[6,0] LIVRE VI. [6,1] Calasiris et Cnémon s'étaient retirés dans une chambre de l'appartement des hommes, et, une fois écoulé le reste de la nuit, qui passa plus lentement qu'ils ne l'auraient voulu, mais plus vite qu'ils ne s'y attendaient, car le banquet et la longueur du récit de Calasiris, dont ils ne pouvaient se rassasier, en avaient occupé la plus grande partie, sans attendre que le jour fut tout à fait levé, ils allèrent trouver Nausiclès et le prièrent de leur dire où il pensait que l'on pourrait trouver Théagène et de les y conduire au plus vite. Nausiclès accepta et se leva pour les guider. Chariclée les supplia longuement de la prendre avec eux, mais ils la forcèrent à rester où elle était, et Nausiclès lui assura qu'ils n'avaient pas loin à aller et qu'ils reviendraient bientôt avec Théagène. Ils la laissèrent donc, ballotée entre le chagrin de cette séparation et la joie d'obtenir ce qu'elle espérait. Dès qu'ils furent sortis du village, et qu'ils longèrent les rives du Nil, ils virent un crocodile ramper de leur droite vers leur gauche puis plonger de tout son élan dans le courant du fleuve. Les autres, accoutumés à de tels spectacles, le regardèrent avec calme, mais Calasiris y vit le présage d'un empêchement qui surrviendrait dans leur voyage. Cnémon, lui, fut très effrayé en voyant l'animal, bien que celui-ci ne lui eût pas aparu très distinctement et qu'il eût plutôt aperçu une ombre glissant au ras du sol, mais peu s'en fallut qu'il ne prît la fuite. Alors Calasiris lui dit, tandis que Nausiclès éclatait de rire : "Cnémon, je croyais que tu n'avais peur que pendant la nuit et que c'était seulement dans les ténèbres que le bruit t'effrayait; mais, apparemment, tu es aussi courageux pendant la journée! Tu n'es pas maintenant troublé par de simples noms entendus mais par des spectacles très ordinaires et fort peu effrayants. — Et quel est le dieu, dit Nausiclès, ou le démon que notre excellent garçon ne peut supporter d'entendre nommer? — Si le nom des dieux ou des démons le troublent, répondit Calasiris, je ne saurais le dire; c'est le nom d'un être humain, et, qui plus est, même pas celui d'un homme ni de quelqu'un de renommé pour sa vaillance, mais celui d'une femme et, encore d'une morte, à ce qu'il dit, dont la seule mention le fait frissonner. Donc, la fameuse nuit où tu revins de chez les Pasteurs en nous ramenant, mon cher ami, Chariclée saine et sauve, je ne sais ni où ni comment, il entendit prononcer le nom de cette femme dont je parle et, après cela, il ne me laissa pas fermer l'oeil un seul instant; à tout instant, il était sur le point de mourir de frayeur; j'avais fort à faire pour le ranimer, et, si je ne devais pas lui faire de peine ni l'effrayer je te dirais bien ce nom, en ce moment même, Nausiclès, pour que tu ries encore davantage », et, tout de suite, il nomma Thisbé. [6,2] Mais Nausiclès cessa de rire, il se renferma en lui-même à ce nom et resta plongé dans de longues réflexions, se demandant pour quelle raison, en vertu de quelles relations, le nom de Thisbé affectait tellement Cnémon. Ce fut au tour de Cnémon d'éclater de rire : « O, mon bon Calasiris, dit-il, tu vois quelle est la puissance de ce nom, et que ce n'est pas un croquemitaine, comme tu dis, pour moi seul; voici maintenant qu'il en est un aussi pour Nausiclès ! Que dis-je? La situation est entièrement retournée; c'est à mon tour de rire, car je sais qu'elle n'est plus de ce monde, tandis que notre vaillant Nausiclès, qui riait tant des autres, est maintenant d'humeur sombre. — Finis, dit Nausiclès, et que la revanche que tu prends sur moi te suffise, Cnémon. Mais, au nom des dieux de l'hospitalité et de l'amitié, au nom du sel et de la table que vous avez trouvée chez moi, je pense assez libérale, dites-moi comment vous connaissez le nom de Thisbé et pourquoi il vous fait peur ou si vous avez voulu vous moquer de moi. » Alors Calasiris : « Ce récit, Cnémon, que tu as souvent promis de me faire, pour me mettre au courant de tes aventures, et que tu as toujours remis, jusqu'ici, sous des prétextes divers, serait maintenant le bienvenu; tu ferais plaisir à Nausiclès et tu allégerais la fatigue du voyage en accompagnant notre route d'un conte. » Cnémon accepta et résuma toute son histoire, telle qu'il l'avait déjà contée à Théagène et à Chariclée : comment il était originaire d'Athènes, comment son père était Aristippe et comment Démaenété était devenue sa belle-mère; il raconta aussi la passion coupable que lui avait portée Démaenété et la façon dont, déçue, elle avait conspiré contre lui, en prenant Thisbé comme complice; il ajouta la manière dont il avait été chassé de sa patrie, comme parricide, à la suite d'une condamnation devant le peuple, puis, comment, alors qu'il vivait à Egine, il avait d'abord appris de Charias, l'un de ses camarades d'éphébie, la mort de Démaenété, trahie, elle aussi par Thisbé, ensuite, d'Anticlès, comment son père avait eu ses biens confisqués, à la suite de la coalition contre lui des parents de Démaenété, qui l'avaient poursuivi devant le peuple en l'accusant d'avoir tué sa femme, comment, enfin, Thisbé s'était enfuie d'Athènes avec son amoureux, le marchand de Naucratis. Finalement, Cnémon leur raconta qu'il s'était embarqué avec Anticlès pour l'Egypte, afin d'aller y chercher Thisbé et tenter de la ramener a Athènes pour laver son père de l'accusation injuste qui pesait sur lui et de la punir elle-même, qu'il avait couru bien des dangers, et connu bien des aventures avant d'être fait prisonnier par des pirates, ensuite, il leur dit comment il s'était évadé, avait abordé en Egypte et, une fois de plus, avait été capturé, cette fois par des Pasteurs adonnés au brigandage. Là, il avait eu comme compagnons Théagène et Chariclée, qui avaient le même sort que lui; il leur raconta aussi la mort de Thisbé et les événements qui avaient suivi, jusqu'aux épisodes connus de Calasiris et de Nausiclès. [6,3] En l'écoutant, Nausiclès était partagé entre plusieurs projets; tantôt il avait l'intention de raconter ses propres aventures et celles de Thisbé, tantôt il décidait de remettre la chose à plus tard; finalement, il parvint, non sans peine, à se retenir de parler, à la fois parce qu'il jugea que cela valait mieux ainsi et aussi parce qu'il en fut empêché par un incident. Ils avaient parcouru environ soixante stades et déjà ils approchaient du village où vivait Mitranès lorsqu'ils rencontrèrent quelqu'un que connaissait Nausiclès, à qui ils demandèrent où il allait si vite. Et l'autre répondit : « Nausiclès, tu me demandes où je cours, comme si tu ne savais pas que, pour l'instant, je n'ai pas de plus grande préoccupation que d'obéir, en tout, aux ordres d'Isias de Chemmis? C'est pour elle que je laboure, c'est elle que je fournis de tout, c'est à cause d'elle que je ne ferme l'oeil ni jour ni nuit, sans jamais rien refuser — tout en n'en retirant que dépenses et fatigues — de ce que m'impose, grand ou petit, cette Isias-là. Maintenant, je cours lui porter l'oiseau que voici, un flamand du Nil, que ma bien-aimée m'a commandé. — Quelle maîtresse généreuse que la tienne, dit Nausiclès, comme ses ordres sont vraiment modérés, puisqu'elle ne t'a demandé qu'un flamant, et non pas le phénix lui-même, qui vient chez nous d'Ethiopie ou de l'Inde ! » et lui : « Elle se moque de moi, dit-il, maintenant comme toujours, et de tout ce que je fais. Mais où allez-vous, vous-mêmes, et pour quelle affaire? » Et lorsqu'ils lui répondirent : « Nous nous dépêchons d'aller chez Mitranès. — Eh bien, ce sera un voyage inutile, et ce n'est pas la peine de vous presser, répondit-il; Mitranès est absent pour le moment, il est parti cette nuit en expédition contre les Pasteurs qui habitent le village de Bessa, parce qu'il avait envoyé a Oroondatès, à Memphis, un jeune Grec, qu'il avait fait prisonnier, et qui, de là, devait, je crois, être offert en présent au Grand Roi, et les habitants de Bessa, avec le chef qu'ils viennent de se choisir, un nommé Thyamis, ont enlevé ce prisonnier et l'ont actuellement en leur pouvoir. » [6,4] Et, tout en parlant, il continuait à courir : « Il faut que j'aille vite trouver Isias, disait-il, qui doit, maintenant, guetter ma venue de tous ses yeux; si je m'attarde, j'aurai une belle scène de ménage! Car elle est terrible, et, même sans prétexte, trouve toujours quelque motif de me faire des reproches et des scènes. » Les autres, à ces nouvelles, demeurèrent longtemps interdits, de surprise autant que de déception. Finalement, ils se remirent, sur un mot de Nausiclès disant qu'il ne fallait pas qu'une déception passagère et momentanée les fît renoncer à leur entreprise; pour l'instant ils devaient retourner à Chemmis afin de réfléchir ce qu'il fallait faire et se préparer à un plus long voyage pour aller à la recherche de Théagène, quel que fût l'endroit où l'on apprît qu'il se trouvait, soit chez les Pasteurs, soit ailleurs, mais conserver, de toute façon, bon espoir de le retrouver. Déjà, à son avis, ce n'était pas sans une intervention divine qu'ils avaient rencontré quelqu'un de connaissance dont les propos les avaient guidés, comme par la main, vers l'endroit où ils auraient à chercher Théagène, et assigné directement comme terme de leur voyage le village des Pasteurs. [6,5] Ses propos n'eurent pas de peine à les persuader, d'autant moins, sans doute, que les nouvelles recueillies ajoutaient à leur espoir, et Cnémon rassura Calasiris, à part, en lui disant d'être certain que Thyamis sauverait Théagène. Ils décidèrent donc de revenir et, à leur retour, ils trouvèrent Chariclée sur le pas de la porte, qui les guettait, de loin, et regardait dans toutes les directions. En voyant que Théagène n'était pas avec eux, elle poussa un long cri de douleur : « Mais vous êtes seuls, mon Père, dit-elle, et vous revenez comme vous êtes partis? Théagène, apparemment, est donc mort? Si vous avez quelque chose à me dire, dites-le vite, au nom des dieux, et n'augmentez pas mon infortune en en retardant la nouvelle; c'est faire preuve de bonté que d'annoncer brusquement un malheur car cette brusquerie même blesse l'âme jusqu'au vif, mais en même temps rend la guérison plus prompte. » Pour couper court a sa terrible inquiétude, Cnémon lui dit : « Il y a quelque chose de pénible en toi, Chariclée : tu es toujours portée à supposer le pire et en même temps, à l'imaginer, alors que cela n'est pas — et tant mieux ! Théagène, en tout cas, est vivant, et il est sauvé, grâce aux dieux », et il lui raconta brièvement de quelle façon et chez qui il se trouvait. Alors Calasiris : "Tu n'a jamais été amoureux, Cnémon, dit-il, on le voit bien à tes paroles; car tu saurais que même les choses les plus bénignes inspirent de la terreur aux amants et qu'ils ne se fient qu'au témoignage de leurs yeux lorsqu'il s'agit de leurs bienaimés, car l'absence de ceux-ci est un sujet de crainte et d'angoisse pour les âmes éprises; et la raison en est qu'ils se persuadent fermement que jamais ceux qu'ils aiment ne sauraient être séparés d'eux sans quelque empêchement grave. Aussi, mon ami, pardonnons à Chariclée, car elle est atteinte, très gravement, et très exactement du mal d'amour, et entrons pour réfléchir à ce que nous devons faire. » [6,6] Et, prenant Chariclée par la main avec la sollicitude d'un père, il la conduisit à l'intérieur. Nausiclès, qui désirait les distraire de leurs préoccupations et qui, d'ailleurs, avait son idée à lui, fit préparer un repas plus soigné que de coutume et les invita seuls au banquet, en compagnie de sa propre fille qu'il avait parée pour la rendre encore plus jolie que d'habitude et à qui il avait fait mettre de riches bijoux. Lorsqu'ils eurent suffisamment fait honneur à la bonne chère, Nausiclès commença à leur parler en ces termes : « Je serais ravi, mes chers hôtes, les dieux m'en soient témoins, si vous consentiez à rester ici avec moi tout le reste de votre vie, à partager mes biens et mes plus chères affections, car je ne vous considère pas comme des hôtes de passage, mais, désormais, comme mes amis sincères et véritables, et rien de ce que je pourrais faire pour vous ne me semblera trop lourd; je suis prêt aussi, si vous le désirez, à vous aider à rechercher vos parents, dans toute la mesure de mes moyens. Mais vous savez aussi que ma profession est celle de marchand, que c'est là mon métier et mon revenu, et que, déjà, de bons zéphyrs ont commencé de souffler depuis quelque temps et ont rouvert la saison de naviguer, promettant aux négociants d'heureuses traversées et j'entends, pour ainsi dire, l'appel de mes affaires qui m'imposent de me rendre en Grèce ; aussi serait-il bien que vous me fassiez part de la décision que vous avez prise entre vous, pour que je puisse arrêter mes propres dispositions d'après vos intentions. » [6,7] Après avoir considéré en silence, pendant un moment, ce qu'avait dit Nausiclès, Calasiris répondit : "Nausiclès, puisse ton voyage avoir lieu sous d'heureux auspices; qu'Hermès aux Gains et Poséidon Tutélaire t'accompagnent et te guident; qu'ils te donnent mer libre et bon vent, chaque fois bon mouillage, villes aisément accessibles et accueillantes aux marchands car tu nous as, pendant notre séjour, entouré de tant dé soins, tant tu mets, au moment où nous désirons partir d'amabilité à préparer notre départ et tant tu observes avec scrupule les lois de l'hospitalité et de l'amitié. Nous avons, sans doute, du chagrin à l'idée de te quitter, toi et ta maison, que tu avais réussi à nous faire considérer comme la nôtre, mais il est nécessaire, indispensable que nous entreprenions, par tous les moyens, de retrouver ceux que nous aimons par-dessus tout. Il en va ainsi pour Chariclée et pour moi; maintenant, quel est l'avis de Cnémon, est-il prêt à nous suivre dans notre vie errante, par affection pour nous, ou bien a-t-il quelque autre intention, il est là pour le dire lui-même. » Cnémon voulut répondre, et il était sur le point d'ouvrir la bouche pour parler lorsque, tout soudain, il se mit à sangloter et un déluge de larmes tièdes lui paralysa la langue; finalement, il reprit son souffle et dit en gémissant : "O, vicissitudes infinies, mouvement inlassable de la Destinée humaine! Comme tu t'es plue, Fortune, à m'entraîner, sans trêve, moi et d'autres, dans un flux et un reflux de maux! Tu m'as privé de ma famille et de ma maison paternelle, tu m'as chassé de ma patrie et de la ville où j'ai tous ceux que j'aime, tu m'as jeté sur la terre d'Egypte, après bien des aventures dont je ne dis rien, tu m'as livré à des Pasteurs brigands, tu as fait luire pour moi comme un rayon d'espoir en me donnant des compagnons d'infortune; ils étaient, eux aussi, malheureux, mais ils étaient grecs, et j'espérais vivre le reste de ma vie avec eux, et voici que tu m'arraches même cette consolation. Où me tourner? Que dois-je faire? Abandonner Chariclée, alors qu'elle n'a pas encore retrouvé Théagène? Mais c'est affreux, ô Terre! Ce serait criminel! Alors, je dois la suivre et l'accompagner dans ses recherches? Si c'était pour être sûr de trouver, il serait beau de peiner, avec l'espoir de réussir; mais, si l'avenir est incertain, si les difficultés l'emportent, incertain, aussi, est pour moi le moment où je cesserai d'errer. Pourquoi ne pas vous demander votre permission, à vous et aux dieux de l'amitié et songer, aujourd'hui, à revenir dans ma patrie et ma famille, surtout lorsque le ciel, apparemment, me fournit une occasion splendide, et que Nausiclès, comme il vient de le dire, est sur le point de se rendre en Grèce; je ne voudrais pas que mon père, s'il lui arrivait malheur pendant ce temps, soit entièrement privé d'héritier et que ma maison demeure sans maître. Même si je dois rester sans aucune fortune, le fait que, en moi, soit conservé un survivant de notre race serait déjà à soi seul un beau résultat. Mais, Chariclée, c'est à toi surtout que vont mes excuses, à toi que je demande un pardon que je voudrais que tu m'accordes. Je te suivrai jusque chez les Pasteurs, et demanderai à Nausiclès de m'attendre un petit peu, bien qu'il soit très pressé; si je puis, personnellement, te remettre à Théagène, je me serai montré un bon gardien du dépôt que l'on m'a confié, je pourrai te quitter avec un bon espoir pour l'avenir et une bonne conscience; mais si nous échouons — aux dieux ne plaise! — je serai, même alors, excusable, car je ne t'abandonnerai pas seule, mais je te laisserai sous la garde du meilleur des gardiens, ton père Calasiris. » Chariclée, qui avait deviné, à plus d'un signe, que Cnémon était amoureux de la fille de Nausiclès — car quelqu'un qui aime est prompt à reconnaître une victime du même mal, et qui avait aussi compris, d'après les paroles de Nausiclès, que celui-ci serait satisfait de ce mariage, que, depuis longtemps, il y songeait et qu'il s'ingéniait, fort habilement, à amener Cnémon à conclure l'affaire — donc, Chariclée, estimant que Cnémon ne serait pas, pour le reste de leur voyage, un compagnon bien convenable ni absolument sûr, lui dit : « Fais comme tu le désireras; la reconnaissance que nous te devons pour les excellents services que tu nous as rendus reste entière, mais, dorénavant, il n'y a aucune nécessité à ce que tu t'occupes encore de nos affaires et que tu coures, à contre-coeur, des dangers pour notre compte. Toi, va retrouver Athènes ta patrie, ta famille, ta maison; n'abandonne pas Nausiclès ni l'occasion qu'il t'offre, tu le dis toi-même; Calasiris et moi nous lutterons contre les événements jusqu'à ce que nous ayons atteint le terme de nos courses errantes, et si personne au monde ne nous accompagne, nous avons la ferme conviction que les dieux seront avec nous dans notre route. » [6,8] Nausiclès repartit : « Chariclée puisse-t-elle obtenir ce qu'elle désire, et puissent les dieux, comme elle le demande, être avec elle dans sa route; puisse-t-elle retrouver ceux qui lui sont chers, car sa volonté est courageuse et avisé son esprit. Quant à toi, Cnémon même si tu ne ramènes pas Thisbé à Athènes, ne te désole pas, car tu as avec toi le responsable de son enlèvement et de sa fuite d'Athènes : le marchand de Naucratis, l'amant de Thisbé, c'est moi. Ne te lamente pas non plus sur ta pauvreté, comme si tu devais t'attendre à mendier ton pain. Si tu le désires — et j'y souscris d'avance — je puis t'emmener là-bas où tu ne manqueras pas d'argent, et où tu retrouveras ta maison et ta patrie, mais si tu veux te marier, je te donne ma fille que voici, Nausiclée, en lui assurant une très belle dot; ton apport, à toi, m'a paru très suffisant depuis que je sais quelles sont ta famille, ta maison et ta race. » En entendant cette offre, Cnémon n'eut pas un instant d'hésitation; voyant que l'objet de ses prières et de ses désirs, ce qu'il croyait irréalisable, lui était accordé, au delà de tous ses voeux, et contre toute attente, il s'écria : « J'accepte avec joie ce que tu m'offres»; et, en même temps, il tendit la main droite : Nausiclès y mit celle de sa fille et les déclara solennellement unis; puis il invita toute la maisonnée à chanter le chant d'hyménée et ouvrit lui-même les danses, transformant notre banquet en un repas de noces improvisé. Tout le monde se mit à danser et à fêter par leurs chants d'hyménée ce mariage impromptu, et les flambeaux des noces, toute la nuit, illuminèrent la maison. Mais Chariclée, toute seule, loin des autres, se retira dans sa chambre habituelle; là, elle verrouilla solidement les portes pour être sûre de ne pas être dérangée et s'abandonna à des transports furieux, s'arrachant les cheveux à poignée et déchirant ses vêtements : « Eh bien, disait-elle, nous aussi dansons en l'honneur de la divinité mauvaise qui est notre lot, de la façon qui lui plaît; chantons-lui des chants de mort, dansons pour elle la danse des pleurs, que les ténèbres m'enveloppent, qu'une nuit obscure règne sur cette fête, et d'abord brisons cette lampe contre le sol. C est donc là le lit de noces qu'elle a préparé pour nous? La chambre qu'elle m'a réservée ? En tout cas j'y suis seule, sans fiancé, et, Théagène, mon mari seulement de nom, en est, hélas, absent! Cnémon se marie, tandis que Théagène est errant, prisonnier, peut-être même enchaîné. Et encore cela serait le mieux qui pût arriver, pourvu qu'il soit vivant! Nausiclée est mariée, et elle est maintenant loin de moi, elle qui, jusqu'à hier, partageait ma chambre; Chariclée, elle, est seule, et abandonnée. Certes, je ne vous reproche pas ce que vous faites pour eux, Fortune, et vous, divinités — qu'ils soient aussi heureux qu'ils le souhaitent! — ce que je vous reproche, c'est mon propre sort, et de ne pas me traiter comme vous les traitez, eux. Vous allongez sans fin les aventures où nous sommes entraînés, et qui surpassent tout ce que l'on entend au théâtre. Mais pourquoi adresser aux dieux ces plaintes inopportunes ? Que tout s'accomplisse à l'avenir selon leur volonté. O, Théagène, ô mon seul, mon doux souci, si tu es mort et que je l'apprenne — puissé-je ne jamais le savoir! — alors, je ne tarderai pas à te rejoindre; pour le moment, voici les offrandes funèbres que je t'offre », et, tout en parlant, elle s'arrachait des cheveux et les posait sur son lit; « et voici les libations en ton honneur, que répandent ces yeux que tu aimes », et, aussitôt, son lit était humide de larmes. « Mais, si tu es vivant, par bonheur, viens ici reposer près de moi, mon chéri, et m'apparaître en rêve; mais respecte-moi, même alors, ô mon ami, garde jusqu'au jour de notre vrai mariage la vierge qui t'appartient. Ah, voici que tu es dans mes bras, tu es là, il me semble te voir! » [6,9] Tout en parlant, elle se jetait brusquement à plat ventre de tout son long sur le lit et l'embrassait en sanglotant et en poussant de profonds soupirs. Et cela dura jusqu'à ce que l'excès de son chagrin obscurcît son esprit comme d'un brouillard, plongeât son intelligence dans les ténèbres et la fît glisser, à son insu, dans un sommeil, qui s'empara d'elle et dura jusqu'au grand jour. Calasiris, étonné de ne pas la voir à l'heure habituelle, alla la chercher dans sa chambre; il dut frapper très fort à la porte, et l'appeler plusieurs fois par son nom et, ainsi, parvint à l'éveiller. Chriclée, à cet appel soudain, fut troublée et, dans l'état où elle se trouvait courut à la porte, tira le verrou et fit entrer le vieillard. Et lui, lorsqu'il vit le désordre de sa chevelure, et sa tunique déchirée sur la poitrine, ses yeux encore gonflés et témoignant de la folie qui s'était emparée d'elle avant qu'elle ne s'endorme, il en comprit tout de suite la raison; aussi, la ramenant sur son lit, il la fit asseoir et lui mit un manteau sur les épaules, pour qu'elle fût un peu plus présentable. « Qu'est cela, Chariclée? dit-il pourquoi te rendre ainsi malheureuse sans mesure ? Pourquoi te laisser aussi déraisonnablement abattre par les événements? Je ne te reconnais plus telle que tu étais autrefois, toujours vaillante, toujours raisonnable pour supporter les coups du sort, comme je t'ai connue jusqu'ici. Ne vas-tu pas cesser d'avoir aussi peu de raison? Ne veux-tu pas réfléchir que tu es un être humain, que ta condition est instable, et que la balance peut, brusquement, pencher d'un côté comme de l'autre? Pourquoi songer à te supprimer, alors que, peut-être, nous pouvons avoir de l'espoir? Epargne-nous, nous aussi, mon enfant, épargne, sinon toi-même, du moins Théagène, pour qui la vie n'est tolérable que si tu es avec lui, et dont l'existence n'a de prix que si tu es vivante toi-même. » Chariclée rougit à ce discours, et plus encore en pensant à l'état dans lequel elle s'était laissée surprendre; elle demeura longtemps silencieuse, et, comme Calasiris la pressait de répondre : « Tes reproches sont justes, dit-elle, mais peut-être suis-je excusable, mon père; car ce n'est pas un désir vulgaire et non plus un simple caprice qui m'a entraînée, je le regrette, à ces excès, mais un amour pur et sage pour un homme à qui je n'ai pas appartenue, mais qui n'en est pas moins mon mari, à mes yeux, et cet homme, c'est Théagène! Et je souffre de ne pas l'avoir avec moi, et, plus encore, je me demande s'il est encore vivant, ou non, et je tremble. — Rassure-toi, sur ce point au moins, répondit Calasiris, il est vivant, et il reviendra avec toi — les dieux nous l'ont promis, s'il faut avoir foi — et il le faut — dans les oracles rendus à votre sujet, et aussi dans ce que nous a dit l'homme, hier, qui nous a affirmé qu'il avait été capturé par Thyamis alors qu'on l'emmenait à Memphis. S'il a été pris, il est bien évident qu'il a été sauvé, car Thyamis le connaît et lui a déjà témoigné de l'amitié. Ce n'est pas le moment d'hésiter; il faut aller, le plus vite possible, au village de Bessa pour y chercher toi, Théagène, et moi, en outre, mon fils; car tu sais sans doute, pour l'avoir entendu déjà dire, que Thyamis est mon fils ? » Chariclée devint alors songeuse et dit : « Si vraiment Thyamis est ton fils, et non pas quelqu'un d'autre, me voilà maintenant menacée par un terrible danger. » Et, comme Calasiris, étonné, lui demandait pourquoi : « Tu sais, répondit-elle, que j'ai été capturée par les Pasteurs ; or, pendant que j'étais là-bas, Thyamis, lui aussi, a été amené à concevoir une passion pour moi, à cause de cette beauté qui paraît bien m'avoir été donnée pour mon malheur, et j'ai peur, si nous le rencontrons au cours de nos recherches, qu'en me voyant il ne me reconnaisse et ne m'oblige à subir réellement un mariage qu'il me proposait alors mais que j'avais réussi à éviter, par divers stratagèmes. » Alors Calasiris : « Jamais, dit-il, le désir ne saurait prévaloir en lui au point de lui faire mépriser la vue de son père et d'empêcher que le regard de celui à qui il doit la vie n'inspire à cet enfant un sentiment de honte qui le fasse renoncer — si toutefois elle est réelle — à une passion illégitime. Malgré tout, rien ne t'empêche d'imaginer quelque stratagème pour te mettre à l'abri de ce que tu crains. Tu me sembles d'une habileté particulière à inventer, pour déjouer les complots, subterfuges et faux-fuyants. » [6,10] Chariclée, à ces mots, se radoucit un peu et : « Es-tu sérieux, dit-elle, ou plaisantes-tu? Peu importe, d'ailleurs, pour l'instant; il y a une ruse que nous avions déjà décidé avec Théagène d'employer mais que les circonstances nous ont empêchés d'utiliser; je veux y recourir maintenant, dans l'espoir qu'elle nous réussira mieux. Lorsque nous projetions de nous enfuir de l'île des Pasteurs, nous avions décidé de prendre un déguisement misérable et de nous transformer en mendiants pour pénétrer dans les villages et dans les villes. Si tu le veux bien, transformons-nous et devenons des mendiants et, ainsi, nous serons moins en butte aux attaques des premiers venus — car, chez des gens de cette sorte, la simplicité est une sécurité, et la pauvreté inspire plutôt la pitié que l'envie. Nous obtiendrons aussi plus facilement la nourriture nécessaire à chaque jour, car, à l'étranger, on vend rarement à qui l'on ne connaît pas, mais l'on donne plus volontiers, par pitié, à ceux qui demandent l'aumône. » [6,11] Calasiris approuva, et décida de partir au plus tôt Ils allèrent trouver Nausiclès et Cnémon et leur annoncèrent leur départ. Deux jours plus tard, ils partaient sans accepter ni la bête de somme que, pourtant, on leur offrit, ni aucun homme pour les accompagner Nausiclès et Cnémon assistèrent à leur départ, ainsi que toute la maisonnée; il y avait aussi Nausiclée, qui avait beaucoup supplié son père de le lui permettre, et sa pudeur de jeune mariée avait été vaincue par son affection pour Chariclée. Au bout de cinq stades, ils s'embrassèrent, avant de se quitter, les hommes entre eux, et les femmes entre elles; ils se serrèrent la main en pleurant tout ce qu'ils savaient et formèrent en se séparant, les uns pour les autres, des vœux de bonheur. Cnémon demanda qu'on voulût bien l'excuser de ne pas aller avec eux, car il venait juste de se marier, et dit, sans y croire, qu'il irait les rejoindre, à la première occasion. Enfin, chacun partit de son côté; les uns s'en retournèrent vers Chemmis, Chariclée et Calasiris commencèrent par se transformer en mendiants, en utilisant des haillons qu'ils avaient préparés, ensuite Chariclée se barbouilla le visage avec de la suie et l'enduisit de boue, et elle se mit sur le visage un voile tout rapiécé et sale qui lui dissimulait un oeil en pendant de travers sur son front; sous le bras, elle avait une besace, apparemment pour y mettre des morceaux de viande et des croûtes, mais où, en réalité, se trouvait sa robe sacrée de Delphes et ses couronnes ainsi que les joyaux exposés par sa mère en même temps qu'elle et les signes qui lui permettraient de se faire reconnaître. Calasiris avait roulé le carquois de Chariclée dans de vieilles peaux de moutons et il le portait comme un fardeau quelconque en travers de ses épaules; il avait détendu la corde de l'arc, qui, aussitôt se redressa; il en fit un bâton sur lequel il s'appuya lourdement des deux mains, et, quand il rencontrait quelqu'un, il se courbait plus que ne l'y contraignait son âge et traînait une jambe, et même il y avait des moments où Chariclée le conduisait par la main. [6,12] Lorsqu'ils eurent achevé de se déguiser, ils se plaisantèrent réciproquement en se disant, pour se taquiner, à quel point le personnage qu'ils jouaient leur allait bien, à l'un et à l'autre et supplièrent le démon entre les mains duquel était placé leur sort, de limiter leurs épreuves à ceci et de s'en contentera. Après quoi ils se dirigèrent, sans plus tarder, vers le village de Bessa, où ils espéraient trouver Théagène et Thyamis. Mais ils devaient être déçus. Comme ils approchaient en effet de cessa vers le coucher du soleil, ils virent sur le sol un grand nombre d'hommes récemment égorgés, dans la plupart desquels ils reconnurent des Perses à leur costume et à leur armement, et aussi un petit nombre d'indigènes. Ils supposèrent que c'était là le résultat de quelque rencontre belliqueuse, mais quels avaient été les combattants, ils l'ignoraient. Ils se mirent à aller d'un cadavre à l'autre, tout en examinant s'il n'y avait pas là quelqu'un de leur connaissance — car les âmes sont promptes à imaginer le pire à propos de ceux qu'elles aiment — et, ce faisant, ils rencontrèrent une petite vieille qui tenait embrassé l'un des cadavres en costume indigène et poussait des lamentations de toutes sortes. Ils eurent l'idée d'essayer de tirer quelque chose de la vieille, si possible, et, pour cela, s'installèrent près d'elle et tentèrent de la consoler et d'apaiser son grand chagrin. Puis, comme elle se laissait faire, Calasiris lui demanda en égyptien qui elle pleurait et quel était ce combat. Et elle leur raconta tout brièvement : celui qu'elle pleurait était son fils, qui était tué; elle avait fait exprès de venir parmi les cadavres pour être attaquée et délivrée de la vie; en attendant, elle rendait les derniers devoirs à son fils comme elle le pouvait, avec des larmes et des lamentations. [6,13] Quant au combat, voici ce qu'elle dit : « On emmenait un jeune étranger, d'une grande beauté et d'une haute taille, chez Oroondatès, le lieutenant du Grand Roi pour Memphis; il était envoyé, je crois, par Mitranès, le commandant de cercle, qui l'avait fait prisonnier et qui avait pensé, à ce qu'on dit, que ce serait un magnifique présent. Les gens de notre village (et elle le montrait, tout près d'eux) survinrent et enlevèrent le jeune homme, disant qu'ils le connaissaient bien, que ce fût la vérité ou un mensonge. Mitranès, en apprenant cela, fut, comme on pouvait s'y attendre, fort en colère; aussi organisa-t-il contre le village une expédition, voici maintenant deux jours. Et — les gens de notre village sont très belliqueux, ils ont toujours fait le métier de brigands, ne craignent aucunement la mort, et il y a beaucoup de femmes avant moi, qu'ils ont, pour cela privées de leur mari ou de leur fils — donc, lorsqu'ils surent, à divers indices, que l'expédition allait avoir lieu, ils tendirent des embuscades et, lorsque l'ennemi arriva, ils n'eurent aucun mal à les battre, les uns l'attaquant de front, et les autres sortant de leurs cachettes dans le dos des Perses surpris et sans protection, et les attaquant en poussant de grands cris. Mitranès tomba l'un des premiers les armes à la main, et, avec lui tombèrent presque tous les autres, car ils étaient encerclés et n'avaient aucun endroit où fuir; il tomba aussi un petit nombre des nôtres; et il arriva, par la volonté d'un dieu cruel, que, dans ce petit nombre, il y eût mon fils, frappé, comme vous voyez, en pleine poitrine, d'un javelot perse. Et maintenant, malheureuse que je suis, je pleure sur son cadavre, et je sens bien que j'aurai encore à pleurer sur le seul fils qui me reste, car celui-là aussi est parti, hier, avec les autres, pour attaquer la ville de Memphis. » Calasiris demanda la raison de cette expédition, et la vieille, répétant ce que lui avait dit celui de ses deux fils qui survivait, leur expliqua qu'après avoir tué les soldats du Grand Roi et le chef de cercle, ils étaient trop certains que cette mauvaise affaire ne finirait pas bien pour eux mais se terminerait par une catastrophe complète, car Oroondatès, le gouverneur de Memphis, avait à sa disposition de nombreuses troupes et, dès qu'il serait au courant, viendrait immédiatement en force cerner le village et massacrer tous les habitants en manière de représailles. « Par conséquent, ajouta-t-elle, il fallait risquer le tout pour le tout et ils décidèrent de remédier aux graves conséquences de leur coup d'audace par une audace plus grande, si possible, de ne pas laisser à Oroondatès le temps de faire ses préparatifs, de tomber sur lui à l'improviste et de le supprimer lui aussi, s'ils le surprenaient encore à Memphis, ou, s'il était absent, occupé, comme on le dit, pour le moment, à combattre en Ethiopie, de s'emparer — ce qui serait encore plus facile — de la ville sans défense et, ainsi, de se tirer de danger, au moins pour l'instant, tout en réussissant par-dessus le marché a rendre à Thyamis, leur chef, le sacerdoce qui était illégalement détenu par son frère cadet. Si, au contraire, ils échouaient, ils seraient tués en combattant et ne seraient pas faits prisonniers et exposés aux mauvais traitements et aux outrages que ne manqueraient pas de leur faire subir les Perses. Mais vous, étrangers, où allez-vous, maintenant? — Au village », répondit Calasiris. Et elle : « Ce serait dangereux pour vous, dit-elle, à une heure aussi indue et alors que personne ne vous connaît, d'entrer en relations avec les habitants qui y sont restés. — Mais, dit Calasiris, si tu nous y conduisais comme tes hôtes, nous pourrions sans doute espérer être en sécurité? — Je n'ai pas le temps, répondit la vieille, j'ai encore à accomplir des rites expiatoires, au cours de la nuit. Mais, si vous êtes d'accord — et d'ailleurs, vous ne pouvez faire autrement, même si vous ne le voulez pas — retirez-vous un peu à l'écart, en un endroit où il n'y ait pas de cadavres et ayez la patience d'attendre que la nuit finisse; à l'aurore, je vous prendrai sous ma protection et je vous conduirai au village où vous serez en sûreté, comme mes hôtes. » [6,14] Calasiris traduisit à Chariclée tout ce qu'elle avait dit puis il la prit par la main et l'éloigna. A quelque distance du champ couvert de morts, ils trouvèrent un petit tertre où Calasiris se coucha, la tête sur le carquois; Chariclée, elle, s'assit en prenant sa besace comme siège. La lune, qui venait de se lever, éclairait toute la scène de sa lumière brillante — car c'était le troisième jour après la pleine lune. Calasiris, qui était vieux et qui, de plus, avait été fatigué par le voyage, s'endormit. Chariclée, que ses soucis perpétuels tenaient éveillée, fut témoin d'une scène infernale mais bien familière aux Egyptiennes. La vieille, pensant que personne ne la voyait ni ne la dérangerait, commença par creuser une fosse de part et d'autre de laquelle elle alluma un feu et, entre les deux bûchers, elle étendit le cadavre de son fils; ensuite elle prit, sur un trépied qui se trouvait auprès, un récipient de terre cuite plein de miel, et le versa dans la fosse puis, avec un autre, elle fit une libation de lait et avec un troisième, une autre, celle-là de vin. Ensuite elle prit une figurine de pâte en forme d'être humain, la couronna de laurier et de fenouil et la jeta dans la fosse. Après tout cela, elle prit une épée, et, gesticulant comme si elle était saisie d'un transport frénétique, elle adressa à la lune une longue prière avec des mots barbares et au son étrange; puis elle se fit une incision au bras, essuya le sang avec un rameau de laurier et en aspergea le foyer; elle accomplit encore des rites bizarres et, finalement, se pencha sur le cadavre de son fils, lui murmura quelque chose à l'oreille et réussit, par la puissance de sa magie, à l'éveiller et à le faire mettre debout. Chariclée qui, déjà, n'avait pas vu sans frayeur le début, fut saisie d'un frisson d'horreur et, terrifiée devant ce spectacle extraordinaire, elle réveilla Calasiris pour qu'il fût lui aussi témoin de ce qui se passait. Comme ils se trouvaient dans l'obscurité, on ne les voyait pas, mais ils voyaient tout sans difficulté, à la lumière de la lune et à celle des feux et, comme ils n'étaient pas très éloignés, ils entendirent tout ce qui était dit, car la vieille, maintenant, interrogeait le mort à haute et intelligible voix. La question était si le frère du mort, le fils qui lui restait à elle, reviendrait vivant. Le mort ne répondit rien, il eut seulement un geste de tête qui permettait à la mère de comprendre, à son gré, ce qu'elle voudrait, et, brusquement, il tomba le visage en avant. Alors elle retourna le corps sur le dos et ne renonça pas à obtenir une réponse, se servant, semblait-il, des moyens de contrainte les plus violents dont elle pouvait disposer, chantant incantation sur incantation à ses oreilles, bondissant, l'épée en main, tantôt vers le feu, tantôt vers la fosse : elle finit par l'éveiller une nouvelle fois et, quand il fut debout, elle renouvela ses questions, le contraignant à ne pas répondre seulement d'un signe de tête mais à exprimer son oracle avec des paroles et sans aucune équivoque. Tandis que la vieille était ainsi occupée, Chariclée supplia Calasiris de s'approcher du lieu de la scène et de leur obtenir, à eux aussi, quelque renseignement sur Théagène; mais il refusa, disant que c'était un spectacle diabolique et que s'il était contraint d'en être le témoin, il n'y prendrait point part pour autant; car il n'appartenait pas à un prêtre ni de pratiquer semblables rites, ni même d'y assister. La divination, pour eux, ne s'exerçait qu'à l'aide de sacrifices permis et de prières pures; c'étaient les profanes qui rampaient sur la terre, au sens le plus strict, et traînaient des cadavres, comme le faisait l'Egyptienne que le hasard leur avait permis d'observer. [6,15] Il parlait encore lorsque le cadavre, d'une voix qui paraissait sortir de sous la terre, ou d'une caverne profonde, une voix sourde et rauque, murmura : « J'ai commencé, ma mère, par vouloir t'épargner, bien que tu aies violé les lois de la nature humaine, transgressé les décrets des Moires et que tu cherches, par tes sortilèges à mettre en branle l'immuable, car le respect de ses parents survit, en quelque manière, même chez ceux qui ne sont plus. Mais puisque tu détruis toi-même ce respect, et que tu en viens, non plus, comme d'abord, à user simplement de pratiques coupables mais à pousser le crime au delà de toutes limites, que tu contrains un cadavre non seulement à se dresser et à faire des signes, mais encore à parler, sans te soucier de mon intérêt à moi, en m'empêchant de me mêler aux autres âmes et en faisant de moi simplement un instrument pour toi, apprends donc ce que j'hésitais depuis longtemps à te révéler. Non, ton fils ne reviendra pas vivant, et toi-même tu n'échapperas pas à une mort violente; toi qui as toujours passé toute ta vie à ces pratiques sacrilèges comme celles-ci, tu n'as plus longtemps à attendre la fin brutale réservée à ceux qui s'y livrent, toi qui as l'audace d'accomplir devant d'autres personnes des mystères aussi abominables et ne te contentes pas de les accomplir dans la solitude, le silence et les ténèbres : voici que tu divulgues devant des témoins tels que ceux qui sont là maintenant les destins d'outre-tombe. L'un est un prêtre — et cela est le moins grave, car il est assez sage pour mettre sur de telles révélations le sceau du secret et n'en rien dire, et d'ailleurs, il est cher aux dieux; ses deux enfants sont prêts à se livrer un duel sanglant et à se mesurer l'un à l'autre l'épée en main, mais il les arrêtera et les en empêchera rien qu'en paraissant, si toutefois il se hâte — mais, ce qui est plus grave, une jeune fille assiste à tout ce spectacle et entend tout, une pauvre petite femme tourmentée par l'amour et qui, pour tout dire, court le monde entier a la recherche de son bien-aimé, avec lequel, après mille aventures et mille dangers, elle vivra, au bout du monde, l'existence brillante d'une reine. » Après ces paroles, il s'effondra et la vieille, comprenant que les étrangers étaient les spectateurs en question, se précipita immédiatement contre eux, épée en main, folle de rage, et parcourut tout le champ couvert de morts, soupçonnant qu'ils se dissimulaient sous les cadavres; son intention était de les tuer, si elle les trouvait, car elle pensait qu'ils avaient eu de mauvais desseins contre elle et qu'ils avaient voulu assister à ses sortilèges pour les contrarier. Mais, tandis qu'elle allait ainsi, furieuse, sans précautions, poursuivant ses recherches parmi les cadavres, elle ne vit pas un morceau de lance brisée qui se dressait et lui transperça l'aine. Elle tomba morte, ayant accompli de la sorte, sans délai, la prédiction que lui avait faite son fils et trouvé un juste châtiment.