[2,0] LIVRE II. [2,1] L'île, donc, était en flammes, mais Théagène et Cnémon, aussi longtemps que le soleil fut au-dessus de l'horizon, ne s'aperçurent pas de l'incendie; car la vue du feu est rendue impossible, pendant le jour, par la clarté plus grande des rayons que lance le dieu; mais, lorsqu'il fut couché et eut ramené la nuit, la flamme retrouva son éclat, désormais sans rival, et fut visible de loin; et lorsque, rassurés par la nuit, tous deux rampèrent hors du marais, ils virent l'île illuminée et déjà la proie du feu. Théagène se frappait la tête et s'arrachait les cheveux : « Que l'on m'arrache la vie, dit-il, en ce jour! Qu'on en finisse, qu'on soit débarrassé de tout : craintes, dangers, soucis, espoirs, amours. Chariclée n'est plus, Théagène est perdu. Vainement, dans mon malheur, je me suis montré lâche, vainement ! ai consenti, ma chérie, à une fuite indigne d'un homme, afin de me conserver à toi. Non, je ne veux pas survivre, alors que toi, ma bien-aimée, te voilà abattue, et cela contre la loi de naturel, et, comble de malheur, que tu n'as pas rendu le dernier soupir entre les bras que tu aurais désirés! Tu as été, hélas, la proie des flammes, et ce sont là les torches que la divinité a allumées pour toi, au lieu de celles de l'hyménée! Elle est perdue, cette beauté unique parmi les hommes, et il ne nous reste pas le moindre vestige de cette pure fleur de jeunesse, même dans son cadavre! O cruauté, ô indicible jalousie de la divinité! J'ai été privé même des ultimes étreintes, l'on m'a ôté les derniers baisers que l'on donne à un corps sans vie. » [2,2] Tout en parlant, il cherchait son épée, mais Cnémon, vivement, la lui arracha des mains et : « Qu'est-ce là, Théagène, dit-il, pourquoi pleurer une vivante? Chariclée est vivante; elle est saine et sauve. Courage. » Et comme l'autre répliquait : « Va dire cela à des fous et à des enfants, Cnémon; tu me tues en m'enlevant la plus douce des morts! » Cnémon lui jura qu'il disait vrai et lui raconta tout, l'ordre de Thyamis, la caverne, la façon dont il y avait fait descendre Chariclée, la disposition de la grotte, et il ajoute que l'on n'a pas à redouter que le feu pénètre jusqu'au fond, car il serait arrêté par les méandres sans fin des galeries. Théagène, à ces mots, respire, il se hâte vers l'île, et déjà, en imagination, voit l'absente, et s'imagine que cette caverne sera sa chambre nuptiale, ignorant les lamentations qu'il y fera entendre. Ils avançaient donc avec ardeur, ramant eux-mêmes, car leur batelier, dès le début de l'engagement, s'était enfui tel un trait, en entendant les cris, comme si un ressort l'avait projeté. Ils étaient entraînés tantôt à gauche, tantôt à droite de leur route, à la fois parce que, manquant d'expérience, ils ne savaient pas conjuguer leurs coups de rame et parce que, de plus, ils avaient le vent debout. [2,3] Mais l'ardeur de leur volonté eut raison de leur manque d'habileté et, avec bien du mal, et bien de la sueur, ils abordèrent à l'île; une fois là, ils s'élancèrent à toute vitesse dans la direction des cabanes, qu'ils trouvèrent déjà complètement détruites, leur emplacement seul étant reconnaissable; mais la pierre de seuil qui dissimulait la caverne était bien visible. Le vent, qui soufflait en direction des cabanes, comme celles-ci n'étaient faites que de légers roseaux de marais entrelacés, les avait incendiées dans sa course, les rasant à peu près jusqu'au sol, qui apparaissait; la violence du feu s'était vite apaisée à mesure qu'il ne restait plus que des cendres; quant aux débris, la plus grande partie avait été emportée par les tourbillons et le peu qui restait s'était presque complètement éteint sous l'action du vent et s'était suffisamment refroidi pour que l'on pût y poser le pied. Ils trouvèrent des torches à demi consumées et allumèrent quelques débris de roseaux puis ouvrirent l'entrée de la caverne et y descendirent en courant sous la conduite de Cnémon. Ils n'étaient pas encore bien loin lorsque, soudain, Cnémon poussa un cri : « Zeus, qu'est cela? Nous sommes perdus; on a tué Chariclée! » Et il laissa tomber sa lumière qui s'éteignit puis, cachant ses yeux de ses deux mains, il tomba à genoux et se mit à pleurer. Théagène, lui, comme si une force le poussait, se précipite sur le cadavre de la morte, l'étreint de toutes ses forces et ne fait qu'un avec lui tant il l'embrasse de toutes parts. Cnémon, qui le voit plongé tout entier dans sa douleur et submergé par son malheur, craignant qu'il ne veuille attenter à sa vie, retire subrepticement l'épée du fourreau suspendu à son côté et, le laissant seul, remonte en courant pour rallumer sa torche. [2,4] Cependant, Théagène poussait, dans sa douleur, des rugissements tragiques « O souffrance intolérable! disait-il, ô malheur envoyé par les dieux! Quelle est cette Erinye insatiable qui, dans son délire, s'attache à nous nuire? Qui nous a exilés loin de notre patrie, exposés aux dangers de la mer et aux dangers de la piraterie, livrés aux brigands, et privés, à plusieurs reprises, de nos biens? De tous ceux-ci, un seul me restait, et voici qu'on me l'a arraché; Chariclée est morte; ma bien-aimée est devenue la proie d'une main ennemie; certainement, elle défendait sa vertu et c'était pour moi, certainement, qu'elle voulait se garder; elle est morte, pourtant, la malheureuse, et n'a pas joui de sa jeunesse et de sa beauté, pas plus que je n'en ai moi-même profité. Mais, ma douce aimée, fais-moi entendre tes dernières paroles, celles que l'on dit toujours; exprime tes derniers voeux, si tu as encore le moindre souffle. Hélas, tu restes silencieuse, et cette bouche prophétique, en qui parlaient les dieux, est maintenant muette, les ténèbres ont saisi celle qui portait la flamme, le Néant celle qui descendait des rois. Ces yeux se sont éteints, qui soumettaient chacun par leur beauté; ah! celui qui l'a tuée ne les a pas vus, je le sais bien. Mais quel nom te donner? Fiancée? Mais fiancée sans fiancé. Epouse? Oui, mais épouse vierge. Comment t'invoquerai-je? Comment t'appelerai-je désormais ? Du nom le plus doux de tous, Chariclée! Chariclée, courage! Tu as un amant fidèle; tu le retrouveras bientôt; car voici que je vais en offrande, sur ta tombe, m'égorger moi-même et répandre ce sang que tu aimes; et nous reposerons dans cette caverne, qui nous servira de tombeau. Nous pourrons, au moins, être l'un à l'autre après la mort, puisque, de notre vivant, la divinité ne l'a point permis. » [2,5] Tout en parlant, il tendit la main pour saisir son épée. Et, ne la trouvant pas : « Cnémon, cria-t-il, tu me fais mourir! Et tu es coupable aussi envers Chariclée en la privant maintenant pour la seconde fois de la compagnie qui lui est la plus chère. » Pendant qu'il parlait, du fond de la caverne une voix se fit entendre, appelant : « Théagène! » Lui l'entendit sans trembler : « Je viens, âme bien-aimée, répondit-il, je vois que tu erres encore sur la terre, et parce que tu ne peux supporter de quitter un corps comme celui dont on vient de te séparer par violence, et aussi, peut-être, parce que tu n'as pas été ensevelie et que les fantômes d'en-bas te repoussent! » Sur ce, Cnémon survint, avec une torche allumée, et, de nouveau, la voix se fit entendre, et ce qu'elle disait était : « Théagène! » Alors Cnémon s'écria : « O, dieux! N'est-ce pas la voix de Chariclée? Je crois bien qu'elle est vivante, Théagène. C'est du fond de la grotte, de la partie même où je sais l'avoir laissée que vient cette voix qui frappe mon oreille! — Ne cesseras-tu, répondit Théagène, de me tromper si souvent? — Alors, si je te trompe, je suis moi-même trompé, dit Cnémon, et nous constatons que cette morte est Chariclée. A ces mots, il retourna le cadavre du côté du visage; quand il le vit, il s'écria : « Quoi? ô dieux des prodiges! C'est le visage de Thisbé! » Il recula et, tout tremblant s'arrêta, muet de stupeur. [2,6] Théagène, au contraire, se prit à respirer et, se remettant à espérer dans son cœur, appela Cnémon qui avait perdu le sentiment et le supplia de le conduire au plus vite vers Chariclée. Au bout de quelque temps Cnémon revint à lui et recommença à regarder la morte. C'était véritablement Thisbé, et Cnémon reconnut, à sa garde, l'épée qui l'avait frappée, et qui se trouvait à côté; Thyamis, dans son emportement et sa hâte l'avait laissée dans la plaie; Cnémon ramassa une tablette qui, de la poitrine de la morte, avait roulé sous son bras et essaya de lire ce qu'il y avait d'écrit. Mais Théagène l'en empêcha, de la façon la plus instante, disant « Allons d'abord chercher ma bien-aimée, à moins que ce ne soit encore un démon qui se joue de nous. Tu auras ensuite tout loisir de lire cela. » Cnémon obéit et, emportant la tablette et ramassant l'épée, ils se hâtèrent d'aller vers Chariclée. Elle, qui s'était traînée sur les mains et les pieds en direction de la lumière, se précipita sur Théagène et le saisit par le cou. Puis : « Je te tiens, Théagène! », et lui : « Je te revois vivante, Chariclée! » disaient-ils sans cesse, et, finalement, ils roulèrent ensemble sur le sol, et, se tenant l'un l'autre, muets, ne formaient plus qu'un seul être, et peu s'en fallut qu'ils ne meurent. C'est ainsi que l'excès de la joie se transforme souvent en douleur et qu'un plaisir sans mesure provoque, comme conséquence, le chagrin. Et eux aussi, sauvés de la sorte contre toute espérance, risquaient de mourir, jusqu'au moment où Cnémon, ayant fait sourdre, en grattant la terre, une petite source, recueillit dans le creux de ses mains l'eau qui ne tarda pas à en sortir et leur en mouilla le visage, leur frictionna le nez et, de cette façon, les ramena à la vie. [2,7] Tous deux, en se voyant, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une position peu convenable et en se surprenant couchés à terre, se relevèrent vivement, eurent honte — Chariclée en particulier — d'avoir eu Cnémon comme témoin, et ils le supplièrent de leur pardonner. Quant à lui, il sourit, et pour les ramener à plus de gaieté : « Il n'y a là rien que de louable, dit-il, à mon sens, et à celui de quiconque a connu les délices de la défaite en combattant contre l'Amour et a éprouvé, en restant maitre de lui, ses flèches inévitables. Mais il y a une chose, Théagène, que je ne saurais approuver, et dont la vue m'a fait véritablement rougir, c'est lorsque tu t'es précipité sur cette étrangère, qui n'avait rien de commun avec toi, que tu l'as pleurée de façon indigne, et cela, alors que je ne faisais que te répéter que ta bien-aimée était encore vivante. » Alors Théagène : « Cesse, Cnémon, de dire du mal de moi devant Chariclée, de raconter que je pleurais sur le corps d'une autre, car je croyais que c'était elle, la morte. Mais puisque un dieu, dans sa bonté, nous a montré que c'était une erreur, le moment est venu pour toi de te rappeler ce beau courage qui te faisait pleurer mes malheurs avant moi-même et, lorsque tu reconnus, à ta grande surprise, celle qui était là, de te souvenir comment tu pris la fuite, comme devant une apparition de théâtre, comment, toi qui étais armé d'une épée, tu t'es enfui, devant une femme, et une femme morte, toi, valeureux fantassin d'Athènes. » [2,8] Cela les fit rire, mais peu de temps, d'un rire forcé, et non sans larmes, et, comme il était naturel dans une aussi triste situation, avec plus de gémissements que de gaieté. Au bout de quelque temps, Chariclée, se grattant la joue au-dessous de l'oreille : « Elle a de la chance, dit-elle, cette femme quelle qu'elle soit qui a été pleurée par Théagène, ou, peut-être même en a été embrassée, à ce que dit Cnémon. Et, si vous ne devez pas supposer que je suis mordue par la jalousie, dites-moi quelle était cette heureuse femme qui a été jugée digne des larmes de Théagène, et de quelle façon tu as été amené à te tromper et à embrasser une inconnue au lieu de moi. Je voudrais bien l'apprendre, si tu le sais toi-même. » Et lui : « Tu vas être étonnée, dit-il; Cnémon que voici m'assure que c'est Thisbé, cette Athénienne joueuse de cithare, qui est à l'origine des complots contre lui-même et contre Démaenété. » Chariclée fut stupéfaite et : « Comment et-il croyable, dit-elle, Cnémon, que du milieu de la Grèce, elle ait été expédiée comme par miracle dans le coin le plus reculé de l'Egypte? Comment nous a-t-elle echappé lorsque nous sommes descendus ici ? — Cela, je puis te le dire, lui répondit Cnémon; mais ce que je puis savoir à son sujet, le voici : lorsque Démaenété, après la tromperie dont elle avait été victime, se fut jetée dans le puits, mon père fit devant le peuple un exposé de ce qui s'était passé et, d'abord, on lui accorda le pardon et lui-même se mit en devoir d'obtenir du peuple mon rappel et de partir me chercher. Thisbé profita de ce qu'il était très occupé pour se donner des loisirs, et ouvertement, louait dans des festins sa personne et son art. Parfois même elle eut plus de succès qu'Arsinoé qui jouait de la flûte assez mollement, par sa vivacité sur la cithare et la finesse de son chant, tandis qu'elle s'en accompagnait; elle ne s'aperçut pas qu'elle excitait une violente jalousie de la part de sa camarade, surtout lorsque certain gros marchand de Naucratis, tout cousu d'or, nommé Nausiclès, la prenait dans ses bras, abandonnant Arsinoé, qu'il avait beaucoup fréquentée auparavant — et cela depuis qu'il l'avait vue gonfler ses joues pour souffler dans ses flûtes, et, tant elle y mettait d'ardeur, les enfler de façon ridicule, au point qu'elles dépassaient son nez, les yeux injectés et sortant des orbites. [2,9] Tout cela la remplit de fiel et l'enflamma de jalousie. Elle alla trouver les parents de Démaenété et leur raconta le complot de Thisbé contre la jeune femme, alliant sur certains détails les conjectures aux confidences que Thisbé lui avait faites en camarade. Les parents et alliés de Démaenété se coalisèrent contre mon père, s'assurèrent, au prix de sommes considérables, le concours des orateurs les plus habiles pour l'accuser, allèrent criant que Démaenété avait été assassinée sans jugement, sans que sa faute eût été prouvée, continuaient en assurant que l'accusation d'adultère avait servi à masquer un meurtre, réclamaient que l'on montrât l'amant, mort ou vif, ou exigeaient au moins que l'on donnât son nom; finalement, ils réclamèrent que l'on mît Thisbé à la question. Mais lorsque mon père, contrairement à la promesse qu'il en avait faite, ne put la livrer car elle avait prévu la chose tandis que l'on en était encore à préparer le procès et, après s'être entendue avec le marchand, s'était enfuie — le peuple, donc, irrité, n'alla pas jusqu'à le déclarer coupable de meurtre, après l'exposé public qu'il fit de toute l'affaire, mais le jugea co-responsable du complot monté contre Démaenété et de mon injuste exil; il fut banni de la ville et ses biens confisqués; tel était le bénéfice qu'il avait retiré de sa seconde expérience matrimoniale! C'est ainsi que l'abominable Thisbé quitta Athènes, pour subir, aujourd'hui, sa punition sous mes yeux. Voilà tout ce que j'ai pu apprendre à Egine, d'un certain Anticlès, avec lequel, plus tard, j'ai fait la traversée d'Egypte, pour tâcher de découvrir Thisbé à Naucratis, la ramener à Athènes, libérer mon père des soupçons et des accusations portés contre lui et réclamer le châtiment de ses manoeuvres contre nous tous. Et ici, maintenant, me voici dans la même situation que vous : pourquoi, comment tout ce que j'ai enduré dans l'intervalle, vous l'apprendrez une autre fois. Quant à savoir comment Thisbé est descendue dans cette caverne, par qui elle a été tuée, il faudrait sans doute, pour cela, qu'un dieu nous le révèle. [2,10] Mais, avec votre permission, examinons les tablettes que nous avons trouvées sur sa poitrine; vraisemblablement, nous en tirerons quelque renseignement nouveau. » La permission accordée, il les ouvrit, les parcourut, et voici ce qui y était écrit : « A mon maître Cnémon, Thisbé, son ennemie et sa vengeresse! D'abord, je t'annonce une bonne nouvelle : la fin de Démaenété, que j'ai provoquée, par amour pour toi. Comment, je te le raconterai de vive voix, si tu veux bien me recevoir. Ensuite, je te fais savoir que voici déjà dix jours que je suis dans cette île, prisonnière de l'un des brigands d'ici, qui se vante d'être l'écuyer du chef des brigands et me tient enfermée, sans me permettre même de passer la tête à la porte. Il prend, à ce qu'il dit, ces précautions par affection pour moi, mais, à ce que je puis deviner, parce qu'il a peur que je ne lui sois enlevée par quelqu'un. Mais, avec la permission d'un dieu, j'ai pu, maître, te voir passer, je t'ai reconnu, et je t'envoie ces tablettes en secret, par l'intermédiaire d'une vieille qui vit avec moi, en lui disant bien de les remettre dans les mains du beau jeune homme grec, l'ami du chef. Arrache-moi aux mains des brigands et accueille favorablement ta petite servante; s'il te plaît, sauve-moi, en sachant bien que les crimes que j'ai eu l'air de commettre contre toi, je les ai commis sous la contrainte, mais que la vengeance que j'ai exercée contre ton ennemie, je l'ai accomplie volontairement. S'il y a en toi une colère inflexible, abandonne-toi à elle contre moi de la façon que tu voudras : que je puisse seulement être tienne, même s'il me fallait mourir ensuite. Car j'aimerais mieux périr de tes mains à toi, et recevoir les honneurs funèbres selon la coutume grecque plutôt que de subir une vie plus pénible que la mort et l'amour d'un barbare, plus abominable pour moi une Athénienne que ne le serait sa haine. » [2,11] Voilà ce que disaient Thisbé et sa lettre. Alors Cnémon : « Thisbé, dit-il, tu as bien fait de mourir et de devenir toi-même la messagère de tes propres malheurs, dont ton cadavre même nous a remis le récit. Ainsi, apparemment, une Erinye vengeresse t'a poursuivie à travers la terre entière et n'a pas déposé son fouet justicier avant que je ne me trouve moi-même en Egypte et que ta victime soit le témoin de ton châtiment. Mais quel était donc ce nouveau complot que tu machinais contre moi avec cette lettre, lorsque la Justice divine a devancé tes entreprises? Car, même après ta mort, je te soupçonne et je crains fort que la fin de Démaenété ne soit une fiction et que ceux qui me l'ont annoncée ne m'aient trompé, je crains aussi que tu n'aies traversé la mer que pour jouer, contre moi, jusqu'en Egypte, une autre tragédie dans le goût athénien! — Ne cesseras-tu pas, dit Théagène, de te montrer ainsi timoré à l'excès et de chercher à te garder des fantômes et des ombres! En tout cas, tu ne peux pas dire que mes yeux et moi nous ayons été ensorcelés, car je n'ai joué aucun rôle dans ton drame. Oui, elle gît véritablement, ce n'est plus qu'un cadavre, et cela doit te rassurer complètement, Cnémon; mais quel peut bien être ton bienfaiteur, qui l'a ainsi supprimée; comment est-elle descendue jusqu'ici, quand? Tout cela me stupéfie et me plonge dans un embarras total. — Tout ce que je puis te dire, reprit Cnémon, c'est que son meurtrier est, selon toute probabilité, Thyamis, s'il faut en juger d'après l'épée que nous avons trouvée auprès du cadavre; je la reconnais comme sienne : la poignée d'ivoire ciselée que voici représente un aigle. — Pourrais-tu alors me dire, reprit Théagène, comment et pour quelle raison il a commis ce meurtre? — Et comment le saurais-je? répondit l'autre; cette caverne ne m'a pas transformé en devin, comme on assure que les gens qui pénètrent dans le sanctuaire de Pytho et celui de Trophonios reçoivent l'inspiration des dieux. » Aussitôt Théagène et Chariclée poussèrent un gémissement : « O Pytho, ô Delphes ! » criaient-ils d'un ton lamentable. Cnémon était stupéfait et ne pouvait imaginer la raison de l'effet que leur avait produit le nom de Pytho. [2,12] Pendant qu'ils s'occupaient de la sorte, Thermouthis, l'écuyer de Thyamis, qui, après sa blessure, pendant le combat, s'était sauvé à la nage et avait gagné la terre, trouva, la nuit venue, une barque échappée au naufrage et qui dérivait sur le marais; il s'y embarqua et se hâta de se diriger vers l'île et vers Thisbé. Celle-ci, quelques jours plus tôt, voyageait en compagnie de Nausiclès le long d'une route étroite dans la montagne; ils étaient tombés dans une embuscade et Thermoutis l'avait enlevée. Dans le tumulte provoqué par l'attaque de l'île et l'agression des adversaires, au moment où Thyamis avait ordonné à celui-ci d'amener la victime, il avait désiré la mettre à l'abri des coups et la sauver pour lui-même; il l'avait donc cachée dans la caverne, mais, dans son trouble et sa hâte, il l'avait abandonnée près de l'entrée. C'est à l'endroit même où elle avait été déposée, et où elle était restée, d'abord paralysée par la peur et les périls présents, puis, par l'ignorance où elle était des galeries conduisant vers le fond, que la rencontra Thyamis et qu'il la tua, en croyant que c'était Chariclée. Thermoutis s'imaginant qu'elle avait échappé aux dangers de la guerre et se hâtant de revenir vers elle, dès qu'il eut abordé dans l'île, se mit à courir au plus vite vers les baraques. Celles-ci n'étaient plus que de la cendre et il eut du mal à découvrir l'entrée, d'après la pierre; et, allumant quelques roseaux qui étaient restés sans être consumés, il se mit à descendre en courant tant qu'il pouvait, appelant Thisbé par son nom — c'était le seul mot qu'il pût dire en grec. Et quand il vit qu'elle était morte, il demeura stupide un long moment. Enfin, percevant un bruit de voix et un bourdonnement qui lui parvenaient des profondeurs de la caverne — c'étaient Théagène et Cnémon qui parlaient encore entre eux — il se figura que c'étaient les meurtriers de Thisbé et ne sut que faire. Sa violence de brigand, son impulsivité de barbare accrus par le malheur arrivé à son amour, le poussaient à attaquer sur-le-champ ceux qu'il en croyait les auteurs; mais, n'ayant ni armure ni épée, il fut, malgré lut, contraint de se maîtriser. [2,13] Le mieux lui sembla être de ne pas se présenter d'abord en ennemi, et, par la suite, s'il pouvait se procurer de quoi les punir, de châtier ses ennemis. Cette décision prise, il aborda Théagène et ses amis, en jetant des regards farouches et rudes, et le dessein caché de son âme transparaissait dans ses yeux. Lorsqu'ils virent surgir à l'improviste un homme nu, blessé, et le regard plein de meurtre, Chariclée se retira dans les profondeurs de la caverne, un peu par prudence et surtout par pudeur devant la nudité et le spectacle indécent qui s'offraient à elle. Cnémon, lui aussi, s'éloigna un peu, car il avait reconnu Thermouthis et son apparition inattendue lui laissait présager qu'il allait se livrer à quelque entreprise déplaisante. Mais Théagène ne fut nullement impressionné par sa vue, ou plutôt, il en fut irrité et dégaina son épée, prêt à frapper si l'autre essayait quelque chose de louche, et dit : « Halte! toi, là, ou je frappe! Je ne t'ai pas encore frappé parce que je crois te reconnaître et, jusqu'à présent, je ne sais pas quelles sont tes intentions. » Thermoutis tomba à ses pieds et se mit à le prier; c'étaient les circonstances qui faisaient de lui un suppliant, plutôt que son caractère. Il appelait Cnémon à son secours, disant qu'il était juste qu'on l'épargnât, faisant valoir que jamais il ne leur avait fait de mal, qu'il s'était montré de leurs amis jusqu'à ce jour et qu'il venait vers eux en ami. [2,14] Ces discours fléchirent Cnémon qui s'approcha, le releva des genoux de Théagène et s'enquit immédiatement de l'endroit où se trouvait Thyamis. Thermouthis leur raconta tout : comment il avait fait front aux ennemis, comment il s'était jeté dans la mêlée et avait combattu sans rien épargner, ni eux ni lui-même, comment il avait massacré tous ceux qui lui tombaient sous la main mais avait été protégé lui-même par l'ordre transmis de bouche en bouche prescrivant à chacun d'épargner Thyamis. Finalement, il ajouta qu'il ne pouvait dire ce qu'il était devenu, car, blessé, lui-même avait gagné la terre à la nage; pour l'instant, il était venu dans la caverne chercher Thisbé. Et eux lui demandèrent en quoi Thisbé lui importait, où il l'avait trouvée, qu'il la cherchât ainsi. Thermouthis le leur apprit, leur raconta comment il l'avait enlevée à des marchands, en était devenu follement amoureux et l'avait tenue constamment cachée, puis, pour la protéger contre l'agression ennemie, comment il l'avait fait descendre dans la caverne et maintenant, la trouvait assassinée par des gens qu'il n'avait pas le moyen d'identifier, mais qu'il voudrait bien connaître pour savoir en même temps la raison qui les avait poussés à le faire. Cnémon, tout aussitôt : « c'est Thyamis le meurtrier », dit-il, dans sa hâte de se laver lui-même de tout soupçon, et il montra à l'appui l'épée qu'ils avaient trouvée près du cadavre. Lorsque Thermoutis vit le fer tout dégouttant de sang et, chaud encore, recrachant le meurtre qu'il venait de commettre, il reconnut l'arme de Thyamis; alors, poussant un long gémissement sourd, incapable de s'expliquer ce qui s'était passé, dans un brouillard, sans voix, il remonta vers l'entrée de la caverne et, arrivé près du cadavre, appuya sa tête contre la poitrine de la morte, en disant : « Thisbé », et cela à plusieurs reprises, mais rien de plus jusqu'au moment où il ne prononça plus qu'une syllabe du nom à la fois, et, s'abandonnant peu à peu, tomba, sans s'en apercevoir, dans le sommeil. [2,15] Théagène, Chariclée et Cnémon, eux, se mirent alors tout de suite à réfléchir à l'ensemble de leur situation et ils avaient l'air décidés à prendre une décision. Mais le grand nombre des malheurs qui leur était advenus, le caractère inextricable de leur malheureuse condition présente, l'incertitude où ils étaient de ce qui les attendait, tout cela obscurcissait en eux la faculté de raisonner. Ils passaient le plus clair de leur temps à se regarder réciproquement, chacun attendant que l'autre parle, puis, déçu, baissant les yeux vers le sol, les relevant à nouveau, poussant un soupir et adoucissant sa peine par un gémissement. Finalement, Cnémon s'étend sur le sol, Théagène se laisse tomber sur un rocher et Chariclée s'abandonne sur lui; longtemps ils luttèrent contre le sommeil qui les assaillait, dans leur désir de former un projet qui répondît à leur situation présente, mais le découragement, le chagrin eurent raison d'eux, ils obéirent, malgré eux, à la loi de nature et l'excès même de leur douleur les fit glisser dans un doux anéantissement. C'est ainsi, parfois, que même la partie pensante de l'âme est contrainte de se soumettre aux épreuves du corps. [2,16] Ils n'avaient encore puisé qu'un peu de sommeil, juste ce qu'il fallait pour lisser le bord de leurs paupières lorsque Chariclée fut visitée par le songe que voici : un homme à la chevelure inculte, au regard de bête prête à bondir, les mains sanglantes, enfonça son épée dans son oeil droit et le lui arracha. Elle poussa aussitôt un cri et appela Théagène en disant qu'on venait de lui arracher l'oeil. Théagène reprit aussitôt conscience à son appel, et éprouva une vive douleur de ce qui lui arrivait, comme s'il avait partagé sa vision. Elle, cependant, portait la main à son visage et cherchait partout à tâtons la partie d'elle-même qu'elle avait perdue en rêve. Lorsqu'elle fut convaincue que c'était un rêve : « C'était un rêve, dit-elle, j'ai bien mon oeil; courage, Théagène! » Théagène, en l'entendant, respira et « Tant mieux, dit-il, que tu aies conservé ces deux rayons de soleil. Mais que t'était-il donc arrivé? Quelle terreur s'était emparée de toi? Un homme violent, répondit-elle, d'un orgueil insensé, sans craindre même ta force invincible, m'attaqua avec son épée, alors que j'étais étendue sur tes genoux et je crus qu'il m'arrachait l'oeil droit. Ah! si seulement, Théagène, c'était la réalité, et non un songe ! » Et comme Théagène répondait : « Tais-toi! » et lui demandait pourquoi elle parlait ainsi : « C'est parce que, dit-elle, mieux vaudrait pour moi perdre les deux yeux que de me faire du souci pour toi; car je crains fort que mon rêve ne s'applique à toi, car tu es pour moi et mon oeil et ma vie et tout mon bien. — Arrête », dit Cnémon, car il avait tout entendu, depuis que le cri de Chariclée, au début, l'avait tiré du sommeil, « je vois avec évidence que ton rêve doit s'interpréter autrement; dis-moi d'abord si tu as ton père et ta mère. » Comme elle disait que oui, ajoutant : « En admettant que je les ai encore. — Alors, reprit-il, sache que ton père vient de mourir. Voici comment je le comprends : si nous entrons dans cette vie et si nous prenons notre part de la lumière d'ici-bas, nous savons bien que nous le devons à nos parents, aussi en-il tout naturel que les rêves symbolisent le père et la mère par le couple des deux yeux, en tant qu'organes de la sensation lumineuse et l'instrument de la vue. Cela est pénible aussi pour moi, dit Chariclée, mais pourtant je préférerais que cette interprétation fût vraie plutôt que l'autre, et que ton trépied à toi remportât la victoire, même si je dois, moi, me révéler mauvaise prophétesse. C'est bien ce qui arrivera, il faut en être sûr, répondit Cnémon, mais ne rêvons pas nous-mêmes, véritablement, d'examiner ainsi nos rêves et nos visions, tandis que nous ne donnons aucune pensée à l'examen de notre propre situation; et cela, tandis que nous en avons la possibilité, en l'absence de cet Égyptien (il parlait de Thermouthis) occupé à s'imaginer des amours avec une morte et à se lamenter. » [2,17] Théagène reprit alors : « Eh bien, Cnémon, puisqu'un dieu t'a lié à nous et a fait de toi le compagnon de nos infortunes, donne ton avis d'abord, car tu connais et les lieux où nous sommes et la langue des habitants; d'ailleurs, nous sommes plus lents à concevoir ce qu'il faut faire, submergés plus que toi que nous sommes par le flot du malheur. » Au bout d'un instant, Cnémon dit ceci : « En fait de maux, Théagène, je ne sais lequel en a la plus lourde part, car la divinité m'a, moi aussi, largement servi en malheurs. Mais, puisque vous m'invitez, comme étant le plus âgé, à vous exposer mon sentiment, voici. L'île où nous sommes, comme vous le voyez, est déserte et, à part nous, il n'y a rien. Elle est, d'autre part, pleine d'or, d'argent et d'étoffes, de tout ce dont Thyamis et les siens vous ont dépouillés, et aussi le butin fait sur d'autres, et qu'ils ont déposé dans la caverne. Mais, en fait de blé et d'autres choses indispensables, il n'en reste pas l'ombre. Nous risquons donc de périr de faim si nous restons, et aussi de périr au cours d'une attaque, soit que les ennemis reviennent, soit que les gens qui étaient de notre côté, parviennent à se regrouper et, comme ils n'ignorent pas l'existence de la cachette, fassent une descente ici pour enlever le trésor. Alors nous n'échapperions pas à la mort ou nous serions tout au moins exposés à leurs actes de violence, s'ils montraient une humanité exceptionnelle. Car, de façon générale, la race des pasteurs est perfide, et maintenant plus que jamais, alors qu'ils n'ont pas de chef pour modérer leurs esprits. Il nous faut donc abandonner cette île et la fuir, comme un filet ou une prison, en commençant par éloigner Thermouthis, sous prétexte de l'envoyer s'informer, par tous les moyens possibles, et de voir s'il peut apprendre quelque chose au sujet de Thyamis. Il nous sera plus facile, livrés à nous-mêmes, de réfléchir et d'exécuter ce qu'il faudra et d'ailleurs, il est bien de nous débarrasser d'un homme dont le naturel est peu sûr, un brigand d'humeur volontiers querelleuse et qui, en outre, nourrit contre nous des soupçons au sujet de Thisbé et qui n'aura de cesse qu'il ne nous ait attaqués, s'il en trouve l'occasion. » [2,18] Ils approuvèrent ce projet et décidèrent de le suivre; puis, se dirigeant vers l'entrée de la caverne (car ils s'étaient aperçu qu'il faisait déjà un peu jour), ils réveillent Thermouthis encore plongé dans un profond sommeil, lui exposent tout ce qu'il avait à connaître de leur projet et n'ont aucune peine à persuader cet homme léger. Quant au corps de Thisbé, ils le déposent dans un creux, le recouvrent avec la cendre provenant des cabanes, comme avec de la terre, accomplissent, autant que le permettaient les circonstances, les devoirs habituels de piété et offrent, au lieu des offrandes rituelles, leurs larmes et leurs gémissements. Ensuite, ils chargent T'hermouthis de la mission convenue et le font partir. Mais, au bout de quelques pas, il revient et déclare qu'il ne partira pas seul et n'affrontera pas, seul, les dangers considérables d'une telle reconnaissance, à moins que Cnémon ne consente à participer à l'entreprise. Théagène, voyant que Cnémon, à cette idée, était saisi de crainte — et d'ailleurs, pendant qu'il traduisait les paroles de l'Egyptien, son inquiétude était évidente — « Toi, lui dit-il, pour avoir des idées, tu es évidemment très fort, mais pour le courage, tu n'es pas aussi brillant; je l'ai bien vu déjà, et maintenant, je le vois mieux encore. Allons, aiguise ton courage, et que ta volonté devienne plus virile; pour le moment, il me paraît nécessaire de lui céder, pour qu'il ne soupçonne pas que nous voulons nous évader, et de partir avec lui, au moins d'abord; et, évidemment, tu n'as rien à craindre à sa compagnie, car il n'est pas armé et ta main a une épée, ton corps une armure; puis, à la première occasion, tu le quitteras à son insu et tu reviendras nous rejoindre à un endroit convenu; entendons-nous donc, si tu le veux bien, sur un village voisin, si tu en connais un qui soit civilisé. » Cnémon jugea qu'il avait raison et lui parla d'un certain village appelé Chemmis, prospère et très peuplé, et bâti sur une hauteur, le long des collines qui longent le Nil, pour le mettre à l'abri des pasteurs. Une fois le marais traversé, il était à un peu moins de cent stades; il suffisait de se diriger tout droit vers le Sud. [2,19] « Ce sera difficile, répondit Théagène, à cause, du moins, de Chariclée, car elle n'es`t pas accoutumée à marcher beaucoup. Nous irons quand même en nous faisant passer pour des mendiants, qui vont quêtant leur pain. — Par Zeus, dit Cnémon, vous avez bien l'air de deux estropiés, surtout Chariclée, à qui l'on vient d'arracher l 'oeil! Il me semble plutôt, avec la mine que vous avez, que ce ne sont pas des miettes que vous mendierez, mais des épées et des chaudrons! » A quoi ils eurent un pauvre sourire, tout contraint, et qui n'alla pas plus loin que leurs lèvres. Ils s'engagèrent ensuite par serments à accomplir ce qu'ils avaient résolu, prenant les dieux à témoins qu'ils ne s'abandonneraient jamais les uns les autres volontairement, puis ils se mirent à exécuter la décision prise. Cnémon et Thermouthis, au lever du soleil, traversèrent le marais et pénétrèrent dans une épaisse forêt, où les taillis rendaient la marche malaisée. Thermouthis marchait devant, sur l'ordre exprès de Cnémon, qui avait allégué comme prétexte que l'autre connaissait ce pays difficile et lui avait demandé de leur servir de guide, mais, bien plutôt, pour assurer sa propre sécurité et faire naître l'occasion de s'échapper. Chemin faisant, ils rencontrèrent des troupeaux de moutons, dont les bergers s'enfuirent et allèrent se cacher au plus épais de la forêt; alors, ils sacrifièrent l'un des béliers conducteurs et en mirent la chair pour la rôtir auprès d'un feu qui avait été préparé par les bergers, mais ils ne purent attendre que la cuisson fût achevée, tant leur estomac criait famine et les pressait. Tels des loups ou des chacals, ils dévoraient des morceaux de viande taillés à mesure et mis quelque temps à roussir près du feu, et cette viande à moitié cuite faisait, tandis qu'ils la mâchaient, dégoutter le sang de leurs lèvres. Lorsqu'ils furent rassasiés, ils burent du lait et continuèrent leur route. C'était maintenant l'heure où l'on dételle les boeufs. Lorsqu'ils furent en train de gravir une colline au pied de laquelle, selon Thermouthis, se trouvait le village où Thyamis aurait été emmené, et, selon toute vraisemblance, ou bien gardé prisonnier, ou bien exécuté, Cnémon se plaignit de vives douleurs de ventre, parce qu'il avait trop mangé, et dit que le lait avait provoqué une violente diarrhée; il demanda à Thermouthis d'aller en avant, et lui dit qu'il le rattraperait. Quand il eut fait cela une fois, puis deux, puis une troisième, l'autre crut fermement qu'il disait la vérité, et Cnémon de son côté prétendit avoir eu le plus grand mal à le rejoindre. Lorsqu'il eut ainsi accoutumé 1'Egyptien à cette idée, celui-ci ne s'aperçut pas que, finalement, il l'avait quitté et qu'à travers le plus épais du taillis, le long de la pente, lancé à toute vitesse, il s'enfuyait. [2,20] L'autre, arrivé au sommet de la colline, s'arrêta pour se reposer sur un rocher, attendant que tombe le soir et vienne la nuit, pendant laquelle ils avaient décidé de pénétrer dans le village pour obtenir quelque information au sujet de Thyamis; en même temps, il regardait dans toutes les directions pour voir si Cnémon n'arrivait pas et méditait contre lui un mauvais coup. Car il n'avait pas cessé de le soupçonner d'avoir assassiné Thisbé, et il n'avait qu'une idée : trouver un moyen pour le supprimer, et il brûlait ensuite de s'occuper de Théagène. Mais comme Cnémon n'apparaissait point, et que la nuit était fort avancée, Thermouthis se disposa à dormir et tomba dans un sommeil de plomb, qui devint éternel par suite de la morsure d'un aspic — apparemment par la volonté des Moires, qui voulurent que sa fin fût en harmonie avec la façon dont il avait vécu. Cnémon, une fois qu'il eut abandonné Thermouthis, ne s'arrêta pas pour souffler, dans sa fuite, avant que l'obscurité de la nuit ne vînt interrompre sa course. A l'endroit où elle le surprit, il se dissimula et entassa sur lui le plus de feuilles possible; couché dessous, il passa la plus grande partie de la nuit à se tourmenter, pensant, à chaque bruit, à chaque souffle de vent, à chaque mouvement de feuille, que c'était Thermouthis; si, par instants, il se laissait aller au sommeil, il se croyait en train de fuir et se retournait pour voir si quelqu'un ne le poursuivait pas; mais il n'y avait personne; il voulait dormir mais priait le ciel de ne pas lui accorder ce qu'il voulait, car il avait des rêves plus terribles que la réalité, et il avait envie de se mettre en colère contre la nuit, qu'il croyait plus longue que les autres. Lorsque, à son grand soulagement, il vit le jour, il commença par couper les cheveux qu'il avait en trop, du moins tout ce qu'il en avait laissé pousser, pour se donner l'air d'un brigand, lorsqu'il était chez les pasteurs; il fit cela afin de ne pas mettre en fuite les gens qu'il rencontrerait ni éveiller leur défiance. Car les pasteurs, entre autres moyens de se rendre plus terrifiants, font retomber leurs cheveux jusque sur leurs sourcils et sont fiers de les laisser flotter sur leurs épaules, sachant bien que la chevelure rend les êtres aimés plus charmants et les brigands plus effrayants. [2,21] Cnémon coupa donc de sa chevelure juste la quantité qui faisait la différence entre un brigand et un homme soigné, puis il se hâta vers le village de Chemmis, où il avait donné rendez-vous à Théagène. Déjà il approchait du Nil et s'apprêtait à le traverser pour arriver à Chemmis lorsqu'il vit, sur la rive, un vieillard qui errait; il parcourait à grands pas, le long du fleuve, une bonne longueur, allant et venant, avec l'air de confier ses soucis à la rivière. Sa chevelure était disposée comme le sont celles des prêtres ; elle était entièrement blanche. Son menton était recouvert d'une barbe épaisse et vénérable. Sa robe et le reste de son vêtement avaient l'air grecs. Cnémon s'arrêta un instant, mais, comme le vieillard était passé et repassé à côté de lui sans avoir eu l'air de remarquer qu'il y avait quelqu'un près de lui, tant il était plongé dans ses méditations, et tant son esprit était entièrement occupé par ses réflexions, finalement, Cnémon se posa en face de lui et commença par lui dire bonjour. Mais l'autre lui répondit que c'était impossible, car la Fortune ne pouvait lui donner rien de tel. Cnémon s'étonna : « Es-tu grec, étranger? lui dit-il. — Je ne suis pas grec, répondit l'autre, mais d'ici; je suis égyptien. — Comment se fait-il que tu sois habillé comme un Grec? — Ce sont mes malheurs, dit l'autre, qui m'ont fait prendre ce vêtement magnifique. » Cnémon, étonné de voir quelqu'un se mettre en habits de fête à cause de ses malheurs, demanda à en savoir la raison : « Tu me fais remonter à Troie, répondit le vieillard, tu remues l'essaim de mes maux et vas déchaîner contre toi leur bourdonnement infini! Toi-même, où vas-tu, d'où viens-tu jeune homme? Comment se fait-il que tu parles grec en Egypte? — Il serait étrange, répondit Cnémon, que tu ne me dises rien de toi-même et cela alors que je t'ai interrogé le premier, et que tu cherches à te renseigner sur moi! Eh bien, dit l'autre, puisque tu m'as l'air d'un Grec et que la Fortune t'a obligé toi aussi à te déguiser, comme tu désires absolument apprendre ce qui m'est arrivé, et que je suis moi-même tourmenté par l'envie d'en parler à quelqu'un (je l'aurais peut-être même confié à ces roseaux, comme dans la fable, si je ne t'avais rencontré), quittons les bords du Nil et le Nil lui-même, car ce n'est pas un endroit bien plaisant pour écouter un long récit qu'un lieu brûlé par le soleil de midi; allons dans ce village, que tu vois de l'autre côté du fleuve, à moins qu'une affaire urgente ne t'en laisse pas le temps. Je te recevrai en hôte, non pas chez moi, mais chez un excellent homme qui m'a lui-même recueilli, sur mes prières; une fois chez lui, tu sauras de moi ce que tu veux savoir et, à ton tour, tu me raconteras ton histoire. — Allons, dit Cnémon, d'autant plus que mon chemin passe par ce village, où je dois attendre des amis. » [2,22] Ils montent sur une barque, dont il y avait un grand nombre mouillées le long de la berge, à la disposition de quiconque voulait traverser le fleuve, en payant, se dirigent vers le village et arrivent à la maison où était descendu le vieillard. Ils n'y trouvent point le maître, mais ils y sont reçus avec le plus grand empressement par la fille de leur hôte, une jeune fille en âge de se marier et par tout ce qu'il y a de servantes dans la maison; elles traitent le vieillard comme un père, apparemment sur l'ordre du maître de maison. L'un lui lave les pieds, et ôte la poussière de ses jambes, l'autre s'occupe de son lit et lui prépare une couche moelleuse, une autre apporte une cruche d'eau et allume le feu, une autre encore sert une table chargée de pain de froment et de toutes sortes de fruits de saison. Cnémon fut étonné : « C'est à la cour de Zeus Hospitalier, apparemment, que nous sommes arrivés, Père, tant l'on reçoit ici de prévenances spontanées et tant l'on y témoigne de sentiments bienveillants! — Ce n'est pas chez Zeus, répondit l'autre, mais chez un homme qui honore exactement Zeus Hospitalier et Zeus-des-Suppliants. Car il mène, lui aussi, mon enfant, une vie errante; il est marchand, et nombreuses sont les villes, er les moeurs des hommes, et leurs pensées dont il a l'expérience; aussi n'est-il pas étonnant qu'il reçoive bien des gens sous son toit, comme il m'a reçu moi-même, il y a quelques jours, alors que j'étais inquiet et errant. — Et pourquoi errais-tu, Père, comme tu le dis? — Mes enfants, dit le vieillard, m'ont été enlevés par des brigands; je connais les coupables, mais ne puis les punir; alors, je tourne dans cette région, accompagnant ma douleur de mes gémissements. De même, un oiseau, lorsqu'un serpent ravage son nid et dévore sous ses yeux ses petits, n'ose approcher, mais n'a pas le courage de fuir, car le désir et la souffrance se combattent en lui; avec de petits cris, il voltige autour de son domaine assiégé, mais c'est à des oreilles cruelles, auxquelles la nature n'a pas enseigné la pitié, qu'il adresse, sans résultat, la plainte suppliante de son coeur maternel. — Voudrais-tu, dit Cnémon, me raconter comment et quand cette catastrophe s'est abattue sur toi? — Tout à l'heure, répondit l'autre; maintenant, c'est le moment de penser à notre ventre, qu'Homère a baptisé, parce qu'il entend toujours et en tout passer le premier, « un étonnant fléau ». Mais, d'abord, selon la règle des sages d'Egypte, offrons aux dieux les libations; car on ne saurait me persuader d'y manquer, et jamais aucun malheur ne sera assez grand pour être capable de me faire perdre le souvenir de ce que je dois aux dieux. » [2,23] Ce disant, il versa de sa coupe un peu d'eau pure — c'était là sa boisson — puis : « Offrons cette libation aux dieux de ce pays, et aux dieux de la Grèce, plus particulièrement à Apollon Pythien, et aussi à Théagène et Chariclée, ces êtres beaux et bons que je mets, eux aussi, parmi les dieux. » Et en même temps il pleurait, comme si ses larmes étaient une seconde libation qu'il leur offrait. Stupéfait en entendant ces noms, Cnémon se prit à considérer le vieillard des pieds à la tête : « Que dis-tu, s'écria-t-il, Théagène et Chariclée sont vraiment tes enfants? — Des enfants, répondit l'autre, étranger, que j'ai eus sans qu'ils aient de mère; par fortune, les dieux me les ont donnés, je les ai enfantés dans les douleurs de mon âme, mon affection a tenu lieu de liens naturels, aussi me considèrent-ils comme leur père et m'en donnent-ils le nom. Mais toi, dis-moi comment tu les connais ? — Non seulement je les connais dit Cnémon, mais je puis t'annoncer qu'ils sont sains et saufs. — Apollon! cria le vieillard, dieux! En quel endroit sont-ils? Révèle-le moi! Je te regarderai comme mon sauveur, et l'égal des dieux. Et quelle sera ma récompense? dit-il. Pour l'instant, répondit l'autre, la reconnaissance, et c'est, je crois, le plus beau des présents pour un homme sensé, et j'en sais beaucoup qui ont précieusement enfermé ce trésor dans leur âme. Mais si nous foulons le sol de notre patrie, et les dieux me font pressentir que ce sera bientôt, tu puiseras autant de richesses que tu pourras. — C'est du futur, de l'incertain, que tu me promets là, alors que tu peux, dès maintenant, me récompenser. — Dis-moi donc ce que tu vois de possible maintenant car je suis prêt même à t'abandonner une partie de mon corps. — Pas besoin de te couper un membre; je m'estimerai satisfait si tu veux bien me raconter d'où ils viennent, quels sont leurs parents, comment ils sont arrivés ici et quelles ont été leurs aventures. — Eh bien, tu auras, répondit-il, une belle récompense et plus grande que si tu réclamais toutes les richesses des hommes. Mais, pour l'instant, prenons un peu de nourriture, car nous allons être longtemps, toi à écouter, et moi à raconter. » Ils mangèrent donc des noix, des figues, des dattes fraîches, et d'autres fruits, dont le vieillard faisait son régime ordinaire, car il n'avait jamais supprimé une vie pour se nourrir, et ils buvaient, lui de l'eau, Cnémon du vin. Cnémon, au bout d'un moment, s'écria : « Dionysos, tu le sais, Père, aime les histoires et adore les comédies; il vient maintenant de s'installer en moi et me donne envie d'entendre des histoires; il me presse de te réclamer la récompense que tu m'as promise; le moment est venu de faire revivre par tes paroles, comme sur une scène, ce qui t'est arrivé. — Tu vas l'entendre, répondit-il, mais je voudrais bien que l'excellent Nausiclès se trouvât avec nous, lui qui, si souvent, m'a importuné pour que je lui fasse ce récit et dont j'ai toujours éludé les demandes, sous un prétexte ou un autre. [2,24] — Et où peut-il être maintenant? » demanda Cnémon, en reconnaissant le nom de Nausiclès. — Il est parti à la chasse. » Et comme Cnémon lui demandait quelle chasse : « Celle des animaux les plus dangereux qui soient, que l'on appelle des hommes et des pasteurs, mais qui sont en réalité des brigands, et fort difficiles à capturer, car le marais leur sert de bauge et de repaire. Et que leur reproche-t-il? — L'enlèvement d'une Athénienne qu'il aime, et qu'il appelait Thisbé. — Dieux! » dit Cnémon, mais se ressaisissant, il se tut aussitôt. Et quand le vieillard lui demanda : « Que t'arrive-t-il? » Cnémon détourna la conversation : « Je me demande, reprit-il, ce qui lui a donné le courage de les attaquer, et sur quelle force il s'appuie. — Le Grand Roi, étranger, a mis comme satrape en Egypte Oroondatès, et, sur ordre de celui-ci, le commandement de la garnison de ce village a été assigné à Mitranès; Nausiclès l'a largement payé et a réussi à l'emmener, avec une nombreuse troupe de cavaliers et d'infanterie. Il est furieux de l'enlèvement de la jeune Athénienne, non pas seulement parce qu'il l'aime, que c'est une excellente musicienne, mais aussi parce qu'il avait l'intention de l'emmener à la cour d'Ethiopie pour y être la dame de compagnie de la reine et la distraire, comme cela se fait en Grèce. Il escomptait en tirer une belle somme, dont il est maintenant privé; il met tout en oeuvre et remue ciel et terre. Moi-même, je l'ai vivement encouragé à agir, me disant que, peut-être, il sauverait en même temps mes enfants." Cnémon l'interrompit : « Assez, dit-il, de pasteurs, de satrapes et de rois! Tu as bien failli, sans que je m'en doute, me transporter à la conclusion de ton récit. Tu as essayé d'introduire un épisode qui, comme on dit, n'intéresse pas Dionysos; maintenant, reviens à ton propos. Je trouve que tu ressembles à Protée de Pharos, non que tu te transformes toi-même en une vision trompeuse et fuyante, mais tu cherches à m'égarer. Je vais tout te dire, reprit le vieillard; je te raconterai d'abord brièvement ma propre histoire, non pas pour chercher à mettre dans mon récit, comme tu le supposes, des habiletés de sophiste, mais pour l'ordonner et te préparer à entendre la suite. Je suis de Memphis. Mon père s'appelait, comme moi, Calasiris ; ma vie est errante maintenant, mais elle ne l'a pas toujours été. Autrefois, j'étais prêtre. J'ai eu une femme, comme le voulaient les lois de ma cité, elle mourut, comme le veut l'ordre de la nature. Lorsqu'elle se fut ainsi détachée vers une autre destinée, je vécus quelque temps à l'abri du malheur, heureux et fier des deux fils qu'elle m'avait donnés; mais, peu d'années plus tard, l'ordre immuable des astres et leur révolution vint bouleverser ma maison ; le regard de Cronos pesa sur elles et entraîna le malheur : changement que ma science avait prévu mais ne m'avait pas donné le moyen d'éviter, car, s'il est possible de connaître à l'avance les décrets immuables du Destin il n'est donné à personne de les éviter. Cette connaissance a pourtant quelque avantage, autant que cela se peut, car elle adoucit la brûlure du coup; dans un malheur, mon enfant, c'est ce qu'il a d'imprévu qui est intolérable, celui qui est connu d'avance est plus facile à supporter; l'un frappe l'esprit de terreur et le paralyse, l'autre, grâce à l'accoutumance, nous réconcilie avec lui par la réflexion. [2,25] Voici maintenant ce qui m'arriva : une femme thrace, du nom de Rhodopis, dans la fleur de sa jeunesse, et d'une beauté qui ne le cédait qu'à celle de Chariclée, vint en Egypte — je ne sais d'où, ni comment — faire l'importante, pour le malheur de ceux qui la connurent. Elle alla se montrer à Memphis, en grand apparat, avec un cortège magnifique, et pourvue de tous les appâts de l'amour. Il était impossible de la rencontrer sans être pris; personne ne pouvait fuir, ses yeux traînaient derrière elle un long filet d'amour, contre lequel on ne pouvait rien. Elle fréquentait, en même temps, le temple d'Isis, dont j'étais le prêtre, et offrait souvent à la déesse des sacrifices et des présents de grande valeur. Je rougis de t'en parler; je le ferai pourtant; elle remporta la victoire sur moi aussi, lorsque je l'eu vue souvent; elle triompha de la maîtrise de moi que j'avais toujours pratiquée durant toute ma vie; longtemps je luttai contre les yeux du corps avec ceux de l'âme et, finalement, je me retirai vaincu, accablé sous le poids de la passion d'amour. Je m'aperçus alors que le commencement et la cause de toutes mes infortunes futures, annoncées par la divinité, étaient cette femme; je compris qu'elle était l'instrument de la Fatalité et que mon Destin avait revêtu son visage. Je décidai de ne pas déshonorer le sacerdoce auquel j'avais été formé depuis l'enfance et je résistai pour ne pas souiller le culte des dieux ni leurs sanctuaires. Je n'avais pas péché en acte — heureusement! — mais en intention et, pour m'infliger le châtiment que méritait ma faute, je m'érigeai moi-même en juge, en mon âme et conscience; et me punis d'exil pour ma concupiscence; je quittai la terre de ma patrie, sous le poids du Destin, obéissant, à la fois, à l'inévitable loi des Moires et m'abandonnant à elles du sort qu'elles voudraient me faire, et, en même temps, fuyant la maudite Rhodopis. Car je craignais, étranger, que l'astre qui, pour l'heure, l'emportait, n'agît sur moi et ne finît par me forcer à commettre la plus infamante de toutes les actions; mais ce qui, avant tout, me chassait, à tout prix, c'étaient mes enfants qu'un pressentiment mystérieux envoyé par les dieux m'avait souvent montrés, dans l'avenir, s'attaquer l'un l'autre l'épée à la main. Bannissant de mes yeux un spectacle aussi affreux, que le soleil lui-même, je pense, voudrait en éviter la vue en dissimulant ses rayons derrière un nuage, je désirai épargner à mes yeux paternels l'intolérable vision de ces enfants en train de s'égorger; je m'exilai donc de la terre et de la maison de mes pères et ne révélai à personne ma résolution, donnant seulement comme prétexte que je me rendais à Thèbes la Grande, pour aller y voir l'aîné de mes deux fils, qui vivait là-bas chez son grand-père maternel. Son nom, étranger, était Thyamis. » De nouveau, Cnémon tressaillit, comme si le nom de Thyamis avait causé un choc à son oreille, mais il eut la force de se taire pour apprendre la suite. Et le vieillard continua son récit de la sorte : [2,26] « Je ne te dirai pas, jeune homme, tous les voyages que je fis entre temps, car ils sont sans rapport avec ce que tu me demandes. J'avais appris qu'il existe, en Grèce, une ville sainte d'Apollon, appelée Delphes, et qu'elle était en même temps le sanctuaire des autres dieux, et un lieu où se rencontraient les sages, loin du tumulte du monde, dans l'intérieur des terres. Je décidai de m'y rendre, dans la pensée qu'une ville consacrée à la religion et aux initiations sacrées serait un séjour convenable pour un prêtre; je traversai donc le golfe de Crisa, et dès que je débarquai à Cirrha, je montai sans délai vers la ville. Lorsque je fus arrivé tout près, une voix véritablement divine en sortit et vint jusqu'à moi. La ville me sembla en effet digne d'héberger les immortels, surtout à cause du cadre où elle se trouve ; pareil à une forteresse et à une citadelle naturelle, le Parnasse se dresse au-dessus d'elle qui, à son pied, se blottit dans ses flancs. — Tu as raison, dit Cnémon, et tu parles comme quelqu'un qui a été véritablement touché par l'inspiration pythique. c'est bien la situation de Delphes, telle que me l'a décrite mon père, lorsqu'il fut envoyé par la ville d'Athènes comme Hiéromnémon. — Alors, tu es athénien, mon enfant ? — Certes oui, répondit-il. — Et quel est ton nom Cnémon; le reste, tu l'apprendras une autre fois, maintenant, raconte-moi la suite. — Je continue. Donc, après avoir admiré les esplanades, les places, les fontaines de la ville, et notamment Castalie, à laquelle je fis mes ablutions, je me hâtai d'aller au temple, où me fit voler la rumeur colportée dans la foule que c'était l'heure où la prophétesse entrait en transe. J'entrai, me prosternai et prononçai une prière intérieure. Alors, la Pythie prononça : Toi qui, parti des rivages fertiles arrosés par le Nil, fuis l'arrêt des Moires toutes puissantes, Courage ! bientôt de l'Egypte aux noirs sillons je te rendrai la terre. Et maintenant, sois mon ami. » [2,27] Lorsqu'elle eut rendu cet oracle, je me prosternai, la face contre les autels, et je suppliai le dieu de m'être en tout bienveillant. La foule des assistants bénissait le dieu pour l'oracle qu'il m'avait rendu à ma première demande; ils me félicitaient et, à partir de ce moment eurent toutes sortes d'égards pour moi, disant que j'étais l'ami du dieu — ce qui, jusque-là, n'était arrivé qu'à un certain Lycurgue de Sparte; on m'accorda, si je le désirais, la faveur d'habiter à l'intérieur de l'enceinte sacrée et l'on décida par décret de me nourrir aux frais de l'État. Bref, je reçus toutes sortes de faveurs; tantôt je m'occupai du culte ou j'examinai les sacrifices nombreux et variés que, tout le jour, étrangers et indigènes offrent au dieu pour lui plaire; ou bien je m'entretenais avec les philosophes — il y en a beaucoup qui affluent vers le temple d'Apollon Pythien, et la ville, inspirée par le dieu qui mène les Muses, est un véritable sanctuaire de celles-ci. Ils commencèrent par me poser diverses questions, sur divers sujets : l'un me demandait comment nous autres Egyptiens nous honorons les dieux de notre pays, l'autre pour quelle raison tels animaux sont divinisés chez certains peuples et tels autres ailleurs et m'interrogeait sur la tradition relative à chacun; un autre sur la disposition des pyramides, un quatrième sur le dédale des tombes à couloir, bref aucun ne cessait de demander des renseignements sur les choses d'Egypte, car entendre parler de l'Egypte est, pour des auditeurs grecs, ce qui leur plaît le plus. [2,28] Finalement, des questions sur le Nil, sur ses sources, sur sa nature qui le rend unique parmi les fleuves, sur la raison qui le fait, seul, entre tous, déborder pendant la saison d'été, me furent posées par l'un des plus distingués d'entre eux. Moi, je leur dis tout ce que je savais, tout ce qui est écrit dans les livres sacrés au sujet de ce fleuve et que seuls les prêtres ont le droit de savoir et de lire; j'exposai comment il prend naissance aux confins de l'Ethiopie et de la Libye, dans la région où la zone orientale finit et laisse la place à la zone méridionale; je disais qu'il grossit en été non pas, comme l'ont pensé certains, parce que les vents étésiens soufflent en sens contraire de son courant et le font refluer, mais parce que ces mêmes vents, vers le temps du solstice d'été, chassent toutes les nuées du Nord vers le Sud et les entraînent jusqu'à ce qu'elles soient accumulées dans la zone torride; là, leur voyage est interrompu par l'excès de la chaleur qui règne sous ces climats, l'humidité qui, jusque-là, s'était rassemblée peu à peu en formant des nuages s'évapore et produit des pluies abondantes. Le Nil, alors, grossit, n'accepte plus d'être simplement un fleuve, il déborde de ses rives, transforme l'Egypte en une mer et, sur son passage, fume les champs. C'est pourquoi il est très doux à boire, car il provient des pluies du ciel, et très agréable à toucher, car il n'est plus aussi chaud qu'à sa source, mais encore tiède, étant donné son origine. C'est pour cette raison que, seul entre tous les fleuves, il ne donne pas naissance à des brumes, ce qu'il ferait sans aucun doute si, comme l'ont supposé, à ce que l'on m'a dit, certains des savants les plus estimés parmi les Grecs, il devait ses crues à la fonte des neiges. [2,29] Pendant que je lui donnais ces explications, le prêtre d'Apollon Pythien, qui était devenu l'un de mes bons amis — il s'appelait Chariclès — me dit : « Tout ce que tu dis est très bien, et je suis de ton avis, car c'est précisément là ce que m'ont enseigné les prêtres du Nil aux Cataractes. » Je lui dis alors : « Tu es donc allé là-bas, Chariclès? — Et oui, répondit-il, savant Calasiris. — Et pour quel motif? » demandai-je encore Et lui : « Des malheurs domestiques, répondit-il, qui, d'ailleurs, ont été pour moi la cause de mon bonheur. » Et comme je m'étonnais de ce paradoxe : « Tu ne seras plus étonné, me dit-il, si tu apprends comment la chose s'est passée, et tu l'apprendras lorsque tu le voudras. — Alors c'est le moment, parle; je souhaite que ce soit maintenant — Eh bien, écoute, dit Chariclès, qui écarta la foule des assistants, puis : « Il y a longtemps, continua-t-il, que je désirais te raconter mes aventures, car je pense que tu pourras me rendre service. Je m'étais marié, mais je restai sans enfants jusqu'au jour, où, tard, et à un âge déjà avancé, à force de supplier le dieu, je devins père d'une fillette, qui ne naquit pas sous d'heureux auspices, ainsi que me l'annonça alors un oracle du dieu. Elle parvint à l'âge de se marier et je la donnai à celui d'entre ses prétendants (il y en avait beaucoup) que je jugeai le plus digne. Mais, la nuit même où elle s'étendit auprès de son nouvel époux, la malheureuse périt brûlée, soit par la foudre soit par un feu allumé par quelqu'un dans la chambre nuptiale, et le chant d'hyménée fut remplacé par les gémissements funèbres; elle quitta le lit de ses noces pour être conduite au tombeau et les torches qui avaient éclairé de leur lumière son cortège de mariage allumèrent son bûcher funèbre. Et, tragédie ajoutée à ce drame, nouveau malheur envoyé par son mauvais génie, je perdis la mère de mon enfant, qui ne put supporter la douleur de sa mort. Moi-même, incapable de supporter ces catastrophes envoyées par les dieux, je ne mis pas fin à mon existence parce que je suis de l'avis des théologiens qui nous disent que c'est un acte défendu, mais je m'exilai de ma patrie et je fuis la solitude de la maison, car c'est un puissant moyen pour oublier ses maux que d'enlever à ses yeux tout ce qui éveille en l'âme les souvenirs. Après bien des voyages, j'arrivai dans ton pays, en Egypte, et, plus précisément, aux Cataractes, pour me renseigner sur les chutes du Nil. [2,30] Tu connais maintenant, mon ami, la raison de mon voyage. Mais je veux t'en raconter un incident, ou plutôt, pour dire vrai, ce qui en fut l'événement principal. Comme je me promenais au hasard dans la ville, occupant mes loisirs et achetant quelques objets qui sont des raretés en Grèce — car l'excès de mon chagrin s'était apaisé avec le temps et j'avais hâte de revenir dans ma patrie — voici donc qu'un homme m'aborda; il avait un aspect grave et un regard où se lisait l'intelligence, et, apparemment, venait juste de sortir de l'éphébie; son teint était parfaitement noir. Il me salua et me déclara qu'il voulait me dire quelque chose en particulier, et cela, en un grec incertain. Comme j'acceptai sans hésiter, il m'entraîna vers un temple et me dit : « Je t'ai vu acheter des feuilles et des racines de l'Inde, d'Ethiopie et d'Egypte; si tu voulais en acheter d'authentiques, exemptes de toute falsification, je suis prêt à t'en fournir. Je le veux bien, répondis-je, montre-les moi. » Et lui : « Tu les verras, me dit-il, mais ne te montre pas trop difficile sur le prix. — Promets-moi toi-même, répondis-je, de ne pas forcer les prix en me les vendant. » Alors, il tira une petite bourse qu'il avait sous son aisselle et me montra des pierres précieuses, d'une valeur inimaginable. Il y avait des perles, de la grosseur d'une petite noisette, parfaitement rondes, extrêmement claires et nacrées, des émeraudes et des hyacinthes, les unes vertes comme le blé au printemps et lisses comme des gouttes d'huile, brillant d'un doux éclat, d'autres imitant la couleur de la mer, qui autour d'une pointe, frissonne doucement près d'un rocher profond, lorsque l'eau prend la couleur des violettes. C'était un mélange de toutes les pierres, un scintillement de couleurs qui réjouissait les yeux. En les voyant : « Il te faut chercher d'autres acheteurs, lui dis-je, car tout ce que je possède pourrait à peine payer le prix d'une seule des pierres que je vois. — Eh bien, dit-il, si tu ne peux acheter, du moins ne t'est-il pas impossible de les accepter comme présents ? — Sans doute ne suis-je pas incapable, répondis-je, d'accepter un présent, mais je ne sais pas ce que tu veux de te moquer ainsi de moi. Je ne me moque pas, répondit-il, je suis parfaitement sérieux, je te jure par le dieu à qui est consacré ce temple-ci que je te ferai cadeau de tout cela si, outre ces pierres, tu consens a accepter en plus un autre présent, plus précieux encore qu'elles. » Je me mis alors à rire, et il me demanda pourquoi. « Parce qu'il est comique, répondis-je, que quelqu'un vous promette des présents aussi précieux et, par-dessus le marché, s'engage à vous payer pour cela un prix supérieur à la valeur des présents en question. — Crois-moi, dit-il, et jure-moi toi-même de faire le meilleur usage possible de ce cadeau et de t'en servir de la manière que je t'indiquerai. » J'étais fort étonné et restai sans comprendre; je prêtai pourtant le serment, dans l'espoir d'obtenir tous ces trésors. Lorsque je me fus engagé, comme il me l'avait demandé, il me conduisit chez lui et me montra une petite fille d'une beauté incroyable, surnaturelle, et me dit qu'elle était âgée de sept ans; quant à moi, elle m'eut l'air d'être presque en âge de se marier, tant son extrême beauté avait pour effet de la faire paraître plus mûre qu'elle ne l'était réellement. Je restai stupéfait, ne comprenant rien à ce qui m'arrivait et incapable de me rassasier du spectacle qui m'était offert. [2,31] L'homme se mit alors à me parler de la sorte : « La petite fille que tu vois, étranger, a été, pour une raison que tu vas apprendre, abandonnée par sa mère alors qu'elle était encore dans les langes et confiée aux hasards de la Fortune; et il se trouva que je la recueillis. Car je ne considérai pas qu'il m'était permis de laisser en péril une âme qui venait de s'incarner — c'est là un précepte de nos gymnosophistes, qui m'avaient, peu de temps auparavant, jugé digne d'être de leurs disciples. De plus, dans les yeux de cette petite fille brillait un éclat divin, tant son regard, en se posant sur moi, était vif et attachant. On avait déposé avec elle le collier de pierres précieuses que je viens de te montrer et une bande de soie sur laquelle étaient inscrits, en caractères de mon pays, tout ce qui concernait l'enfant. C'étaient, apparemment, des signes de reconnaissance laissés par sa mère, qui avait ménagé à sa fille des moyens de prouver son identité. Lorsque j'eus lu quelle était son origine et quels étaient ses parents, je la conduisis dans une ferme éloignée de la ville et la confiai à mes bergers pour qu'ils l'élèvent, en leur interdisant strictement d'en parler à quiconque. Quant aux objets exposés avec elle, je les gardai, pour qu'ils ne servent pas à monter quelque machination contre la petite fille. D'abord, elle resta complètement ignorée, mais, avec le temps, il fut évident que sa jeunesse s'épanouissait avec une beauté plus qu'ordinaire et que, l'eût-on cachée sous la terre, elle ne serait pas passée inaperçue; même alors, son éclat eût rayonné. Craignant que l'on ne vînt à découvrir qui elle était, qu'elle ne fût mise à mort, et que moi-même je n'aie à souffrir des désagréments, je me suis arrangé pour être envoyé en ambassade auprès du satrape d'Egypte, et me voici avec elle, dans l'intention de trouver une solution à sa situation. Je vais avoir bientôt une entrevue avec le satrape au sujet de ce qui m'a amené, car il m'a fait dire qu'il me donnerait audience aujourd'hui; je te confie donc la jeune fille, à toi et aux dieux qui en ont ainsi décidé, aux conditions auxquelles tu t'es engagé sous serment : la conserver libre, la donner en mariage à un homme libre et lui remettre la bande d'étoffe en question, que tu recevras de moi, ou plutôt de sa mère, lorsqu'elle l'abandonna. Je suis sûr que tu accompliras tout ce que nous avons dit, je me fie à ton serment et à ton caractère que, depuis tout le temps que tu as passé ici, je me suis permis d'étudier, et je me suis aperçu qu'il était véritablement celui d'un Grec. Voilà, brièvement, ce que j'avais à te dire maintenant, car le soin de mon ambassade m'appelle; tu apprendras demain plus clairement et avec plus de détails l'histoire de la jeune fille, si tu veux bien te trouver près du temple d'Isis. » [2,32] J'obéis, je pris la petite fille et l'emmenai, voilée, chez moi. Toute la journée, je l'entourai de prévenances et de gentillesses, et je remerciai beaucoup les dieux; dès ce moment, je la regardai comme ma fille et l'appelai ainsi. Le lendemain, dès l'aube, je me rendis en toute hâte au temple d'Isis, comme convenu avec l'étranger; je m'y promenai fort longtemps, et, comme il ne se montrait pas, je me rendis au Gouvernement et m'enquis si l'on avait vu l'ambassadeur d'Ethiopie. Et l'on me répondit qu'il était parti, ou plutôt qu'il avait été chassé, le satrape l'ayant menacé de mort s'il n'était pas hors des frontières avant le coucher du soleil. Et, comme j'en demandai la raison : « Parce que, me dit mon informateur, il a interdit au satrape d'exploiter les gisements d'émeraudes, sous prétexte qu'ils appartiennent aux Ethiopiens. » Je m'en retournai, fort malheureux et considérant comme un grand coup pour moi de n'avoir pas pu savoir ce qui concernait cette jeune fille, qui elle était, d'où elle venait et quels étaient ses parents. — Ne t'en étonne pas, dit Cnémon; je suis très fâché moi-même de ne pas l'avoir appris, mais peut-être vais-je l'apprendre. — Tu l'apprendras », dit Calasiris. [2,33] Pour l'instant, je vais te dire ce que m'a raconté ensuite Chariclès, « Une fois chez moi, continua-t-il, l'enfant vint au-devant de moi; elle ne me dit rien, car elle ne savait pas encore parler le grec, mais elle me salua par gestes, et rien qu'à la voir, la bonne humeur me revint. J'admirais que, pareille aux petits chiens de race, qui viennent caresser chacun, même s'ils le connaissent à peine, la petite fille eût perçu avec tant de finesse ma bienveillance envers elle et me considérât comme son père. Je décidai donc de ne pas m'attarder aux Cataractes afin que la jalousie de quelque démon ne me privât pas de ma seconde fille; je descendis le Nil en bateau jusqu'à la mer, trouvai un navire et m'embarquai pour rentrer chez moi. Et, maintenant, l'enfant est ici, avec moi; elle est à moi, elle porte mon nom et elle est l'appui de toute ma vie; en tout, elle passe toute espérance, tant elle s'est rapidement rendue maîtresse de la langue grecque et tant aussi elle s'est développée et épanouie comme un rameau d'une belle venue. Sa beauté physique dépasse celle de toutes les autres jeunes filles, si bien que tous les yeux, ceux des Grecs aussi bien que ceux des étrangers, se portent vers elle, et, partout où elle se montre, dans les temples, sur les esplanades, sur les places, elle attire vers elle, comme une statue idéale, tous les regards et toute l'attention. Et cependant, aussi belle soit-elle, elle me cause un chagrin insurmontable. Elle repousse toute idée de mariage, elle a l'ambition de rester vierge toute sa vie, elle s'est consacrée au service d'Artémis et passe la plus grande partie de son temps à la chasse et à tirer à l'arc. Et c'est pour moi une idée intolérable, car j'espérais la donner en mariage au fils de ma soeur, un jeune homme spirituel, au langage et au caractère charmants, mais je n'y parviens pas, à cause de sa cruelle décision. Ma force de tendresse, ni par des promesses, ni en ayant recours au raisonnement je ne puis la persuader, mais, ce qui me fait le plus de peine, elle se sert, comme on dit, de mes propres plumes contre moi et a recours à la grande pratique du raisonnement que je lui ai fait acquérir, aussi diverse que possible, pour la mettre à même de choisir le meilleur genre de vie; elle met au-dessus de tout la virginité et la place au rang des choses divines; elle l'appelle « pure », et « immaculée », et « sans tache »; quant à Eros et Aphrodite, et tout le cortège du mariage, elle les envoie promener. C'est pour cela que je réclame ton aide et pour cela que j'ai saisi ce moment, et l'occasion qui, en quelque sorte, se présentait d'elle-même et je me suis permis de te faire ce long récit. Accorde-moi une faveur, mon cher Calasiris. Mets en oeuvre contre elle ton astuce et ton charme d'Egyptien; persuade-lui, par tous les moyens, de prendre conscience de sa nature et de se rendre compte qu'elle est une femme. Si tu le veux, la chose t'est facile, car elle n'est pas sans fréquenter les hommes savants, elle a passé la plus grande partie de son adolescence en leur compagnie et elle habite non loin de toi, ici même, je veux dire, à l'intérieur de l'enceinte sacrée, au voisinage du temple. Ne méprise pas mes supplications, ne permets pas que je sois privé d'enfants, inconsolable et sans personne pour me succéder, tout au long d'une pénible vieillesse; je te le demande par Apollon et par les dieux de ta patrie. » Je versai des larmes en l'écoutant, Cnémon, et lui-même ne m'adressait pas ces prières sans pleurer, et je promis de l'aider, dans toute la mesure où je le pourrais. [2,34] Nous étions encore en train d'examiner le problème lorsque quelqu'un vint en courant nous prévenir que le chef de la députation sacrée des Enianes se trouvait depuis longtemps à la porte et qu'il invitait, peu aimablement, le prêtre à se présenter pour commencer les cérémonies. Et comme je demandais à Chariclès qui étaient les Enianes, quelle était cette députation sacrée et quel sacrifice ils venaient célébrer : « Les Enianes, me répondit-il, est ce qu'il y a de plus noble dans le pays de Thessalie; ils sont sans conteste grecs, car ils descendent d'Hellen, le fils de Deucalion; ils sont établis le long du golfe Maliaque et sont très fiers de leur métropole, Hypaté, dont le nom, selon eux, signifie qu'elle est «commande » aux autres peuples, mais qui, selon l'opinion commune, a été ainsi nommée parce qu'elle est établie au pied du Mont Oeta. Le sacrifice qu'ils célèbrent et la députation sacrée reviennent tous les quatre ans, en même temps que les jeux Pythiques, qui, comme tu le sais, ont lieu en ce moment; ils sont organisés par les Enianes en l'honneur de Néoptolème, le fils d'Achille; car c'est ici qu'il fut traîtreusement égorgé, au pied même de l'autel d'Apollon Pythien, par Oreste, le fils d'Agamemnon. La députation de cette année surpasse toutes les autres, car l'homme qui la conduit se vante d'être un descendant d'Achille; je me suis trouvé, hier, rencontrer ce jeune homme et, en vérité, il m'a paru bien digne de descendre d'Achille, tant il est beau et grand, et sa race est évidente, rien qu'à le voir. » Comme je demandais en m'étonnant comment un Eniane pouvait prétendre appartenir à la descendance d'Achille, puisque le poème de l'Egyptien Homère nous apprend qu'Achille était de Phthie. » Ce jeune homme, dit Chariclès, soutient que le héros était un pur Eniane, et prétend que Thétis a épousé Pélée sur les rives du golge Maliaque et que la région qui borde ce golfe s'appelait autrefois la Phtiotide, mais que les autres peuples, jaloux de la gloire d'Achille, ont menti pour l'annexer. De plus, ce jeune homme se compte au nombre des Eacides, puisqu'il place au nombre de ses ancêtres Ménesthée, le fils du Sperchéios et de Polydora, fille de Pélée, qui fut l'un des principaux compagnons d'Achille dans l'expédition contre Troie et à qui sa parenté avec Achille valut de commander le premier corps des Myrmidons. Mais il s'attache fermement à Achille et cherche, par tous les moyens, à le naturaliser Eniane, invoquant pour cela, entre autres arguments, ce sacrifice expiatoire offert à Néoptolème, dont l'exécution est confiée aux Enianes, du consentement unanime des Thessaliens, témoignant ainsi qu'ils sont ses plus proches parents. — Personne, dis-je, Chariclès, ne refuse de leur faire ce plaisir ni même de leur passer cette prétention. Fais appeler le chef de la députation, car j'ai une envie folle de le voir. [2,35] Chariclès y consentit et le jeune homme entra; il avait vraiment l'air d'Achille, dans son regard et dans ses sentiments. Il tenait la tête droite, il portait sa chevelure dressée comme une crinière à partir du front; son nez annonçait son courage, ainsi que ses narines, qui respiraient d'un air fier; ses yeux étaient non pas bleu d'azur mais d'un bleu assombri et lançaient des regards vifs, qui n'étaient pas sans charme, comme la mer juste au moment où, après la vague, elle redevient lisse. Lorsque nous eûmes échangé les salutations habituelles, il nous dit que le moment était venu de conduire l'offrande au dieu, afin de pouvoir ensuite célébrer en son temps le sacrifice expiatoire au héros et la procession en son honneur. « Allons », dit Chariclès. Puis, se levant : « Tu verras Chariclée aujourd'hui, me dit-il, si tu ne l'as déjà vue, car la coutume veut que la servante d'Artémis assiste au cortège et à la cérémonie expiatoire de Néoptolème. » Cette jeune fille, Cnémon, je l'avais vue bien des fois; elle avait participé avec moi à des offrandes, elle s'était même enquise auprès de moi de traditions sacrées; Pourtant, je gardai le silence, dans l'attente de ce qui allait se passer. Cependant, nous nous dirigions vers le temple, car tout avait été préparé pour le sacrifice par les Thessaliens. Une fois parvenus près des autels, lorsque le jeune homme eut commencé à accomplir les actes rituels, et alors que le prêtre formulait les prières, du fond du sanctuaire retentit la voix de la Pythie, disant : « Attention, Delphiens, à celle de qui la grâce est suivie de la gloire; attention à celui qu'engendra la déesse ! Abandonnant mon temple et fendant les ondes, ils iront vers la terre que noircit le soleil; et là ils trouveront la juste récompense de leur vie de vertu et, pour entourer leurs tempes noircies, une couronne blanche. » [2,36] Lorsque le dieu eut parlé, les assistants furent dans un grand embarras et incapables d'expliquer ce que voulait dire l'oracle. Chacun le tirait dans un sens différent et l'interprétait selon son propre désir. Aussi personne ne toucha-t-il juste, car les oracles et les rêves, le plus souvent, ne se comprennent qu'au moment où ils s'accomplissent; d'ailleurs, les Delphiens se hâtaient d'aller voir la procession, organisée avec une grande magnificence, et ne se souciaient guère de découvrir le sens exact de l'oracle qui venait d'être prononcé. »