sont esclaves. » [8,4] Thyamis comprit qu'elle voulait parler de l'épisode de Mitranès. « Mais, Arsacé, reprit-il, ce n'est plus la guerre, maintenant, c'est la paix; or, si la première a pour effet de faire des esclaves, l'autre les libère; la première est un caprice de tyran despotique, l'autre, la mesure raisonnée d'un roi. La paix et la guerre se reconnaissent, non pas au sens propre des mots, mais d'après les intentions de ceux qui en usent. Si tu ajoutais à ces termes l'épithète de « juste », ta définition me paraîtrait plus acceptable. Quant au convenable et à l'utile, ils ne sont même pas en question; comment serait-il convenable de ta part, ou utile pour toi de laisser voir et d'avouer que tu éprouves envers eux un intérêt aussi puissant? [8,5] A ces mots, Arsacé ne fut plus maîtresse d'elle-même, et il lui arriva ce qui arrive toujours à tous les amoureux; s'ils croient que leur amour est ignoré, ils en rougissent; s'ils sont découverts, ils perdent toute honte. L'amour ignoré demeure timide, l'amour dévoilé est rempli d'audace. Et tandis que la conscience qu'elle avait de sa passion en devenait à ses yeux l'indice, croyant d'ailleurs que Thyamis avait quelque soupçon sur elle, elle passa outre à sa qualité et à sa dignité de prêtre et s'écria, au mépris de toute pudeur féminine : « Vous n'aurez pas à vous féliciter de ce que vous avez fait à Mitranès; le moment viendra où ses meurtriers et ceux de son escorte seront punis par Oroondatès. Quant aux jeunes gens, je ne les lâcherai pas. Pour l'instant, ils sont mes esclaves, et, bientôt, ils seront envoyés à mon frère le Grand Roi conformément à la loi perse. A cela, tu peux répondre par de beaux discours, et définir le juste, le convenable, l'utile : le tout pour rien, car celui qui est le plus fort n'a pas besoin de cela; c'est son bon plaisir qui lui tient lieu de toutes ces choses; et maintenant, sors de mon palais, au plus vite, et sans résister, car tu pourrais bien en être chassé malgré toi. » Thyamis sortit en prenant les dieux à témoins, et se borna à prédire que tout cela aurait une triste fin; il avait l'intention de tout révéler aux citoyens et de les appeler à l'aide. Quant à Arsacé, elle dit : « Ton sacerdoce m'importe peu; l'amour ne connaît qu'un sacerdoce : arriver à ses fins. » Puis elle se retira dans sa chambre, appela Cybèle et se mit à examiner la situation. Elle commençait à trouver étrange la fuite d'Achaeménes, qui restait invisible. Cybèle, lorsqu'elle l'interrogeait et lui demandait des nouvelles d'Achaeménès, alléguait des excuses diverses, tantôt une, tantôt une autre, et s'efforçait d'éviter à tout prix qu'elle ne fût convaincue qu'il s'était enfui pour aller trouver Oroondatès. Mais, à la longue, elle n'arrivait pas à la persuader entièrement, et, à mesure que le temps passait, Arsace se montrait de plus en plus incrédule. Ce jour-là, elle lui dit : « Que faire, Cybèle? Comment sortir de la situation où je suis? Mon amour ne se calme pas, il devient au contraire de plus en plus violent; ce jeune homme est pour moi comme du bois, qui m'embrase de plus en plus violemment. Mais il se montre cruel, sans aucune douceur. Au début, il se montrait plus compréhensif que maintenant; à ce moment-là, au moins, il me consolait avec de feintes promesses mais maintenant il m'oppose des refus absolus et non déguisés; et, ce qui me trouble encore davantage, c'est qu'il a dû apprendre de son côté ce que je soupçonne de la part Achaeménès, et cela le rend encore plus timide pour me satisfaire. Mais mon plus grand souci est Achaeménès : n'est-il pas allé me dénoncer à Oroondatès? Peut-être en sera-t-il cru, peut-être ses paroles trouveront-elles quelque créance? Si seulement je pouvais voir Oroondatès ! Une seule caresse, une seule larme d'Arsacé suffiraient à avoir raison de lui. C'est un grand philtre, pour persuader un homme, que le regard d'une femme qui est en même temps sa compagne! Mais le plus terrible serait qu'avant d'avoir pu être à Théagène, je fusse devancée par l'accusation, et peut-être même par le châtiment, si Oroondatès était persuadé que j'ai commis une faute que je n'aurais pas encore commise! Aussi, Cybèle, mets tout en œuvre, trouve un moyen, n'importe lequel, maintenant que tu vois que nos affaires sont parvenues à un moment de crise, et sur le bord du précipice, et, en même temps, dis-toi bien qu'il n'est pas possible — n'est-ce pas ? — qu'en me perdant moi-même j'épargne les autres; tu seras la première à payer pour les machinations de ton fils, car je ne puis concevoir que tu les aies ignorées. » Alors Cybèle : « En ce qui concerne mon fils, dit-elle, et ma loyauté à ton égard, maîtresse, les faits te démontreront que tu t'es fait à ce propos une opinion inexacte; mais toi, qui t'occupes si négligemment de ton amour, qui te montres vraiment faible, ne rejette pas la faute sur les autres, qui ne sont pas responsables. Tu ne te conduis pas comme une maîtresse qui a pour elle la force. Tu caresses ce garçon comme si c'était toi l'esclave; peut-être, dans les premiers temps, avais-tu raison, lorsqu'on pensait qu'il avait l'âme tendre et facile; mais puisqu'il entre en rébellion contre l'amante, qu'il apprenne à connaître la maîtresse : que le fouet et la torture le plient à tes volontés. Les jeunes gens sont ainsi : caressés, ils sont arrogants, devant la violence, ils deviennent dociles. Aussi celui-ci, comme les autres, fera, s'il est maltraité, ce qu'il refuse de faire quand on traite trop bien. — Eh bien, je crois que tu as raison, répondit Arsacé; mais comment supporterais-je, ô dieux! de voir, de mes propres yeux, déchirer ce beau corps, ou même simplement de le voir meurtrir? — Ah! te voilà encore faible! répondit la vieille; comme s'il n'était pas de son avantage à lui, après quelques mauvais traitements, de choisir le meilleur parti et si cela ne devait pas, à toi, au prix d'une légère contrariété, te faire obtenir ce que tu désires? D'ailleurs, tu as la possibilité de ne pas attrister ta vue par ce spectacle; livre-le à Euphratès, dis-lui de le châtier, sous prétexte qu'il a commis quelque faute, et épargne-toi un spectacle qui t'afflige — il est moins pénible d'entendre un récit que de voir la chose même — et si nous comprenons qu'il change d'avis, nous pourrons lui faire grâce, en disant qu'il est suffisamment puni. » [8,6] Arsacé la crut, car l'amour qui n'a plus d'espoir ne garde plus aucun ménagement pour l'être aimé et se plaît à transformer sa déconvenue en vengeance. Elle fit donc appeler le chef des eunuques et lui donna ses intructions. Et lui, qui éprouvait la jalousie qui est le mal de tous les eunuques, et qui, de plus, était depuis lontgemps, en secret, consumé de haine pour Théagène, à cause de ce qu'il voyait et de ce qu'il soupçonnait, le mit aussitôt aux fers et l'accabla de privations et de coups. Il l'avait enfermé dans une pièce sans lumière et lorsque Théagène, qui connaissait bien la raison de tout cela, mais faisait semblant de n'en rien savoir, lui demandait pourquoi on le traitait ainsi, il ne répondait rien. Chaque jour, il augmentait le châtiment, et le punissait plus cruellement que ne le voulait Arsacé et qu'elle ne l'avait commandé. Il ne permettait à personne de le voir, sinon à la seule Cybèle, et cela, sur un ordre exprès. Cybèle venait fréquemment, sous prétexte d'apporter clandestinement de la nourriture à Théagène; elle affectait d'avoir pitié et de se lamenter sur lui, à cause de leur intimité d'autrefois, mais en réalité elle venait se rendre compte de son moral dans l'état où il se trouvait, savoir s'il ne fléchissait pas et s'il ne faiblissait pas dans les supplices. Mais lui n'en était que plus courageux et n'en repoussait que plus vivement ses tentatives; son corps était accablé de souffrances mais son âme était plus forte que jamais dans sa vertu. Il se félicitait de son infortune et se glorifiait de ce que celle-ci, qui lui causait tant de douleurs, lui laissât du moins un avantage principal, la possibilité de prouver sa tendresse pour Chariclée et sa fidélité; il estimait que, à la condition qu'elle le sût, tout cela était un grand bonheur pour lui, et il ne cessait d'invoquer Chariclée, qu'il appelait sa vie, sa lumière et son âme. Si bien que Cybèle, voyant cela, et contrairement au désir d'Arsacé, qui voulait que l'on contraignît doucement Théagène, et qui l'avait livré à Euphratès non pour le faire mourir, mais pour le forcer à céder, donnait l'ordre, au contraire, d'aggraver le châtiment. Mais, lorsqu'elle se rendit compte qu'elle n'obtenait rien et que cette expérience se révélait décevante, comprenant, d'autre part, quels dangers elle courait, s'attendant soit à ce qu'Oroondatès, une fois mis au courant par Achaeménès, ne tardât pas à se venger, soit à ce qu'Arsacé le devançât et ne la fît périr, pour l'avoir trompée en lui promettant de l'aider dans son amour, elle décida de tenir tête à la tempête et, en provoquant une grande catastrophe, ou bien de faire en sorte qu'Arsacé obtienne satisfaction, ce qui éloignerait d'elle, au moins pour le moment, le danger dont elle se sentait menacée de la part de sa maîtresse, ou bien de faire disparaître toutes les preuves de l'intrigue en supprimant tout le monde. Elle alla trouver Arsacé : « Nous nous donnons du mal pour rien, maîtresse, dit-elle, le barbare ne cède pas; il devient de jour en jour plus insolent, et n'a à la bouche que Chariclée et lorsqu'il l'invoque, il semble que cela soit pour lui une consolation et un soutien. Jetons donc, comme on dit, la dernière ancre et débarrassons-nous de celle qui nous embarrasse. S'il apprend qu'elle n'est plus, il est probable qu'il changera d'avis et fera ce que nous voulons, puisqu'il devra renoncer à désirer l'autre". [8,7] Arsacé sauta sur la proposition, et la colère que lui inspireront les paroles de Cybèle augmentèrent la jalousie qu'elle éprouvait depuis longtemps. "Tu as raison, dit-elle, je vais m'occuper de faire disparaître ce fléau. Et qui donc t'obéira ? répondit Cybèle. Tu as tous les pouvoirs, mais il t'est interdit par les lois de mettre qui que ce soit à mort sans un jugement des magistrats perses. Tu auras bien des ennuis et des difficultés si tu dois forger des griefs et des accusations contre la jeune fille, et, de plus, il n'est pas certain que l'on nous croira. Mais, si tu veux, je suis prête à tout faire et à tout subir pour toi, et je mènerai la chose à bien, pour te servir, en recourant au poison; un breuvage magique nous débarrassera de notre adversaire. » Arsacé l'approuva et l'invita à agir de la sorte. Cybèle partit aussitôt; elle trouva Chariclée dans le chagrin et les larmes, ne songeant qu'à sa douleur et se demandant comment elle pourrait se délivrer de la vie — car elle s'était bien rendu compte du sort de Théagène, bien que Cybèle, dès le début, se fût efforcée d'endormir ses soupçons par toutes sortes de bonnes paroles et eût allégué mille prétextes pour expliquer qu'elle ne le vît pas et qu'il ne vînt plus lui rendre visite comme d'ordinaire. « Malheureuse, dit Cybèle, ne cesseras-tu de te tourmenter et de te consumer sans raison? Tiens, Théagène est libéré; il viendra aujourd'hui même, ce soir. La maîtresse avait été un peu fâchée contre lui à cause d'une faute dans son service et elle l'avait fait enfermer, mais elle a promis de le délivrer aujourd'hui, à l'occasion d'une fête solennelle qu'elle doit célébrer et aussi parce qu'elle s'est laissée toucher par mes prières; aussi, reprends courage, remets-toi un peu et décide-toi au moins à prendre quelque nourriture en ma compagnie. — Comment pourrais-je te croire? dit Chariclée; tes perpétuels mensonges à mon égard ont retiré toute créance à ce que tu peux me dire. » Alors Cybèle : « Je te jure par tous les dieux que tu seras aujourd'hui délivrée de tous tes maux et débarrassée de tout souci. Simplement, ne te donne pas à toi-même la mort, en restant si longtemps sans prendre aucune nourriture, goûte par égard pour moi à ces plats qui se trouvent préparés là bien à propos. » Chariclée eut bien de la peine à se laisser persuader; elle pressentait quelque ruse comme à l'ordinaire, mais elle crut, pour une part, aux serments de Cybèle et le plaisir que lui avait fait la nouvelle qu'on lui avait annoncée l'avait disposée à la croire; car ce que l'âme désire, elle se plaît à le croire. Elles s'installèrent donc et se mirent à manger. Et, au moment où la fille d'honneur qui servait apporta les coupes de vin préparé, Cybèle fit signe de servir Chariclée la première, puis, une fois Chariclée servie, elle prit sa propre coupe et but. Elle n'avait pas encore fini de boire que l'on vit la vieille prise de vertige; elle répandit à terre les quelques gouttes qui restaient, et lança un regard terrible à la servante tandis que des spasmes et des convulsions violentes s'emparaient d'elle. [8,8] L'effroi envahit Chariclée, qui s'efforçait de la ranimer, et aussi tous les assistants; car le mauvais breuvage, sous leurs yeux, se révélait plus rapide que le poison de n'importe quelle flèche : capable de supprimer un être jeune et en pleine vigueur, il avait une virulence accrue en se mêlant à un organisme vieilli et flétri, et plus vite qu'on ne saurait dire, il s'empara des organes vitaux. Les yeux de la vieille étaient enflammés, ses membres, une fois les convulsions terminées, demeurèrent inertes, et la peau prit un aspect noirâtre. Mais je crois bien que l'âme hypocrite de la vieille était plus méchante encore que le poison, car Cybèle, même en train de mourir, ne renonçait pas à ses machinations; tant par signes que par des paroles entrecoupées, elle accusa Chariclée de l'avoir assassinée. Aussi, à peine la vieille eut-elle rendu l'âme que Chariclée fut enchaînée et traduite sur-le-champ devant Arsacé, qui lui demanda si elle avait préparé elle-même le poison, et la menaça, si elle ne voulait pas dire la vérité, de lui faire subir des tortures et de la mettre à la question. Alors Chariclee offrit aux assistants un spectacle inattendu. Loin d'avoir l'air abattu ou de témoigner du moindre sentiment de bassesse, on la vit traiter la chose en riant, et comme une plaisanterie; d'un côté, sa bonne conscience lui faisait mépriser cette calomnie et, d'autre part, elle était heureuse de mourir, une fois que Théagène aurait péri et de se voir épargner l'acte impie qu'elle méditait contre elle-même, puisque d'autres s'en chargeraient. «O, dame admirable, dit-elle, si Théagène est en vie, alors, moi, je suis pure de ce meurtre; mais s'il lui est arrivé malheur à la suite de tes belles manoeuvres, tu n'as nul besoin de me mettre à la question; tu as devant toi l'empoisonneuse de la femme qui t'a nourrie et t'a formée à ces nobles actions; mets-moi à mort, ne tarde pas : c'est là ce qu'aurait par-dessus tout désiré Théagène, qui a méprisé tes coupables désirs pour demeurer lui-même innocent. » [8,9] Ces paroles mirent Arsacé en rage, et elle donna l'ordre de la gifler. « Dans l'état où elle est, dit-elle, avec ses chaînes, emmenez cette criminelle en prison et montrez-lui, traité de la même façon, comme il le mérite, son admirable amoureux; attachez-leur bras et jambes et confiez-la elle aussi à Euphratès pour qu'il la garde; demain, elle sera condamnée à mort par les magistrats perses et exécutée. » Et déjà on emmenait Chariclée lorsque la jeune fille qui avait servi le vin à Cybèle (c'était l'un des deux esclaves ioniens qui avaient été, au début, donnés aux jeunes gens pour leur service personnel), soit sentiment de sympathie pour Chariclée avec qui elle avait vécu intimement, soit inspiration divine, fondit en larmes et s'écria, toute gémissante : « Ah, la malheureuse! Elle n'est pas coupable! » Et comme les assistants, étonnés, la forçaient à dire clairement ce qu'elle entendait par là, elle reconnut que c'était elle qui avait donné à Cybèle le poison que celle-ci lui avait remis pour qu'elle le fît prendre à Chariclée, mais, disait-elle, elle s'était trompée, soit à cause du trouble qui l'avait saisie à l'idée d'accomplir une aussi vilaine action, ou bien peut-être, avait-elle été déconcertée par le signe de Cybèle qui lui enjoignait de servir Chariclée la première, bref, elle avait confondu les coupes et tendu à la vieille celle dans laquelle se trouvait le poison. Elle fut immédiatement traduite devant Arsacé, chacun considérant comme une heureuse chance la découverte que Chariclée était innocente du crime dont on l'accusait. Car la noblesse du caractère et des traits touche de pitié même les barbares. Mais les paroles de la petite servante n'eurent d'autre effet que de faire dire à Arsacé : « Apparemment elle est elle-même complice. » Sur quoi, elle la fit enchaîner et mettre en prison pour être jugée. Puis elle envoya convoquer, pour leur faire juger l'affaire dès le lendemain, les grands personnages perses qui avaient pouvoir de délibérer sur les affaires publiques, de rendre la justice et de fixer les peines. Lorsqu'ils furent arrivés, dès l'aube, et qu'ils eurent pris séance, Arsacé prononça le discours d'accusation; elle dénonça l'empoisonnement, exposant tout en détail, et, pendant ce temps, ne cessait de pleurer sa nourrice, disant qu'elle avait perdu celle qui lui était plus précieuse que tout, l'amie la plus dévouée; elle prenait les juges à témoins de l'ingratitude de cette étrangère, qu'elle avait accueillie chez elle avec la plus grande bonté, et qui l'avait récompensée de la sorte. Bref, elle fut une accusatrice impitoyable. Chariclée, pour sa défense, ne répondit rien; elle avouait de nouveau l'accusation, reconnaissait avoir donné le poison et ajoutait qu'elle aurait volontiers aussi supprimé Arsacé si elle n'avait été devancée et, allant plus loin encore, insulta ouvertement Arsacé et fit tout pour attirer sur elle la colère des juges. Elle avait confié à Théagène, au cours de la nuit précédente, dans la prison, tous ses projets pour se perdre elle-même, et, à son tour, avait demandé à Théagène quels étaient les siens. Elle avait convenu avec lui que le mieux serait pour eux d'accueillir spontanément toute mort que l'on voudrait leur infliger et de se débarrasser ainsi d'une vie vouée irrémédiablement au malheur, à un exil sans fin et à une infortune sans trêve; puis, après lui avoir fait des adieux qui seraient sans doute les derniers, elle attacha, sous ses vêtements, à même son ventre, les colliers avec lesquelles elle avait été exposée, et qu'elle avait toujours la précaution de garder secrètement avec elle, et s'en fit comme une parure funèbre. Après quoi, elle avoua tous les crimes dont on l'accusait et inventait même des crimes dont on ne l'accusait pas. Sur quoi les juges, sans hésiter un instant, furent sur le point de la livrer au plus cruel supplice en usage chez les Perses, mais, peut-être, en la voyant aussi jeune, et d'une beauté aussi irrésistible, furent-ils émus et ils la condamnèrent seulement à être brûlée vive. Elle fut aussitôt remise aux bourreaux qui la conduisirent à quelque distance hors les murs. Un crieur proclamait sans arrêt que l'on conduisait au bûcher une empoisonneuse, et une foule de peuple sortit de la ville pour l'accompagner; les uns l'avaient eux-mêmes vue emmener, les autres, dès qu'ils avaient appris la chose, dont le bruit s'était répandu très vite à travers toute la ville, étaient accourus pour assister au spectacle. on vit même arriver Arsacé elle-même pour regarder, du haut du rempart, et elle aurait été désolée si elle n'avait pu rassasier ses yeux du supplice de Chariclée. Lorsque les bourreaux eurent édifié un énorme bûcher, y eurent mis le feu et que la flamme s'éleva, brillante, Chariclée, au moment où ils allaient l'y traîner, leur demanda un instant de répit, et leur promit de monter volontairement sur le bûcher. Alors, elle leva les deux mains vers le ciel et, tournée dans la direction où brillait le soleil, elle s'écria : « Soleil et Terre et vous, divinités qui, sur la terre et sous la terre, observez les hommes injustes et qui les punissez, vous êtes témoins que je suis innocente de ce dont on m'accuse et que j'accepte volontairement la mort, à cause des coups insupportables dont m'accable la Fortune. Accueillez-moi avec bienveillance. Quant à la maudite, la criminelle, l'adultère Arsacé, qui a fait tout cela pour me priver de mon fiancé, punissez-la sans retard. » En l'entendant, tout le monde se récria; les uns réclamaient que l'on suspendît l'exécution pour un second jugement; d'autres même s'étaient déjà élancés, mais, plus rapide qu'eux, elle monta sur le bûcher et alla se placer au beau milieu où elle demeura longtemps debout, sans souffrir aucun mal : le feu tournait autour d'elle sans approcher, ne lui faisait aucun mal et reculait du côté où elle s'avançait, ce qui n'avait d'autre effet que d'illuminer Chariclée et de faire resplendir sa beauté, au milieu du cercle de flammes qui l'éclairait; on aurait dit une jeune épousée dans une chambre nuptiale de feu. Elle sautait d'un côté à l'autre du bûcher, étonnée de ce qui arrivait et pressée de trouver la mort; mais sans succès, car, chaque fois, le feu se retirait devant elle et avait l'air de fuir son approche. Les bourreaux ne se relâchaient pas mais redoublaient d'efforts — d'ailleurs Arsacé les excitait avec des gestes de menace. Ils entassaient des morceaux de bois, ajoutaient par-dessus des roseaux du fleuve et cherchaient, par tous les moyens, à attiser le feu. Et, comme leurs efforts demeuraient vains, le peuple commençait à s'émouvoir de plus en plus, et parlait d'intervention divine, criant : « Cette femme est pure! Cette femme est innocente! » et certains s'approchaient du bûcher pour la retirer de force. Thyamis était à leur tête et encourageait la foule à secourir Chariclée — car il était venu lui aussi lorsqu'il avait appris, par la clameur immense, ce qui se passait. Tous avaient grande envie de retirer du feu la jeune fille, mais ils n'osaient pas approcher et ils lui criaient de sauter hors du bûcher, car elle ne courait aucun risque, puisqu'elle pouvait demeurer au milieu des flammes, à essayer de leur échapper. Voyant cela, et encouragée par leurs cris, Chariclée, qui croyait, elle aussi, que les dieux la protégeaient, ne voulut pas se montrer ingrate envers les divinités en refusant leur bienfait; elle s'élança hors du bûcher, tandis que le peuple, rempli de joie et d'admiration poussait, d'une même voix, de grands cris et louait la puissance des dieux; mais Arsacé, ne se contenant plus, sauta du haut de la muraille, se précipita par une poterne, accompagnée de nombreux gardes et des seigneurs perses et saisit elle-même Chariclée, défiant la foule du regard et disant : « Vous n'avez pas honte de tenter de soustraire au châtiment une criminelle, une empoisonneuse, cette femme coupable de meurtre, qui a été prise sur le fait et a avoué ses crimes ? Vous venez au secours d'une coupable, vous vous rebellez contre les lois des Perses, le Roi lui-même, les satrapes, les nobles et les juges; et, peut-être, parce qu'elle n'a pas été atteinte par le feu, éprouvez-vous pour elle une pitié qu'elle ne mérite pas, et croyez-vous que c'est un miracle divin? Ne seriez-vous pas plus raisonnables d'avouer que cela prouve davantage encore la culpabilité d'une empoisonneuse qui est passée maîtresse en magie au point de triompher même de la puissance du feu? Revenez, si bon vous semble, à l'audience de demain, que je rendrai publique à cause de vous, et vous constaterez qu'elle avoue et qu'elle est confondue par ses complices, que je garde en prison. » En même temps, elle prenait Chariclée au cou et l'entraînait, donnant l'ordre à ses gardes d'écarter la foule. Parmi les assistants, les uns se fâchaient et faisaient mine de résister; les autres se montraient dociles, persuadés que Chariclée était une sorcière; d'autres encore étaient effrayés par Arsacé et les forces qui l'entouraient et s'en allaient. Chariclée, une fois encore, fut livrée à Euphratès; de nouveau on la chargea de chaînes, plus lourdes encore cette fois, et on la laissa en prison en vue d'un second jugement et d'un second supplice, et, elle, dans son malheur, elle voyait un avanage : elle était réunie à Théagène et pouvait lui raconter ce qui lui était arrivé. Car Arsacé avait imaginé ce raffinement de vengeance, comme une dérision, et parce qu'elle pensait que les deux jeunes gens souffriraient encore davantage s'ils étaient enfermés dans la même prison, s'ils se voyaient réciproquement enchaînés et torturés. Car elle savait que la douleur de l'aimée fait plus de mal à l'amant que sa propre douleur. Mais pour eux, c'était là plutôt une consolation, et le fait de subir les mêmes souffrances leur paraissait un avantage; si l'un était moins torturé que l'autre, il pensait que l'autre l'avait vaincu et que lui-même donnait moins de preuve de son amour. De plus, ils pouvaient s'entretenir l'un l'autre, se consoler, s'encourager à supporter noblement et courageusement leurs infortunes et les luttes qu'ils avaient à soutenir pour leur vertu et leur fidélité réciproque. [8,10] Ils prolongèrent leur conversation fort tard dans la nuit, comme cela était naturel puisqu'ils étaient persuadés que jamais plus, après cette nuit-là, ils ne se verraient, et ils cherchaient à profiter autant qu'ils le pouvaient de leur présence. Finalement, ils se mirent à réfléchir au miracle du bûcher. Théagène en attribuait la cause à la bienveillance des dieux, indignés par l'injustice et les calomnies d'Arsacé et émus de pitié pour une innocente et une jeune fille qui n'avait rien à se reprocher. Mais Chariclée paraissait avoir des doutes. « La façon extraordinaire dont j'ai été sauvée, dit-elle, peut sembler miraculeuse et le résultat de la protection divine, mais, d'autre part, le fait que nous soyons sans répit poursuivis comme nous le sommes par le malheur, les tourments qui nous torturent de toutes les manières prouvent que nous sommes victimes de la colère divine et en butte à la malveillance des puissances souveraines — à moins que ce ne soit un miracle voulu par quelque divinité qui nous jette dans les périls les plus extrêmes pour nous tirer ensuite d'une situation désespérée. » [8,11] Elle allait continuer mais Théagène la supplia de ne pas blasphémer, de montrer plus de piété et de conserver une sage retenue. Soudain, elle s'écria : « Dieux, soyez-nous propices! Quel songe, ou plutôt, peut-être, quelle apparition vient maintenant me préoccuper! Je l'ai vue la nuit dernière et je ne sais comment cela m'était sorti de l'esprit et me revient seulement maintenant. Dans mon rêve j'entendais des paroles en vers épiques que prononçait le divin Calasiris : ai-je cru le voir au cours d'un sommeil auquel je m'étais abandonnée à mon insu, l'ai-je réellement vu, de mes yeux? Voici, à peu près, ce qu'il me dit : « Si tu portes une pantarbe, ne crains aucunement la violence du feu. Aisément le Destin accomplit des prodiges. » Théagène fut saisi d'un frisson, comme si un dieu le possédait et bondit, autant que le lui permettaient ses liens : « Protégez-nous, ô dieux! cria-t-il, moi aussi j'ai dans ma mémoire de quoi passer pour poète! J'ai eu la visite du même devin, que ce soit Calasiris ou un dieu ayant pris l'aspect de Calasiris, et il m'a fait la prédiction suivante : « Vers la terre d'Ethiopie, demain tu parviendras avec la jeune fille, et tu fuiras demain la prison d'Arsacé. » Il est aisé de comprendre ce que signifie cet oracle apparemment, il veut dire, par « terre d'Ethiopie », l'empire souterrain, et « avec la jeune fille » annonce que j'habiterai en compagnie de Perséphone; ma délivrance de cette prison symbolise celle qui me libérera de mon corps. Mais, à toi-même, que te paraît signifier cet oracle dont tous les mots se contredisent? Le nom de la pantarbe signifie : « qui peut tout craindre », et l'oracle t'invite cependant à ne pas craindre le bûcher?» Alors Chariclée : « Mon très doux Théagène, l'habitude du malheur t'a accoutumé à tout interpréter dans le plus mauvais sens et à t'attendre au pire, car l'homme se plaît à se faire des idées conformes aux événements. Mais je pense que cette prophétie prévoit un sort meilleur que tu ne l'imagines; la « jeune fille » serait peut-être bien moi, avec qui l'on t'annonce que tu iras en Ethiopie, dans ma patrie, une fois délivré d'Arsacé et de sa prison. Par quels moyens, nous l'ignorons et ne pouvons l'imaginer, mais tout est possible aux dieux, et ceux qui nous ont rendu cet oracle y pourvoiront. En tout cas, leur promesse en ce qui me concerne, s'est déjà réalisée, comme tu le sais, par leur volonté; je suis vivante, avec toi, contre tout espoir; j'avais avec moi l'instrument de mon salut; je ne le savais pas alors, mais maintenant, je crois le comprendre. J'ai toujours eu la précaution de porter sur moi les signes de reconnaissance qui avaient exposés avec moi; je n'y ai pas manqué lorsque je fus sur le point d'être jugée et que je m'attendais à mourir; je m'en ceignis secrètement la poitrine et ainsi, j'étais sauvée, j'aurais le moyen de vivre largement, si, au contraire, il m'arrivait malheur, ce serait pour moi ma dernière parure et comme ma toilette funèbre. Or, Théagène, il y a, parmi ces riches colliers et ces pierres précieuses de l'Inde et de l'Ethiopie, une bague, donnée autrefois par mon père à ma mère à l'occasion de leurs fiançailles; dans le chaton est enchâssée une pierre que l'on appelle pantarbe, et sur laquelle sont inscrits des caractères sacrés; cette inscription, apparemment, est chargée d'une puissance mystérieuse qui, je le suppose, communique à la pierre la vertu de repousser le feu et de rendre insensibles aux flammes ceux qui la portent; c'est elle qui se trouve m'avoir sauvée, avec l'aide des dieux. Ce qui me le fait supposer, c'est ce que m'a appris le divin Calasiris, qui, bien souvent, m'a raconté que tout cela était exposé tout au long dans les broderies de la bande qui avait été exposée en même temps que moi, et que je porte maintenant enroulée autour de mon corps. — Tout cela est vraisemblable et vrai, et concorde bien avec ce qui s'est passé, répondit Théagène, mais des dangers de demain, quelle autre pantarbe pourra te tirer? Car cette pierre, malheureusement, ne te promet pas l'immortalité, comme elle te met à l'abri des bûchers, et cette abominable Arsacé, comme on peut bien le penser, est dès maintenant en train d'imaginer un autre moyen de supplice auquel nous ne nous attendons pas. Si seulement elle nous condamnait à mourir tous deux ensemble, de la même mort, au même instant! Je ne considérerais pas que ce fût là mourir, mais parvenir au terme de tous mes maux. » Alors Chariclée : « Courage, nous avons une autre pantarbe : la prédiction dont tu parles; remettons-nous en aux dieux et notre salut n'en sera que plus doux, et, s'il le faut, nous subirons notre sort avec d'autant plus de piété. » [8,12] Telles étaient les réflexions auxquelles ils se livraient, tantôt se lamentant, chacun assurant qu'il était plus torturé et angoissé pour l'autre que pour lui-même, tantôt se faisant mutuellement leurs ultimes recommandations, jurant, par les dieux, et leurs malheurs présents, de conserver, jusque dans la mort, la fidélité à leurs amours. Et c'est ainsi que la nuit se passa pour eux. Cependant Bagoas et les cinquante cavaliers qu'il avait avec lui arrivèrent à Memphis en pleine nuit, alors que tout était plongé dans le sommeil; ils réveillent sans bruit les gardes des portes, disent qui ils sont, se font reconnaître et se dirigent immédiatement et en silence vers le palais du satrape. Bagoas dispose ses cavaliers tout autour du palais afin qu'ils soient prêts à l'aider s'il se produisait quelque résistance, puis, seul, il entre par une petite porte dérobée dont il force, avec un levier, les battants qui ne lui opposent qu'une faible résistance. Au gardien, il dit qui il est et lui ordonne de se taire; après quoi, il se rend en hâte auprès d'Euphratès, grâce à sa parfaite connaissance des lieux et aussi aidé par la faible clarté de la lune qui brillait à ce moment. Il trouve Euphratès au lit, l'éveille brusquement; l'autre, effrayé, s'écrie : « Qui et là ? » Mais Bagoas lui dit de se taire, ajoutant : « C'est moi, Bagoas; fais apporter de la lumière. » Euphratès appelle alors l'un des petits esclaves qui couchaient dans l'antichambre et lui ordonne d'allumer une lampe, sans éveiller les autres. Lorsque le garçon fut revenu avec la lampe, l'eut posée sur le candélabre et se fut retiré : « Qu'y a-t-il, dit Euphratès, quelle mauvaise nouvelle nous apporte ton arrivée soudaine et inattendue ? » Et l'autre: « Pas besoin de discours, répondit-il, prends cette lettre, lis-la; mais, avant cela, regarde le cachet et reconnais le sceau; assure-toi que l'ordre vient bien d'Oroondatès et exécute-le tant qu'il fait encore nuit et au plus vite, pour éviter qu'on ne te voie. Est-il utile de remettre d'abord à Arsacé la lettre qui lui est adressée ? Je t'en fais juge toi-même. » [8,13] Euphratès prit les lettres et les lut toutes les deux: « Arsacé, dit-il, trouvera la chose amère, et, de plus, elle et pour l'instant à toute extrémité; hier, elle a été saisie d'un mal qui paraît bien lui avoir été envoyé par les dieux; une violente fièvre s'est emparée d'elle et la tient encore, et il y a peu d'espoir qu'elle survive. Quant à moi, je ne lui aurais pas donné cette lettre même si elle avait été en bonne santé, car elle aurait mieux aimé mourir elle-même et nous faire périr avec elle plutôt que de livrer volontairement les jeunes gens. Tu arrives bien à propos, sache-le; prends ces jeunes étrangers, emmène-les et hâte-toi de les secourir de toutes tes forces. Aie pitié d'eux, je t'assure; ils sont malheureux, poursuivis par la malchance; ils ont dû endurer mille maux et mille tortures que je leur ai infligés bien malgré moi, sur l'ordre d'Arsacé. De plus ils sont, apparemment, de bonne famille et depuis que je les connais et les vois agir, je les trouve parfaitement vertueux. » Tout en parlant, il le conduisit jusqu'à la prison. Bagoas, en voyant les jeunes gens, tout enchaînés qu'ils fussent et déjà très éprouvés par les supplices, fut frappé de leur haute taille et de leur beauté. Eux, de leur côté, croyant que c'était le moment, et qu'à cette heure indue, Bagoas venait les chercher pour les conduire à la mort, eurent un moment de trouble, mais ils se ressaisirent et leur visage joyeux et détendu prouva aux deux hommes qu'ils ne se souciaient pas de ce qui allait leur arriver et même qu'ils en étaient heureux. Euphratès déjà s'approchait et tendait la main pour détacher leurs chaînes des poutres auxquelles on les avait fixées, lorsque Théagène s'écria : « Bravo, exécrable Arsacé! Elle pense que la nuit et les ténèbres cacheront ses entreprises criminelles. Mais l'oeil de la Justice est habile à découvrir le crime et à révéler les secrets et les forfaits sur lesquels on veut faire le silence. Quant à vous, exécutez vos ordres, et quoi que l'on ait décidé contre nous : le feu, l'eau, ou le glaive, faites-nous la grâce de nous infliger à tous deux, au même instant, la même mort. » Et Chariclée, à son tour, fit la même prière. Les eunuques, les larmes aux yeux — car ils comprenaient un peu ce qu'ils disaient — les emmenèrent enchaînés. [8,14] Lorsqu'ils furent sortis du palais, Euphratès demeura où il était. Alors Bagoas et ses cavaliers délivrèrent les jeunes gens de la plupart de leurs chaînes et ne leur laissèrent que ce qu'il fallait pour les garder sans leur infliger un supplice inutile; puis ils les placèrent chacun sur un cheval, se formèrent en cercle autour d'eux et se mirent en route pour Thèbes, à bride abattue. Pendant tout le reste de la nuit, ils chevauchèrent sans arrêt, et, le lendemain, ils ne mirent pas pied à terre avant la troisième heure; mais à ce moment les ardeurs du soleil — on était en été, et en Egypte — rendirent la chaleur insupportable; de plus, ils étaient épuisés par le manque de sommeil et, surtout, ils voyaient Chariclée brisée par cette chevauchée ininterrompue; ils décidèrent donc par faire halte pour laisser souffler leurs chevaux et respirer eux-mêmes et permettre à la jeune fille de se remettre un peu. Il y avait à cet endroit une sorte de promontoire escarpé, formé par le Nil, et contre lequel venait se heurter le courant du fleuve qui était dévié, formait un demi-cercle et était renvoyé vers la rive opposée, en face de ce promontoire; il en résultait une sorte de golfe de terre ferme circonscrit de la sorte, couvert de prairies, comme il est naturel en un endroit aussi bien arrosé, et où la terre offrait d'elle-même aux troupeaux quantité de gazon et du fourrage vert en abondance. Des arbres de Perse, des sycomores et d'autres arbres fréquents aux bords du Nil formaient une voûte ombreuse de feuillage. Bagoas et ses hommes s'arrêtèrent en ce lieu, à l'abri des arbres, et se mirent à manger. Ils offrirent à Théagène et Chariclée de partager leur repas, et, comme ceux-ci refusaient, il s'efforça de les y contraindre. Les jeunes gens objectaient qu'il était superflu de manger quand on allait bientôt mourir; mais Bagoas réussit à les faire changer d'avis en leur assurant que ce n'était pas du tout ce qui allait se passer, qu'on ne les menait pas à la mort, qu'on les menait à Oroondatès. [8,15] Déjà les ardeurs de midi commençaient à baisser, et le soleil n'envoyait plus ses rayons du haut du ciel mais les dardait obliquement, du côté du couchant; déjà Bagoas et les siens se préparaient à repartir, lorsque arriva soudain un cavalier, hors d'haleine, à force de s'être hâté et qui eut grand'peine à arrêter l'élan de son cheval, couvert de sueur; il prit Bagoas à part, lui dit quelque chose et ensuite demeura immobile et silencieux. Bagoas resta un moment les yeux baissés, apparemment plongé dans des réflexions à la suite de la nouvelle qu'on lui avait annoncée. Enfin, il dit : « Etrangers, soyez rassurés. Votre ennemi a subi son châtiment. Arsacé est morte; elle s'est pendue lorsqu'elle eut appris que vous étiez partis avec nous; elle a devancé volontairement une mort inévitable, car elle n'aurait pas échappé au châtiment que lui auraient infligé Oroondatès et le Roi : ou bien elle aurait été égorgée, ou bien elle aurait traîné, jusqu'à la fin, une vie déshonorée. Voilà ce que me fait savoir Euphratès et ce qu'il m'annonce par l'intermédiaire du messager qui vient d'arriver; aussi, soyez pleinement rassurés, reprenez confiance car je sais sans aucun doute possible que vous êtes innocents et vous voilà débarrassés de celle qui voulait vous nuire. » Telles étaient les paroles de Bagoas, pour tenter de les amadouer, mais ses propos étaient en mauvais grec et presque inintelligibles à force d'incorrections. Ce qu'il disait était en parti dicté par sa joie, car il haïssait la mauvaise conduite et l'attitude tyrannique d'Arsacé, et en partie par son désir de réconforter les jeunes gens et de les consoler, car il espérait — et il avait raison — s'attirer au plus haut point la faveur et l'estime d'Oroondatès s'il lui amenait vivants un jeune homme appelé à éclipser tous les autres serviteurs du satrape et une jeune fille d'une beauté irrésistible, destinée à devenir sa femme maintenant qu'Arsacé avait disparu. Théagène et Chariclée n'étaient pas moins joyeux de cette nouvelle; ils louaient la justice divine, estimant qu'ils ne sauraient désormais rien souffrir de vraiment grave, même si les pires épreuves les attendaient, du moment que celle qui les haïssait tant était morte. Tant il est parfois doux même de mourir lorsqu'on a la chance de périr après ses ennemis. Avec la fin de l'après-midi s'était levée une brise légère incitant par sa fraîcheur à se mettre en route. Ils sautèrent en selle et partirent; toute la soirée, toute la nuit, sans arrêt, et pendant les premières heures du jour suivant, ils se hâtèrent, dans l'espoir de trouver Oroondatès encore à Thèbes. Mais ce fut en vain. Ils rencontrèrent en chemin un homme venant de l'armée, qui leur annonça que le satrape avait quitté Thèbes et que lui-même avait mission de rassembler tous les soldats et les hommes armés, même ceux que l'on avait laissés pour garder les villes, et de les mettre en route vers Syéné; il ajoutait que c'était partout l'état d'alerte et que l'on craignait que la ville ne fût prise, que le satrape ne fût arrivé trop tard et que l'armée éthiopienne n'eût précédé la nouvelle de son arrivée. Sur quoi Bagoas, au lieu d'aller à Thèbes, se dirigea vers Syéné. [8,16] Il en approchait déjà lorsqu'il tomba dans une embuscade tendue par une forte troupe de jeunes Ethiopiens bien armés qui avaient été envoyés en éclaireurs pour assurer par leurs reconnaissances la sécurité du gros de l'armée dans son avance; mais la nuit et leur ignorance du pays les avaient égarés et entraînés plus loin des leurs qu'il n'eût fallu; ils s'étaient donc cachés dans un fourré au bord du fleuve; et là, autant pour se protéger eux-mêmes que pour surprendre les adversaires, ils faisaient le guet, sans dormir, à l'abri de leur cachette. Le jour venait de se lever lorsqu'ils virent passer Bagoas et ses cavaliers. Ayant constaté qu'ils n'étaient pas nombreux et s'étant assurés, en les laissant continuer sur quelque distance, qu'ils n'étaient pas suivis par d'autres soldats, ils sortirent brusquement du marais avec de grands cris et se jetèrent sur eux. En entendant cette clameur imprévue, Bagoas et ses cavaliers furent remplis de terreur et s'aperçurent, à la couleur de leur peau, que leurs agresseurs étaient des Ethiopiens; ils virent d'autre part qu'ils étaient trop nombreux pour que l'on pût leur opposer une résistance — on avait envoyé pour cette reconnaissance un millier d'hommes armés à la légère. Aussi, sans même prendre le temps de les examiner attentivement, se mirent-ils en devoir de s'échapper, mais d'abord moins rapidement qu'ils n'auraient pu le faire et en s'éloignant sans se donner l'air de fuir ouvertement. Les autres les poursuivirent et envoyèrent en avant tout ce qu'ils avaient avec eux de Troglodytes (il y en avait environ deux cents). Les Troglodytes sont un peuple d'Ethiopie ; ce sont des nomades, voisins des Arabes; naturellement très bien doués pour la course, ils s'y entraînent dès l'enfance; ils n'apprennent absolument pas à utiliser l'armement lourd mais, dans les combats, lancent de loin des projectiles avec la fronde; ou bien ils harcèlent leurs adversaires par leur rapidité d'action ou bien, s'ils s'aperçoivent qu'ils ont le dessous, ils battent rapidement en retraite. Leurs ennemis renoncent bien vite à les poursuivre, car l'on sait qu'ils fuient comme s'ils avaient des ailes et qu'ils vont se réfugier dans des grottes dont l'entrée est fort étroite et dans des abris dissimulés dans les rochers. En l'occurrence, bien qu'ils fussent seulement à pied, ils réussirent à rejoindre les cavaliers et même à en blesser quelques-uns à coups de fronde. Mais ils n'attendirent pas les Perses, lorsque ceux-ci les contre-attaquèrent; ils refluèrent en désordre et à toute vitesse vers les leurs, qu'ils avaient laissés loin derrière. Ce que voyant, les Perses, encouragés par le petit nombre de leurs adversaires, s'enhardirent jusqu'à les attaquer à leur tour, se débarrassèrent rapidement de ceux qui les pressaient et, de nouveau, se remirent à fuir à toute vitesse, excitant leurs chevaux de l'éperon et courant à bride abattue, aussi vite qu'ils le pouvaient. Leur course les entraîna au delà d'une courbe du Nil, qui formait comme un promontoire, et l'avancée du terrain les dissimula à la vue de leurs ennemis; mais Bagoas fut pris. Son cheval avait bronché, l'entraînant dans sa chute, et lui-même s'était fait à une cuisse une blessure qui l'empêchait de bouger. Avec lui furent pris Théagène et Chariclée, à la fois parce qu'ils n'avaient pas voulu abandonner Bagoas, qui avait été bon pour eux, comme ils l'avaient constaté dans le passé, et dont ils espéraient qu'il le serait encore — ils étaient descendus de cheval pour l'aider, alors que, peut-être, ils auraient pu s'enfuir - mais surtout, s'ils se rendirent si volontiers, c'est que Théagène avait dit à Chariclée que son rêve était en train de s'accomplir et que c'étaient là les Ethiopiens dans le pays desquels leur destinée voulait qu'ils fussent emmenés comme prisonniers de guerre. Aussi valait-il mieux, avait-il ajouté, se livrer à eux et s'abandonner à un sort incertain plutôt que de courir les dangers trop certains que leur réservait Oroondatès. [8,17] Chariclée devinait ce qui devait arriver et se laissait guider par la main du Destin; elle était pleine d'espoir dans un sort meilleur et considérait les assaillants plus comme des amis que comme des ennemis. Cependant, elle ne dit rien à Théagène de ce qu'elle pensait et témoigna seulement qu'elle voulait bien suivre son avis. Les Ethiopiens, une fois arrivés près d'eux, reconnurent à son aspect que Bagoas était un eunuque incapable de combattre; ils demandèrent aux deux autres, qui étaient sans armes, enchaînés et d'une beauté et d'une noblesse remarquables, qui ils étaient; ils les firent questionner par l'un des leurs, un Egyptien qui parlait aussi la langue perse, pensant qu'ils comprendraient bien l'une ou l'autre de ces langues, sinon les deux. Car les éclaireurs et les espions, chargés de rapporter ce qui se dit et ce qui se fait, avaient appris par expérience qu'ils devaient emmener avec eux des gens capables de comprendre et de parler la langue des indigènes et celle des ennemis. Lorsque Théagène, qui avait déjà une assez longue familiarité avec la langue égyptienne, eut répondu à la question, fort brève, qui lui fut posée, que Bagoas était l'un des premiers officiers du satrape des Perses, que Chariclée et lui-même étaient des Grecs emmenés comme captifs et que, maintenant, ils devaient sans doute se féliciter d'être tombés au pouvoir des Ethiopiens, ceux-ci décidèrent de les épargner et de les faire prisonniers. C'était là en effet leur première capture, une belle prise à offrir à leur Roi : d'une part le bien le plus précieux du satrape (car, dans les cours persanes, les eunuques sont les yeux et les oreilles des rois, parce qu'ils n'ont ni enfant ni compagne pour accaparer à leur profit leur dévouement mais qu'ils s'attachent entièrement au maître qui leur accorde sa confiance), et d'autre part ces jeunes gens, qui seraient le plus beau présent que l'on pût faire pour enrichir le service et la cour du Roi. Ils les emmenèrent donc immédiatement, après les avoir installés sur des chevaux, l'un à cause de sa blessure et les autres parce que leurs liens les rendaient incapables de marcher au train dont ils allaient. Et c'était comme le prologue et le premier tableau d'un drame : des étrangers, des prisonniers, qui, peu auparavant, voyaient la mort prête à s'abattre sur eux, se trouvaient maintenant moins emmenés qu'escortés et, tout captifs qu'ils étaient, ils avaient des hommes qui bientôt allaient devenir leurs sujets pour leur servir de garde d'honneur. Telle était leur situation.