[1,0] LIVRE I. EXPOSITION DU SENS LITTÉRAL. [1,1] CHAPITRE PREMIER Il y avait dans le pays d'Uts un homme qui s'appelait Job. L'Écriture a marqué le lieu où ce saint homme habitait, afin de faire éclater davantage sa vertu. Car personne n'ignore que le pays d'Uts ne fut habité par des païens, et il est reconnu que ces infidèles, étant privés de la connaissance de leur Créateur, étaient engagés dans toutes sortes de vices. Ainsi le lieu de sa demeure est exprimé, afin que ce lui fût un plus grand sujet de louange d'avoir été bon parmi les méchants. Car il n'y a pas de grand mérite à être bon parmi les bons, mais bien à l'être parmi les méchants; parce que de même que l'on est beaucoup plus digne de blâme de n'être pas bon parmi les bons, l'on est beaucoup plus digne de gloire d'être bon même parmi des pécheurs et des scélérats. C'est pour cela que le bienheureux Job dit de lui-même : J'ai été le frère des dragons et le compagnon des autruches et que saint Pierre relève d'autant plus de mérite de Lot, qu'il a pratiqué la vertu parmi des méchants et des réprouvés : Dieu a délivré le juste Lot, dit cet apôtre, profondément attristé de la conduite de ces hommes sans frein dans leur dissolution, car ce juste, qui habitait au milieu d'eux, tourmentait journellement son âme juste à cause de ce qu'il voyait et entendait de leurs oeuvres criminelles. Et en effet, il n'eût pas ressenti cette peine et cette douleur, s'il n'eût vu les actions dépravées et entendu les mauvais discours de ceux avec qui il habitait; cependant l'Écriture nous assure qu'il était juste et par ses regards et par ses oreilles, parce que leurs crimes ne le touchaient que par un sentiment d'affliction et non pas de complaisance. C'est aussi ce qui fait dire à saint Paul aux Philippiens : Vous brillez au milieu d'une génération perverse et corrompue comme des flambeaux dans le monde. Et à saint Jean, en parlant à l'ange de l'Eglise de Pergame : Je sais où tu demeures, je sais que là est le trône de Satan. Tu retiens mon nom, et tu n'as pas renié ma foi. Et c'est pour cette même raison que l'Eglise est si excellemment louée par la Bouche de son divin Époux, lorsqu'il dit dans le Cantique d'amour : Comme un lis au milieu des épines, telle est mon amie parmi les jeunes filles. (Chant 2,2) C'est donc avec beaucoup de raison que l'Écriture, parlant du pays idolâtre où demeurait Job, nous marque qu'il a vécu parmi des méchants, afin de faire voir que, comme le dit l'Époux de nos âmes, c'est comme un lis qui a poussé parmi les épines. L'Écriture ajoute : Il était simple et juste. Il y en a qu'on appelle simples parce qu'ils ignorent ce qui est juste; mais ils sont d'autant éloignés de l'innocence de la vraie simplicité qu'ils sont moins proches de l'équité et de la justice. Car, n'ayant pas la prudence nécessaire pour accomplir la justice, leur simplicité est incapable de les maintenir dans l'innocence. C'est pourquoi saint Paul dit aux Romains : Je désire que vous soyez prudents en ce qui concerne le bien et simples en ce qui concerne le mal; et aux Corinthiens : Frères, ne soyez pas des enfants sous le rapport du jugement; mais pour la malice, soyez enfants. C'est encore pour cela que la Vérité même, ordonnant à ses disciples d'être prudents comme les serpents, et simples comme les colombes, (Mt 10,16) joint ensemble ces deux vertus comme également nécessaires; afin qu'en même temps que la prudence du serpent éclaire la simplicité de la colombe, la simplicité de la colombe rectifie la prudence du serpent. Et en effet, nous voyons que le saint Esprit n'a pas seulement voulu paraître aux hommes sous la forme de la colombe, mais aussi sous celle du feu. Car comme la colombe marque la simplicité, le feu représente l'ardeur du zèle : ainsi l'Esprit saint s'est montré aux hommes sous la figure de l'un et de l'autre. Parce que tous ceux qui en sont remplis, en conservant la douceur de la simplicité de la colombe, ne laissent pas de s'embraser du zèle de la justice contre les crimes des pécheurs. [1,2] CHAPITRE II. Il craignait Dieu, et se détournait du mal. Craindre Dieu, c'est ne rien omettre de tout le bien que l'on doit faire, selon ces paroles de Salomon : Celui qui craint Dieu ne néglige rien. Mais parce qu'il y a des personnes qui, en faisant quelques bonnes actions, ne s'abstiennent pas d'en faire aussi de mauvaises, c'est avec beaucoup de raison que l'Ecriture, après avoir dit que Job craignait Dieu, ajoute encore qu'il s'éloignait du mal. Aussi est-il écrit en un autre lieu : Éloignez-vous du mal et faites le bien. Parce que le bien n'est point agréable à Dieu lorsqu'il est corrompu par le mélange du mal. C'est ce qui a fait dire à Salomon : Celui qui manque en une chose perdra beaucoup de biens; et à l'apôtre saint Jacques : Quiconque observe toute la loi, mais pèche contre un seul commandement, devient coupable de tous. (Jac 2,10) Et à saint Paul : un peu de levain aigrit toute la pâte. (I Cor 5,6) Ainsi, l'Ecriture, voulant faire voir avec quelle pureté Job a fait le bien, a pris soin de marquer combien il était éloigné du mal. Ceux qui veulent raconter ce qui s'est passé dans les jeux publics des amphithéâtres ont l'habitude de commencer par la description des personnes des athlètes, en marquant particulièrement leur taille, la proportion de leurs membres et la vigueur de leur corps, afin de préparer les auditeurs à se représenter la force avec laquelle ils combattent leurs adversaires. Ainsi, comme notre saint athlète devait livrer un grand combat contre le démon, l'auteur de cette histoire sacrée, avant d'exposer à nos yeux un si beau spectacle, a pris soin de décrire ses vertus spirituelles, qui sont comme les membres de son âme, en disant que c'était un homme simple et juste, qui craignait Dieu et se détournait du mal, afin que la disposition avantageuse de ses membres spirituels, nous donnant une grande idée de sa force, nous fît bien augurer de sa victoire. Il lui naquit sept fils et trois filles. Le grand nombre des enfants porte souvent à l'avarice le coeur des pères et ils sont d'ordinaire d'autant plus embrasés du désir d'amasser du bien qu'ils se voient plus d'héritiers à le partager. De sorte que l'Ecriture, voulant représenter la sainteté du bienheureux Job, marque en même temps et qu'il était juste et qu'il avait beaucoup d'enfants. Elle rapporte aussi peu après qu'il était également fort soigneux d'offrir à Dieu des sacrifices; et il dit de lui-même dans la suite qu'il était fort prompt à faire l'aumône. Cela nous apprend quelles devaient être la grandeur et la vertu de son âme, pour ne point s'attacher au bien par la considération de tant d'enfants. Et son bien consistait en sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de boeufs, cinq cents ânesses, et un très grand nombre de serviteurs. D'ordinaire les grandes pertes causent les grandes afflictions; c'est pourquoi l'Ecriture, pour marquer davantage le mérite et la sainteté de Job, rapporte que les biens dont il souffrit ensuite la perte avec une si rare constance étaient très considérables. Car on ne perd jamais sans douleur ce que l'on possède avec amour. Puis donc qu'il est écrit que ce saint homme avait de grands biens et qu'il en a supporté la perte fort patiemment, il fallait bien qu'il possédât sans attache ce qu'il perdit sans douleur. Il faut aussi remarquer que l'Écriture décrit les richesses de l'âme avant de parler de celles de la fortune. Parce que d'ordinaire l'abondance des biens de la terre détourne d'autant plus l'esprit de la crainte qu'il doit à Dieu qu'elle lui inspire mille différentes pensées. Car il ne peut pas demeurer ferme en lui-même pendant qu'il se répand ainsi au dehors dans la multiplicité des objets sensibles. C'est ce que la Vérité nous a marqué dans l'explication de la parabole du semeur, lorsqu'Elle dit à ses disciples : Ce qui est tombé parmi les épines, ce sont ceux qui, ayant entendu la parole, s'en vont, et la laissent étouffer par les soucis, les richesses et les plaisirs de la vie, et ils ne portent point de fruit qui vienne à maturité. (Luc 8,7) Le bienheureux Job n'en a pas usé de même : car l'Écriture dit qu'il possédait de grands biens et ensuite qu'il s'occupait avec assiduité à offrir à Dieu des sacrifices, ce qui nous fait voir quelle devait être sa sainteté pour s'appliquer avec autant de soin au service de son Dieu, parmi toutes ses occupations domestiques. Et quoique la perfection du précepte de tout quitter, qui a été donné depuis dans l'évangile, n'eût pas encore paru alors, ce saint homme en conservait déjà néanmoins dans l'âme le vrai esprit et la vraie vertu, puisqu'en effet on peut dire que c'était s'être dépouillé de coeur de tous ses biens, que de les posséder sans affection et sans attache. Et cet homme était le plus considérable de tous les fils de l'Orient. Personne n'ignore que les peuples de l'Orient ne fussent très riches; de sorte que marquer qu'il était le plus considérable entre eux, c'est comme si l'on disait qu'il était le plus riche de tous les riches. [1,3] CHAPITRE III Ses fils allaient les uns chez les autres et donnaient tour à tour un festin, et ils invitaient leurs trois soeurs à manger et à boire avec eux. Les grands biens causent d'ordinaire de grands différends entre les frères. Admirons donc ici l'excellente éducation que ce vertueux père avait donnée à ses enfants; puisque, encore qu'il fût très riche, ils ne laissaient pas de vivre tous dans une parfaite union. Et quand les jours de festin étaient passés, Job appelait et sanctifiait ses fils, puis il se levait de bon matin et offrait pour chacun d'eux un holocauste. En disant qu'il envoyait vers eux et les sanctifiait, l'Écriture nous donne assez à entendre avec quelle exactitude il les tenait dans leur devoir en sa présence; puisqu'il ne laissait pas d'être continuellement appliqué à eux durant qu'ils étaient absents. Mais il nous faut ici soigneusement remarquer que ces jours étant passés, le bienheureux Job purifie les péchés de chacun de ses enfants par un holocauste particulier. Car ce saint homme savait fort bien que les festins ne pouvant se passer sans que quelques fautes ne s'y commettent, ces taches avaient besoin d'être effacées par la pureté des sacrifices, de sorte que ce pieux père travaillait à expier, par l'immolation de ses hosties, les souillures que ses enfants avaient contractées dans leur bonne chère. Et en effet, il y a des vices qui accompagnent souvent, ou plutôt toujours, les délices des festins. Telle est la volupté, qui ne peut quasi jamais en être séparée; parce qu'il arrive d'ordinaire que quand le corps s'abandonne au plaisir de la bonne chère, le coeur se laisse emporter à de vaines joies. D'où vient ce qui est écrit : Le peuple s'assit pour manger et pour boire; puis ils se levèrent pour se divertir. (Ex 32,6) Le trop parler accompagne aussi toujours les festins. Et quand le corps se saoule de viandes, la langue brise aisément le frein de toute modération. D'où vient que l'évangile marque que ce riche qui brûlait dans les enfers désirait ardemment de l'eau pour se rafraîchir, lorsqu'il lui fait dire : Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau et me rafraîchisse la langue; car je souffre cruellement dans cette flamme. (Luc 16,24) Il est dit d'abord qu'il faisait tous les jours une chère magnifique et ensuite qu'il demandait de l'eau pour se rafraîchir la langue. Car le trop parler étant un excès ordinaire dans les grands repas, la qualité de la peine du mauvais riche fait connaître quelle avait été sa faute. Puisque, après que la Vérité a dit que ce riche voluptueux se traitait tous les jours magnifiquement. Elle ajoute qu'il était particulièrement brûlé en sa langue. Ceux qui entendent bien l'harmonie des cordes savent en accorder deux avec tant d'art et tant de justesse que lorsque l'on en touche une, l'autre, qui est à l'unisson, tremble aussitôt, sans que celles qui sont entre deux ne remuent en aucune sorte. De même quand l'Écriture parle des vices et des vertus, elle fait connaître certaines choses par ses paroles et elle en donne à entendre d'autres par son silence. Car l'évangile ne dit rien de la gourmandise du mauvais riche; mais en marquant que ses plus cuisantes peines étaient en sa langue, elle fait connaître que cela a été dans la bonne chère qu'il a commis ses plus grands péchés. L'histoire de Job, rapportant que ses sept enfants s'invitaient chacun leur jour et que, ces sept jours de festins étant accomplis, il offrait pour eux sept sacrifices, nous marque bien clairement, par cette oblation d'hostie le huitième jour, que ce saint homme révérait dès lors le mystère de la Résurrection du Médiateur. Car le jour que l'on appelle maintenant le jour du Seigneur est le troisième depuis sa Mort; mais comme dans l'ordre des jours de la semaine il est le premier, il est aussi le huitième, puisqu'il suit le septième immédiatement. Ainsi celui que l'Écriture marque ici avoir offert le huitième jour sept sacrifices a bien fait voir que, étant rempli des sept grâces du saint Esprit, il servait le Seigneur dans la vue et l'espérance de sa Résurrection future. D'où vient que c'est dans le Psaume intitulé pour l'octave, que la joie de la Résurrection est annoncée. Or, les enfants de Job avaient été si bien élevés que dans tous ces festins ils ne péchèrent, ni dans leurs actions, ni dans leurs discours; et c'est ce que nous expriment clairement ces paroles de notre texte : Car il disait : Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils offensé Dieu dans leur coeur. Il fallait donc que cette bonne éducation les eût fait devenir bien parfaits et dans leurs actions et dans leurs paroles, puisqu'il n'appréhendait pour eux que les seules fautes de pensées. Cette manière de parler du saint homme Job nous fait bien connaître que nous ne devons pas juger témérairement du coeur et des pensées de notre prochain. Car il ne dit pas absolument : mes enfants ont péché et n'ont pas béni Dieu en leurs coeurs, mais : Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils offensé Dieu dans leur coeur. C'est pourquoi saint Paul donne ce précepte aux Corinthiens : Ne jugez de rien avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui mettra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres, et qui manifestera les desseins des coeurs. (I Cor 4,5) Quiconque en effet se détourne dans sa pensée de la vérité et de la justice pèche dans les ténèbres. C'est pourquoi nous devons avoir d'autant moins de hardiesse à blâmer l'intention et le coeur d'autrui que nous reconnaissons de faiblesse dans notre vue pour pénétrer les ténèbres de ses pensées. Mais il faut ici remarquer quelle a dû être la sévérité de Job pour corriger les mauvaises actions de ses enfants, puisqu'il a eu un soin si exact de purifier jusqu'à leurs coeurs. Que diront à cela les conducteurs des fidèles qui ne connaissent pas seulement les oeuvres extérieures de ceux qui leur sont soumis. Quelle excuse pourront-ils trouver, eux qui ne se mettent nullement en peine des plaies que ceux qui sont commis à leur conduite ont contractées par leurs actions ? Les paroles suivantes montrent bien quelle a été la persévérance de ce saint homme dans ses bonnes oeuvres : C'est ainsi que Job avait coutume d'agir. Car il est écrit que celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé. (Mt 23,13) Comme donc l'on voit la sainteté de l'action de Job dans son sacrifice, l'on en remarque la persévérance dans la réitération continuelle de ce même sacrifice. Après avoir ainsi légèrement passé sur la suite de l'histoire, l'ordre que nous nous sommes d'abord proposé de suivre dans cette explication demande de nous que, reprenant le commencement de notre texte, nous entrions maintenant dans les mystères des allégories. [1,4] EXPOSITION DU SENS ALLÉGORIQUE. CHAPITRE IV. Il y avait dans le pays d'Uts un homme qui s'appelait Job. Nous ne doutons pas que cela n'ait été selon la vérité de l'histoire, mais il faut examiner comment cela s'est accompli dans le sens allégorique et figuré. Nous avons déjà dit que Job signifie plein de douleur et Uts, plein de conseil. De qui Job est-il donc la figure, sinon de Celui dont parle le prophète lorsqu'il dit : Il a Lui-même porté nos douleurs. Et il habite dans la terre d'Uts, parce qu'Il règne dans le coeur de ceux qui prennent de sages conseils. D'ailleurs saint Paul dit que Jésus Christ est la Vertu et la Sagesse de Dieu. Et cette même Sagesse incréée parle ainsi de la bouche de Salomon : Moi qui suis la Sagesse, J'habite dans le conseil et Je suis présent dans les pensées prudentes et bien sensées. Ainsi Job habite dans la terre d'Uts, parce que la Sagesse éternelle qui a souffert pour nous une si douloureuse Passion, choisit pour sa demeure les coeurs qui prennent des conseils prudents pour la conduite de leur vie. Il était simple et juste : le mot simple marque la douceur et celui de juste marque une équité exacte et sévère. Car il arrive souvent que, voulant accomplir la justice avec trop de sévérité et d'exactitude, l'on abandonne la douceur, et qu'en voulant conserver trop de douceur, on se détourne de l'équité et de la justice. Mais le Fils de Dieu, S'étant revêtu de notre nature, a gardé tout ensemble, et la simplicité et l'équité dans les actions; puisque, tout en agissant avec douceur, Il n'a point abandonné la sévérité de la justice, et qu'en observant exactement la justice, Il a toujours témoigné dans sa conduite de beaucoup de douceur. C'est pourquoi lorsque quelques-uns des Juifs lui emmenèrent une femme adultère, afin de Le faire tomber dans l'immiséricorde ou dans l'injustice, Il Se défendit admirablement de l'un et de l'autre de ces deux excès, en leur disant : Que celui d'entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. Il donne un exemple de simplicité et de douceur, en disant : que celui d'entre vous qui est sans péché, et en donne un de zèle et de justice lorsqu'Il ajoute : qu'il jette le premier la pierre contre elle. C'est pour cette raison que le prophète lui adresse ces paroles dans un de ses psaumes : Sois vainqueur, monte sur ton char, défends la vérité, la douceur et la justice. (Ps 45,4) Et en effet, le Seigneur, en accomplissant la vérité, a gardé la douceur et la justice avec un si parfait tempérament que ni le relâchement de la douceur n'a point affaibli en Lui le zèle de l'équité, ni le zèle de l'équité n'a point détruit en son coeur les sentiments de douceur et de tendresse. Il craignait Dieu, et se détournait du mal. Un prophète, parlant du Seigneur, dit que l'esprit de crainte de Dieu l'a rempli. Car le Sauveur, S'étant incarné, a Lui-même accompli tout ce qu'Il nous a commandé, afin de nous porter par son exemple à l'accomplissement de ses préceptes. Ainsi, selon la nature humaine il est vrai de dire qu'Il a craint Dieu, et qu'afin de racheter l'homme superbe, Il a souffert pour lui une mort ignominieuse. Ce qui est dit ensuite de Job, qu'il s'était éloigné du mal, marque aussi fort bien ce que le Seigneur a fait pour l'amour de nous. Car l'on peut véritablement dire de Lui qu'Il S'était éloigné du mal, non pas en le quittant après l'avoir fait, mais en le condamnant lorsqu'Il l'a trouvé dans le monde. Car en naissant, Il a rejeté cette ancienne manière de vivre qui s'était introduite parmi les hommes, et Il a imprimé dans les moeurs de ses disciples cette vie nouvelle qu'Il avait apportée du ciel. [1,5] CHAPITRE V. Il lui naquit sept fils et trois filles. Que signifie le nombre de sept, sinon la perfection ? Car sans parler des raisons humaines que l'on apporte ordinairement en faveur de ce nombre tout mystérieux, comme de dire qu'il est composé du premier nombre pair qui est divisible et du premier nombre impair qui est indivisible; il est certain que l'Écriture sainte en use pour signifier la perfection. C'est pourquoi elle dit que le Seigneur Se reposa de tous ses ouvrages le septième jour. (Gn 2,2) C'est pour la même raison que le septième jour de la semaine a été donné aux hommes pour être leur jour de sabbat et de repos. Et c'est encore pour cela que l'année de Jubilé, qui exprime le repos parfait, est composé de sept semaines d'années, auxquelles si nous ajoutons l'unité, nous trouvons le nombre mystérieux de cinquante qui marque notre réconciliation avec Dieu. Il eut donc sept fils, c'est-à-dire les apôtres, qui agirent avec un courage mâle dans la prédication de l'évangile et qui, accomplissant les préceptes de perfection, ne dégénérèrent point dans leurs actions de la force et du courage du plus noble sexe. Aussi Jésus Christ en choisit douze, pour les remplir de la perfection des sept Grâces du saint Esprit. Car le nombre de sept étant multiplié en soi-même par les parties qui le composent, à savoir quatre par trois, ou trois par quatre, fait celui de douze. Le Seigneur choisit aussi douze apôtres parce qu'Il les envoyait prêcher la sainte Trinité aux quatre coins du monde, et qu'ainsi il était convenable qu'ils marquassent par leur nombre la perfection qu'ils annonçaient et par leurs actions, et par leurs paroles. Il eut aussi trois filles. Que nous représentent les filles de Job, sinon les fidèles, qui, quoique plus faibles et moins parfaits que leurs pasteurs, ne laissent pas de maintenir constamment la foi de la sainte Trinité, qu'ils ont reçue. Ainsi les sept fils nous marquent l'ordre des prédicateurs et prélats, et les trois filles la multitude des peuples fidèles qui les suivent et qui les écoutent. Ces trois filles peuvent aussi nous figurer les trois différents états des fidèles. Et en effet ces filles ne sont ici nommés qu'après les fils, comme pour marquer qu'après que la force et la vertu des apôtres ont paru dans l'Eglise, il s'y est formé les trois différents états de fidèles, à savoir de pasteurs, de continents et de mariés. Aussi est-ce pour cette raison que le prophète Ézéchiel dit avoir appris qu'il y avait eu trois hommes de délivrés, à savoir Noé, Daniel et Job. (EZ 14,14 et 20) Car Noé, qui a conduit l'arche sur les eaux du déluge, nous figure l'ordre des pasteurs, qui, étant élevés au-dessus des peuples pour être les modèles de leur vie, gouvernent la sainte Église parmi les flots des tentations. Daniel, qui a gardé une continence admirable, marque la vie des personnes continentes, qui, renonçant à tous les plaisirs de la terre, dominent par l'élévation de leur âme sur cette Babylone qu'ils ont méprisée. Et enfin Job nous représente fort bien la vie des personnes mariées, qui, employant les biens temporels qu'ils possèdent en de bonnes oeuvres, se servent de cette vie terrestre comme d'un chemin pour s'avancer sans cesse vers la céleste patrie. Ainsi ce n'est pas sans mystère que la naissance de ces trois filles suit celle des fils, puisque les saints apôtres ont été suivis des trois différents ordres des fidèles qui composent toute l'Eglise. [1,6] CHAPITRE VI. Il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux. Parce que les simples fidèles ont été tirés de différentes sortes de vies, après que l'Écriture les a exprimés en général sous le nom de fils et de filles, elle les marquent ensuite plus distinctement sous la figure de ces animaux. Et en effet, que nous figurent ces sept mille brebis, sinon la parfaite innocence de quelques-uns d'entre les Juifs, qui ont passé des pâturages de la Loi à la perfection de la Grâce ? Et que signifient les trois mille chameaux, sinon les Gentils, qui, tout vicieux et défigurés qu'ils étaient auparavant par les dérèglements de leur vie, sont parvenus ensuite à la plénitude de la foi ? Or dans l'Écriture le chameau figure quelquefois Jésus Christ et quelquefois le peuple des Gentils. Le Seigneur est figuré par cet animal, lorsqu'Il dit Lui-même aux Juifs qui contrariaient ses paroles : Vous rejetez un moucheron et avalez un chameau. (Mt 23,24) Car le moucheron pique en faisant du bruit, et le chameau se baisse volontairement pour recevoir la charge que l'on met sur lui. Ainsi les Juifs ont rejeté un moucheron, lorsqu'ils ont demandé qu'un séditieux et un voleur fussent délivrés, et ont avalé un chameau lorsqu'ils ont crié à haute voix que l'on fît mourir Celui qui était descendu vers nous volontairement, pour recevoir sur Lui le fardeau de notre mortalité. Les Gentils sont aussi figurés par le chameau, d'où vient que lorsque Rebecca alla trouver Isaac, elle était portée sur un chameau, pour marquer cette même Église des Gentils, qui, avant d'arriver à Jésus Christ, était comme toute contrefaite par les actions vicieuses et déréglées de sa vie ancienne. Aussi Rebecca descendit, quand elle vit Isaac; parce que le paganisme abandonna tous ses vices, aussitôt qu'il eût connu Jésus Christ et descendit de son élèvement fastueux jusqu'à la bassesse de l'humilité chrétienne. Elle se couvrit le visage du coin de sa robe; parce que les Gentils se trouvèrent devant Dieu dans une extrême confusion à la vue de leur vie passée, ce qui fait dire à l'Apôtre : Quels fruits portiez- vous alors? Des fruits dont vous rougissez aujourd'hui. Puis donc que ces brebis de Job, qui, en passant par les pâturages de la Loi, viennent à la Foi de Jésus Christ, nous marquent les Juifs, nous pouvons fort bien, sous la figure des chameaux, entendre les Gentils, qui sont comme tout bossus et contrefaits par le dérèglement de leurs actions, et chargés du culte superstitieux d'une infinité d'idoles. Parce que comme les bosses, que les chameaux portent sur leurs dos, tirent leur origine et leur accroissement de leur substance, ainsi ces faux dieux du paganisme viennent de la propre invention des Gentils, qui se les sont eux-mêmes forgés pour les adorer. Mais comme les chameaux étaient de ces sortes d'animaux que la Loi appelait immondes, ils peuvent aussi nous représenter les vices des Samaritains. Car les chameaux ruminent, mais n'ont pas le pied fendu. Ainsi l'on peut dire que les Samaritains ruminent, en ce qu'ils reçoivent de la Loi, et qu'ils n'ont pas le pied fendu, en ce qu'ils en rejettent une partie. Il est encore vrai de dire qu'ils portent un très pesant fardeau sur le dos, parce que, ne recevant point la foi de la résurrection, ils n'ont nulle espérance de l'éternité dans toutes leurs actions. Et y a-t-il en effet rien de plus onéreux et de plus pénible que de supporter toutes les afflictions du siècle qui passe et de n'être point consolé par l'attente d'obtenir pour sa récompense une félicité qui ne passe point ? Puis donc que, quand le Sauveur est venu Se couvrir de notre chair, Il a rempli de la grâce de la perfection le peuple juif, et a conduit à la connaissance de la foi plusieurs d'entre les Samaritains, devant lesquels Il a fait plusieurs miracles, nous pouvons dire de Job, qui a été comme l'ombre de la Vérité, qu'il avait en sa possession sept mille brebis et trois mille chameaux. [1,7] CHAPITRE VII. Les biens de Job consistaient aussi en cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses. Nous avons déjà dit que le nombre de cinquante, qui est composé de sept septénaires auxquels on joint l'unité, marque le repos. D'ailleurs le nombre de dix est le symbole de la plénitude. De sorte que le nombre de cinq cents, étant formé de celui de cinquante multiplié par dix, représente fort bien la plénitude du repos qui est promis aux fidèles. Or dans l'Écriture sainte les bœufs sont quelquefois la figure des personnes stupides et hébétées et quelquefois aussi l'image de ceux qui mènent une vie vertueuse et pleine de bonnes oeuvres. Le premier sens nous est marqué dans ces paroles de Salomon : Il se mit tout à coup à la suivre, comme le bœuf qui va à la boucherie. Et nous trouvons l'autre sens dans ce précepte de la Loi rapporté par Moïse : Tu n'emmuselleras point le bœuf, quand il foulera le grain. (Dt 25,4) Ce qui est confirmé plus clairement dans l'évangile par ces paroles : Tout ouvrier mérite son salaire. (Mt 10,10) L'âne signifie aussi quelquefois la paresse des stupides et des hébétés; quelquefois les mouvements déréglés de l'impudicité; et quelquefois la simplicité des Gentils. Moïse marque la paresse des stupides dans ces paroles : Tu n'accoupleras point l'âne avec le bœuf pour labourer; (Dt 220,10) comme s'il disait : Tu ne joindras point les stupides avec les sages, de crainte que celui qui est incapable de faire une chose ne soit un obstacle qui empêche d'agir celui qui est capable de l'exécuter. Le dérèglement de la concupiscence nous est figuré par ces animaux lorsqu'un prophète, parlant de l'impudicité effrénée de certains peuples, dit qu'ils étaient comme des ânes. Et enfin, la simplicité du peuple des Gentils nous a été exprimée lorsque le Seigneur, faisant son entrée à Jérusalem, voulut être monté sur une ânesse. Car cette action nous marque qu'en gouvernant les coeurs simples des Gentils qu'Il possédait, et régnant sur eux, Il devait les conduire jusqu'à la vision bienheureuse de la Paix divine. Nous trouvons dans un prophète un témoignage fort clair, pour faire voir que les Juifs sont figurés par les boeufs, et les Gentils par les ânes. Car il dit que le bœuf a reconnu son possesseur et l'âne l'étable de son maître. Et en effet, qui a été ce bœuf si docile, sinon le peuple juif, qui a soumis son col au joug de la Loi ? Et qui a été cet âne stupide, sinon le peuple des Gentils qui, comme une bête brute, s'est laissé séduire en mille manières et, sans se servir de sa raison pour se défendre des mensonges, s'est honteusement assujetti à toutes sortes d'erreurs ? Ainsi le boeuf a reconnu son possesseur et l'âne l'étable de son maître, (Is 1,3) lorsque les Juifs ont trouvé et reconnu le Dieu, qu'ils servaient sans Le connaître, et que les Gentils ont reçu la nourriture de la Loi, dont ils avaient été si longtemps privés. De sorte que ce que l'Écriture avait figuré par les brebis et les chameaux, est ici marqué de nouveau par les boeufs et les ânes que possédait Job. Or la Judée a eu, même avant la Venue de son Rédempteur, de ces boeufs laborieux, c'est-à-dire des ouvriers qu'elle envoyait prêcher le vrai Dieu, et c'est à eux que s'adressent ces paroles de l'évangile : Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte; et, quand il l'est devenu, vous en faites un fils de la géhenne deux fois plus que vous. (Mt 23,15) Car ils étaient accablés sous la pesanteur du joug de la Loi, parce qu'ils s'assujettissaient avec superstition à la seule écorce et à la simple lettre de ses préceptes extérieurs. C'est pourquoi la Vérité leur dit, afin de les en délivrer : Venez à Moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et Je vous donnerai du repos. Prenez mon joug sur vous et recevez mes instructions, car Je suis doux et humble de coeur. (Mt 11,29-30) De sorte que les cinq cents paires de boeufs, dont il est ici question, signifient la même chose que ce soulagement et ce repos que Jésus promet dans son évangile à ceux qui auront bien travaillé dans l'observation de ses préceptes. Car où tendent ceux qui se soumettent à la domination du Seigneur, sinon au véritable repos ? C'est pourquoi l'Écriture marque que Job possédait aussi cinq cents ânesses, parce que ceux d'entre les Gentils qui sont appelés se chargent volontairement du poids des préceptes, dans le désir qui les presse d'arriver à ce repos bienheureux. Aussi est-ce cet ardent désir du peuple des Gentils que Jacob a voulu autrefois signifier par ces paroles prophétiques qu'il adressa à ses enfants : Issacar est un âne robuste, qui se couche dans les étables. Il voit que le lieu où il repose est agréable, et que la contrée est magnifique; et il courbe son épaule sous le fardeau. Car se coucher dans les étables, c'est se reposer dans l'attente de la fin du monde, ne recherchant rien de tout ce qui est parmi nous, ne désirer autre chose que l'éternité. Or cet animal robuste, qui envisage le repos et la bonté de la terre, nous figure le peuple des Gentils, qui, agissant avec une louable simplicité, s'emploie à l'exercice des bonnes ouvres dans le désir d'arriver à la patrie de la vie future; parce qu'ayant en vue ce repos céleste, il se soumet à l'accomplissement des préceptes les plus pesants et les plus rudes, et l'espoir de la récompense lui fait considérer comme léger et facile tout ce que le peu de courage des autres leur fait trouver de dur et moins supportable. Comme donc Dieu en choisit plusieurs d'entre les Juifs et les Gentils pour les rendre participants de ce repos éternel, c'est avec beaucoup de raison qu'il est dit que Job possédait cinq cents bœufs et cinq cents ânesses. [1,8] CHAPITRE VIII. Job avait aussi un fort grand nombre de serviteurs. Il y aurait sujet de s'étonner pourquoi l'Ecriture décrit premièrement le nombre des animaux qu'il possédait, et réserve à la fin à parler de ses serviteurs, si l'on ne savait que Dieu a choisi d'abord les personnes stupides et grossières du monde, pour les faire venir à la connaissance de la foi, avant d'y appeler les personnes sages et éclairées, selon ces paroles de saint Paul : Parmi vous qui avez été appelés il n'y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. (I Cor. 1,26) Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages. (I Cor 1,27) Et en effet, les commencements de l'Église ont été fondés sans le secours des lettres humaines et des sciences séculières, afin de faire connaître aux prédicateurs de la Vérité que ce n'était pas l'éloquence et la force de leurs paroles, mais le seul mérite de la cause qu'ils soutenaient, qui attirait tout le monde à la foi de Jésus Christ. Et cet homme était le plus considérable de tous les fils de l'Orient. Le prophète, qui dit du Sauveur que son nom est Orient, marque assez que tous ceux qui ont la foi dans cet Orient divin sont fort bien appelés fils de l'Orient. Mais parce que tous les hommes ne sont purement qu'hommes, et que cet homme, appelé Orient, est aussi Dieu, c'est avec beaucoup de raison que l'Ecriture dit qu'Il était le plus considérable de tous les fils de l'Orient, comme si elle disait clairement : Il surpasse tous ceux qui naissent à Dieu dans la foi, car ce n'est pas par un simple droit d'adoption, mais par le droit même de sa Nature divine qu'Il est élevé à ce souverain honneur de Fils de Dieu; puisque, encore que selon son Humanité Il ait paru semblable à tous les autres enfants de Dieu, Il est néanmoins toujours demeuré dans une éminence qui lui est particulière, et qui est infiniment élevée au-dessus des autres. Ses fils allaient les uns chez les autres et donnaient tour à tour un festin. C'est-à-dire, les apôtres allaient dans tous les pays du monde présenter aux hommes qui les écoutaient la vérité et toutes les vertus chrétiennes, comme des viandes exquises, qu'ils leur donnaient à manger. C'est pourquoi le Seigneur dit à ces mêmes enfants dans l'évangile, en parlant de cette multitude de peuple qui avait faim : Donnez-leur vous-mêmes à manger. (Mt 14,16) Et ailleurs : Je ne veux pas les renvoyer à jeun, de peur que les forces ne leur manquent en chemin. (Mt 15,32) Comme s'II disait : Je veux qu'ils reçoivent de votre bouche la consolation dont ils ont besoin, de crainte qu'étant privés de la nourriture de la vérité, ils ne succombent dans les travaux de cette vie. Le Sauveur dit encore en un autre lieu à ses mêmes enfants : Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle. (Jn 6,27) L'Écriture ajoute ici que les enfants de Job s'invitaient de la sorte dans leurs maisons, chacun à son jour. Si les ténèbres de l'ignorance sont appelés avec raison la nuit du coeur, l'intelligence ne doit-elle pas être nommée une lumière ? C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit : Tel fait une distinction entre les jours; tel autre les estime tous égaux. (Rom 14,5) Comme s'il voulait dire que l'un connaît certaines choses parmi plusieurs autres, qui se dérobent à sa connaissance et qu'un autre connaît toutes celles qui peuvent être connues, comme elles sont. Les enfants de Job se donnaient les uns aux autres un festin donc chacun à leur jour; parce que chaque prédicateur de l'évangile nourrit les esprits de ses auditeurs des viandes de la vérité, selon la mesure de sa capacité et de ses lumières. Saint Paul faisait un festin à son jour lorsqu'il disait : La veuve est plus heureuse, néanmoins, si elle demeure comme elle est, suivant mon avis. (I Cor 7,40) Et il avertissait chacun des fidèles de penser à son jour, quand il leur disait : Que chacun agisse selon la disposition de son esprit. Et ils invitaient leurs trois soeurs à manger et à boire avec eux. Les fils de Job envoient inviter leurs soeurs au festin, parce que les apôtres annoncent aux moindres et aux plus infirmes de leurs auditeurs les joies du festin céleste; et, voyant ces âmes vides et destituées de la nourriture de la vérité, il les rassasient des viandes de leurs saintes prédications. Et il est dit que c'est pour manger et boire avec eux; parce que l'Ecriture nous sert quelquefois de viande et quelquefois de breuvage. Elle nous est une viande dans ses lieux obscurs, parce qu'alors il est nécessaire de la rompre, c'est-à-dire de l'expliquer, et si l'on peut parler ainsi, de la mâcher en la mangeant. Et elle nous est un breuvage dans ses lieux clairs, parce qu'alors on peut dire qu'on la boit comme on la trouve. Un prophète l'estima être une viande bien solide, qui avait besoin d'être rompue et coupée en morceaux pour être mangée, lorsqu'il dit : Les enfants demandent du pain, et personne ne leur en rompt. (Lam 4,4) C'est-à-dire que les personnes faibles et ignorantes dans la science spirituelle ont demandé l'explication des passages les plus difficiles et les plus élevés de l'Ecriture, mais il ne s'est trouvé personne qui fût capable de leur en donner l'intelligence. Un autre prophète a considéré l'Ecriture sainte comme un breuvage lorsqu'il dit : Vous tous qui avez soif, venez aux eaux. (Is 55,1) Et si les préceptes de Jésus Christ, qui sont clairs, n'étaient pas un breuvage, la Vérité incréée ne nous crierait pas Elle- même : Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à Moi, et qu'il boive. (Jn 7,37) Le même prophète Isaïe rapporte que la Judée manqua de nourriture et de breuvage, lorsqu'il dit : Sa noblesse mourra de faim, et sa multitude sera desséchée par la soif. (Is 5,13) Car il est donné à peu de gens de comprendre les choses obscures et cachées de l'Ecriture, alors que tous sont capables d'entendre ce qui ne regarde que l'histoire. C'est pourquoi il ne dit pas que les premiers des Juifs moururent de soif, mais de faim, parce que ceux qui étaient préposés sur les autres, ne s'étant appliqués qu'à l'intelligence de l'écorce et de l'extérieur de la lettre, n'étaient pas capables, pour ainsi dire, de la mâcher par un examen intérieur et une exacte discussion. Et parce qu'il arrive que quand les plus éclairés et les plus spirituels manquent de lumière, les faibles connaissances des simples fidèles en sont obscurcies, et tombent, même à l'égard des choses extérieures, dans une aridité mortelle; le prophète dit fort bien que le peuple sera desséché par la soif, comme s'il disait plus clairement : le commun des fidèles ayant abandonné le soin de bien vivre ne recherche pas même les ruisseaux, c'est-à-dire la connaissance des événements extérieurs de l'histoire sainte. Ceux-là néanmoins témoignent que les préceptes les plus cachés de l'Écriture leur ont été éclaircis et qu'ils les ont fort bien entendus, qui disent par manière de plainte à leur Juge qui les réprouvait : Nous avons mangé et bu devant Toi; et qui ajoutent encore plus clairement : et Tu as enseigné dans nos rues. Il faut donc conclure que, puisque les saintes Écritures sont comme rompues lorsqu'on en explique les lieux les plus obscurs et que, pour ainsi dire, on les boit ou on les avale sans peine lorsqu'on prend le sens des lieux clairs comme il se présente, les enfants de Job nous figurent fort bien cette vérité, lorsqu'ils invitent leurs trois sœurs à manger et à boire avec eux. Comme s'il était dit en termes clairs : Ils attiraient à eux par de douces persuasions les personnes faibles et imparfaites, afin de nourrir tout ensemble leurs esprits et par l'explication des vérités les plus élevées et par la connaissance des moindres choses, qui ne regardent que l'histoire. [1,9] CHAPITRE IX. Et quand les jours de festin étaient passés, Job appelait et sanctifiait ses fils, puis il se levait de bon matin et offrait pour chacun d'eux un holocauste. Les jours de festin passent quand le ministère de la prédication s'accomplit. Et ces festins étant achevés, Job offre des holocaustes pour ses enfants; parce que Jésus Christ a prié pour les apôtres lorsqu'ils venaient de prêcher. Et c'est avec raison qu'il est dit qu'il les appelait et les sanctifiait, puisque quand le Seigneur envoya le saint Esprit, qui vient de Lui, dans les coeurs de ses disciples, Il les purifia de toutes les fautes qu'ils avaient pu faire. Or, l'Écriture marque que Job se levait dès le matin pour offrir des holocaustes, parce que le Sauveur, en offrant pour nous son intercession et sa prière, a dissipé la nuit de l'erreur par la lumière qu'Il a répandue dans les ténèbres de l'esprit humain; de crainte que l'âme ne contractât secrètement quelque tache de péché dans l'exercice des fonctions saintes; qu'elle ne s'attribuât le bien qu'elle accomplirait; et qu'en s'attribuant elle n'en perdit tout le mérite. Aussi est-ce pour cette raison que l'Écriture ajoute ensuite : Car Job disait : Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils offensé Dieu dans leur coeur. Car ne pas bénir Dieu, c'est se glorifier de ses Dons; et c'est pour cette raison que Jésus Christ lava les pieds de ses apôtres après leurs prédications, afin de montrer que dans les meilleures actions on amasse ordinairement quelque poussière, et que la même parole de vérité qui purifie les coeurs de ceux qui l'écoutent salit les pieds de ceux qui l'annoncent : parce qu'il arrive presque toujours à ceux qui instruisent et qui exhortent les autres, de concevoir dans le fonds du coeur une secrète vanité, quelque légère qu'elle puisse être, de ce que la Grâce de la prédication se répand par leur ministère, de sorte qu'en purifiant les actions des autres par leurs paroles, ils amassent, dans un beau chemin, de la poussière de la vaine gloire. Ainsi, l'action de notre Seigneur de laver les pieds à ses disciples après leurs prédications, ne signifie autre chose sinon qu'après la gloire d'avoir annoncé la vérité, il était besoin de secouer la poussière des pensées mauvaises et de nettoyer les pieds de l'âme des secrets mouvements de vanité qu'elle a contractés dans le chemin de l'évangile. Et il ne faut pas imaginer que l'incertitude de ces paroles de Job : Peut-être mes fils ont-ils péché blesse la perfection de la Science infinie du Médiateur, qui a été figuré par ce saint homme. Car, encore que rien ne se dérobe à la connaissance de notre Sauveur, Il a bien voulu, en Se revêtant de notre nature, représenter aussi en sa Personne notre ignorance, afin de S'en servir pour nous enseigner. C'est pourquoi, en Se mettant à notre place, Il parle comme s'Il doutait lorsqu'Il dit : Mais, quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-Il la foi sur la terre ? Après donc que les festins des enfants de Job furent achevés, il offrit pour eux des holocaustes, en disant : Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils offensé Dieu dans leur coeur. Parce que le Sauveur, ne Se contentant pas d'avoir délivré ses prédicateurs des maux dont ils ont été attaqués, Il les sauve encore des tentations qui viennent les troubler dans leurs bonnes oeuvres. C'est ainsi que Job avait coutume d'agir. Parce que le Rédempteur offre sans cesse pour nous un holocauste à son Père, en Lui présentant continuellement son Incarnation pour notre salut. Car son Incarnation est une offrande d'expiation pour nos péchés. Et en S'offrant comme homme, Il efface par la vertu de sa Médiation les péchés de l'homme, et par le mystère de l'humanité qu'Il a prise, Il immole un sacrifice éternel; les choses qu'Il purifie étant aussi éternelles. [1,10] (EXPOSITION DU SENS MORAL) CHAPITRE X. Il y avait dans le pays d'Uts un homme qui s'appelait Job. Puisque le nom de Job signifie plein de douleur et celui de Uts : plein de conseil, c'est avec raison qu'ils figurent l'un et l'autre chacun des élus; d'autant que celui qui, ressentant de la douleur des choses présentes, aspire continuellement aux éternelles habite sans doute dans une âme qui prend un salutaire conseil. Car il y a des personnes qui négligent de telle sorte le règlement de leur vie, que, ne recherchant que les seuls biens passagers et ne pensant pas seulement aux éternels ou les méprisant lorsqu'ils y pensent, ils n'en ressentent pas la moindre douleur et sont incapables de prendre quelque bon conseil et de former aucun dessein qui soit salutaire. Ils ne font nulle attention sur les biens célestes qu'ils ont perdus, et, misérables qu'ils sont en un état si funeste, ils s'estiment bienheureux dans la possession des biens de la terre. Ils n'élèvent jamais les yeux de leur âme vers la lumière de la vérité, pour laquelle la Bonté de Dieu les avait formés. Ils n'aspirent point par les élans de leurs désirs vers les joies ineffables de la céleste patrie, mais s'oubliant malheureusement eux- mêmes dans la jouissance de ces choses basses auxquelles ils se sont abandonnés, ils aiment ce lieu d'exil où ils ont été relégués comme si c'était leur véritable patrie, et se réjouissent dans les ténèbres de leur aveuglement déplorable, comme s'ils étaient éclairés de la plus brillante lumière. Les élus, au contraire, voyant que tout ce qui est passager n'est rien, n'aspirent qu'au bonheur pour lequel ils ont été mis au monde. Et comme hors de Dieu, rien n'est capable de les satisfaire, après s'être inutilement lassés dans la vaine recherche des biens périssables, toutes leurs pensées vont se reposer dans l'espérance et la contemplation de leur Créateur. Ils brûlent du désir d'être associés à la bienheureuse compagnie des célestes citoyens. Quoiqu'ils soient encore en ce monde, ils sortent néanmoins en esprit comme hors du monde. Ils déplorent continuellement le malheureux exil auquel ils sont relégués, et ils s'élèvent sans cesse par les élans de leur amour vers la sublime patrie. De sorte que, considérant avec douleur que ce qu'ils ont perdu est éternel, ils forment le conseil si salutaire de mépriser tout ce qui, étant sujet au temps, ne fait que passer; et plus la lumière de ce divin conseil éclaire leur âme, pour lui faire abandonner les biens périssables, plus la douleur, dont ils sont touchés, s'accroît de ce que cette lumière et cette sagesse ne sont pas encore arrivées au comble de leur dernière perfection. Et c'est ce qui fait dire à Salomon : Celui qui augmente sa science augmente sa douleur, (Ec 1,18) puisqu'il ressent d'autant plus de douleur d'être retenu dans les choses basses et terrestres qu'il connaît plus clairement les biens sublimes qu'il ne possède pas encore. C'est donc avec beaucoup de raison qu'il est dit ici que Job habitait dans la terre d'Uts; puisque, ainsi que nous venons de le faire voir, l'esprit affligé de chaque élu est rempli d'un sage conseil et d'une science salutaire. Il faut aussi remarquer qu'il n'y a nulle peine et nulle douleur d'esprit dans les actions inconsidérées et imprudentes. Car ceux qui agissent sans conseil et sans prévoyance, et qui s'abandonnent aveuglément à la fortune et au hasard des événements, ne sont nullement tourmentés par l'inquiétude et par toutes ces différentes pensées qui fatiguent un esprit qui délibère. Mais celui qui fixe solidement son esprit par la maturité du conseil et de la raison s'observe avec circonspection et avec prudence dans toutes ses actions; et de peur qu'il ne soit surpris par quelque événement inopiné et quelque obstacle imprévu, il examine d'abord la chose, en la sondant doucement par sa prévoyance, et comme avec le pied de sa pensée, afin que, lorsqu'il lui faudra agir, la crainte ne le retienne pas; que lorsqu'il lui faudra différer, l'inconsidération ne le précipite point; que dans le mal, la concupiscence ne le surmonte point à guerre ouverte et que la vaine gloire ne le fasse tomber dans des pièges secrets et cachés. Il est donc vrai de dire que Job habite dans la terre d'Uts lorsque l'esprit d'un élu est d'autant plus fatigué par le travail de marcher dans la voie étroite qu'il fait plus d'efforts pour se conduire en toutes ses actions avec conseil et avec prudence. [1,11] CHAPITRE XI. Il était simple et juste; il craignait Dieu et se détournait du mal. Quiconque aspire à la patrie éternelle doit être simple dans ses actions et juste et droit dans sa foi : simple dans les bonnes oeuvres qu'il pratique à l'extérieur, et droit dans les sentiments plus relevés dont il se nourrit intérieurement. Car il y en a quelques-uns qui ne sont pas simples dans le bien qu'ils font, parce qu'ils n'en recherchent pas la récompense intérieure, mais seulement les avantages extérieurs. Ce qui a fait dire autrefois admirablement à un homme sage : "Malheur au pécheur qui marche sur la terre par deux chemins". Et en effet, le pécheur marche par deux chemins quand l'action qu'il fait regarde Dieu, et que ce qu'il y recherche dans le secret de l'intention, regarde le monde. C'est aussi avec beaucoup de raison qu'il est dit de Job qu'il craignait Dieu et se détournait du mal; parce que c'est par la crainte que la sainte Église des élus commence à entrer dans les voies de la simplicité et de la justice; et que c'est pas la charité qu'elle l'accomplit, puisqu'elle n'est entièrement éloignée du péché que lorsque la considération de l'amour qu'elle a pour Dieu est ce qui l'empêche de le commettre désormais. Car lorsqu'elle ne fait le bien que par le mouvement de la crainte, elle n'est pas encore tout à fait éloignée du mal, puisqu'elle pèche en effet en ce qu'elle voudrait bien pécher, si elle le pouvait impunément. Ce n'est donc pas sans raison que l'Écriture, ayant dit que Job craignait Dieu, ajoute aussitôt et se détournait du mal, puisque quand la crainte est suivie de l'amour de Dieu, le péché, qui était extérieurement abandonné par le motif de la crainte, est véritablement détruit et comme foulé aux pieds par une volonté ferme de bien vivre, que la charité forme dans le coeur. Et parce que, de même que tous les vices sont réprimés par la crainte, toutes les vertus sont produites par la charité, l'Ecriture ajoute : Il lui naquit sept fils et trois filles. Nous avons sept fils lorsque notre coeur, concevant de bonnes pensées, enfante pour ainsi dire les sept vertus du saint Esprit. Le dénombrement de ces productions intérieures, dont la fécondité de l'Esprit de Dieu remplit notre âme, nous est marqué par ces paroles d'un prophète : L'Esprit du Seigneur reposera sur Lui : l'Esprit de sagesse et d'intelligence, l'Esprit de conseil et de force, l'Esprit de connaissance et de crainte de Dieu. (Is 11,2) Lors donc que par la venue du saint Esprit dans notre coeur, il s'y engendre la sagesse, l'intelligence, le conseil, la force, la science, la piété et la crainte du Seigneur, c'est comme une postérité durable qui naît dans nos âmes, et qui conserve la noblesse de notre divine extraction, pour la faire vivre d'autant plus longtemps qu'elle la joint et l'allie à l'amour de l'éternité. Or les sept fils ont trois soeurs en nous, parce que ces vertus joignent à la foi, à l'espérance et à la charité tout ce qu'elles font de mâle et de généreux. Car ces sept fils ne peuvent parvenir à la plénitude du nombre de dix, si tout le bien qu'ils produisent n'est uni à ces trois filles du ciel : la foi, l'espérance et la charité. Et d'autant que cette première troupe de vertus célestes est suivie d'une grande multitude de bonnes pensées et de bonnes oeuvres, il est dit ensuite : Il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux. [1,12] CHAPITRE XII. Il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux. Sans blesser la vérité de l'histoire, nous pouvons imiter spirituellement ce que nous savons s'être passé d'une manière corporelle. Et en effet, nous possédons ces brebis lorsque, conservant une parfaite pureté de coeur, nous donnons, pour ainsi dire, aux pensées innocentes qui s'y forment, la nourriture que nous avons tirée de la vérité. Et nous possédons trois mille chameaux, quand nous assujettissons à la raison de la foi tout ce qui se rencontre en nous de trop enflé et de difforme, et que nous le soumettons, volontairement et par un véritable esprit d'humilité, à la connaissance que nous avons de la Trinité divine. Ainsi nous possédons des chameaux, lorsque nous nous dépouillons humblement des sentiments d'orgueil qui s'élèvent en nous. Nous possédons des chameaux lorsque nous rabaissons nos pensées par condescendance à la faiblesse de nos frères et que, supportant les fardeaux les uns des autres, nous compatissons charitablement aux infirmités de notre prochain. L'on peut entendre aussi par les chameaux, qui n'ont pas le pied fendu mais qui ruminent, la louable dispensation des choses terrestres; parce que ces biens temporels ayant quelque chose de Dieu et quelque chose du siècle, il était fort à propos de les figurer par un animal que la Loi appelait commun ou immonde. Car encore que la dispensation de ces choses temporelles serve pour l'éternité, il est néanmoins comme impossible de s'en acquitter sans quelque trouble d'esprit. Parce que donc d'une part cette occupation cause présentement de la confusion dans l'âme et que de l'autre elle nous prépare une récompense pour l'avenir, elle est fort bien représentée par un animal commun, qui a quelque chose de la Loi et quelque chose qui n'en est point. Et en effet, l'on peut dire de cette dispensation qu'elle n'a point le pied fendu, puisque l'âme, en s'y occupant, ne se sépare point entièrement des choses terrestres; mais il n'est pas moins vrai de dire d'elle qu'elle rumine, puisqu'en s'acquittant fidèlement de la dispensation de ces choses temporelles, l'on a droit d'espérer avec une confiance certaine les choses célestes. Ainsi, cette dispensation des biens du monde, nous étant représentée par le chameau, est conforme à la Loi comme par sa tête, en ce que ce sont des choses célestes auxquelles on aspire dans les bonnes oeuvres que l'on exerce, et elle en est différente comme par les pieds, en ce que ce sont des choses temporelles auxquelles on s'emploie par ses actions. Lors donc que nous soumettons ces occupations terrestres à la connaissance et à la foi de la Trinité, c'est comme des chameaux que nous possédons dans un nombre indivisible. [1,13] CHAPITRE XIII. Job possédait aussi cinq cents paires de boeufs et cinq cents ânesses. Nous avons en notre possession des paires de boeufs, lorsque les vertus s'emploient d'un commun accord, comme à labourer et à fendre la dureté de notre coeur; et des ânesses, lorsque nous réprimons en nous les mouvements de l'impureté, et que par l'empire spirituel que nous exerçons sur notre coeur, nous dissipons tout ce qui veut s'y élever de sensuel et de terrestre. Ou bien l'on peut dire, en un autre sens, que nous possédons ces animaux, lorsque nous réglons et gouvernons les pensées simples et grossières de notre esprit, qui, n'ayant pas une grande vivacité pour pénétrer dans les choses subtiles et élevées, supporte avec d'autant plus de douceur et de patience les fardeaux de notre prochain qu'elles marchent plus lentement. Car il y a des personnes qui ont d'autant plus d'humilité dans leurs actions extérieures qu'ils ont moins d'élévation d'esprit dans l'intelligence des choses sublimes. C'est pourquoi ils sont fort bien figurés par cet animal si lent et si paresseux, mais très propre à porter les fardeaux dont on le charge; puisqu'il est certain que plus nous reconnaissons notre incapacité et notre ignorance, et plus nous sommes disposés à tolérer les défauts et les faiblesses de notre prochain. Car quand nous ne sommes point élevés par la sublimité de la science et de la sagesse, nous nous abaissons plus facilement pour condescendre aux infirmités des autres. Or ce n'est pas sans sujet qu'il est remarqué de Job qu'il avait cinq cents ânesses ou cinq cents paires de boeufs, parce que soit que nous soyons éclairés de science et de sagesse, soit que nous demeurions dans l'humilité et dans l'ignorance, pourvu que nous tendions sans cesse au repos éternel de la paix céleste, nous demeurons toujours renfermés dans ce nombre mystérieux des années de jubilé et de rémission, dont parle la Loi. Job avait aussi un très grand nombre de serviteurs. Nous possédons un grand nombre de serviteurs quand nous retenons sous la domination de notre esprit le nombre presque infini des pensées qui s'élèvent; en sorte qu'elles ne l'accablent pas par leur multitude et qu'elles ne détruisent pas par leur désordre l'autorité qu'il a de juger et de décider des choses. Et c'est en effet avec beaucoup de raison que cette foule de pensée est comparée à une grande famille. Car l'on sait que quand la maîtresse est absente d'une maison, les langues des servantes y font un grand bruit, troublent insolemment le silence, négligent de bien s'acquitter de leurs emplois, et ne gardent plus d'ordre dans leurs actions et dans leurs offices. Mais si la maîtresse vient à rentrer, ces langues, qui faisaient un si grand tumulte, se taisent aussitôt, chacune des servantes reprend son emploi, et elles recommencent leur ouvrage comme si elles ne l'eussent point interrompu. Il en arrive de même dans notre âme : car si la raison s'éloigne pour un moment de la maison de notre esprit, aussitôt les clameurs tumultueuses de nos pensées s'élèvent, comme des servantes causeuses en l'absence de leur maîtresse. Mais dès le moment que notre raison revient, cette confusion et ce désordre de pensées s'apaise; et de même que des servantes qui retournent à leur ouvrage, elles se remettent dans l'ordre et se rangent dans notre esprit selon qu'il veut s'en servir à divers sujets. Ainsi nous avons un fort grand nombre de serviteurs, lorsque nous exerçons un empire légitime sur toutes les pensées de notre esprit par le discernement de la raison. Quand nous en usons de la sorte avec soin et avec sagesse, nous nous unissons par cet esprit de discernement avec les saints anges. C'est pourquoi il est dit ensuite : Et cet homme était le plus considérable de tous les fils de l'Orient. Car nous devenons grands parmi les peuples d'Orient lorsque, dissipant les nuages de la corruption de notre chair par les rayons de la raison, nous nous unissons, autant que nous en sommes capables, à ces esprits bienheureux qui sont attachés à la Lumière orientale, qui n'est autre que la Divinité de notre Sauveur. Ce qui fait dire à l'Apôtre : Mais notre cité à nous est dans les cieux. (Php 3,20) Et en effet, quiconque recherche les choses temporelles et périssables s'avance vers le Couchant; mais quiconque désire les choses célestes et permanentes fait connaître qu'il habite déjà dans l'Orient et dans la lumière. Celui-là donc devient grand, non pas entre les Occidentaux, mais entre les Orientaux, qui travaille par ses actions à s'avancer continuellement, non pas entre les pécheurs qui ne recherchent que les choses basses et passagères, mais entre les coeurs bienheureux des citoyens de la Jérusalem céleste. [1,14] CHAPITRE XIV. Les fils de Job allaient les uns chez les autres et donnaient chacun à son jour un festin. Ces festins se font spirituellement en nous lorsque chacune des vertus repaît l'esprit selon sa nature. D'où vient qu'il est dit : chacun à son jour, parce que le jour de chacun de ces fils de Job marque la lumière et l'utilité de chaque vertu. Et pour reprendre ici en peu de mots les dons des sept grâces du saint Esprit, il faut savoir que la Sagesse a son jour, l'Intelligence a un autre jour, le Conseil a un autre jour, la Force a un autre jour, la Science a un autre jour, la Piété a un autre jour, et la Crainte a un autre jour. Et en effet, la Sagesse n'est pas la même chose que l'Intelligence; puisqu'il y en a plusieurs qui goûtent les choses éternelles par la Sagesse et qui ne les conçoivent pas par l'Intelligence. Ainsi la Sagesse fait un festin en son jour, parce qu'elle rassasie notre âme par l'espérance et la certitude des biens éternels. L'Intelligence fait un festin en son jour, parce qu'en nous faisant concevoir avec pénétration ce que nous avons entendu, elle nourrit notre esprit par la lumière, dont elle dissipe les ténèbres. Le Conseil fait un festin en son jour, parce qu'en retenant la précipitation de nos pensées, il remplit notre esprit de considération et de prudence. La Force fait un festin en son jour, parce qu'en nous empêchant de craindre les choses qui nous sont contraires, elle présente à l'esprit épouvanté les mets de la confiance. La Science fait un festin en son jour, parce qu'elle rompt dans notre esprit le jeûne de l'ignorance. La Piété fait un festin en son jour, parce qu'elle remplit les entrailles de notre coeur des oeuvres de miséricorde. Et enfin la Crainte fait un festin en son jour, parce qu'en abattant l'esprit pour l'empêcher de concevoir de la vanité des choses présentes, elle le remet et le fortifie, en lui donnant pour nourriture l'espérance des choses à venir. Mais il faut remarquer dans ces festins des enfants de Job, qu'ils se les donnent les uns aux autres. Car une vertu est bien peu considérable si elle n'est soutenue par l'assistance mutuelle de toutes les autres vertus. Et en effet, la Sagesse est peu de chose si elle est destituée de l'Intelligence; et l'Intelligence est peu utile si elle n'est soutenue par la Sagesse; parce que lorsque l'Intelligence nous fait pénétrer les choses sublimes, sans être retenue par la Sagesse, elle ne nous élève par sa légèreté que pour nous faire tomber ensuite bien plus rudement. Ainsi, le Conseil est fort peu considérable s'il n'est assisté par la Force; parce qu'en manquant de pouvoir, il ne peut accomplir parfaitement ce qu'il a jugé être meilleur après une mûre délibération. La Force est aussi beaucoup affaiblie, si elle n'est soutenue par le Conseil; parce que plus nous reconnaissons avoir de puissance, plus nos forces, lorsqu'elles sont destituées de la conduite de la raison, nous poussent avec impétuosité dans le précipice. D'ailleurs la Science est vaine sans l'utilité de la Piété; parce que si elle néglige de faire le bien qu'elle connaît, elle s'attire une plus rigoureuse condamnation. Et la Piété est inutile si elle n'est conduite par la Science, puisque si cette lumière ne l'éclaire, elle ignore toujours de quelle sorte elle doit exercer la miséricorde. Enfin la Crainte est incapable d'accomplir aucune bonne oeuvre, si elle n'est accompagnée des autres vertus, parce que pendant que la timidité la fait hésiter, elle demeure comme engourdie et impuissante de faire aucun bien. Puis donc que les vertus s'entraident ainsi mutuellement, c'est avec beaucoup de raison qu'il est dit ici que les fils de Job allaient les uns chez les autres et donnaient chacun à son jour un festin. Et comme une vertu sert à soutenir une autre vertu, c'est comme les enfants d'une famille nombreuse qui s'entredonnent des festins chacun à leur tour. [1,15] CHAPITRE XV. Et quand les jours de festin étaient passés, Job appelait et sanctifiait ses fils. Appeler ses enfants et les sanctifier après les festins, c'est dresser l'intention de notre coeur, ensuite de nos bonnes oeuvres et purifier par un examen sévère tout le bien que nous faisons; de crainte que nos mauvaises actions ne passent pour bonnes dans notre estime, ou au moins que nous ne regardions comme suffisamment bonnes celles qui le sont en quelque sorte, mais qui ne sont pas parfaites. Car notre esprit se trompe souvent dans le jugement que nous faisons de la qualité du mal, ou de la perfection du bien qui se rencontre dans nos actions. Mais nous reconnaîtrons quelles sont véritablement nos vertus mieux par la prière que par les plus exactes discussions que nous en ferions; et il arrive souvent que, dans les choses que nous avons examinées en nous-mêmes avec plus de soin, nous y pénétrons beaucoup mieux par les lumière de l'oraison que par nos propres recherches. Parce que lorsque l'esprit est élevé vers le ciel par un vrai sentiment de componction, il découvre plus clairement tout ce qui au-dessous de lui et juge avec plus de certitude de tout se qui se passe en lui-même. Puis il se levait de bon matin et offrait pour chacun d'eux un holocauste. Nous nous levons dès le matin lorsque, étant illuminé par la clarté d'une salutaire componction, nous quittons la nuit des pensées corporelles et terrestres, et nous ouvrons les yeux de notre âme aux rayons de la vraie lumière. Et il est vrai de dire que nous offrons un holocauste pour chacun de nos enfants, lorsque nous immolons à Dieu l'hostie de notre oraison pour chaque vertu que nous pratiquons, de crainte que la Sagesse ne nous élève; que l'Intelligence, en nous faisant aller trop vite dans la pénétration des choses, ne nous égare; que le Conseil, en multipliant nos délibérations, ne nous confonde; que la Force, en nous inspirant trop de confiance, ne nous précipite; que la Science, en nous élevant à la connaissance des vérités, sans nous en inspirer l'amour, ne nous enfle; que la Piété, en nous portant à des charités déréglées, ne nous détourne de l'équité et de la raison; et enfin que la Crainte, en nous intimidant avec excès, ne nous plonge dans l'abîme du désespoir. Lors donc que nous présentons à Dieu nos prières pour purifier en nous l'exercice de chaque vertu, que faisons-nous d'autre sinon d'offrir à Dieu un holocauste pour chacun de nos enfants ? Car offrir un holocauste, c'est brûler entièrement l'hostie que l'on offre. De sorte que nous immolons un vrai holocauste lorsque notre esprit est tellement embrasé du feu de componction, qu'il brûle entièrement notre coeur sur l'autel de l'amour sacré, et consume toutes les impuretés de nos pensées, qui sont comme les fautes de nos enfants. [1,16] CHAPITRE XVI. Mais ceux-là seuls sont capables d'agir de la sorte, qui, observant avec une soigneuse circonspection tous leurs mouvements intérieurs, répriment leurs mauvaises pensées avant qu'elles puissent produire aucun mal. Ceux-là seuls sont capables d'agir de la sorte, qui s'appliquent à veiller sur leur esprit avec une continuelle sollicitude. Aussi est-ce pour cette raison qu'Isch-Boscheth ayant été assassiné dans sa maison, l'Écriture sainte remarque que c'était une femme et non pas un homme qui gardait sa porte, lorsqu'elle dit : Or les fils de Rimmon de Beéroth, Récab et Baana, se rendirent pendant la chaleur du jour à la maison d'Isch-Boscheth, qui était couché pour son repos de midi, lorsque la servante, après avoir vanné le blé, s'était endormie. Ils pénétrèrent jusqu'au milieu de la maison, comme pour prendre du froment, et ils le frappèrent au ventre. (II Sam 4,5) La servante vanne le blé lorsque la vigilance de l'esprit, usant d'un sage discernement, sépare les vertus des vices. Que si la servante vient à s'endormir, elle laisse entrer les assassins de son maître, parce que, lorsque cette vigilance de l'esprit cesse ses soins, elle en ouvre l'entrée aux esprits malins qui ne cherchent qu'à le tuer. Les meurtriers prennent du froment, quand les démons arrachent de nos âmes le germe des bonnes pensées; et ils frappent dans le ventre, lorsque ces esprits de ténèbres donnent le coup de la mort à notre vertu par les mouvements sensuels qu'ils excitent en nous. Car blesser dans le ventre n'est autre chose que faire mourir la vie de l'âme par les plaisirs terrestres et charnels. Or, le malheureux Isch-Boscheth n'eût jamais péri de la sorte, s'il n'eût commis à une femme la garde de la porte de sa maison; c'est-à-dire que nous ne tomberions jamais dans le malheur du péché si nous ne veillions point sur notre âme avec trop de nonchalance et de lâcheté. Car nous devons mettre pour garde à l'entrée de notre coeur une circonspection si soigneuse et si vigilante, qu'elle ne se laisse jamais abattre par le sommeil de la négligence, ni surprendre par la tromperie de l'ignorance et de l'erreur. Ainsi c'est à bon droit que ce pauvre roi, qui s'exposa à la cruauté de ses ennemis en ne se faisant garder que par une femme, fut appelé Isch-Boscheth, qui signifie homme de confusion. Car celui-là est véritablement un homme de confusion, qui ne met point de garde forte et soigneuse pour veiller sur son esprit; parce qu'en croyant agir avec vertu, il donne, sans y penser, entrée aux vices qui tuent son âme. Il est donc nécessaire de fortifier de tout notre pouvoir l'entrée de notre âme, de crainte que nos ennemis, qui veillent continuellement pour nous surprendre, ne s'y insinuent par la secrète ouverture de la négligence de nos pensées. C'est pourquoi Salomon a dit autrefois : Garde ton coeur plus que toute autre chose, car de lui viennent les sources de la vie. (Pr 4,23) Il est donc très important de considérer avec grand soin dans les actions, quelle est la véritable intention qui nous les fait faire, de crainte que, encore que l'extérieur en soit louable, le principe n'en soit vicieux et corrompu. C'est aussi pour cette raison que l'Écriture ajoute ensuite : Car Job disait: Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils offensé Dieu dans leur coeur. Nous offensons Dieu en nos coeurs lorsque nos bonnes actions n'ont pas pour principes de bonnes pensées; lorsqu'à l'extérieur nous agissons bien, mais qu'au-dedans notre intention est corrompue. Nous offensons Dieu, quand notre esprit s'imagine que c'est de lui seul que lui vient tout le bien qu'il a. Nous offensons Dieu, quand, reconnaissant que c'est de Lui que vient toute notre force, nous ne laissons pas de tirer notre gloire, même de ses Dons. Or il faut savoir que l'ancien ennemi des hommes combat le bien que nous faisons en trois manières, afin de corrompre, aux yeux de notre juge intérieur, les actions qui paraissent les plus louables aux yeux des hommes. Quelquefois il corrompt notre intention, afin que toutes les actions qui en naissent soient d'autant moins pures qu'elles viennent d'une source qui est troublée. Quelquefois il ne peut pas vraiment corrompre notre intention, mais dans l'exécution de l'oeuvre il se met, pour ainsi dire, en embuscade sur notre chemin, afin que, lorsque nous y marchons avec assurance par la pureté de notre intention, il nous fasse tomber dans le piège secret de quelque vice qu'il nous a dressé. Quelquefois aussi il ne corrompt point notre intention et ne nous fait pas trébucher dans la voie par où nous marchons, mais il nous attend à la fin de notre action pour nous perdre; et en différant ainsi l'exécution de son dessein, il nous trompe avec d'autant plus d'adresse et de succès qu'il fait semblant de s'éloigner davantage de la maison de notre coeur et du chemin de nos actions : et plus il nous a assurés par cette retraite dissimulée, plus dangereuse et incurable est la blessure dont il nous perce, quand nous nous y attendions le moins. Et en effet, le démon corrompt notre intention dans nos bonnes oeuvres, lorsque, sachant la facilité qu'il y a de tromper les âmes, il présente à leur désir le vent d'une estime et d'une gloire passagère; afin que dans les meilleures actions, il détourne leur intention, pour les porter à la recherche des choses basses et indignes d'elles. C'est à ce sujet qu'un prophète, parlant d'une âme qui a été malheureusement prise comme dans le filet d'une mauvaise intention sous la figure de la Judée, dit que ses ennemis l'ont attaquée en tête; comme s'il disait clairement : Quand on fait le bien avec une intention qui n'est pas bonne, le démon y préside dès la naissance de la pensée; et il s'en rend d'autant plus absolument le maître, que c'est dès le commencement qu'il y établit sa tyrannique domination. [1,17] CHAPITRE XVII. Quand le démon ne peut corrompre notre intention, il nous tend des pièges sur le chemin de nos actions; afin que notre coeur, concevant des sentiments de vanité du bien qu'il fait, s'égare dans le vice en y tombant par occasion; en sorte qu'il achève l'action qu'il avait commencée tout autrement qu'il ne se l'était proposée en la commençant. Car il arrive souvent que quand les louanges humaines viennent à la rencontre des bonnes actions que nous faisons, elles changent entièrement notre esprit; parce que, encore qu'elles n'aient pas été recherchées, elles ne laissent pas de nous plaire lorsqu'on nous les donne. Et cette fausse joie, relâchant l'esprit de celui qui fait le bien dissipe toute la vertu de sa bonne intention. Souvent la colère vient, comme de côté, se joindre aux bonnes oeuvres que nous avons commencé de faire, et, nous troublant l'âme avec excès par un trop ardent zèle de justice, blesse la douce tranquillité de sa paix intérieure. Souvent lorsque notre coeur est dans un état grave et posé, la tristesse, venant s'y mêler, obscurcit, par le sombre voile de la mélancolie, les actions qu'une bonne intention avait commencées, et est d'autant plus difficilement chassée de l'esprit, qu'elle paraît mieux convenir à son humeur sombre et chagrine. Souvent une joie immodérée accompagne nos bonnes oeuvres, et emporte notre esprit avec dissolution, le dépouille de cette gravité sage et modeste qu'il doit conserver en toutes ses actions. David ayant considéré que ceux qui commençaient à entrer dans le chemin de la vertu y trouvaient d'ordinaire des pièges tendus, a fort bien dit par un esprit prophétique : Dans la voie où je marche, ils ont caché un piège. Mais Jérémie l'a expliqué encore plus exactement, lorsque sous la figure des actions extérieures qu'il rapporte, il a si bien marqué ce qui se passait en nous-mêmes, par ces paroles : Il arriva de Sichem, de Silo et de Samarie, quatre-vingts hommes, qui avaient la barbe rasée et les vêtements déchirés, et qui s'étaient fait des incisions; ils portaient des offrandes et de l'encens, pour les présenter à la maison de l'Eternel. Ismaël, fils de Nethania, sortit de Mitspa au-devant d'eux; il marchait en pleurant. Lorsqu'il les rencontra, il leur dit : Venez vers Guedalia, fils d'Achikam. Et quand ils furent au milieu de la ville, Ismaël, fils de Nethania, les égorgea. (Jer 41,5) Car ceux-là se rasent la barbe, qui se défont de cette confiance qu'ils mettaient en leurs propres forces. Ceux-là déchirent leurs habits, qui se dépouillent de tous ces ornements extérieurs qui ne contribuent qu'à faire paraître la beauté du corps. Ceux-là viennent avec de l'encens et des présents pour les offrir dans la maison du Seigneur, qui promettent d'offrir à Dieu, en sacrifice, des prières et de bonnes oeuvres. Mais s'ils ne marchent pas avec assez de circonspection dans le chemin de la piété qu'ils ont entrepris, ils rencontrent Ismaël, fils de Nethania; parce que tout démon, ayant été comme engendré de Satan par l'exemple de son orgueil, s'oppose à eux pour séduire. C'est pourquoi il est dit de cet esprit de malice qu'il marchait en pleurant : d'autant qu'il se déguise sous le masque de la vertu pour pouvoir plus facilement tromper et perdre les âmes saintes; et comme en feignant de mêler ses larmes avec ceux qui pleurent véritablement, il est admis sans crainte dans le plus secret du coeur, il détruit et fait mourir au dedans toute la vertu et la piété qui y étaient renfermées. Il nous promet quelquefois de nous élever aux choses sublimes; c'est pourquoi l'Ecriture remarque que cet Ismaël dit : Venez vers Guedalia, fils d'Achikam. Mais après nous avoir fait espérer de grandes choses, il ôte jusqu'aux moindres, selon ce qu'il ajoute ensuite : Et quand ils furent au milieu de la ville, il les égorgea. Ainsi, ce traître massacre inhumainement au milieu de la ville ceux qui venaient offrir des présents à Dieu. Parce que si les âmes qui s'occupent aux bonnes oeuvres cessent de veiller sur elles avec la dernière circonspection, elles sont en danger de perdre la vie par l'insulte imprévue de ce cruel adversaire, sur le chemin même dans lequel ils portaient l'offrande de leur piété. Or l'on ne sort point des mains de cet irréconciliable ennemi, si l'on n'a promptement recours à la pénitence. C'est pourquoi l'Ecriture dit ensuite : Mais il se trouva parmi eux dix hommes, qui dirent à Ismaël : Ne nous fais pas mourir, car nous avons des provisions cachées dans les champs, du froment, de l'orge, de l'huile et du miel. Alors il les épargna, et ne les fit pas mourir avec leurs frères. (Jer 41,8-9) Le trésor caché dans le champ, c'est l'espoir dans la pénitence; parce que cet espoir, n'étant pas visible, est comme caché dans la terre de notre coeur. Ceux donc qui avaient caché des trésors ont été sauvé de la mort; parce que ceux qui, après avoir failli par le peu de vigilance et de circonspection qu'ils ont gardé dans leur conduite, ont recours aux larmes de la pénitence, ne meurent pas, même après avoir été surpris par le démon qui les avait fait tomber dans le péché. [1,18] CHAPITRE XVIII. Quand cet ancien ennemi ne nous blesse point dans le principe de l'intention, et ne peut nous surprendre sur le chemin de nos actions, il nous tend, sur la fin, des filets encore plus dangereux et plus difficiles à éviter; et il nous assiège avec d'autant plus de fureur et de violence, qu'il voit que c'est le seul temps qui lui reste pour nous terrasser. David a remarqué ces sortes de pièges, dans lesquels on s'efforçait de le surprendre sur la fin de ses actions, lorsqu'il dit : Ils observeront mon talon. Car le talon, étant à l'extrémité du corps, nous figure aussi la fin et l'extrémité de nos actions. Soit donc qu'il voulût parler des démons, soit qu'il eût en vue ces hommes méchants qui sont les disciples de leur orgueil, il est vrai de dire qu'ils observent le talon lorsqu'ils tâchent de corrompre nos bonnes actions dans leur fin. C'est pour cette raison qu'il a été dit autrefois à ce même serpent qui trompa la femme dans le Paradis terrestre : elle t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon. (Gen 3,15) Car observer la tête de l'ancien serpent, c'est prendre garde au commencement de ses suggestions et les détourner absolument de l'entrée du coeur avec la main d'une soigneuse circonspection. Mais après qu'il a été découvert au commencement, il pense à nous frapper au talon; parce que, encore qu'il n'ait pas réussi à corrompre d'abord notre intention, il ne se rebute pas pour cela de son entreprise, et il emploie toute son industrie et tous ces efforts à nous surprendre sur la fin de nos actions. Mais s'il peut, une fois, nous corrompre le coeur dans l'intention, alors la suite et la fin de notre action demeurent absolument soumises à cet artificieux ennemi, puisque, en ayant infecté d'abord la racine, où il a mis sa dent venimeuse, tout l'arbre ne peut porter ensuite de fruit que pour lui. Parce que donc lorsque nous nous préparons à quelque bonne oeuvre, nous devons veiller avec grand soin pour préserver notre intention d'être corrompue; il est ici écrit que Job disait : Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils offensé Dieu dans leur coeur. Comme s'il disait en termes clairs : Tout le bien que nous faisons à l'extérieur n'est rien, si nous n'immolons intérieurement en la Présence de Dieu l'hostie de l'innocence sur l'autel de notre coeur. De sorte qu'il faut considérer avec toute l'application de notre esprit quels sont, si l'on peut parler ainsi, les ruisseaux de nos bonnes oeuvres, pour voir s'ils sont clairs et purs au sortir de notre pensée, qui en est la source. Il faut veiller, avec tout le soin qui nous est possible, sur l'oeil de notre coeur, pour le préserver de la poussière de la malice; de crainte que le vice d'une intention dépravée ne détourne dans nous-mêmes ce qui paraît de plus droit et de plus saint dans nos actions extérieures aux yeux des hommes. Il faut enfin prendre garde que nous ne manquions, ou en nous occupant trop peu à l'exercice des bonnes oeuvres, ou en n'examinant pas avec assez de discernement et d'exactitude celles que nous pratiquons, de peur que si elles sont en trop petit nombre, nous ne soyons condamnés comme stériles et infructueux; ou si elles sont défectueuses, nous ne soyons réprouvés comme des lâches et de négligents. [1,19] CHAPITRE XIX. Et en effet, il n'y a aucune vertu qui soit véritable, si elle n'est mêlée et comme assaisonnée des autres vertus. C'est pourquoi Dieu dit à Moïse : Prends des aromates, du stacté, de l'ongle odorant, du galbanum, et de l'encens pur, en parties égales. Tu feras avec cela un parfum composé selon l'art du parfumeur; il sera salé, pur et saint. (Ex 30,34) Nous faisons un parfum composé de divers aromates, lorsque nous répandons la bonne odeur d'une infinité de vertus sur l'autel des bonnes oeuvres : et il est tout ensemble et pur et composé, parce que l'oblation de l'encens de nos bonnes oeuvres est d'autant plus pure et sincère que nous avons soin de joindre ensemble plusieurs vertus. Aussi le Seigneur ajoute : Tu le réduiras en poudre, et tu le mettras devant le témoignage, dans la tente d'assignation. Nous mettons en poudre tous ces parfums quand, pour ainsi dire, nous broyons secrètement par une exacte discussion nos bonnes actions, comme dans le mortier de notre coeur, et que nous examinons avec soin si, en effet, elles sont bonnes. De sorte que mettre en poudre ces parfums n'est autre chose que briser nos vertus par de sévères réflexions et les faire passer par l'examen d'une secrète et rigoureuse discussion. Et il faut remarquer qu'il est encore dit de cette même poudre de senteur : tu le mettras devant le témoignage, dans la tente d'assignation; parce que nos bonnes oeuvres sont véritablement agréables aux yeux du Juge divin lorsque l'esprit, par des réflexions réitérées, a comme broyé ces parfums et les a réduits en une poudre très délié; afin que le bien que nous faisons n'ait plus cette dureté et cette grossièreté, qui le rendaient défectueux, puisque sans la sévérité de cet examen, il ne pourrait jamais répandre sa bonne odeur. C'est pour cette même raison que la vertu de l'Épouse est hautement louée par le divin Époux, lorsqu'Il dit : Qui est celle qui monte du désert, comme des colonnes de fumée, au milieu des vapeurs de myrrhe et d'encens et de tous les aromates des marchands ? (Cant 3,6) Car l'Église sainte sortant des parfums monte vers le ciel comme une colonne de fumée; parce que s'avançant tous les jours de plus en plus par les vertus d'une sainte vie, elle est comme la fumée de notre sacrifice intérieur qui monte tout droit à Dieu, et qui, au lieu de se dissiper par la distraction des vaines pensées, se resserre et se réunit tellement en s'élevant des plus secrets replis de notre coeur, qu'elle imite la rectitude et l'inflexibilité d'une colonne. Et comme elle repasse et se réfléchit sans cesse sur toutes ses actions, elle les parfume de l'odeur de la myrrhe et de l'encens, mais elle en garde toujours la poudre dans ses pensées. C'est pourquoi il est aussi dit à Moïse, en parlant de ceux qui présentaient des offrandes, qu'ayant dépouillé l'holocauste, ils le couperont par morceaux. Car nous dépouillons l'holocauste lorsque nous ôtons la surface de la vertu de devant les yeux de notre âme. Et nous coupons les membres par morceaux, lorsque nous examinons soigneusement les circonstances particulières de cette vertu et que nous la considérons exactement et en détail. Nous devons donc bien prendre garde qu'après avoir surmonté le mal, nous ne nous perdions par notre relâchement, même dans le bien; que nous n'agissions avec négligence et avec faiblesse; que notre indiscrétion ne nous expose aux surprises de notre ennemi; que l'erreur ne nous fasse sortir du chemin de la vérité et que, tombant dans le découragement et la lassitude, nous ne perdions le mérite de tous nos travaux. Car l'esprit doit s'examiner en toutes choses et persévérer sans cesse dans une soigneuse prévoyance et une exacte circonspection. Et c'est pour cela qu'il est dit ensuite : C'est ainsi que Job avait coutume d'agir. Car il est inutile de bien faire si l'on ne continue jusqu'à la mort, parce que l'on court en vain, si, avant d'arriver à la fin de la course, l'on s'arrête. Aussi le Sage dit en parlant des réprouvés : Malheur à ceux qui ont perdu patience. Et Jésus Christ dit à ses élus : Vous êtes toujours demeurés fermes avec moi dans mes tentations et mes maux. C'est aussi pour cette même raison que l'Écriture, parlant de Joseph, qui conserva toujours son innocence parmi ses frères, remarque de lui seul qu'il avait une robe qui lui descendait jusqu'aux talons. Car cette robe marque une action persévérante et consommée. Parce que de même que cette robe descendait si bas qu'elle couvrait les talons, ainsi nos actions, pour être bonnes devant Dieu, doivent nous accompagner et comme nous couvrir jusqu'à la fin de notre vie. Nous voyons encore une figure de cette importante vérité dans le commandement qui fut fait à Moïse d'offrir à Dieu sur son autel la queue de la victime. Car cela nous apprend à couronner de la persévérance finale tout le bien que nous avons entrepris. Nous devons donc pratiquer sans cesse ce que nous avons une fois bien commencé, afin qu'en repoussant fortement toutes les attaques de l'iniquité, nous puissions emporter la couronne de la victoire par notre constance. Après avoir ainsi expliqué en trois manières les paroles de l'Écriture, afin que, les présentant comme divers mets à l'âme qui est dégoûtée, elle puisse en choisir un qui lui plaise, je demande ici au lecteur avec une grande instance, qu'en s'élevant à l'intelligence spirituelle, il n'abandonne jamais le respect qui est dû à la vérité de l'histoire sainte.