[20,0] LIVRE VINGTIEME. [20,1] CHAPITRE PREMIER. (1167) Cependant le seigneur Hernèse, archevêque de Césarée, de précieuse mémoire, et Odon de Saint-Amand, grand échanson du Roi à cette époque, ayant accompli avec autant de sagesse que de fidélité la mission que le seigneur Roi leur avait donnée auprès du seigneur Manuel, empereur de Constantinople, et obtenu au bout de deux ans ce qu'ils étaient allés demander, se remirent en mer et vinrent débarquer à Tyr, amenant avec eux une épouse au seigneur Roi, fille du protosébaste du seigneur Empereur. Aussitôt qu'il fut informé de son arrivée, le Roi se rendit à Tyr en toute hâte, et ayant convoqué les prélats des églises et les princes du royaume, il épousa la princesse Marie, après qu'elle eut reçu l'onction royale et le don de consécration : cette cérémonie fut célébrée dans l'église de Tyr, le 29 août, avec toute la magnificence convenable, par le seigneur patriarche Amaury, de précieuse mémoire, et le Roi y parut avec éclat, revêtu de tous les ornements de la royauté et couronné du diadème de ses ancêtres. Ce Jean, protosébaste, dont le Roi épousa la fille, était fils d'un frère aîné du seigneur Empereur et par suite neveu de ce dernier. Des hommes illustres et magnifiques, attachés à la maison impériale, savoir le seigneur Paléologue et Manuel le sébaste, cousin de l'Empereur, et plusieurs autres encore, accompagnèrent sa nièce par ses ordres, et furent chargés de la remettre en grande pompe au seigneur Roi, et d'avoir soin que l'on n'omît aucune des solennités qui avaient été prescrites. L'église de Tyr, dans laquelle cette cérémonie fut célébrée, avait alors pour chef le seigneur Frédéric, qui avait été transféré de l'église d'Accon à celle-là. Trois jours après le couronnement du Roi et la célébration des noces dans la même ville, le seigneur Frédéric nous accorda généreusement, en présence et sur la demande du seigneur Roi et de beaucoup d'autres hommes honorables, l'archidiaconat de l'église de Tyr, que le seigneur Guillaume occupait lorsqu'il fut appelé à l'église d'Accon. [20,2] CHAPITRE II. Un certain Grec, nommé Andronic, homme noble et puissant, et parent du seigneur empereur de Constantinople, était arrivé de Cilicie dans la ville de Tyr, suivi de nombreux chevaliers, tandis que le seigneur Roi se trouvait encore retenu en Egypte; il y séjourna, à notre grande satisfaction, jusqu'à l'arrivée du Roi; mais, tel que le serpent qu'on réchauffe dans son sein, ou que la souris enfermée dans l'armoire, il récompensa bien mal ses hôtes, et montra combien sont vraies ces paroles du poète : "Timeo Danaos et dona ferentes". Aussitôt après son retour le seigneur Roi lui donna la ville de Béryte : la dame Théodora, veuve du seigneur roi Baudouin, qui possédait la ville d'Accon à titre de donation pour cause de mariage, et qui était fille du neveu d'Andronic, auprès duquel il avait longtemps demeuré, fut invitée par celui-ci à venir visiter la ville de Béryte ; Andronic l'enleva par trahison, à ce qu'on assure, et la conduisit sur le territoire des ennemis, d'abord à Damas, et de là en Perse avec l'assistance de Noradin. [20,3] CHAPITRE III. Il n'arriva cette même année aucun événement un peu mémorable, si ce n'est que deux nouvelles églises furent instituées dans le royaume vers l'époque du carême, et reçurent chacune un évêque. L'une d'elles n'avait pas eu d'évêque depuis l'établissement des Latins dans la terre de promission; c'était l'église de Pétra, située au-delà du Jourdain, sur le territoire de Moab, et métropole de la seconde Arabie. L'autre, l'église d'Ébron, n'en avait jamais eu : c'était du temps des Grecs un simple prieuré, de même que l'avait été l'église de Bethléem. Mais cette dernière méritait bien d'être élevée la première à la dignité de cathédrale, en témoignage de respect pour le lieu de la naissance du Sauveur, et elle le fut en effet peu de temps après la délivrance de la cité sainte et agréable à Dieu, sous le règne du seigneur Baudouin I. Au temps dont je parle, l'église d'Ébron fut enfin jugée digne de cette nouvelle dignité, en considération des serviteurs de Dieu dont la mémoire est demeurée en bénédiction, savoir Abraham, Isaac et Jacob. On donna pour évêque à l'église de Pétra le seigneur Guerrique, chanoine régulier du temple du Seigneur, qui devint en même temps métropolitain de la seconde Arabie ; et l'église d'Ébron eut pour chef le seigneur Renaud, neveu du seigneur patriarche Foucher, de pieuse mémoire. (1168) L'été suivant, un homme noble, le seigneur Etienne, chancelier du seigneur roi de Sicile, et élu pour l'église de Palerme, jeune homme d'un excellent naturel et beau de sa personne, frère du seigneur Rotrou, comte du Perche, fut chassé de ce royaume par suite des intrigues et des conspirations des princes de cette contrée, au grand regret du Roi, encore enfant, et de sa mère, qui n'eut pas la force de réprimer ces troubles. Etienne eut grand-peine à échapper aux embûches de ses ennemis; il se sauva avec un petit nombre de personnes et vint débarquer dans notre royaume. Peu de temps après, il fut saisi d'une maladie grave, et mourut: on l'ensevelit avec honneur à Jérusalem, dans le chapitre du temple du Seigneur. Vers le même temps encore, le seigneur Guillaume, comte de Nevers, prince illustre, noble et puissant du royaume des Français, arriva à Jérusalem avec une escorte honorable de chevaliers, dans l'intention de combattre à ses frais pour le service de la chrétienté contre les ennemis de notre foi ; mais une mort prématurée l'arrêta dans ce pieux et louable dessein, et lui enleva misérablement l'honneur qu'il eût recueilli de ses exploits. Frappé subitement d'une maladie dont il languit et souffrit longtemps, il termina enfin sa vie dans l'éclat de la plus belle jeunesse, objet des regrets et des lamentations de tout le monde. [20,4] CHAPITRE IV. Dans le cours du même été, le comte Alexandre de Gravina, et un certain Michel Hydrontin, tous deux de la maison du seigneur empereur de Constantinople et ses députés auprès du seigneur Roi, arrivèrent à Tyr; ils allèrent aussitôt trouver secrètement le seigneur Roi qui appela auprès de lui ceux qu'il voulut admettre à cette confidence, lui exposèrent l'objet de leur voyage, et lui présentèrent les écrits qu'ils avaient reçus de l'Empereur sur le même sujet. Voici quel était, en abrégé, le motif de leur mission. Le seigneur Empereur avait reconnu que le royaume d'Egypte, infiniment puissant jusqu'alors et jouissant d'immenses richesses, était tombé entre les mains de gens faibles et efféminés, et que les peuples voisins avaient une parfaite connaissance de l'impéritie, de la faiblesse et de l'incapacité du seigneur de ce pays et de tous ses princes. Comme il paraissait impossible que les choses demeurassent plus longtemps dans cette situation, plutôt que de voir passer la souveraineté et le gouvernement de ce royaume entre les mains des nations étrangères, l'Empereur avait pensé en lui-même qu'il lui serait facile, avec le secours du seigneur Roi, de soumettre ce pays à sa juridiction. Tel était l'objet de la députation que l'Empereur envoyait au Roi. Quelques personnes disent que, déjà auparavant, le seigneur Roi avait adressé de fréquentes sollicitations à l'Empereur pour cette même affaire, qu'il lui avait envoyé des exprès et écrit de nombreuses lettres, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, lui demandant de l'assister de ses troupes, de sa flotte et de ses trésors, et lui offrant, à de certaines conditions, la cession de quelques portions de ce royaume et une part dans le butin qui y serait enlevé. Les députés étant donc venus trouver le Roi pour traiter de cette affaire, on arrêta une convention qui fut approuvée des deux parties : puis le Roi me donna l'ordre de m'adjoindre à eux, d'aller, en qualité de conseiller du Roi et de tout le royaume, porter au seigneur Empereur les lettres qui me furent remises, et de ratifier le traité aux conditions qui me seraient imposées, et toutefois en la forme qui fut déterminée par avance. J'allai donc rejoindre les confidents intimes du seigneur Empereur, qui attendaient mon arrivée à Tripoli, en conformité des lettres que le Roi leur avait adressées, et nous partîmes ensemble pour la ville royale. Le seigneur Empereur se trouvait à cette même époque dans la Servie, pays montagneux, couvert de forets, et d'un abord très-difficile, situé entre la Dalmatie, la Hongrie et l'Illyrie ; les habitants, comptant sur la difficulté qu'éprouveraient des étrangers à pénétrer et à se maintenir dans une contrée qui n'était ouverte d'aucun côté, s'étaient révoltés contre l'Empire. Les anciennes traditions rapportent que ce peuple fut formé dans l'origine par des déportés et des exilés que l'on condamnait à aller dans ce pays scier du marbre et fouiller la terre pour en retirer des métaux, et c'est même à ce fait que l'on attribue leur nom, qui indique leur premier état de servitude. Ce peuple grossier et indiscipliné habite les montagnes et les forêts, et ne pratique point l'agriculture ; mais il possède beaucoup de gros et de menu bétail, et a en grande abondance du lait, du fromage, du beurre, de la viande, du miel et des gâteaux de cire Il y a dans ce pays des magistrats appelés suppans; ils obéissent quelquefois au seigneur Empereur ; d'autres fois les habitants sortent tous de leurs montagnes et de leurs forêts, et comme ils sont entreprenants et belliqueux, ils vont ravager les contrées environnantes. Comme ils faisaient souffrir toutes sortes de maux à leurs voisins, l'Empereur marcha contre eux avec courage, et conduisit dans leur pays une armée innombrable. Il les soumit et s'empara même de leur chef principal. Il revenait de cette expédition lorsque nous allâmes à sa rencontre, et nous le joignîmes, après une marche longue et remplie de fatigues, dans la province de Pélagonie et dans la ville vulgairement appelée Butelle, auprès de cette ville antique, patrie du très-heureux, très-invincible et très-sage empereur, le seigneur Justinien), nommée d'abord Justiniana, et vulgairement appelée Acreda. Le seigneur Empereur nous accueillit honorablement, et nous traita avec bonté dans sa clémence impériale ; nous lui exposâmes soigneusement le motif de notre voyage et de notre mission auprès de lui, ainsi que la teneur des traités que nous avions à lui présenter ; il reçut ces nouvelles avec joie et approuva gracieusement tout ce qui avait été réglé à l'avance. On s'engagea des deux côtés par serment et par corps; et l'Empereur, déployant son autorité, confirma ce qui avait été convenu d'abord entre les députés. Après avoir reçu les lettres impériales qui contenaient en entier toutes les clauses du traité, ayant ainsi heureusement accompli notre mission, et comblé, selon l'usage, par l'Empereur des témoignages de sa munificence, nous nous remîmes en route vers le commencement d'octobre, pour retourner dans le royaume. [20,5] CHAPITRE V. Aussitôt après que nous eûmes quitté le royaume, bien avant notre retour, et lorsque le Roi ne pouvait encore se tenir pour assuré du succès de notre mission et des secours qu'il attendait de l'Empereur, le bruit se répandit, à ce qu'on assure, que Savar, le soudan d'Egypte, expédiait fréquemment des messages à Noradin, et implorait secrètement son assistance, lui faisant dire qu'il se repentait d'avoir conclu un traité avec le Roi, et qu'il avait le projet d'y renoncer; qu'il éprouvait de la répugnance à se trouver engagé dans une alliance avec un peuple ennemi, et que s'il pouvait compter avec certitude sur les secours de Noradin, il s'empresserait de rompre son traité et de se séparer du Roi. Animé, dit-on, d'une vive indignation, le Roi fit un appel à tout son royaume, et ayant levé de toutes parts des troupes de chevaliers et de gens de pied, il se hâta de descendre de nouveau en Egypte. Il y a des personnes qui disent que tous ces bruits n'étaient qu'une fausse invention, que le soudan Savar était innocent, qu'il observait de bonne foi son traité et en remplissait les conditions, et que ce fut à la fois une œuvre impie et injuste d'aller lui faire de nouveau la guerre -, on dit qu'on n'avait imaginé ces prétextes qu'afin de colorer d'une excuse quelconque une entreprise aussi extraordinaire, et qu'aussi le Seigneur, juge équitable des secrètes pensées et des consciences, retira sa protection aux nôtres, rendit leurs efforts inutiles, et ne voulut point accorder le succès à des tentatives qui n'étaient point fondées sur la justice. Gerbert, surnommé Assalu maître de la maison de l'Hôpital, établie à Jérusalem, fut, à ce qu'on dit aussi, le principal moteur de ces funestes résolutions. C'était un homme d'un grand courage, et généreux jusqu'à la prodigalité, mais léger et d'un esprit très-mobile : après avoir dépensé tous les trésors de sa maison, il emprunta encore des sommes considérables, et les distribua à tous les chevaliers, qu'il allait cherchant de toutes parts pour les attirer à lui ; la maison de l'Hôpital se trouva, par sa conduite, chargée d'une si grande masse de dettes qu'il n'y avait aucun espoir qu'elle pût jamais s'en affranchir; lui-même, dans la suite, désespérant d'y réussir, abandonna son office et renonça à son administration, laissant cette maison grevée d'obligations pour cent mille pièces d'or. On dit qu'il ne fit toutes ces énormes dépenses que dans l'espoir qu'après la conquête et la soumission de l'Egypte, la ville de Bilbéis, anciennement appelée Péluse, et tout son territoire, reviendraient à sa maison et lui appartiendraient à perpétuité, en vertu d'une convention conclue antérieurement avec le Roi. En même temps les frères du Temple ne voulurent prendre aucune part à cette expédition, soit qu'ils obéissent à l'impulsion de leur conscience, soit parce que le maître de la maison de l'Hôpital, leur rivale, passait pour le moteur et le chef de l'entreprise : ils refusèrent donc de fournir leurs troupes et de suivre le Roi, disant qu'il était trop injuste d'aller porter la guerre dans un royaume allié qui se reposait sur notre bonne foi, et de méconnaître la teneur d'un traité et les principes sacrés du droit, pour aller combattre des hommes qui ne méritaient point une pareille agression, et qui demeuraient fidèles. [20,6] CHAPITRE VI. Le Roi cependant s'étant armé, et ayant fait tous ses préparatifs de guerre et rassemblé les forces du royaume, descendit de nouveau en Egypte, la cinquième année de son règne, au mois d'octobre. Après avoir marché pendant dix jours environ à travers le désert qui précède ce pays, il arriva à Péluse, l'investit aussitôt de toutes parts, s'en empara de vive force en trois jours, s'ouvrit un chemin par le fer, et y introduisit sans retard toutes ses troupes le treizième jour de novembre. Aussitôt après la prise de la ville, la plupart des habitants furent passés au fil de l'épée, sans aucun égard pour l'âge ni le sexe ; et ceux qu'un hasard quelconque fit échapper à ce massacre, et que l'on put découvrir ensuite, perdirent leur liberté, malheur plus redoutable pour les âmes élevées que toute espèce de mort, et furent soumis à une misérable servitude. On remarquait, parmi les prisonniers de condition, Mahadi, fils du soudan, et l'un de ses neveux, qui tous deux commandaient dans la ville, et étaient chefs de l'armée qu'on y avait rassemblée. Dès qu'on se fut rendu maître de cette place, les bataillons chrétiens, s'élançant en désordre et pêle-mêle, pénétrèrent dans les retraites les plus cachées; ils ouvraient dans les maisons toutes les portes secrètes, et, cherchant de tous côtés ceux qui semblaient avoir échappé aux dangers de la mort, ils les chargeaient de fers et les traînaient ignominieusement au supplice. Ceux qui se montraient dans toute la vigueur de l'âge mûr ou bien armés étaient frappés par le glaive, à peine témoignait-on quelque pitié pour les vieillards ou les enfants, et les gens du menu peuple ne rencontraient pas plus d'indulgence. Tout ce qui pouvait exciter la cupidité tomba entre les mains des assiégeants, et les objets les plus précieux, les plus riches dépouilles, furent distribués par le sort entre les vainqueurs. Consterné au récit de ces tristes nouvelles, et ne sachant que faire, Savar délibéra, autant du moins que le permettaient la brièveté du temps et le mauvais état de ses affaires, s'il tenterait de gagner le Roi par des présents, et d'apaiser sa colère à force d'argent, ou s'il solliciterait les secours des princes voisins qui participaient à ses superstitions, en leur adressant ses prières et leur offrant ses trésors. Il résolut enfin d'essayer, sans le moindre retard, l'un et l'autre de ces moyens. Il envoya des députés à Noradin pour implorer son assistance, et obtint en effet une réponse favorable. Noradin, ayant appelé Syracon, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, lui confia une partie de son armée et un grand nombre de ses nobles et de ses satrapes, pour l'assister dans les soins de son expédition; et celui-ci ayant fait ses approvisionnements de vivres pour la route, et prenant avec lui un nombre suffisant de chameaux pour le transport des bagages, se rendit aussitôt en Egypte. [20,7] CHAPITRE VII. Le Roi cependant, après la destruction de Péluse, dirigea toutes ses troupes vers le Caire ; mais il s'avança avec une telle lenteur qu'il faisait à peine en dix jours la marche d'une seule journée. Il arriva enfin, dressa son camp en face de la ville, et fit préparer les machines, les claies et tous les instruments de guerre nécessaires en de pareilles circonstances. Les préparatifs que l'on faisait en dehors de la ville semblaient annoncer qu'on l'attaquerait incessamment; déjà les assiégés paraissaient saisis de crainte, comme s'ils eussent eu sous les yeux l'image menaçante de la mort. Mais ceux qui ont connu les causes secrètes de tous les retards qui survinrent, disent que le soudan, frappé de terreur à la vue de cette armée qui marchait sur lui, avait trouvé le moyen de gagner du temps, et ne cessait de promettre beaucoup d'argent pour obtenir la retraite des troupes. Le Roi, de son côté, n'avait pas d'autre intention que d'arracher le plus d'argent possible au soudan, aimant mieux vendre sa retraite au poids de l'or que de livrer la ville au pillage des gens du peuple, comme il l'avait fait déjà pour la ville de Péluse. J'aurai bientôt occasion de prouver clairement ce que je dis ici. Pendant ce temps, le soudan cherchait, par l'entremise de ses serviteurs et de ceux du Roi, tous les moyens possibles de s'insinuer jusqu'à lui; il frappait à toutes les portes, et ayant enfin découvert l'excessive cupidité du Roi, il l'accabla de ses promesses, et s'engagea à lui donner des sommes considérables, telles que le royaume entier eût à peine suffi à les acquitter quand on aurait épuisé même toutes ses ressources. On assure, en effet, qu'il promit de livrer deux millions de pièces d'or, à condition que le Roi rendrait au soudan son fils et son neveu et remmènerait ses troupes dans ses États. Mais la suite montra bien qu'en faisant de telles offres le soudan n'avait nullement l'espoir de pouvoir s'acquitter en entier; son but principal était d'empêcher que le Roi n'arrivât trop vite au Caire, et que, trouvant cette place sans munitions et hors d'état de se défendre, il ne parvînt à s'en emparer dès les premières attaques. En effet, il en serait arrivé ainsi sans aucun doute, comme l'ont toujours pensé ceux qui faisaient partie de cette expédition, si, après avoir pris la ville de Péluse, notre armée se fût dirigée sur le Caire à marches forcées, lorsque les Égyptiens étaient encore frappés de stupeur et abattus d'un désastre tout récent et des calamités inattendues qui avaient signalé la destruction de Péluse. Il est tout-à-fait probable que des hommes mous et efféminés, plongés depuis si longtemps dans une vie d'oisiveté et de délices, dépourvus de toute expérience de la guerre, et redoutant pour eux-mêmes les maux dont leurs compatriotes venaient d'être frappés, n'eussent eu ni la force ni le courage de résister. [20,8] CHAPITRE VIII Tandis que ces choses se passaient dans les environs du Caire, notre flotte, que le Roi, en quittant ses États, avait ordonné de faire partir le plus tôt possible, mit en mer, et, poussée par un vent favorable, aborda, dit-on, vers l'une des embouchures du Nil, vulgairement appelée Carabeix. Ceux qu'elle transportait s'emparèrent de vive force d'une ville très-antique située sur les bords du fleuve; elle se nommait Tapnis, et fut tout aussitôt livrée au pillage : puis les Chrétiens voulurent entreprendre de rejoindre l'armée du Roi en remontant le fleuve; mais les Égyptiens montèrent sur leurs navires, occupèrent la partie supérieure, et fermèrent ainsi le passage. Le Roi chargea aussitôt Honfroi de Toron, son connétable, d'aller avec des chevaliers d'élite prendre possession, à tout prix, de la rive opposée du fleuve, afin de faciliter le passage des nôtres; et ce projet eût pu être exécuté assez aisément si la nouvelle de l'arrivée de Syracon n'eût nécessité de nouvelles dispositions. Le Roi ordonna donc à ceux qui venaient vers lui de redescendre vers la mer et de rentrer promptement dans le royaume. Ils exécutèrent ses ordres, et perdirent une galère par suite de quelque imprudence. [20,9] CHAPITRE IX Le soudan et les siens pendant ce temps ne cessaient d'intriguer pour parvenir à éloigner le Roi, employant la ruse là où ils voyaient la force leur manquer, et suppléant par les artifices au défaut de ressources plus énergiques. En même temps qu'ils promettaient beaucoup d'argent, ils demandaient des délais pour s'acquitter, disant que les sommes étaient beaucoup trop considérables pour qu'on pût les trouver sur un seul point, et qu'ils avaient besoin d'un plus long terme pour suffire à leurs engagements. Ayant donné cependant cent mille pièces d'or sans aucun retard, le soudan obtint la restitution de son fils et de son neveu et livra comme otages deux petits neveux encore enfants, en garantie du paiement du surplus. Le Roi leva alors le siège, se retira à un mille de la place environ, et dressa son camp auprès du jardin du Baume. Après avoir pendant huit jours de suite reçu du soudan des messages très-fréquents, mais toujours sans résultat, le Roi transféra son armée au lieu appelé Syriaque. Pendant ce temps le soudan ne cessait d'expédier des exprès dans toutes les parties du royaume pour solliciter des secours ; il rassemblait dans la ville toutes les armes qu'il pouvait se procurer; il y faisait entrer des vivres, visitait toutes les localités, faisait fortifier les points les plus faibles, et organisait tous ses moyens de résistance. Employant le langage de la persuasion, il invitait les habitants à combattre pour leur vie, pour leur liberté, pour leurs femmes et leurs enfants; il remettait fréquemment sous leurs yeux la déplorable catastrophe qui avait frappé une ville voisine, et leur représentait l'amertume de l'état de captivité, l'affreux malheur d'avoir à supporter le joug de maîtres étrangers et de languir dans la servitude, la plus cruelle de toutes les conditions. [20,10] CHAPITRE X. Il y avait dans l'armée du seigneur Roi un homme noble selon la chair, mais dégradé par sa conduite, qui ne craignait point Dieu et n'était retenu par aucun respect humain ; il se nommait Milon de Planci, homme déhonté et abandonné, médisant et brouillon. Connaissant l'avidité insatiable du seigneur Roi, et empressé de seconder ses penchants plutôt que de lui donner de bons conseils, Milon de Planci l'avait engagé dès le principe et continuait obstinément à l'engager à faire les plus grands efforts pour parvenir à un arrangement avec le calife et le soudan, après avoir toutefois châtié le royaume en y prélevant les sommes promises, et à ne plus tenter de s'emparer de vive force des villes du Caire et de Babylone ; non qu'il crût impossible, à ce qu'on assure, de réussir dans cette dernière entreprise, mais afin de tromper les vœux des chevaliers et de tous ceux qui avaient déjà préparé leur courage et leurs mains pour amasser du butin, et afin de parvenir lui-même à faire entrer dans les coffres du Roi toutes les sommes qui devaient être le prix de tant de travaux et de fatigues. En effet, lorsque les villes sont prises de force, les armées remportent toujours de bien plus riches dépouilles que lorsqu'elles sont livrées aux rois et aux princes à la suite d'un traité quelconque et sous des conditions déterminées, qui ne sont avantageuses qu'aux seigneurs mêmes. Dans le premier cas, au milieu de la confusion qu'entraînent toujours ces scènes tumultueuses de destruction, tout ce que chacun rencontre, de quelque manière que ce soit, appartient au premier occupant, en vertu du droit de la guerre, et accroît la petite fortune de chaque vainqueur ; mais dans le second cas, les rois seuls profitent des stipulations favorables, et tout ce qui leur est alloué revient de droit à leur fisc. Et quoiqu'il puisse paraître que tout ce qui augmente la fortune des rois et des puissances les plus élevées doit tourner au plus grand avantage des sujets et augmenter la richesse de tous, il est cependant vrai qu'on recherche toujours avec plus d'ardeur ce qui doit enrichir les foyers domestiques et accroître les ressources particulières d'une maison. Cette divergence d'intérêts amena des discussions et des querelles dans l'armée. La plupart de ceux qui en faisaient partie voulaient s'en rapporter uniquement au glaive et tout livrer au pillage ; le Roi et les siens soutenaient un avis tout différent; ils eurent enfin le dessus, et la volonté royale fut accomplie. Tandis que notre armée était établie dans le village que j'ai nommé, à cinq ou six milles du Caire, les interprètes et les exprès ne cessaient d'aller et de venir des deux côtés. Le soudan envoyait fréquemment des députés au Roi, pour lui faire dire qu'il mettait la plus grande activité à recueillir les sommes promises, et le supplier de ne pas lui imputer les retards et d'attendre encore avec patience-, et en même temps il l'engageait à ne pas se rapprocher du Caire, afin de ne pas effrayer le calife ou le peuple de la ville, qui se reposaient avec pleine sécurité sur la foi des traités ; l'assurant qu'il remplirait sans retard ses engagements, et qu'alors il serait loisible au seigneur Roi de rentrer dans ses États sous les meilleurs auspices. Tandis qu'à l'aide de ces trompeuses illusions le soudan déjouait toutes les dispositions qu'on avait faites dans notre armée, et rendait nuls les sages conseils et les salutaires avis de ceux qui jugeaient mieux la situation, le bruit se répandit que Syracon arrivait traînant à sa suite une armée innombrable de Turcs : aussitôt qu'il l'eut appris, le Roi leva son camp, fit reformer les bagages, et retourna à Péluse. Là, ayant pris des vivres pour la route, et laissant derrière lui une force suffisante de chevaliers et de gens de pied pour défendre la ville, le Roi partit le 25 décembre, et marcha vers le désert à la rencontre de Syracon. Il s'était déjà assez avancé dans cette solitude, lorsque les éclaireurs qui connaissaient bien les localités, et en qui il fallait bien avoir confiance, vinrent lui annoncer que Syracon avait déjà passé avec toutes ses troupes. Il fallut prendre une nouvelle détermination. Les forces des ennemis étant doublées, il n'y avait plus de sûreté à demeurer plus longtemps dans le pays ; tout retard accroissait le péril. Il paraissait imprudent d'aller combattre les ennemis, et d'ailleurs le soudan ne voulait plus accomplir ses engagements; nous n'avions aucun moyen de l'y contraindre, et il était évident qu'il n'avait cherché tant de prétextes et de retards que dans l'intention d'attendre l'arrivée des Turcs, pour nous forcer alors à la retraite. Dans cette situation, le Roi retourna à Péluse, et ayant rallié la portion de son armée qu'il y avait laissée pour défendre cette ville, il la reforma en bon ordre, et se remit en route, le a janvier, pour retourner en Syrie. [20,11] CHAPITRE XI. (1169.) Syracon voyant que les circonstances répondaient à ses vœux, et qu'après le départ du Roi personne en Egypte ne pouvait s'opposer à leur accomplissement, mit enfin à exécution le projet qu'il avait formé depuis longtemps. Il dressa son camp devant la ville du Caire, et comme s'il fût entré en pacificateur, il contint son impatience pendant quelques jours, se conduisit en homme plein de sagesse, ne montra aucune mauvaise intention, ne se permit aucun acte d'hostilité, et dissimula ses desseins avec toute l'adresse qui le distinguait. Le Soudan Savar sortait tous les jours de la ville et se rendait au camp de Syracon en grande pompe et suivi d'une escorte considérable ; il allait tous les jours le visiter et lui présenter ses salutations empressées, et après lui avoir offert des présents il rentrait dans la ville. L'habitude de se rendre au camp des Turcs et d'en sortir sans aucun accident lui inspirait de jour en jour plus de sécurité, et comme il avait été reçu la veille et l'avant-veille avec tous les témoignages de respect, chaque jour il croyait avoir plus de raison de se confier en son hôte. Mais tandis qu'il comptait aveuglément sur la bonne foi des Turcs, Syracon, ministre du crime, le surprit au milieu de cette trompeuse assurance : il ordonna secrètement aux siens de frapper le soudan le lendemain matin, à l'heure où il viendrait, selon son usage, lui présenter ses devoirs, et tandis que lui-même serait sorti de son camp, comme pour aller se promener sur les bords du fleuve. Savar en effet se rendit au camp de Syracon à son heure accoutumée, pour lui faire sa visite et s'entretenir avec lui après lui avoir présenté ses salutations ; les ministres de mort marchèrent à sa rencontre et mirent aussitôt à exécution les ordres qu'ils avaient reçus. Ils le renversèrent par terre, lui tranchèrent la tête et le percèrent de mille coups. Ses fils, témoins de sa mort, tournèrent bride aussitôt, s'enfuirent rapidement vers le Caire, et, saisis de douleur, se roulant aux pieds du calife, ils l'implorèrent pour leur propre salut. On dit que le calife leur répondit qu'ils pouvaient y compter, à la charge par eux de n'entreprendre aucune négociation secrète avec les Turcs; mais oubliant aussitôt les termes de leur traité, ils employèrent des émissaires pour négocier un traité de paix avec Syracon, et le calife en ayant été informé, donna l'ordre de les faire périr tous deux par le glaive. Ainsi, le roi de Jérusalem étant absent et Savar mort, Syracon, parvenu au comble de ses vœux, s'empara du royaume, se rendit auprès du calife, et lui offrit les témoignages de respect qui lui étaient dus. Dans ce changement de fortune, comblé d'honneurs, revêtu de la dignité et de la charge de soudan, armé du pouvoir du glaive, Syracon devint maître de toute l'Egypte. Ô aveugle cupidité des hommes, le plus grand de tous les crimes! ô coupables entraînements d'une âme avide et insatiable! De quelle situation pleine de douceur et de tranquillité nous fûmes jetés. dans un état rempli de trouble et d'anxiété par cette soif immodérée de richesses ! Toutes les productions de l'Egypte et ses immenses trésors étaient à notre disposition; notre royaume était parfaitement en sûreté de ce côté ; nous n'avions vers le midi nul ennemi à redouter. Ceux qui voulaient se confier à la mer trouvaient les routes assurées : nos Chrétiens pouvaient aborder en sûreté sur le territoire d'Egypte pour leurs affaires de commerce, et les traiter à des conditions avantageuses. De leur côté les Égyptiens nous apportaient des richesses étrangères et toutes sortes de marchandises inconnues dans notre pays, et lorsqu'ils y venaient leurs voyages nous étaient à la fois utiles et honorables. En outre, les sommes considérables qu'ils dépensaient tous les ans chez nous tournaient au profit du trésor royal, ainsi que des fortunes particulières, et contribuaient à leur accroissement. Maintenant au contraire tout est changé; les choses ont pris la plus mauvaise face, et notre harpe ne fait plus entendre que des sons douloureux. De quelque côté que je me tourne, je ne vois que des sujets de crainte et de méfiance. La mer nous refuse une paisible navigation ; tous les pays qui nous environnent obéissent à nos ennemis, tous les royaumes voisins sont armés pour notre ruine. La cupidité d'un seul homme a attiré tous ces maux sur nous; son avidité, source de tous les vices, a couvert d'un voile épais le ciel serein que nous devions à la bonté du Seigneur. Mais reprenons la suite de notre récit. [20,12] CHAPITRE XII. Après la mort du soudan et de ses fils, mort injuste et dont nous fûmes les auteurs par notre impie conduite, Syracon, parvenu au but de ses désirs, obtint le gouvernement de l'Egypte. Mais il ne jouit pas longtemps de ses succès, et sortit de ce monde un an tout au plus après qu'il se fut mis en possession du pouvoir. Il eut pour successeur son neveu Saladin, fils de son frère Negemeddin, homme d'un esprit ardent, vaillant à la guerre, et prodigue dans sa libéralité. Dès qu'il se fut emparé du commandement, il se rendit auprès du calife son seigneur, pour lui présenter l'hommage qu'il lui devait, le frappa, dit-on, d'une massue qu'il tenait dans ses mains, le renversa par terre et le tua : il perça également de son épée tous les enfants du calife, afin de n'avoir aucun supérieur et d'être lui-même et son calife et son Soudan ; car il craignait que le calife ne le fit périr un jour ou l'autre, au moment où il s'approcherait de lui, attendu que les Turcs commençaient déjà à encourir la haine du peuple égyptien. Il le prévint par ce coup, et donna la mort à son seigneur, au moment où celui-ci ne s'y attendait nullement, et, à ce qu'on assure, était aussi résolu à le frapper à l'improviste. Le calife mort, Saladin s'empara de ses richesses, de ses trésors et de tout ce qu'il y avait de précieux dans sa maison ; il usa de toutes choses selon son bon plaisir, en fit la distribution entre ses chevaliers, et se livra tellement à ses habitudes prodigues qu'après avoir en peu de jours dégarni toute la maison et les garde-robes, il emprunta encore des sommes considérables, et se chargea de très-fortes dettes. Il y eut cependant, à ce qu'on dit, des personnes qui parvinrent à enlever secrètement quelques-uns des fils du calife, afin que si les Egyptiens recouvraient jamais le droit de gouverner leur royaume, ils pussent retrouver un héritier du nom, des dignités et du sang de leur dernier calife. [20,13] CHAPITRE XIII. Après le retour du seigneur Roi il ne se passa rien de mémorable dans le royaume pendant la première moitié de cette même année, si ce n'est que Reinier de précieuse mémoire, évêque de Lydda, étant mort, Bernard, abbé de l'église du Mont-Thabor, fut solennellement installé en cette même qualité. Le printemps suivant, qui était le commencement de la sixième année du règne du seigneur Amaury, les hommes les plus sages du royaume reconnurent que l'occupation de l'Egypte par les Turcs nous nuisait considérablement, et que notre situation avait fort empiré depuis cette époque. En effet, Noradin, le plus violent de nos ennemis, pouvait, en faisant partir une flotte nombreuse de l'Egypte, serrer de très près notre royaume, assiéger toutes nos villes maritimes avec deux armées, et, ce qui était plus dangereux encore, il pouvait s'opposer entièrement au passage des pèlerins, et les empêcher d'arriver jusqu'à nous. Dans ces circonstances on jugea qu'il était nécessaire d'envoyer auprès des princes de l'Occident quelques prélats, hommes vénérables, sages et doués d'éloquence, qui seraient chargés de les informer avec soin des malheurs affreux qui accablaient le royaume, de raconter les afflictions du peuple chrétien et les calamités plus grandes encore dont il se voyait menacé. On élut d'un commun accord, pour l'accomplissement de cette mission, le seigneur patriarche, le seigneur Hernèse, archevêque de Césarée, et le seigneur Guillaume, évêque d'Accon : ils récurent des lettres du seigneur Roi et de tous les évêques pour le seigneur Frédéric, empereur des Romains, pour le seigneur Louis, roi des Français, pour le seigneur Henri, roi des Anglais, pour le seigneur Guillaume, roi de Sicile, pour les nobles et illustres comtes Philippe de Flandre, Henri de Troyes, Thibaut de Chartres, et pour d'autres princes des pays occidentaux : munis de ces dépêches, les prélats s'embarquèrent sur un seul navire. Dès la nuit suivante il s'éleva une affreuse tempête, qui ballotta leur vaisseau, brisa toutes les rames, renversa les mâts, et le troisième jour nos députés rentrèrent au port, remplis de frayeur, et n'ayant échappé au naufrage qu'avec beaucoup de peine. Ils furent remplacés pour cette même mission par le seigneur Frédéric, archevêque de Tyr, qui céda enfin aux instantes prières du seigneur Roi et des princes, et emmena avec lui le seigneur Jean, évêque de Panéade et suffragant de l'église de Tyr. Ils s'embarquèrent tous deux sous de meilleurs auspices, et abordèrent heureusement au lieu de leur destination : quant aux affaires pour lesquelles on les avait fait partir, ils n'obtinrent aucun succès. L'évêque de Panéade, étant arrivé en France, mourut peu de temps après à Paris; et le seigneur archevêque revint au bout de deux ans, sans avoir pu réussir dans sa mission. [20,14] CHAPITRE XIV. Ce même été se passa sans qu'il survînt dans le royaume rien qui soit digne d'être rapporté. Vers le commencement de l'automne, le seigneur Empereur, fidèle à ses promesses, et se souvenant du traité d'alliance qu'il avait conclu par notre intermédiaire avec le seigneur Roi, envoya la flotte qu'il avait promise; bien digne en cette circonstance des plus grands éloges, car, dans sa magnificence impériale, il interpréta son traité très-généreusement, et accorda beaucoup plus qu'il n'avait d'abord consenti. Son armée navale était composée de cent cinquante navires longs, à éperons, garnis d'un double rang de rameurs très propres au service de la guerre, et qu'on appelle vulgairement des galères. Il y avait en outre soixante bâtiments plus grands que les précédents, destinés au transport des chevaux, ayant vers la poupe des portes par où l'on faisait entrer et sortir ces animaux, et garnis en outre de ponts qui servaient à embarquer et à débarquer commodément et les hommes et les chevaux. On y voyait enfin dix ou douze autres bâtiments encore plus grands, appelés dromons (sorte de navires très-longs), et qui étaient chargés au complet de vivres, d'armes de toute espèce, de machines et d'autres instruments de guerre. L'Empereur envoya quelques-uns de ses princes avec cette flotte, savoir, Mégaducas, son cousin, à qui il donna le commandement en chef; un certain Maurèse, homme très dévoué à l'Empereur qui avait beaucoup de confiance en son expérience (comme on put le reconnaître par la suite, lorsqu'il le mit à la tête de toutes les affaires de son empire); et enfin le comte Alexandre de Conversana, homme noble de la Pouille, pour qui le seigneur Empereur avait aussi beaucoup d'amitié, en reconnaissance de sa grande fidélité et de son extrême dévouement. Ayant chargé ces trois hommes de la conduite de son armée, l'Empereur les fit partir pour l'Orient : leur navigation fut heureuse ; vers la fin de septembre ils entrèrent dans le port de Tyr, se rendirent de là à Accon, et s'établirent dans une bonne station, entre le fleuve et le port. [20,15] CHAPITRE XV. L'an 1169 de l'incarnation du Seigneur, la soixante-huitième année de la délivrance de la cité sainte, la sixième du règne du seigneur Amaury, et le 10 octobre, le Roi ayant mis ordre aux affaires de son royaume, et laissant derrière lui une force suffisante pour le défendre en son absence contre les entreprises et les incursions de Noradin, qui séjournait en ce moment dans les environs de Damas, rassembla toute l'armée, tant des Latins que des Grecs, auprès de la ville d'Ascalon. Déjà, depuis quelques jours, la flotte était sortie du port d'Accon et avait fait voile pour l'Egypte. Le 17 des calendes de septembre, l'armée sortit d'Ascalon et se mit en marche, s'arrêtant tous les jours dans les stations les plus convenables et de façon à trouver toujours de l'eau en abondance, marchant à petites journées, afin que les corps de gens de pied ne fussent pas trop fatigués ; elle arriva enfin le neuvième jour à l'antique ville de Pharamie. Un accident survenu récemment avait allongé la route qui conduisait à cette ville et qui se prolongeait sur les bords de la mer. A force de battre et d'assiéger en quelque sorte certains amas de sables placés entre une vaste plaine et les eaux, la mer avait enfin enfoncé cette digue, et, s'ouvrant une nouvelle voie, s'était répandue sans obstacle dans la plaine dont je viens de parler. L'ouverture qu'elle s'était faite était peu large, mais les eaux pouvant y passer librement, avaient formé au-delà un étang beaucoup plus vaste. Dès ce moment les infiltrations de la mer y amenèrent une telle quantité de poissons que non seulement les environs, mais même des villes éloignées s'en trouvèrent plus abondamment pourvues que jamais. Les lieux voisins de la mer ont été peu à peu envahis par ses débordements, en sorte que ceux qui veulent suivre la côte maintenant pour descendre en Egypte rencontrent là un obstacle qui les oblige à tourner l'étang et à faire un circuit de dix milles et plus de longueur avant de pouvoir rejoindre de nouveau le rivage. J'ai raconté ce fait à cause de sa singularité miraculeuse et de la nouveauté de l'événement, comme aussi parce que cette portion du désert, qui était auparavant exposée à toute l'ardeur des feux du soleil et qu'on voit maintenant couverte d'eau et très-fréquentée par tous ceux qui naviguent, est devenue plus fertile qu'elle n'avait jamais été, et remplit les filets de tous les pêcheurs qui viennent y exercer une industrie jusqu'alors inconnue. La ville de Pharamie, dont je viens de faire mention, maintenant inhabitée, et jadis remplie d'une nombreuse population, est située non loin de la première des embouchures du Nil, vulgairement nommée Carabeix, au milieu du désert, entre cette embouchure, la mer et les terres incultes, et à trois milles de distance du point où le fleuve se jette dans la mer. Notre armée étant arrivée dans cette ville y trouva la flotte ; on disposa aussitôt les navires avec tous les rameurs dont on avait besoin, et toute l'armée passa sur la rive opposée : laissant alors sur la gauche la ville de Tapnis, jadis belle métropole, et qui maintenant ne présente plus que l'aspect d'un très-petit bourg, et suivant un chemin pratiqué entre les marais et le rivage de la mer, l'armée fit encore une vingtaine de milles environ, et arriva en deux jours devant Damiette. [20,16] CHAPTRE XVI. Damiette, l'une des antiques et des plus illustres métropoles de l'Egypte, est située sur la rive inférieure du Nil, au lieu où ce fleuve se jette dans la Méditerranée par une seconde embouchure, et se trouve placée entre le lit du fleuve et la mer, dans une position infiniment agréable, à un mille environ de la mer. Notre armée y arriva le 27 octobre et dressa son camp entre la mer et la ville, pour attendre la flotte, que les tempêtes et les vents empêchaient encore d'aborder. Enfin, trois jours après, les eaux s'étant abaissées et les vents devenus favorables, la flotte entra dans le fleuve et vint se ranger sur ses bords, dans une station agréable, entre la ville et la mer. Il y avait sur la rive opposée du fleuve une tour singulièrement élevée et garnie d'hommes armés, en nombre suffisant pour la défendre. Une chaîne en fer, tendue de cette tour jusqu'à la ville, opposait une puissante barrière aux nôtres, et les empêchait absolument de remonter plus haut, tandis que des navires de toute espèce pouvaient descendre des lieux plus élevés, des villes du Caire et de Babylone, et arriver librement et sans aucun obstacle jusqu'auprès des habitants de Damiette. Notre flotte ayant pris position, les Chrétiens traversèrent les vergers situés entre leur camp et la place, et dressèrent leurs tentes plus près de la ville, sur un terrain d'où il leur était permis d'arriver jusqu'aux murailles. Ayant différé pendant trois jours de livrer assaut, ils apprirent par leur propre expérience combien le moindre retard peut être nuisible lorsqu'on est tout préparé. Des bandes innombrables de Turcs arrivèrent des parties supérieures de l'Egypte, et des navires chargés d'hommes armés vinrent, à la vue même de notre armée, et sans qu'il lui fût possible de s'y opposer, remplir de combattants la ville, qui naguère se trouvait presque déserte. Au moment de l'arrivée des nôtres, à peine eût-elle pu, même selon leur dire, soutenir une première attaque, et bientôt ils jugèrent ne pouvoir plus s'en emparer qu'en employant les machines et tous les instruments de guerre. On choisit donc des ouvriers, on leur livra les matériaux dont ils avaient besoin, et ils construisirent à grands frais et avec beaucoup de travail une tour d'une hauteur étonnante, puisqu'elle avait sept étages, du haut de laquelle on pouvait voir toute la ville. On fit faire encore d'autres machines de diverses espèces, les unes pour lancer contre les murs d'énormes blocs de pierre capables de les ébranler ; d'autres, pour y renfermer des fossoyeurs qui pussent s'y cacher comme dans des cavernes, afin d'aller miner les murailles de la ville, et s'avancer ensuite sous des passages souterrains pour achever de les renverser. Lorsque toutes ces machines furent terminées, on aplanit le terrain, et on les plaça le long des murailles : ceux qui étaient dans la tour attaquaient sans relâche les assiégés avec des flèches et des pierres qu'ils lançaient à la main, et en employant toutes les armes dont ils pouvaient se servir dans leur fureur et dans l'étroit espace qui les renfermait. Ceux qui faisaient le service des machines à projectiles lançaient de gros blocs de pierre et s'efforçaient à l'envi les uns des autres de renverser les murailles et les maisons attenantes. A cette vue, les assiégés, voulant opposer l'adresse à l'adresse, et répondre avec la même habileté à toutes les entreprises des assiégeants, firent élever une tour pareille à celle des nôtres; ils la remplirent d'hommes armés, afin de tenter une résistance et des efforts semblables à ceux que faisaient les nôtres ; d'autres instruments de guerre fusent dressés en face des instruments du même genre, et ils cherchèrent, avec la plus grande sollicitude et par tous les moyens possibles, à briser toutes nos machines. L'intérêt de leur défense les rendit habiles, la nécessité fut pour eux la mère de l'industrie. Naguère ils s'étaient crus hors d'état de résister ; mais pressés par le besoin, ils trouvèrent des ressources jusqu'alors ignorées, les esprits les plus bornés devinrent ingénieux pour le soin de leur propre sûreté, et l'on put reconnaître alors par expérience la vérité de ces paroles proverbiales, que « l'esprit se développe dans le malheur. » Les nôtres au contraire, qui auraient dû pousser plus vivement leur entreprise, commencèrent à se montrer timides et comme glacés : les uns disent que ce fut par suite d'une trahison; d'autres, uniquement par négligence et incurie. La première occasion où l'on put reconnaître qu'il y avait parmi les nôtres moins d'habileté ou moins de sagesse que d'ordinaire, ou bien encore que les chefs de l'armée n'agissaient qu'à mauvaise intention, fut celle où l'on donna l'ordre de conduire la tour mobile vers les murailles, sur un terrain en pente et presque impraticable. Il y avait de ce même côté de la ville beaucoup de points où les murailles étaient plus basses, et contre lesquels on pouvait se diriger plus facilement pour livrer assaut et pour en prendre possession ; et cependant on dressa la tour en face du point le plus solide et le mieux fortifié, et l'on rencontra plus de difficulté pour l'appliquer contre la muraille qu'on n'eût pu en trouver en en choisissant tout autre : là même, cette machine ne pouvait faire aucun mal aux assiégés ni à leurs édifices, mais seulement à l'église de la sainte Mère de Dieu, située tout près de ce même mur. Il est encore une autre circonstance que j'ai déjà indiquée et sur laquelle on ne peut conserver aucun doute qu'elle n'ait été le résultat d'une méchante intention, c'est le retard qu'on mit à attaquer la ville lorsque notre armée fut arrivée devant ses murs. On la trouva dans ce moment à peu près déserte ; il n'y avait que ceux qui y habitaient d'ordinaire, hommes lâches et efféminés qui n'avaient aucune habitude des combats; en sorte que, si on les eût attaqués vivement, comme, on aurait dû le faire, la ville eût été certainement enlevée de vive force dès les premiers assauts. On leur donna du temps, les assiégés firent venir des forces du dehors, et il leur arriva dans cet intervalle une si grande quantité d'hommes vigoureux et parfaitement armés, qu'ils se trouvèrent en état de résister à nos attaques, non seulement dans l'enceinte des murailles, mais même en dehors et dans la plaine. [20,17] CHAPITRE XVII. Il survint encore une nouvelle calamité. Les Grecs, qui étaient arrivés en grand nombre avec la flotte, se trouvèrent bientôt dépourvus de vivres, à tel point qu'ils manquaient entièrement de pain et n'avaient non plus aucune autre espèce d'aliments. On faisait des coupes pour divers besoins-dans une forêt de palmiers située tout près du camp. A mesure que les arbres étaient abattus, les Grecs cherchaient avec beaucoup de soin, à l'extrémité du tronc et au point où les branches se forment, une substance molle qui fournit la sève aux branches, et qui est assez propre à être mangée ; ils s'en servaient, dans leur misérable situation, pour calmer un peu leur appétit, car le besoin les rendait industrieux à chercher toutes sortes d'aliments, et la nécessité de satisfaire à leurs estomacs affamés leur inspirait une habileté toute nouvelle. Pendant quelques jours ils prolongèrent misérablement leur existence à l'aide de cette nourriture, et se défendirent des rigueurs de la faim. Ceux d'entre eux qui n'étaient pas entièrement dépourvus de ressources parvenaient à s'en garantir en se nourrissant de noisettes, de raisins secs et de châtaignes sèches. Les nôtres n'en étaient pas réduits à ce point, et avaient en suffisance des aliments de diverses espèces, mais ils pensaient au lendemain et ménageaient leurs provisions, dans la crainte d'en manquer pour eux-mêmes s'ils se laissaient aller imprudemment à en faire part à ceux qui n'en avaient pas, car ils étaient incertains sur la longueur de leur séjour dans les mêmes lieux, et craignaient de le voir se prolonger indéfiniment. Il tomba en outre à la même époque une si grande quantité d'eau, et les pluies furent si abondantes, que les pauvres dans leurs mauvaises cahutes, les riches même dans leurs pavillons ne pouvaient trouver aucun moyen de se défendre des infiltrations, et encore moins des torrents qui les accablaient quelquefois. On fit creuser autour des tentes un fossé qui pût recevoir et faire écouler les eaux, et l'on eut grande peine à se mettre à l'abri de leur impétuosité. Enfin il arriva encore vers le même temps, un autre malheur bien affreux : les galères et les autres navires de diverses espèces qui avaient quitté la mer pour entrer dans le fleuve, avaient été rangés auprès de la ville dans une station qui paraissait tout-à-fait sûre; les assiégés, voyant souffler un vent très-fort du midi, qui suivait par conséquent le courant du Nil, en profitèrent pour mettre à exécution le projet qu'ils avaient formé. Ils prirent une barque de moyenne grandeur, la remplirent, autant qu'elle en put contenir, de bois sec, de poix et de matières liquides propres à animer un incendie, et ils y mirent le feu. Aussitôt qu'elle fut enflammée, ils la dirigèrent vers notre flotte, où le courant la transporta sans efforts tandis que le vent du midi qui soufflait avec force accroissait la violence du feu, entretenu sans relâche par tous les matériaux entassés. Le bateau descendit donc vers la flotte; là, trouvant les navires extrêmement rapprochés, et ne pouvant suivre son impulsion, il s'arrêta au milieu d'eux, et communiqua la flamme qu'il portait à six galères qui furent réduites en cendres. La flotte entière aurait brûlé de la même manière, si le seigneur Roi ne se fût aperçu de l'incendie : dans sa sollicitude, il s'élança brusquement sur son cheval, sans être même chaussé, et courut avertir les matelots et les encourager par ses gestes et ses cris à se défendre des progrès du feu. Aussitôt ils séparèrent les bâtiments les uns des autres, et les arrachèrent ainsi aux flammes qui se répandaient déjà de tous côtés. Ceux des navires qui avaient commencé à brûler dans le voisinage d'un autre, ou qui emportaient à leur suite quelque cause d'incendie, comme des étincelles ou toute autre matière enflammée, trouvaient des moyens de s'en délivrer dans le voisinage bienfaisant et l'emploi des eaux du fleuve. On ne laissait pas cependant de continuer à livrer des assauts à la ville, de deux en deux jours, et, comme il arrive d'ordinaire dans la mobilité des événements, c'étaient tantôt les nôtres, tantôt les ennemis qui se trouvaient maltraités; plus habituellement les provocations au combat venaient de notre armée. Il était rare que les assiégés offrissent la bataille, à moins qu'ils ne fussent harcelés de très-près. Quelquefois cependant ils sortaient par une porte bâtarde qui faisait face au camp des Grecs, et faisaient sur eux des irruptions subites, sans qu'on pût savoir précisément s'ils les attaquaient de préférence pour avoir entendu dire qu'ils étaient naturellement plus faibles que ceux de notre armée, ou bien s'ils les regardaient comme moins capables de résister à leur choc par suite de lai famine qui les travaillait. Quoi qu'il en soit, le commandant en chef des Grecs et tous les autres combattaient assez vigoureusement et avec vaillance, toutes les fois que l'occasion s'en présentait; animés par l'exemple de leurs chefs, les inférieurs se montraient plus ardents à l'attaque et plus courageux à la résistance qu'ils ne le sont ordinairement. Les habitants recevaient sans cesse de nouveaux secours, tant par terre que par eau; de telle sorte que ceux qui étaient renfermés dans les murs de la ville devenaient toujours plus redoutables aux assiégeants, plutôt que ceux-ci ne faisaient véritablement de mal à ceux qu'on disait assiégés. Aussi le peuple chrétien commençait-il à murmurer sourdement, et l'on pensait généralement que nos armées se livraient à tant de travaux en pure perte, que leur entreprise avait excité la colère du ciel, et qu'il valait beaucoup mieux retourner dans le royaume que de demeurer en Egypte, pour y mourir de faim ou être livré au glaive des ennemis. En conséquence, on conclut un traité qui renfermait quelques conditions secrètes, et qui fut négocié par l'entremise de quelques-uns de nos chefs et de quelques satrapes turcs, et principalement de l'un de leurs princes, nommé Ivelin, qui s'y donna beaucoup de peine. Aussitôt les hérauts annoncèrent dans tout le camp que la paix venait d'être signée. [20,18] CHAPITRE XVIII. Dès ce moment les habitants de la ville et les étrangers venus à leur secours sortirent et se rendirent en toute liberté au camp des assiégeants. Tous ceux des nôtres qui voulaient aller à la ville eurent aussi la faculté d'y entrer et d'en sortir sans le moindre obstacle. On retrouva enfin des deux côtés la libre permission de commercer et d'acheter ou d'échanger tout ce qu'on voulut. Après avoir pendant trois jours de suite usé de cette faculté dans le marché où l'on exposait toutes sortes d'objets en vente, et toujours en bonne intelligence avec les ennemis, les nôtres firent enfin leurs préparatifs de départ. Ils abandonnèrent toutes leurs machines et y mirent le feu : ceux qui étaient venus par la voie de terre suivirent, avec le seigneur Roi, la route qu'ils avaient prise en venant, retournèrent en Syrie à marches forcées, et arrivèrent à Ascalon le XII décembre. Le seigneur Roi se rendit en toute hâte à Accon, pour la célébration de la fête qui s'approchait, et il entra dans cette ville la veille même de la Nativité du Seigneur. Ceux qui étaient venus par mer montèrent sur leurs vaisseaux sous de sinistres auspices : à peine s'étaient-ils mis en route qu'il s'éleva une tempête extrêmement violente : ils subirent la fureur invincible des flots ; les navires furent brisés et jetés sur la côte, et la plupart d'entre eux furent enfin naufragés. Il ne resta de cette flotte, si nombreuse lorsqu'elle était venue se réunir à notre armée, et de tant de bâtiments grands ou petits, qu'un petit nombre de navires qui fussent en assez bon état pour supporter la traversée et rentrer chez eux. (1170.) Les députés du seigneur Empereur, retournant dans leur pays sans avoir réussi dans leur expédition, quoiqu'ils eussent déployé tout le zèle nécessaire au succès, et montré une juste sollicitude pour les intérêts de leur seigneur, arrivèrent profondément abattus et déplorant la fatalité qui les avait poursuivis : ils craignaient en même temps que l'Empereur ne leur attribuât la malheureuse issue de cette campagne, quoiqu'ils en fussent innocents, et que dans sa colère il n'imputât à leur mauvaise volonté ou à leur négligence ce qui n'était que le résultat d'accidents inévitables. Je me souviens qu'après mon retour je pris avec beaucoup de soin des informations auprès du seigneur Roi et de quelques princes du royaume, pour savoir comment il se faisait qu'une telle armée, dirigée par de tels princes, eût si complètement échoué dans son entreprise. Cette même année je m'étais rendu auprès de l'église romaine, dans l'intérêt de mes affaires particulières, et pour me soustraire à l'injuste inimitié de mon seigneur archevêque. A mon retour je cherchai donc à avoir une solution de la question que je viens de rapporter, et je désirai beaucoup apprendre la vérité en recueillant diverses relations de personnes différentes, car on disait que le résultat de cette expédition n'avait nullement répondu aux espérances qu'on en avait conçues; et j'avais un grand empressement à être bien informé des faits, ayant déjà résolu de m'occuper de l'ouvrage que j'écris maintenant. J'appris donc que les Grecs n'étaient pas sans avoir commis une grande faute dans cette affaire. Le seigneur Empereur avait promis de la manière la plus positive d'envoyer tout l'argent nécessaire pour l'entretien de cette grande armée, et il est certain qu'en cette occasion il fut peu exact à tenir sa parole. Dès le moment que ses généraux furent descendus en Egypte, et tandis qu'ils auraient dû subvenir aux besoins de tous les indigents, aux dépens de la munificence impériale, eux-mêmes se trouvèrent les premiers à manquer de tout, et à chercher de l'argent à emprunter pour fournir à la nourriture et à la solde de leurs propres légions; mais personne ne leur en donnait. [20,19] CHAPITRE XIX. L'été suivant, dans la septième année du règne du seigneur Amaury, au mois de juin, tout l'Orient fut ébranlé par un tremblement de terre tel qu'on ne se souvient pas de mémoire d'homme, et qu'on ne lit même nulle part qu'il en soit jamais survenu d'aussi violent. Celui-ci, renversant entièrement les villes les plus antiques et les mieux fortifiées de tout le vaste Orient, et enveloppant les habitants dans leurs ruines, détruisit aussi tous les édifices, ou n'en laissa subsister du moins qu'un très-petit nombre. Jusques aux extrémités de la terre il n'y avait pas un lieu qui n'eût à déplorer quelque accident particulier, quelque malheur local. Le deuil régna partout, partout on ne fut occupé que de funérailles. Dans nos provinces, et entre autres en Syrie et en Phénicie, les villes les plus grandes, les plus nobles par une antiquité qui remontait à une longue série de siècles, furent renversées de fond en comble. Dans la Cœlésyrie, Antioche, métropole de plusieurs provinces, et jadis capitale de plusieurs royaumes, fut complètement détruite, ainsi que toute la population qui y habitait. Les murs et les fortes tours dont ils étaient garnis dans toute leur enceinte, ouvrage d'une solidité incomparable, les églises et tous les édifices quelconques furent si violemment renversés qu'aujourd'hui même, à la suite de travaux infinis et de dépenses énormes, et quoiqu'on s'y soit livré avec une sollicitude et un zèle infatigables, on est à peine arrivé à les rétablir fort imparfaitement. Plusieurs belles villes de cette province tombèrent encore par suite du même événement ; parmi les villes maritimes on peut citer Gabul et Laodicée, et parmi celles qui sont situées au milieu des terres, et qui étaient alors occupées par les ennemis, Bœrée autrement appelée Alep, Césare, Hamath, Émèse et plusieurs autres encore, sans parler des plus petites qui ne pourraient être comptées. En Phénicie, Tripoli, ville noble et très-peuplée, éprouva une si violente secousse, le 29 juin, vers la première heure du jour, qu'elle en fut subitement renversée, et qu'il n'y eut, pour ainsi, dire, dans cette immense population, pas un seul individu à qui il fût possible de pourvoir à sa sûreté. La ville présenta sur-le-champ l'aspect d'un monceau de pierres, sépulcre public et tombeau vivant des malheureux citoyens ensevelis sous ses décombres. A Tyr, fameuse métropole de la même province, la commotion fut assez violente pour renverser quelques tours très-solides ; les habitants cependant ne coururent aucun danger. On trouvait sur notre territoire, ainsi que sur celui des ennemis, des villes à demi détruites, ouvertes de tous côtés et exposées aux surprises et aux attaques de tout venant. Mais tandis que chacun redoutait pour lui-même la colère du Juge inexorable, nul n'osait se permettre d'aller en attaquer un autre. A chacun suffisaient ses propres douleurs ; chacun, accablé du soin de ses intérêts particuliers, ne songeait point à aller troubler ses voisins. La paix régna pour un court espace de temps, du consentement de tous les hommes ; un traité d'alliance fut formé par la crainte des jugements divins, et chacun, s'attendant à subir les effets de la colère qu'avaient attirée ses péchés, s'abstenait des actes trop ordinaires d'hostilité et mettait un frein à ses passions. Cet événement, par où se révélait la colère de Dieu, ne fut pas, comme de coutume, un accident d'une heure; durant trois ou quatre mois et même plus, on ressentit ces formidables secousses, tantôt de nuit tantôt de jour, à trois ou quatre reprises différentes et plus souvent encore dans la plupart des pays. Déjà tout mouvement était devenu redoutable, on ne trouvait plus en aucun lieu ni repos ni sécurité. Au milieu même du sommeil, l'esprit agité retrouvait avec horreur les craintes qu'on avait ressenties en veillant, et l'on était forcé, par une secousse subite, de renoncer au repos et de fuir. Celle de nos provinces qui est au dessus de la nôtre (la Palestine), protégée par le Seigneur, demeura à l'abri de ce fléau. [20,20] CHAPITRE XX. Cette même année, la septième du règne du seigneur Amatiry, et au mois de décembre, le bruit se répandit de toutes parts, et de nombreux exprès annoncèrent que Saladin avait convoqué ses chevaliers dans toute l'Egypte et dans le territoire de Damas ; que pour en augmenter la force il y avait ajouté des levées faites dans le menu peuple et parmi les hommes de moyenne condition, et qu'il formait le projet de s'avancer vers la Palestine, pour détruire entièrement notre royaume. Dès qu'il eut reçu ces nouvelles, le seigneur Roi se rendit en toute hâte sur le territoire d'Ascalon. Il apprit alors, par des rapports dignes de foi et d'une manière positive, que ce prince très-grand et très-puissant, marchant à la tête d'une armée nombreuse et plus forte même que d'ordinaire, avait assiégé pendant deux jours le château fort nommé Daroun; que pendant ce temps les assiégés n'avaient eu aucun moment de repos, et qu'il avait fait si constamment lancer une si grande quantité de flèches sur ceux qui occupaient la forteresse, que la plupart d'entre eux étaient blessés, et qu'il n'en restait plus qu'un bien petit nombre qui fussent encore en état de porter les armes et de défendre leur position. Le mur même ayant été miné et renversé violemment, Saladin avait occupé déjà une partie de la place, et les habitants s'étaient vus forcés de se retirer dans la citadelle, qui paraissait mieux fortifiée. Les ennemis avaient enfin pénétré de vive force dans la partie inférieure d'une tour dont ils avaient enfoncé et brûlé la porte, et cependant les chevaliers qui y étaient enfermés occupaient encore la partie supérieure de cette même tour. Telles furent les nouvelles que l'on apporta au seigneur Roi, et elles étaient exactement vraies. Le chef et le gardien de cette forteresse était un homme noble et vaillant à la guerre, religieux et craignant Dieu, le seigneur Anselme du Pas; s'il eût été par hasard absent de ce château le jour qu'il fut attaqué, il est hors de doute que les ennemis auraient réussi à s'en emparer. Le Roi, pénétré de douleur et enflammé de colère au récit de ces événements, appela de tous côtés tout ce qu'il put rassembler en chevaliers et en gens de pied, autant que le lui permirent l'urgence des circonstances et le voisinage des ennemis, et sortant d'Ascalon le 18 du mois de décembre, il se rendit à Gaza. On voyait auprès de lui le seigneur patriarche, portant le bois vénérable et précieux de la croix vivifiante, et d'autres hommes respectables, le seigneur Raoul, évêque de Bethléem et chancelier du royaume, le seigneur Bernard, évêque de Lydda, et quelques-uns des princes du royaume, mais en très-petit nombre. Ayant fait le recensement de ses forces, le Roi reconnut qu'il avait tout au plus deux cent cinquante chevaliers et environ deux mille hommes de pied. On passa cette nuit à Gaza, mais sans dormir, par suite de la sollicitude et des soucis pressants qu'éveillait l'état des affaires. Les frères chevaliers du Temple, qui s'étaient rassemblés dans cette ville pour veiller à sa défense, se réunirent au reste de l'armée, et le lendemain au lever du soleil tous sortirent ensemble et dirigèrent leur marche vers le fort de Daroun. Ce fort est situé, à ce que je crois, dans l'Idumée ou Edom, au-delà du torrent appelé l'Aegyptus, lequel marque la délimitation entre la Palestine et le pays iduméen. Le seigneur Amaury l'avait fait construire, peu d'années auparavant, sur un emplacement peu élevé où l'on avait découvert quelques vestiges d'anciens édifices. Les habitants les plus âgés des environs rapportent, d'après leurs traditions, qu'il y avait eu anciennement dans le même lieu un couvent de Grecs, et que c'est de là que lui vient le nom de Daroun, qui signifie la maison des Grecs. Ainsi que je l'ai dit, le seigneur Roi avait fait élever sur cette place un fort de moyenne grandeur, renfermant dans son enceinte l'espace du trait d'une pierre, de forme carrée, et ayant quatre tours angulaires, dont l'une plus grande et plus fortifiée que les autres : il n'y avait autour du château ni fossés ni remparts. Il est situé à cinq stades de la mer environ, et à quatre milles de Gaza. Quelques laboureurs des environs, et quelques hommes adonnés au commerce s'étaient réunis, avaient bâti non loin de la forteresse un faubourg et une église, et y avaient fixé leur résidence. La position du lieu était agréable, et les gens de condition inférieure y pouvaient vivre plus commodément qu'ils ne l'eussent fait dans les villes. Le Roi avait fait construire cette forteresse dans la double intention de reculer les limites de ses Etats, et d'avoir plus de facilité» pour percevoir plus complètement ses revenus annuels dans toutes les maisons de campagne environnantes, appelées casales parmi nous, et pour prélever sur les passants les redevances accoutumées. [20,21] CHAPITRE XXI. Notre armée étant sortie de Gaza, et s'étant arrêtée sur une hauteur qui se trouvait sur la route, aperçut de ce point le camp des ennemis : leur nombre prodigieux inspira des craintes aux nôtres, ils serrèrent leurs rangs beaucoup plus qu'ils n'avaient coutume de faire, et à tel point qu'ils avaient quelque peine à marcher en avant. Les ennemis s'élancèrent aussitôt sur eux pour essayer de rompre leurs rangs; mais protégés par la Divinité, et fortement unis en colonne serrée, ils soutinrent le choc sans s'ébranler et poursuivirent leur marche à pas pressés. Ils arrivèrent enfin au lieu de leur destination, dressèrent leurs tentes et s'arrêtèrent tous en même temps : le seigneur patriarche se rendit dans la citadelle, et tout le reste de l'armée campa en dehors et tout près du faubourg. On était alors vers la sixième heure du jour. Il y eut dans cette même journée plusieurs combats singuliers et quelques affaires de détachements, dans lesquelles les nôtres attaquèrent avec audace et résistèrent vigoureusement. Vers les approches de la nuit, Saladin rangea son armée en bon ordre, et la conduisit vers Gaza ; il passa cette nuit auprès du torrent, et le lendemain matin il mena ses troupes en avant, et se rapprocha de la ville. Gaza, ville extrêmement antique, fut autrefois métropole du pays des Philistins; il en est fait mention très-fréquemment dans les histoires ecclésiastiques et profanes; aujourd'hui encore on y retrouve, dans plusieurs beaux monuments, beaucoup de traces de son ancienne splendeur. Elle fut abandonnée pendant fort longtemps, à tel point qu'on n'y voyait plus un seul habitant, jusqu'à l'époque où le seigneur Baudouin, d'illustre mémoire, quatrième roi de Jérusalem, ayant, avant la prise d'Ascalon, convoqué toutes les forces du royaume, fit construire aux frais publics dans un quartier de la ville, une citadelle assez forte, et la donna aussitôt aux frères chevaliers du Temple, pour être par eux possédée à perpétuité. Ce fort ne put occuper toute la colline sur laquelle j'ai déjà dit que la ville avait été bâtie; ceux qui s'y réunirent pour y fixer leur résidence, voulant se mettre plus en sûreté, essayèrent de fortifier tout le reste de la colline, en la fermant par des portes, et 'en construisant un mur; mais ce mur était bas et peu solide. Lorsqu'ils furent informés de l'approche des ennemis, les habitants résolurent de se retirer dans la citadelle avec leurs femmes et leurs enfants, car ils n'avaient point d'armes; simples laboureurs, ils n'avaient aucune habitude de la guerre, et dans cette position ils étaient bien forcés de laisser sans défense la portion de la ville qu'ils occupaient. Mais Milon de Planci, l'un des plus grands seigneurs du royaume, homme méchant, et qui crut par ce moyen pouvoir les encourager à la résistance, refusa formellement de les recevoir, et les exhorta à défendre le quartier le moins fortifié. Il y avait en ce moment dans le même lieu soixante-cinq jeunes gens, tous équipés et prêts à combattre, originaires des environs de Jérusalem, et du village appelé Mahomérie. Ils se rendaient en hâte à l'armée, et étaient arrivés par hasard à Gaza cette même nuit. Tandis que, pour obéir aux ordres de Milon, ces jeunes gens combattaient vaillamment pour leur patrie et leur liberté auprès de la porte extérieure de la ville, et résistaient avec vigueur aux ennemis qui cherchaient à s'ouvrir un passage par le fer, d'autres ennemis entrèrent dans la ville par un autre côté, et trouvèrent ces mêmes jeunes gens combattant toujours entre la porte et la citadelle, et s'obstinant à disputer l'entrée à leurs adversaires ; ils les attaquèrent aussitôt par derrière, les enveloppèrent de tous côtés au moment où ils ne s'y attendaient nullement et quand ils étaient déjà hors d'état de résister plus longtemps, et les firent succomber sous le glaive. Plusieurs de ces jeunes gens périrent, un plus grand nombre furent couverts de blessures ; mais les ennemis payèrent chèrement leur victoire. Les habitants de Gaza voulurent une seconde fois se retirer dans la citadelle; déjà les ennemis étaient maîtres de l'intérieur de la ville, et massacraient çà et là, sans distinction, tous ceux qu'ils rencontraient; mais les malheureux assiégés ne purent être admis dans le fort, seul moyen qui leur restât pour échapper à la mort. Les Turcs, aussitôt qu'ils furent maîtres de la place, s'élancèrent sur eux, sans aucun égard pour l'âge ni le sexe : les enfants à la mamelle étaient brisés sur les pierres, et les ennemis semblaient ne pouvoir assouvir leur fureur. Ceux qui occupaient la citadelle les tinrent cependant éloignés de leurs tours et de leurs murailles en leur lançant sans interruption des grêles de pierres et de traits, et parvinrent ainsi, avec l'aide du Seigneur, à garantir le fort de leurs attaques. Après avoir occupé la ville et massacré tous les habitants, les Turcs reprirent la route de Daroun, comme s'ils eussent remporté la victoire. Ils rencontrèrent sur leur chemin environ cinquante hommes de pied qui se rendaient à notre armée, et marchaient sans précaution. Ceux-ci se défendirent assez vigoureusement et résistèrent avec courage, mais enfin ils furent vaincus et périrent tous par le glaive. [20,22] CHAPITRE XXII. Ayant alors organisé leurs escadrons selon les règles de l'art militaire, les Turcs se formèrent en quarante-deux corps, dont vingt-deux recurent l'ordre de longer la côte et de passer entre la mer et le fort de Daroun. Les vingt autres corps durent traverser les terres et s'avancer sur cette route, jusqu'à ce que toute leur armée eût dépassé le fort, pour se réunir ensuite de nouveau. Les nôtres cependant, voyant les ennemis revenir en bon ordre, se préparèrent eux-mêmes pour le combat : quoiqu'ils fussent en petit nombre ils se confièrent en la clémence du Seigneur ; et, invoquant les secours du ciel, ils firent toutes leurs dispositions pour la bataille. Aidés de la force du Seigneur, et remplis d'assurance et de fermeté, ils regardaient comme une chose certaine que l'ennemi ne revenait sur eux que pour leur livrer combat; mais les Turcs avaient un dessein bien différent, et se hâtèrent de reprendre la route de l'Egypte, sans se détourner ni à droite ni à gauche. Aussitôt que le seigneur Roi eut acquis par ses exprès la certitude que les ennemis poursuivaient leur marche et ne reviendraient point, il laissa du monde au château de Daroun pour relever les fortifications à demi renversées, en ajouter de nouvelles et défendre fidèlement cette position; et, marchant sous la conduite du Seigneur, il retourna à Ascalon avec tous les siens. Ceux qui avaient vu souvent d'autres corps ennemis dans le royaume disaient qu'à aucune époque les Turcs ne s'étaient présentés en forces aussi considérables, et l'on estimait que cette dernière armée, entièrement composée de cavaliers, était d'environ quarante mille hommes. [20,23] CHAPITRE XXIII. Vers le même temps, et le 29 décembre, avait lieu en Angleterre et dans la ville de Cantorbéry, noble et belle métropole de ce pays, la passion du bienheureux et très-glorieux martyr Thomas), archevêque de la même ville. Il était né à Londres, et fut jugé digne, au temps de Théobald, archevêque de Cantorbéry, d'être promu à l'archidiaconat de cette église. Appelé auprès de Henri II, roi du même pays, pour être associé à sa sollicitude royale, il devint son chancelier et se montra fidèle autant que sage et habile dans le gouvernement de tout le royaume. Après la mort du bienheureux Théobald, Thomas fut appelé, par son mérite et par la volonté du Seigneur, à lui succéder dans l'archevêché de Cantorbéry : il défendit les droits de son église avec beaucoup de vigueur et de fermeté, contre la tyrannie et l'impiété, et fuyant les persécutions du même Roi, forcé de se soumettre à l'exil, il passa en France et y demeura sept ans de suite, supportant ses maux avec une patience admirable et digne des plus grands éloges. Étant retourné en Angleterre pour y retrouver la paix qu'on lui avait promise, il fut ignominieusement frappé par le glaive des impies, dans l'enceinte même de l'église dont le Seigneur l'avait fait chef, et tandis qu'il priait pour ses persécuteurs : on lui trancha la tête, et cette couronne de son propre sang se changea, par un rare bonheur, en une couronne de martyr : aussi, depuis lors, le Seigneur, dans sa sainte miséricorde, daigne-t-il, presque tous les jours, opérer des miracles par son intermédiaire dans l'église de Cantorbéry et dans toute cette contrée, de telle sorte qu'il semble que les temps des apôtres sont revenus sur la terre. [20,24] CHAPITRE XXIV. (1171.) L'année suivante, qui était la septième année du règne du seigneur Amaury, ce roi convoqua tous les princes du royaume, car il voyait ses États accablés tous les jours de maux nouveaux; le nombre de ses ennemis s'accroissait incessamment ; ils montraient de jour en jour plus d'audace ; leurs ressources et leurs richesses se multipliaient à l'infini ; et en même temps les princes les plus sages et les plus habiles de notre royaume avaient presque tous disparu ; on ne voyait plus après eux qu'une génération perverse de jeunes gens qui occupaient la place de ces hommes illustres sans la remplir convenablement, et qui dilapidaient la fortune de leurs ancêtres et en faisaient un détestable usage. Le Roi donc, ayant rassemblé tous les princes, leur exposa les besoins du royaume, et leur demanda leur avis sur les moyens de remédier à tant de maux et de prévenir la ruine de l'État. Ceux-ci, ayant aussitôt délibéré, répondirent d'un commun accord, et presqu'à l'unanimité, que le royaume se trouvait, en punition de nos péchés, réduit à ce point de faiblesse qu'il était hors d'état d'attaquer ses adversaires et de résister à leurs attaques. Ils déclarèrent qu'il fallait implorer les secours des princes de l'Occident pour essayer de faire face à tant de maux, et ils affirmèrent enfin qu'il leur était tout-à-fait impossible de trouver aucun autre moyen de salut. En conséquence on jugea convenable et l'on résolut, du consentement de tous, d'envoyer les personnes honorables qui seraient élues, avec mission de solliciter (en leur faisant connaître les tribulations du royaume) le seigneur Pape, les illustres seigneurs l'empereur des Romains, les rois des Français et des Anglais, de la Sicile et des Espagnes, et plusieurs autres comtes et ducs illustres, et d'implorer leur assistance pour nous défendre des périls qui nous menaçaient. On arrêta en même temps que l'on ferait connaître la situation précaire' et difficile du royaume au seigneur empereur de Constantinople qui, se trouvant plus près de nous et étant d'ailleurs beaucoup plus opulent que tous les autres, pourrait plus facilement nous fournir les secours désirés. On reconnut surtout qu'il importait de n'envoyer auprès de ce dernier qu'une personne douée d'assez de sagesse, d'éloquence et d'autorité pour savoir et pouvoir à la fois disposer l'esprit d'un si grand prince à accueillir favorablement nos vœux. Tandis qu'on délibérait pour choisir celui qui paraîtrait le plus digne de remplir une telle mission, le Roi, après s'être consulté avec un petit nombre de ses intimes et des hommes de sa maison, ouvrit une proposition et annonça, en présence de tous, le projet qu'il avait formé. Il dit qu'une telle entreprise ne pouvait être tentée que par lui-même, et il ajouta qu'il était tout prêt à braver toutes sortes de fatigues et de périls pour travailler au soulagement des maux du royaume. Frappés d'étonnement et d'admiration, les principaux seigneurs dirent aussitôt qu'il serait trop cruel que le royaume fût privé de la présence du Roi et abandonné en quelque sorte à la désolation; à quoi le Roi répondit : « Que le Seigneur, dont je suis le ministre, « gouverne son royaume; pour moi je suis résolu à « partir, et il n'est au pouvoir de personne de me « faire renoncer à ce projet. » Alors ayant pris avec lui le seigneur Guillaume, évêque d'Accon, et parmi les grands du royaume Gormond de Tibériade, Jean d'Arsur, Gérard de Pugi, son maréchal; Roard, gouverneur de Jérusalem, et Renaud de Nephins (car Philippe de Naplouse, qui avait déjà renoncé à la maîtrise des chevaliers du Temple, avait été envoyé en avant et par la voie de terre), le Roi, suivi d'une nombreuse escorte, telle qu'elle convenait à la majesté de son rang, s'embarqua le 10 mars, emmenant avec lui dix galères. Le Seigneur leur ayant accordé dans sa bonté une heureuse traversée, le Roi aborda sans accident au détroit d'Abydos, à l'entrée du Bosphore, vulgairement appelé le bras de Saint-Georges. Le seigneur Empereur, homme très-magnifique, rempli de sagesse et de prudence, et digne d'éloges en tout point, ayant appris que cet illustre prince, souverain d'un royaume si fameux et agréable à Dieu même, venait d'entrer par extraordinaire sur le territoire de son empire, éprouva d'abord un extrême étonnement, ne pouvant comprendre quels motifs l'avaient poussé à braver ces fatigues et à entreprendre un tel voyage. Mais bientôt l'Empereur jugea que c'était pour lui un nouveau fleuron de gloire, un honneur imprévu, un don incomparable de la grâce céleste, de voir que le Seigneur lui eût accordé ce qu'il n'avait jamais accordé à aucun de ses prédécesseurs, la visite inattendue du roi de Jérusalem, du défenseur et du protecteur des lieux vénérables témoins de la passion et de la résurrection du Seigneur. Comblé de joie d'un tel événement, il résolut de prévenir l'arrivée du Roi et de lui rendre les plus grands honneurs. Appelant auprès de lui son neveu Jean le protosébaste, le plus élevé parmi les princes du sacré palais, dont la fille avait épousé le seigneur Roi, il le chargea d'aller à la rencontre de celui-ci, d'avoir soin qu'il fût traité le plus honorablement possible dans toutes les villes et lieux par où il passerait, conformément aux usages antiques et inviolables, et aux incomparables habitudes de magnificence adoptées dans l'Empire et il lui prescrivit de le diriger comme un fils, et de l'inviter à attendre les messagers qui viendraient de sa part l'informer du moment où il pourrait faire son entrée dans la ville royale. Alors ce prince magnifique, suivi d'une honorable escorte, marcha à la rencontre du seigneur Roi jusqu'à Callipolis, ville située sur le rivage du Bosphore, non loin du détroit d'Abydos. Comme en ce moment le vent était peu propice pour ceux qui voulaient se rendre dans la cité royale, le Roi sortit de sa galère et se rendit à cheval à Héraclée, ville située sur la même côte, suivi de son escorte particulière. Il trouva sa flotte dans le port; elle avait profité du premier souffle d'un vent favorable, et, s'avançant rapidement, y était arrivée avant lui : alors il s'embarqua de nouveau par un bon vent, et arriva enfin à Constantinople. [20,25] CHAPITRE XXV. Il y a dans cette ville, sur le rivage de la mer, et faisant face à l'orient, un palais impérial appelé palais de Constantin. On y arrive du côté de la mer, par un admirable et magnifique plancher ; un escalier en marbre descend jusqu'au bord de l'eau ; on y voit des lions et des colonnes travaillées avec un luxe vraiment royal, le tout également en marbre. D'ordinaire cette entrée, qui conduit vers la partie supérieure, est exclusivement réservée pour l'Empereur-, mais afin de faire un honneur tout particulier au seigneur Roi, on se relâcha un peu des règles accoutumées, et il eut la permission de faire son entrée par ce côté. Les grands du sacré palais allèrent aussitôt à sa rencontre, suivis d'une foule de personnes de la cour, et le récurent en grande pompe : il fut conduit de là à travers beaucoup de corridors et de bâtiments d'une variété admirable, accompagné de tous les siens et d'un grand nombre de personnes du palais, de divers ordres, jusqu'au bâtiment supérieur, dans lequel se trouvait le seigneur Empereur avec tous ses illustres. On avait suspendu en avant de la salle d'audience des rideaux d'une étoffe précieuse et d'un travail aussi admirable pour le moins, en sorte qu'on eût pu leur appliquer avec justesse ces paroles du poète Nason : "materiam superabat opus" (le travail était supérieur à la matière). Les plus grands princes du palais s'avancèrent à la rencontre du seigneur Roi en dehors de ces rideaux;, et l'introduisirent ensuite dans l'intérieur. On dit que cette tenture avait été ainsi placée dans l'intention de maintenir la dignité impériale, et de gagner en même temps la bienveillance du seigneur Roi; car on assure que le seigneur Empereur se leva amicalement en l'honneur du Roi, au milieu de ses grands seigneurs, et en présence seulement de ses illustres; mais s'il en eût agi ainsi dans l'assemblée générale de la cour, on eût pu penser qu'il dérogeait trop à la majesté de son rang. Après que le seigneur Roi fut entré, on tira tout-à-coup les rideaux, et ceux qui étaient demeurés en dehors virent alors le seigneur Empereur assis sur un trône d'or, et revêtu des ornements impériaux, et à côté de lui le seigneur Roi également assis sur un trône d'honneur, mais un peu plus bas que l'autre. Alors l'Empereur donnant à nos princes le baiser de paix, et leur adressant les salutations qui leur étaient dues avec une grande bonté, s'informa avec empressement de la santé du seigneur Roi et de ses princes, et leur témoigna, par ses paroles autant que par l'enjouement de son visage, combien il avait le cœur content de leur arrivée. L'Empereur avait ordonné à ses domestiques et aux officiers de son palais sacré, de faire préparer dans l'enceinte même du palais quelques appartements d'une admirable beauté pour le seigneur Roi et les gens de sa maison, et quant à ses princes, de faire disposer dans la ville, pour chacun d'eux, des logements convenables, aussi rapprochés qu'il serait possible de ceux du Roi. Alors tous, prenant congé du seigneur Empereur et marchant à la suite du seigneur Roi, se retirèrent pour le moment, et le Roi, après leur avoir donné l'heure à laquelle ils devaient revenir auprès de lui, prescrivit à ses princes de se rendre chacun dans son logement particulier. Tous les jours et à des heures spécialement déterminées, ils avaient très-assidûment des conférences, tantôt avec le seigneur Empereur, tantôt entre eux, au sujet des affaires qui les avaient attirés à Constantinople, et ils recherchaient sans relâche les meilleurs moyens de parvenir au but de ce grand voyage, afin de pouvoir retourner chez eux après avoir réussi dans leur entreprise. Le seigneur Roi avait très-fréquemment aussi des entretiens particuliers avec le seigneur Empereur, quelquefois en tête-à-tête, d'autres fois au milieu de l'assemblée des illustres : il exposa soigneusement à l'Empereur le but de son voyage, les pressantes nécessités de son royaume -, il lui parla de la gloire immortelle que lui-même pouvait acquérir en faisant la conquête de l'Egypte, et lui expliqua, de la manière la plus claire, tous les moyens qu'il avait à sa disposition pour parvenir à ce résultat. Persuadé par ses discours, le seigneur Empereur prêta une oreille favorable à ses propositions, et lui promit que ses désirs seraient entièrement satisfaits. En même temps il ne cessait d'honorer le seigneur Roi et ses princes d'une immense quantité de présents dignes de la magnificence impériale, et dans les fréquentes visites qu'il leur rendait il se montrait rempli de sollicitude pour leur bien-être et leur santé. Il ordonna de leur ouvrir, comme à des personnes de sa maison, les appartements intérieurs du palais, les lieux les plus secrets et qui n'étaient accessibles que pour les domestiques, les bâtiments consacrés aux usages les plus particuliers, les églises où les hommes du vulgaire ne pouvaient pénétrer, les trésors et les coffres, héritages de ses aïeux, et où étaient déposés les objets les plus curieux. Il voulut que l'on exposât sous leurs yeux les reliques des saints et tous les précieux témoignages des bontés de notre Seigneur Jésus-Christ, savoir, la croix, les clous, la lance, l'éponge, le roseau, la couronne d'épines, le suaire et les sandales : il n'y eut pas un des objets les plus secrets et des monuments les plus sacrés déposés, depuis le temps des bienheureux empereurs Constantin, Théodose et Justinien, dans les cachettes les plus inconnues des appartements impériaux, qui ne leur fût découvert et présenté en particulier. De temps en temps aussi, et dans les moments de loisir, l'Empereur invitait le seigneur Roi et les siens à assister à des divertissements, à des jeux tout nouveaux pour eux, et tels que les illustres spectateurs pouvaient y assister sans inconvenance ; ils y entendaient divers instruments de musique et des chants d'une admirable suavité, où l'art avait habilement introduit des accords très-variés ; ils y voyaient aussi des chœurs de jeunes filles et des pantomimes d'histrions, dignes d'exciter l'admiration, et dans lesquelles la décence et les bonnes mœurs étaient cependant respectées. Enfin l'Empereur voulut aussi, en l'honneur du Roi, que l'on donnât pour les habitants de la ville ces spectacles publics que nous appelons ordinairement jeux du théâtre ou du cirque, et ils furent représentes à grands frais et avec toute la magnificence accoutumée. [20,26] CHAPITRE XXVI. Après avoir demeuré quelques jours dans le palais de Constantin, l'Empereur et le seigneur Roi transférèrent leur résidence au palais neuf, dit de Blachernes, afin de mettre quelque variété dans leurs plaisirs, l'un des meilleurs moyens d'échapper à l'ennui. Là encore l'Empereur donna au Roi, avec une grande politesse, de beaux appartements situés dans l'enceinte même de son palais, et le traita pendant quelques jours avec beaucoup de bonté dans ce lieu, résidence ordinaire de ses ancêtres. Il fît également donner aux princes de sa suite de beaux et agréables logements, non loin du même palais. Là, comme auparavant, il pourvut non seulement à tous leurs besoins, mais même avec une grande profusion à toutes leurs dépenses de plaisirs, et ceux qui remplissaient les fonctions d'officiers de la garde-robe ne cessèrent de leur fournir en abondance les objets les plus magnifiques. Le seigneur Roi visita aussi toute la ville à l'intérieur et au dehors ; il vit les églises et les couvents, si nombreux qu'on ne pouvait les compter, les colonnes chargées de trophées, les arcs de triomphe; et toujours accompagné des grands seigneurs qui connaissaient le mieux les localités, il demandait aux hommes les plus âgés et les plus éclairés tous les renseignements qu'il désirait, et apprenait d'eux l'origine et la destination des objets qu'il voyait. Il descendit aussi le long du Bosphore jusqu'à l'entrée de la mer du Pont, où commence cet étroit canal auquel on a donné le nom de Bosphore, et qui se dirige vers la mer Méditerranée. Il visitait ces lieux inconnus en homme curieux et qui désire s'instruire de toutes choses. Après avoir tout examiné il rentra dans la ville, reprit ses entretiens particuliers avec le seigneur Empereur, et travailla à terminer au gré de ses désirs la négociation pour laquelle il avait entrepris son voyage. Après tous ces divertissements, et lorsqu'il eut fini ses affaires et conclu heureusement et selon ses vœux un traité qui fut rédigé par écrit avec l'approbation des deux parties contractantes, et revêtu de leurs sceaux, le Roi en prenant congé de tous, reçut de nouveaux témoignages de leur bienveillance et fit ses préparatifs de départ. Ce fut alors seulement qu'on vit paraître dans tout son éclat la munificence de l'Empereur; elle se manifesta presque par des prodigalités, mais d'une manière bien digne d'éloges, envers le seigneur Roi et tous les siens. Le Roi reçut une immense quantité d'or massif, des étoffes de soie en abondance, et de riches et magnifiques présents en marchandises étrangères; et tous ceux qui le suivaient, jusques à l'enfant le plus jeune, furent comblés aussi de cadeaux. Le protosébaste déploya aussi une générosité digne de son illustre rang. Tous les autres princes, remplis de zèle et cherchant à l'envi à se surpasser en magnificence, offrirent au seigneur Roi, en témoignage de leur bienveillance, des présents également remarquables par la beauté de la matière et par l'élégance du travail. La flotte étant prête à partir, le Roi, ayant heureusement accompli ses projets, se mit en roule et descendit sur le Bosphore, qui marque les limites de l'Europe et de l'Asie; il suivit ce détroit dans sa longueur sur un espace de deux cents milles, passa entre les fameuses villes de Sestos et d'Abydos, où habitèrent Léandre et Héro, entra dans la mer Méditerranée, et, poussé par un vent favorable, alla débarquer le 14 juin dans le port de Sidon. [20,27] CHAPITRE XXVII. En entrant dans le royaume, le Roi apprit que Noradin se trouvait avec une nombreuse armée sur le territoire de Panéade, et redoutant qu'il ne tentât quelque invasion, il opposa à ces craintes toute la sollicitude que les circonstances semblaient exiger, et se rendit en Galilée. Ayant convoqué tous les princes du pays, il dressa son camp auprès de la fameuse source située entre Nazareth et Séphorim, afin de se placer au centre même du royaume, et de pouvoir se transporter sur tous les points où sa présence deviendrait nécessaire. Le Roi et tous ses prédécesseurs avaient l'usage de rassembler leurs armées en ce lieu, pour le motif que je viens de dire. Vers le même temps le seigneur Frédéric, archevêque de Tyr et notre prédécesseur, qu'on avait envoyé vers les princes de l'Occident pour solliciter leurs conseils et leurs secours, revint après deux ans d'absence, déçu dans ses espérances, et n'ayant pu obtenir aucune des choses qu'il avait demandées de notre part. Il avait fait partir avant lui le seigneur comte Etienne, homme noble selon la chair, mais non par sa conduite, que le seigneur Roi l'avait chargé d'envoyer en Orient, ayant l'intention de lui donner sa fille en mariage. Il était fils du seigneur Thibaut l'ancien, comte de Blois, de Chartres et de Troyes. Arrivé dans le royaume et accueilli avec bonté par le seigneur Roi, qui l'entretint de ses projets, le comte Etienne rejeta les conditions qui lui étaient offertes et qu'il avait d'abord acceptées, et après avoir tenu pendant quelques mois une conduite honteuse et déréglée, il fit ses dispositions pour retourner dans son pays par la voie de terre. Il se rendit d'abord à Antioche, et de là en Cilicie, pour traverser le territoire du soudan d'Iconium, après avoir obtenu de lui une escorte, et se diriger ensuite sur Constantinople-, mais en passant près de Mamistra, ville de Cilicie, il tomba par hasard dans un piège que lui tendit Milon, prince très-puissant des Arméniens, et frère de Toros. Des hommes cachés en embuscade s'élancèrent sur lui, lui enlevèrent beaucoup d'objets précieux et dignes de regret qu'il emportait avec lui, et ce ne fut même qu'à force d'instances et de prières qu'il obtint de ces brigands de conserver un mauvais cheval pour continuer sa route. Couvert de honte et chargé de la haine de tous les princes de l'Orient, il arriva, non sans beaucoup de peine, à Constantinople, suivi seulement d'un petit nombre de personnes. Cette même année un autre comte Etienne, qui n'avait avec le précédent que la ressemblance du nom, et nullement celle de la conduite, homme au contraire réservé et recommandable en tout point, fils du comte Guillaume de Saône, arriva dans le royaume avec le duc de Bourgogne, Henri le jeune, neveu d'Etienne, comme fils de sa sœur. Ils venaient faire leurs prières et leurs dévotions, et après s'être arrêtés quelque temps ils retournèrent dans leur pays, en passant chez l'empereur de Constantinople, qui les accueillit honorablement et les renvoya chargés de présents. (1172.) L'année suivante, qui était la huitième du règne du seigneur Amaury, le seigneur Guillaume, de précieuse mémoire, évêque d'Accon, mourut de la manière la plus déplorable et la plus extraordinaire. Le seigneur Roi l'avait envoyé de Constantinople en Italie ; il parcourut tout ce pays, et chercha avec autant de sagesse que de dévouement tous les moyens possibles d'obtenir ce qu'il était chargé de demander-, ayant repris, pour rentrer dans le royaume, la route qu'il avait déjà faite, et voulant revenir auprès du seigneur Empereur, ainsi qu'il s'y était engagé, il arriva d'abord à Andrinople, illustre métropole de la seconde Thrace. Un jour, vers l'heure du midi, l'évêque, fatigué de son long voyage, s'était laissé aller au sommeil, à la suite de son repas. Un certain Robert, qui faisait partie de son escorte et que lui-même avait élevé au sacerdoce et admis dans son intimité, était couché dans la même chambre que le seigneur évêque. Il était encore en convalescence après une longue maladie dont il avait beaucoup souffert. Tout-à-coup, cet homme, saisi de fureur, s'arma d'une épée, et s'élançant sur le seigneur évêque endormi, il le frappa à plusieurs reprises et le blessa mortellement. Ceux qui se trouvaient en dehors ayant entendu l'évêque pousser un cri et croyant reconnaître les soupirs et les gémissements d'un homme livré aux angoisses de la mort, voulurent s'élancer pour porter secours à leur seigneur, mais la porte était solidement fermée, et ils ne purent arriver auprès de lui qu'en l'enfonçant. Ils le trouvèrent presque mort, et conservant à peine le dernier souffle. Lorsqu'ils voulurent cependant charger de fers le criminel et le livrer au supplice infligé par la loi aux homicides, l'évêque le leur défendit de la parole et de la main, et les supplia instamment, au nom du salut de son âme, de lui accorder pleine indulgence ; et tandis qu'il faisait un dernier effort pour que ce malheur n'attirât point la mort sur celui qui en était l'auteur, l'évêque rendit l'âme entre les mains du Seigneur, le 29 juin. Il nous a été impossible jusqu'à ce jour de découvrir quel put être le motif de ce crime. Quelques personnes disent que ce Robert qui s'en rendit coupable, ayant été dangereusement malade et se trouvant encore en convalescence, fut saisi d'un accès de frénésie, pendant lequel il commit ce déplorable attentat sans en avoir connaissance. D'autres rapportent qu'il se livra à cet acte de scélératesse en haine d'un certain valet-de-chambre du seigneur évêque, qui, se fiant sur la bienveillance de son maître, maltraitait fort, à ce qu'on dit, et ce Robert et tous les autres gens de la maison. La même année, un certain Josce, chanoine et sous-diacre de la même église, fut élu évêque d'Accon, le 25 novembre. [20,28] CHAPITRE XXVIII. Le noble et magnifique seigneur Toros, dont j'ai déjà parlé en plusieurs rencontres, prince illustre des Arméniens, étant mort vers le même temps, son frère, nommé Mélier homme très-méchant, voulant recouvrer l'héritage de Toros, se rendit auprès de Noradin, et le supplia avec les plus vives instances de lui confier une partie de ses chevaliers, afin d'aller reconquérir par la force la succession de son frère. Après la mort de celui-ci, un certain Thomas, neveu des deux frères et fils d'une sœur à eux, ayant été appelé par les princes de ce pays, s'était mis en possession et jouissait tranquillement de toute la principauté de son oncle. Il était latin d'origine, mais avait peu d'habileté et se montrait peu soigneux de vivre en bonne intelligence avec ceux qui l'avaient appelé, et d'être généreux à leur égard. Mélier, ayant offert à Noradin les conditions qui semblaient pouvoir lui convenir le mieux, obtint de lui ce qu'il désirait, un grand nombre de chevaliers, et, fort de ce secours, il fit ce que n'avaient jamais fait ses ancêtres, en conduisant lui-même les infidèles dans l'héritage de sa famille. Il entra à main armée sur les terres de son frère, en expulsa son neveu et s'empara de tout le pays. Aussitôt qu'il eut pris possession du pouvoir, il commença, pour premier acte de son gouvernement, par chasser de la Cilicie tous les frères chevaliers du Temple qui y habitaient, quoique lui-même eût appartenu antérieurement à cet ordre -, il contracta ensuite avec Noradin et les Turcs une étroite alliance, telle que celle qui unissait les frères. Devenu en quelque sorte infidèle, oubliant la loi du Seigneur, il faisait aux Chrétiens tout le mal possible, et lorsque le hasard en livrait quelques-uns entre ses mains, soit dans un combat, soit dans quelque place enlevée de vive force, il les faisait charger de fers, et les transportait sur le territoire de l'ennemi pour les vendre. Le prince d'Antioche et les grands seigneurs de ce pays, voyant cet homme méchant exercer ses fureurs contre les Chrétiens avec plus d'emportement que tout autre ennemi, prirent les armes pour marcher contre lui. C'était un dangereux exemple; les fidèles s'armant contre ceux qui étaient censés appartenir à la même foi, semblaient présenter l'image d'une guerre civile; mais enfin, ceux-ci, ne voulant pas souffrir plus longtemps les maux faits à leurs frères, déclarèrent la guerre à Mélier, et le proclamèrent un ennemi public. Le seigneur Roi cependant, instruit du scandale nouveau qui survenait dans ce pays, et désirant interposer sa médiation pour rétablir la paix, se rendit avec son escorte particulière dans les environs d'Antioche, et envoya de là ses domestiques à ce cruel Mélier, abandonné de Dieu même, lui faisant demander instamment de se rendre au lieu et au jour qui lui conviendraient pour avoir une conférence particulière avec lui. Mélier parut d'abord agréer cette proposition avec joie, mais dans le fond du cœur il était loin d'y consentir. Le seigneur Roi lui expédia trois ou quatre messages consécutifs, et après avoir été plusieurs fois trompé par les artifices de cet homme rusé, il reconnut enfin qu'il n'y avait rien à en attendre. On convoqua donc les chevaliers dans toute la province, et l'armée chrétienne de ce pays entra sur le territoire de Mélier. Elle se répandit dans les plaines de la Cilicie, car il eût été trop pénible et trop difficile de gravir sur les montagnes ; elle incendia les récoltes, et faisait tous ses efforts pour s'emparer des places, lorsqu'un messager, porteur de mauvaises nouvelles, arriva auprès du seigneur Roi et lui annonça, ce qui n'était que trop vrai, que Noradin avait mis le siège devant la ville de Pétra, autrement appelée Krac, métropole de la seconde Arabie. A ce récit, le Roi vivement inquiet, prit congé du seigneur prince d'Antioche, et repartit en toute hâte, avec son escorte particulière. Mais avant qu'il fût arrivé dans le royaume, les princes du pays avaient rassemblé toutes les forces avec autant de sagesse que de valeur; le seigneur Raoul, évêque de Bethléem, s'était chargé de porter la croix vivifiante, et l'on avait confié le commandement de l'armée au seigneur Honfroi le connétable. Tous se rendaient avec ardeur et sans le moindre retard au lieu de leur destination, lorsqu'ils rencontrèrent sur leur route un messager qui venait leur apprendre, comme le fait était vrai, que Noradin avait abandonné le siège de la place pour rentrer dans ses Etats. Aussi lorsque le Roi arriva dans son royaume, il le trouva, à sa grande surprise et cependant avec une vive satisfaction, en parfaite tranquillité. [20,29] CHAPITRE XXIX. L'année suivante, vers le commencement de l'automne, Saladin se disposa à entrer dans notre pays avec beaucoup de troupes et une cavalerie innombrable; ayant en effet rassemblé dans toute l'Egypte des forces infinies, il traversa le désert, et arriva au lieu appelé le champ de Cannes des Turcs. Le Roi, instruit de sa prochaine arrivée, avait aussi convoqué son armée ; et prenant avec lui le seigneur patriarche portant le bois vénérable de la croix vivifiante, il était allé dresser son camp auprès de Bersabée, afin d'être mieux à portée de marcher à la rencontre des ennemis. Son camp se trouvait ainsi placé à seize milles tout au plus du lieu où l'on disait que Saladin était arrivé avec ses troupes, et même alors il n'était pas encore parfaitement certain que Saladin fût en effet où on l'annonçait, quoiqu'il fût vrai cependant qu'il y avait campé en recherchant le voisinage des eaux. Le Roi ayant alors tenu conseil avec ses princes, il fut résolu que les Chrétiens éviteraient la rencontre de Saladin, et à cet effet ils prirent de dessein prémédité une route différente. Les troupes et tout le peuple dirigèrent leur marche vers Ascalon, affectant cependant de chercher toujours l'ennemi qu'ils avaient évité naguère avec intention, lorsqu'ils s'étaient trouvés tout près de lui. Ils se rendirent de là à Daroun, et revinrent de nouveau sur le point que j'ai indiqué d'abord, faisant ainsi des courses et des dépenses tout-à-fait inutiles. Saladin, pendant ce temps, traversa les plaines de l'Idumée, entra dans la Syrie de Sobal avec toutes ses troupes, alla mettre le siège devant un château fort qui est comme la clef et le boulevard de tout ce pays, et poussa son attaque aussi vivement que le lui permit la disposition des localités. Cette forteresse était située sur une colline élevée, et solidement défendue par ses tours, ses murailles et ses remparts : le faubourg extérieur occupait le penchant de la colline, et était placé cependant sur un point assez élevé et assez escarpé pour n'avoir point à redouter l'effet des assauts ou l'atteinte des arcs et des machines : en outre, tous les habitants de ce lieu étaient chrétiens, ce qui faisait un motif de plus de se fier entièrement à eux : enfin, la forteresse avait été approvisionnée avec soin et possédait tout ce qui lui était nécessaire pour sa défense, en armes, en vivres et en hommes. Aussi après avoir employé quelques jours à l'attaquer sans obtenir aucun résultat, et désespérant de parvenir à s'en emparer, Saladin donna l'ordre de départ, reprit la route du désert et rentra en Egypte. [20,30] CHAPITRE XXX. L'année suivante, qui était la dixième du règne du seigneur Amaury, Saladin, mécontent de n'avoir obtenu aucun succès dans sa précédente expédition, et désirant de réparer cet échec, convoqua de nombreux chevaliers et des forces considérables dans tout le territoire de l'Egypte, et se disposa à rentrer de nouveau dans notre royaume. Il marcha donc à travers le désert, et afin de pouvoir s'avancer plus secrètement, et de trouver d'autant plus de moyens de nous nuire, il entra au mois de juillet dans le pays qu'il avait parcouru déjà l'année précédente avec toutes ses armées. Le Roi cependant, informé de sa prochaine arrivée, et traînant à sa suite tous les chevaliers de son royaume, marcha aussi vers le désert à la rencontre de son ennemi. On lui annonça qu'il s'était dirigé vers la Syrie de Sobal, comme il avait fait dans sa précédente expédition : craignant de l'y aller chercher, et de peur qu'en apprenant son arrivée Saladin n'entrât dans le royaume par un autre côté, et n'y exerçât ses ravages, le Roi monta sur la montagne, et choisissant le lieu où il lui parut le plus convenable de se poster, il se retira à Carmel. Ce Carmel n'est point la montagne du même nom, située sur les bords de la mer, et qui fut la résidence habituelle d'Elie ; c'est un petit village où les Écritures nous apprennent qu'habitait autrefois l'insensé Nabal. Le Roi choisit cette position dans sa sagesse, à cause de la facilité qu'il y avait d'y trouver de l'eau, car on y voyait une ancienne et immense piscine qui pouvait fournir en abondance toute l'eau nécessaire à l'armée. De plus, ce point se trouvait dans le voisinage du pays situé au-delà du Jourdain, et n'en était séparé que par la vallée illustre qui forme la délimitation, et dans laquelle on voit la mer Morte. Par ce moyen, notre armée pouvait avoir plus facilement et plus souvent des renseignements sur les mouvements des ennemis, et connaître au juste leur situation. Tandis que le Roi ne pouvait se décider à suivre Saladin dans la Syrie de Sobal, par les motifs que j'ai rapportés, celui-ci faisait livrer aux flammes tout ce qu'il trouvait en dehors des places fortifiées ; il faisait couper aussi les arbres et les vignes, détruisait les faubourgs et les lieux ouverts, et exerçait à son gré ses fureurs sur toute la contrée. Enfin, après s'être livré à tout l'emportement de ses passions, il retourna en Egypte vers la fin du mois de septembre. Vers le même temps le seigneur Raimond le jeune, fils de Raimond l'ancien, et comte de Tripoli, prisonnier depuis huit ans, et languissant chez les ennemis dans les fers et dans la misère, ayant promis de donner pour sa délivrance quatre-vingt mille pièces d'or, recouvra sa liberté et revint dans le comté de ses ancêtres. Le seigneur Roi l'accueillit avec bonté à son retour, et lui rendit son héritage sans aucune difficulté, après le lui avoir conservé pendant le temps de son absence. Il lui donna en outre beaucoup d'argent, dans sa royale libéralité, pour l'aider à acquitter le prix de sa rançon ; son exemple et ses exhortations déterminèrent en outre les princes du royaume et les prélats des églises à lui offrir des secours du même genre. [20,31] CHAPITRE XXXI Il arriva vers le même temps un horrible événement, qui a eu jusques à présent des conséquences funestes pour nous, pour le royaume et pour l'Eglise : mais afin d'en faire mieux connaître les détails, je crois devoir reprendre mon récit d'un peu plus haut. Il y a dans la province de Tyr, autrement appelée Phénicie, et dans les environs de l'évêché d'Antarados, un peuple qui possède dix châteaux forts, avec leurs faubourgs et dépendances, et dont la force est de soixante mille âmes et même plus, d'après ce que j'ai très-souvent entendu dire. Ce peuple est dans l'usage de se donner un maître et de se choisir un chef qui gouverne, non point en vertu de droits héréditaires, mais uniquement par privilège de mérite, et que l'on appelle le Vieux, à l'exclusion de tout autre titre qui pourrait indiquer une dignité : le lien de soumission et d'obéissance qui engage tout le peuple envers ce chef est si puissant qu'il n'est rien de pénible, de difficile, de périlleux, que chacun de ceux qui en font partie n'entreprenne d'exécuter avec la plus grande ardeur, dès que le maître l'a commandé. S'il existe par exemple un prince odieux ou redoutable à cette race, le chef remet un poignard à l'un ou à plusieurs des siens, et aussitôt celui qui en reçoit l'ordre part, sans examiner quelle sera la suite de l'événement ni s'il lui sera possible de s'échapper, et va, dans son zèle ardent pour l'accomplissement de sa mission, courir et se fatiguer aussi longtemps qu'il est nécessaire, jusqu'à ce que le hasard lui fournisse l'occasion de faire ce qui lui a été prescrit, et d'accomplir les volontés de son maître. Notre peuple, aussi bien que les Sarrasins, les appelle Assissins, sans qu'il me soit possible de savoir d'où leur est venu ce nom. Pendant quarante ans ils pratiquèrent la loi des Sarrasins, et se conformèrent à leurs traditions avec un si grand zèle que, comparés à eux, tous les autres peuples étaient estimés prévaricateurs, et qu'eux seuls semblaient accomplir la loi avec exactitude. De notre temps ils se donnèrent pour chef un homme doué d'éloquence, d'habileté et d'un esprit extrêmement ardent. Oubliant toutes les habitudes de ses prédécesseurs, cet homme fut le premier qui eût en sa possession les livres des Évangiles et le code apostolique : il les étudia sans relâche et avec beaucoup de zèle, et parvint enfin à force de travail à connaître assez bien la série des miracles et des préceptes du Christ, ainsi que la doctrine de l'Apôtre. Comparant alors cette douce et belle doctrine du Christ et de ses disciples avec les doctrines que le misérable séducteur Mahomet avait données à ses complices et à ses dupes, il en vint bientôt à rejeter avec mépris tout ce qu'on lui avait enseigné dès le berceau et à prendre en abomination les ordures du séducteur des Arabes. Il instruisit son peuple de la même manière, fit cesser les pratiques de son culte superstitieux, renversa les oratoires dont on s'était servi jusques alors, affranchit les siens des jeûnes qu'ils observaient et leur permit l'usage du vin et de la viande de porc. Voulant ensuite s'instruire plus à fond de la loi de Dieu, il choisit un homme sage, rempli de prudence dans le conseil, éloquent, déjà bien imbu de la doctrine de son maître, nommé Boaldelle, et l'envoya au seigneur Roi avec mission de lui porter en secret ses propositions, dont la première et la plus importante était que, si les frères chevaliers du Temple, qui possédaient des châteaux forts dans son voisinage, voulaient lui faire remise des deux mille pièces d'or qu'ils avaient coutume de prélever tous les ans sur son peuple en forme de tribut, et lui montrer désormais une charité fraternelle, tout ce peuple se convertirait à la foi du Christ et recevrait le baptême avec empressement. [20,32] CHAPITRE XXXII. Le Roi reçut ces offres avec joie et satisfaction, et comme il avait beaucoup de discernement, il résolut de consentir à la demande qui lui était faite, et se disposa même, à ce qu'on assure, à payer aux frères du Temple, sur ses propres revenus, les deux mille pièces d'or dont les Assissins sollicitaient la remise. Après avoir longtemps retenu leur député pour conclure un arrangement avec lui, il le renvoya auprès de son maître, afin de terminer définitivement le traité, et lui donna un guide pour l'accompagner dans sa marche et veiller à la sûreté de sa personne. Cet homme avait déjà dépassé la ville de Tripoli, toujours suivi de son compagnon de voyage, et sur le point d'entrer dans son pays, quand tout-à-coup quelques-uns des frères du Temple tirant leur glaive et s'élançant à l'improviste sur le voyageur qui s'avançait sans crainte et sans précaution, marchant sous la protection du Roi et se confiant en la bonne foi de notre nation, le massacrèrent, se rendant ainsi coupables du crime de lèse-majesté. Le Roi, en apprenant cet horrible attentat, fut saisi de colère et comme d'un accès de rage : il convoqua aussitôt les princes du royaume, leur déclara que ce qui venait d'arriver était une offense dirigée contre lui-même, et demanda leur avis sur ce qu'il avait à faire. Les princes, assemblés en conseil, reconnurent qu'on ne pouvait fermer les yeux sur un tel événement, puisque l'autorité royale se trouvait gravement compromise ; que l'opprobre attaché à une telle action pouvait retomber injustement sur le nom chrétien et décréditer tous ceux qui le portaient-, qu'enfin l'Église d'Orient était en péril de perdre une conquête agréable à Dieu et déjà regardée comme certaine. On élut dans le conseil deux nobles, Seher de Malmedy et Gottschalk de Turholt, qui furent spécialement chargés de se rendre auprès du maître des chevaliers du Temple, Odon de Saint-Amand, et d'exiger qu'il donnât satisfaction au Roi et à tout le royaume, en expiation d'un crime aussi exorbitant. On accusait de ce crime un certain frère du Temple, nommé Gautier du Mesnil, homme méchant et borgne, mais stupide et n'ayant aucune espèce de discernement ; on disait cependant qu'il n'avait commis ce meurtre que du consentement des frères. Aussi fut-il, à ce qu'on assure, ménagé beaucoup plus qu'il n'aurait du l'être. Le maître du Temple annonça au Roi, par un exprès, qu'il avait infligé une pénitence à celui des frères à qui l'on reprochait cette action, et qu'il l'enverrait au seigneur Pape, chargé de cette punition ; en même temps il prononça, de la part du seigneur Pape, la défense à qui que ce fût d'oser faire la moindre violence à ce même frère. Il ajouta encore à ce message beaucoup d'autres paroles, dictées par cet esprit d'arrogance et d'orgueil qui lui était habituel ; mais il ne me paraît pas nécessaire de les rapporter. Le Roi se rendit à Sidon pour cette affaire, et y trouva le maître du Temple avec beaucoup de ses frères, entre autres celui qu'on accusait du crime. Après avoir tenu conseil avec ceux qui l'avaient accompagné dans son voyage, le Roi fit enlever de vive force, dans la maison des frères, le coupable de lèse-majesté, le fit charger de fers et l'envoya à Tyr, où on l'enferma dans une prison. Cette affaire fut sur le point d'entraîner tout le royaume dans des malheurs qu'il eût été impossible de réparer. Cependant le Roi fit protester de son innocence auprès du chef des Assissins, dont le député avait péri si misérablement, et réussit à se justifier à ses yeux. Quant aux frères du Temple, il usa d'assez de modération à leur égard ; en sorte que l'affaire traîna jusqu'à l'époque de sa mort, et demeura ainsi sans conclusion. On assure toutefois qu'il avait résolu, s'il parvenait à se relever de la maladie dont il fut atteint, d'employer les plus honorables interprètes pour traiter à fond la question qui venait de s'élever, et s'entendre à ce sujet avec les rois et les princes, de toute la terre. (1173.) Le printemps suivant notre vénérable frère, le seigneur Raoul, évêque de Bethléem et chancelier du royaume, homme très-généreux et d'une grande bonté, subit la loi commune, et fut enseveli avec pompe dans le chapitre de son église. Après sa mort, on s'occupa dans la même église du choix de son successeur ; mais on ne put s'entendre, et il survint de telles difficultés qu'elles ne furent résolues, même avec beaucoup de peine, que dans la seconde année du règne du seigneur Baudouin, fils et successeur du seigneur Amaury; ce qui ne laissa pas d'exposer l'église de Bethléem à de grandes dépenses. [20,33] CHAPITRE XXXIII. Vers la même époque ; et tout au plus un mois après la mort de l'évêque, mourut Noradin, le plus grand ennemi de la foi et du nom du Christ, prince juste cependant, habile, sage et religieux, du moins selon les traditions adoptées par son peuple; il mourut au mois de mai, et dans la vingt-neuvième année de son règne. Dès qu'il fut instruit de cet événement, le Roi convoqua, sans le moindre retard, toutes les forces de son royaume, et alla assiéger la ville de Panéade. La veuve de Noradin en ayant été informée, et déployant une énergie supérieure à son sexe, envoya aussitôt une députation au seigneur Roi, pour lui demander de lever le siège et de consentir pour quelque temps à la paix, en acceptant une somme considérable d'argent. Le Roi, voulant lui en arracher encore plus, parut d'abord rejeter ses propositions avec mépris, et poursuivit ses opérations. Il continua pendant quinze jours de suite, avec le plus grand zèle et sans se donner un moment de relâche, à attaquer les assiégés, et chercha à leur faire le plus de mal possible avec ses machines, et de toutes sortes de manières; mais voyant d'une part qu'ils s'animaient de plus en plus à la résistance, et qu'il lui serait impossible de parvenir à son but, et d'autre part ayant toujours auprès de lui les députés de la noble veuve de Noradin qui le sollicitaient vivement pour obtenir la paix, le Roi reçut l'argent qui lui avait été offert, et fit rendre la liberté à vingt chevaliers de notre nation; puis formant de plus grands projets, il leva le siège et se mit en route pour rentrer chez lui, en se plaignant aux gens de sa maison de n'être pas en très-bonne santé, et d'éprouver quelque malaise. Ayant renvoyé ses troupes, il se rendit à Tibériade avec son escorte particulière, et commença à tomber sérieusement malade de la dysenterie. Craignant de voir augmenter son mal, il partit, traversa les villes de Nazareth et de Naplouse, voyageant à cheval cependant, et n'étant pas tout-à-fait dénué de forces, et arriva enfin à Jérusalem. Sa maladie devint alors plus sérieuse ; il fut pris d'une fièvre très-violente, et la dysenterie cessa par l'effet de l'habileté des médecins. Mais comme la fièvre continuait pendant quelques jours à épuiser ses forces, il ordonna d'appeler des médecins grecs, syriens, ou de telle autre de ces nations, et leur demanda instamment de le dégager à l'aide de quelque médecine : ne pouvant l'obtenir de ceux-ci, il fit venir des médecins latins, et leur demanda la même chose, déclarant en outre qu'il prenait toutes les conséquences sur son compte. On lui donna donc une médecine ; il la prit, et elle l'évacua en effet à plusieurs reprises; il crut même se sentir soulagé ; mais avant que son corps, épuisé par la violence de ce remède, eût pu reprendre de nouvelles forces par quelques aliments, il fut de nouveau saisi par la fièvre, et mourut enfin l'an 1178 de l'incarnation du Seigneur, le 11 juillet, après un règne de douze ans et cinq mois, et dans la trente-huitième année de sa vie. Il fut enseveli au milieu de ses prédécesseurs, à côté de son frère, sur la même ligne, et en face du Calvaire. C'était un homme sage, rempli de discernement, et tout-à-fait propre au gouvernement d'un royaume; ce fut pour céder à ses instantes prières que nous résolûmes d'écrire, comme nous le faisons maintenant, l'histoire de ses prédécesseurs ainsi que la sienne.