CHAPITRE III. Je suis l'amant en pied de la dame en rose; c'est presque un état, une charge, et cela donne de la consistance dans le monde. Je n'ai plus l'air d'un écolier qui cherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui n'ose débiter un madrigal à une femme, à moins qu'elle ne soit centenaire : je m'aperçois, depuis mon installation, que l'on me considère beaucoup plus, que toutes les femmes me parlent avec une coquetterie jalouse et font de grands frais pour Moi. - Les hommes, au contraire, y rilettent plus de froideur, et, dans le peu de mots que nous échangeons, il y a quelque chose d'hostile et de contraint; ils sentent qu'ils ont en moi un rival déjà redoutable et qui peut le devenir davantage. - Il m'est revenu que beaucoup d'entre eux avaient amèrement critiqué ma façon de me mettre, et avaient dit que je m'habillais d'une manière trop efféminée : que mes cheveux étaient bouclés et lustrés avec plus de soin qu'il ne convenait ; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait un air damoiseau on ne peut plus ridicule ; que j'affectais pour mes vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leur théâtre, et que je ressemblais plus à un comédien qu'à un homme : - toutes les banalités qu'on dit pour se donner le droit d'être sale et de porter des habits pauvres et mal coupés. Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les dames trouvent que mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mes recherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposées à me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne sont-point assez sottes pour croire que toute cette élégance n'ait pour but que mon embellissement particulier. La dame du logis a d'abord paru un peu piquée de mon choix, qu'elle croyait devoir nécessairement tomber sur elle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaine aigreur (envers sa rivale seulement ; car, pour moi, elle m'a toujours parlé de même), qui se manifestait par quelques petits : - Ma chère, - dits avec cette manière sèche et découpée que les femmes ont seules, et par quelques avis désobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix que possible, comme : - Vous êtes coiffée beaucoup trop haut et pas du tout à l'air de votre visage ; ou : - Votre corsage poche sous les bras; qui vous a donc fait cette robe? ou : - Vous avez les yeux bien battus ; je vous trouve toute changée ; et mille autres menues observations à quoi l'autre ne manquait pas de riposter avec toute la méchanceté désirable quand l'occasion s'en présentait ; et, si l'occasion tardait trop, elle s'en faisait elle-même une pour son usage, et rendait, et au-delà, ce qu'on lui avait donné. Mais bientôt, un autre objet ayant détourné l'attention de l'infante dédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dans l'ordre habituel. Je t'ai dit sommairement que j'étais l'amant en pied de la dame rose ; cela ne suffit pas pour un homme aussi ponctuel que tu l'es. Tu me demanderas sans doute comment elle s'appelle : quant à son nom, je ne te le dirai pas ; mais si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de la couleur de la robe avec laquelle je l'ai vue pour la première fois, - nous l'appellerons Rosette ; c'est un joli nom : ma petite chienne s'appelait comme cela. Tu voudras savoir de point en point, car tu aimes la précision dans ces sortes de choses, l'histoire de nos amours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradations successives j'ai passé du général au particulier, et de l'état de simple spectateur à celui d'acteur ; comment, de public que j'étais, je suis devenu amant. je contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il n'y a rien de sinistre dans notre roman ; il est couleur de rose, et l'on n'y verse d'autres larmes que celles du plaisir ; on n'y rencontre ni longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cette rapidité si recommandées par Horace ; - c'est un véritable roman français. - Toutefois ne va pas t'imaginer que j'ai emporté la place au premier assaut. - La princesse, quoique fort humaine pour ses sujets, n'est pas aussi prodigue de ses faveurs qu'on pourrait le croire d'abord ; elle en connaît trop le prix pour ne pas vous les faire acheter; elle sait trop bien aussi ce qu'un juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût qu'une demi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous tout d'abord, si vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré. Pour te conter la chose tout au long, il faut remonter un peu plus haut. Je t'ai fait un récit assez circonstancié de notre première entrevue. J'en ai eu encore une ou deux autres dans la même maison ou même trois, puis elle m'a invité à aller chez elle ; je ne me suis pas fait prier, comme tu peux le croire ; j'y suis allé avec discrétion d'abord, puis un peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutes les fois que l'envie m'en prenait, et je dois avouer qu'elle me prenait au moins trois ou quatre fois par jour. - La dame, après quelques heures d'absence, me recevait toujours comme si je fusse revenu des Indes orientales ; ce a quoi j'étais on ne peut plus sensible, et ce qui m'obligeait à montrer ma reconnaissance d'une manière marquée par les choses les plus galantes et les plus tendres du monde, auxquelles elle répondait de son mieux. Rosette, puisque nous sommes convenus de l'appeler ainsi, est une femme d'un grand esprit et qui comprend l'homme de la manière la plus aimable; quoiqu'elle ait retardé quelque temps la conclusion du chapitre, je n'ai pas pris une seule fois de l'humeur contre elle : ce qui est vraiment merveilleux; car tu sais les belles fureurs où j'entre lorsque je n'ai pas sur-le-champ ce que je désire, et qu'une femme dépasse le temps que je lui ai assigné dans ma tête pour se rendre. - je ne sais pas comment elle a fait; dès la première entrevue elle m'a fait comprendre que je l'aurais, et j'en étais plus sûr que si j'en eusse tenu la promesse écrite et signée de sa main. On dira peut-être que la hardiesse et la facilité de ses manières laissaient le champ libre à la témérité des espérances. je ne pense pas que ce soit là le véritable motif : j'ai vu quelques femmes dont la prodigieuse liberté excluait, en quelque sorte, jusqu'à l'ombre d'un doute, qui ne m'ont pas produit cet effet, et auprès desquelles j'avais des timidités et des inquiétudes pour le moins déplacées. Ce qui fait qu'en général je suis bien moins aimable avec les femmes que je. veux avoir qu'avec celles qui me sont indifférentes, c'est l'attente passionnée de l'occasion et l'incertitude où je suis de la réussite de mon projet : cela me donne du sombre et me jette dans une rêverie qui m'ôte beaucoup de mes moyens et de ma présence d'esprit. Quand je vois s'échapper une à une les heures que j'avais destinées à un autre emploi, la colère me gagne malgré moi, et je ne puis m'empêcher de dire des choses fort sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusqu'à la brutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec Rosette, je n'ai rien senti de tout cela ; jamais, même au moment où elle me résistait le plus, je n'ai eu cette idée qu'elle voulût échapper à mon amour. je lui ai laissé déployer tranquillement toutes ses petites coquetteries, et j'ai pris en patience les délais assez longs qu'il lui a plu d'apporter à mon ardeur : sa rigueur avait quelque chose de souriant qui vous en consolait autant que possible, et dans ses cruautés les plus hyrcaniennes on entrevoyait un fond d'humanité qui ne vous permettait guère d'avoir une peur bien sérieuse. - Les honnêtes femmes, même lorsqu'elles le sont moins, ont une façon rechignée et dédaigneuse qui m'est parfaitement insupportable. Elles vous ont l'air toujours prêtes à sonner et à vous faire jeter à la porte par leurs laquais ; - et il me semble, en vérité, qu'un homme qui prend la peine de faire la cour à une femme (ce qui n'est pas déjà aussi agréable qu'on veut le croire) ne mérite pas d'être regardé de cette manière-là. La chère Rosette n'a pas de ces regards-là, elle ; - et je t'assure qu'elle y trouve son profit; - c'est la seule femme avec qui j'aie été moi, et j'ai la fatuité de dire que je n'ai jamais été aussi bien. - Mon esprit s'est déployé librement ; et, par l'adresse et le feu de ses répliques, elle m'en a fait trouver plus que je ne m'en croyais et plus .que je n'en ai peut-être réellement. - Il est vrai que j'ai été assez peu lyrique, - cela n'est guère possible avec elle ; - ce n'est pas cependant qu'elle n'ait son côté poétique, malgré ce que de C--- en a dit ; mais elle est si pleine de vie et de force et de mouvement, elle a l'air d'être si bien dans le milieu où elle est qu'on n'a pas envie d'en sortir pour monter dans les nuages. Elle remplit la vie réelle si agréablement et en fait une chose si amusante pour elle et pour les autres que la rêverie n'a rien à vous offrir de mieux. Chose miraculeuse! voilà près de deux mois que je la connais, et depuis ce temps je ne me suis ennuyé que lorsque je n'étais pas avec elle. Tu conviendras que cela n'est pas d'une femme médiocre de produire un pareil effet, car habituellement les femmes pro- duisent sur moi l'effet précisément inverse, et me plaisent beaucoup plus de loin que de près. Rosette a le meilleur caractère du monde, avec les hommes s'entend, car avec les femmes elle est méchante comme un diable ; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout, très originale dans sa manière de parler, et a toujours à vous dire quelques charmantes drôleries auxquelles on ne s'attend pas : - c'est un délicieux compagnon, un joli camarade avec lequel on couche, plutôt qu'une maîtresse ; et, si j'avais quelques années de plus et quelques idées romanesques de moins, cela me serait parfaitement égal, et même je m'estimerais le plus fortuné mortel qui soit. Mais --- mais --- - voilà une particule qui n'annonce rien de bon, et ce diable de petit mot restrictif est malheureusement celui de toutes les langues humaines qui est le plus employé; - mais je suis un imbécile, un idiot, un véritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui vais toujours chercher midi à quatorze heures ; et, au lieu d'être tout à fait heureux, je ne le suis qu'à moitié ; - à moitié, c'est déjà beaucoup pour ce monde-ci, et cependant je trouve que ce n'est pas assez. Aux yeux de tout le monde, j'ai une maîtresse que plusieurs désirent et m'envient, et que personne ne dédaignerait. Mon désir est donc rempli en apparence, et je n'ai plus le droit de chercher des querelles au sort. Cependant il ne me semble pas avoir une maîtresse ; je le comprends par raisonnement, mais je ne le sens pas; et, si quelqu'un me demandait inopinément si j'en ai une, je crois que je répondrais que non. - Pourtant la possession d'une femme qui a de la beauté, de la jeunesse et de l'esprit constitue ce que, dans tous les temps et dans tous les pays, on a appelé et appelle avoir une maîtresse, et je ne pense pas qu'il y ait une autre manière. Cela n'empêche pas que je n'aie les plus étranges doutes à cet égard, et cela est poussé au point que, si plusieurs personnes s'entendaient pour me soutenir que je ne suis pas l'amant favorisé de Rosette, malgre l'évidence palpable de la chose, je finirais par les croire. Ne va pas imaginer, d'après ce que je te dis, que je ne l'aime pas, ou qu'elle me déplaise en quelque chose : je l'aime au contraire beaucoup et je la trouve ce que tout le monde la trouvera : une jolie et piquante créature. Simplement je ne me sens pas l'avoir, voilà tout. Et pourtant aucune femme ne m'a donné autant de plaisir, et si jamais j'ai compris la volupté, c'est dans ses bras. - Un seul de ses baisers, la plus chaste de ses caresses me fait frissonner jusqu'à la plante des pieds et fait refluer tout mon sang au coeur. Arrangez tout cela. La chose est pourtant comme je te la conte. Mais le coeur de l'homme est plein de ces absurdités-là ; et, s'il fallait concilier toutes les contradictions qu'il renferme, on aurait fort à faire. D'où cela peut-il venir? En vérité, je ne sais. Je la vois toute la journée, et même toute la nuit, si je veux. je lui fais toutes les caresses qu'il me plaît de lui faire; je l'ai nue ou habillée, à la ville ou à la campagne. Elle est d'une complaisance inépuisable, et entre parfaitement dans tous mes caprices, si bizarres qu'ils soient : un soir, il m'a pris cette fantaisie de la posséder au milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dans la cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grande soirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet et son éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumes sur la tête, le costume le plus splendide possible, et moi habillé en ours ; elle y a consenti. - Quand tout fut prêt, les domestiques furent très surpris de recevoir l'ordre de fermer les portes et de ne laisser monter personne ; ils n'avaient pas l'air de comprendre le moins du monde, et s'en allèrent avec une mine hébétée qui nous fit bien rire. A coup sûr, ils pensèrent que leur maîtresse était décidément folle ; mais ce qu'ils pensaient ou ne pensaient pas ne nous importait guère. Cette soirée est la plus bouffonne de ma vie. Te figures-tu l'air que je devais avoir avec mon chapeau à plumes sous la patte, des bagues à toutes les griffes, une petite épée à garde d'argent et un ruban bleu de ciel à la poignée? je me suis approché de la belle ; et, après lui avoir fait la plus gracieuse révérence, je m'assis à côté d'elle et je l'assiégeai dans toutes les formes. Les madrigaux musqués, les galanteries exagérées que je lui adressais, tout le jargon de la circonstance prenait un relief singulier en passant par mon mufle d'ours ; car j'avais une superbe tête en carton peint que je fus bientôt obligé de jeter sous la table tellement ma déité était adorable ce soir-là et tant j'avais envie de lui baiser la main et mieux que la main. La peau suivit la tête à peu de distance ; car, n'ayant pas l'habitude d'être ours, j'y étouffais très bien et plus qu'il n'était nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tu peux le croire ; les plumes tombaient comme une neige autour de ma beauté, les épaules sortirent bientôt des manches, les seins du corset, les pieds des souliers, et les jambes des bas : les colliers défilés roulèrent sur lé plancher, et je crois que jamais robe plus fraîche n'a été plus impitoyablement fripée et chiffonnée ; la robe était de gaze d'argent, et la doublure de satin blanc. Rosette a déployé dans cette occasion un héroïsme tout à fait au-dessus de son sexe, et qui m'a donné d'elle la plus haute opinion. - Elle a assisté au sac de sa toilette comme un témoin désintéressé, et n'a pas montré un seul instant le moindre regret pour sa robe et ses dentelles ; elle était au contraire de la gaieté la plus folle, et aidait elle-même à déchirer et à rompre ce qui ne se dénouait pas ou ne se dégrafait pas assez vite à mon gré et au sien. - Ne trouves-tu pas cela d'un beau à consigner dans l'histoire à côté des plus éclatantes actions des héros de l'antiquité? C'est la plus grande preuve d'amour qu'une femme puisse donner à son amant que de ne pas lui dire : Prenez garde de me chiffonner ou de me faire des taches, surtout si sa robe est neuve. - Une robe neuve est un plus grand motif de sécurité pour un mari qu'on ne le croit communément. - Il faut que Rosette m'adore, ou qu'elle ait une philosophie supérieure à celle d'Épictète. Toujours est-il que je crois bien avoir payé à Rosette la valeur de sa robe et au-delà en une-monnaie qui, pour n'avoir pas cours chez les marchands, n'en est pas moins estimée et prisée. - Tant d'héroïsme méritait bien une pareille récompense. Au reste, en femme généreuse, elle m'a bien rendu ce que je lui ai donné. - J'ai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme je ne me croyais pas capable d'en éprouver. Ces baisers sonores mêlés de rires éclatants, ces caresses frémissantes et pleines d'impatience, toutes ces voluptés âcres et irritantes, ce plaisir goûté incomplètement à cause du costume et de la situation, mais plus vif cent fois que s'il eût été sans entraves, me donnèrent tellement sur les nerfs qu'il me prit des spasmes dont j'eus quelque peine à me remettre. - Tu ne saurais t'imaginer l'air tendre et fier dont Rosette me regardait tout en cherchant à me faire revenir, et la manière pleine de joie et d'inquiétude dont elle s'empressait autour de moi : sa figure rayonnait encore du plaisir qu'elle ressentait de produire sur moi un effet semblable en même temps que ses yeux, tout trempés de douces larmes, témoignaient de la peur qu'elle avait de me voir malade et de l'intérêt qu'elle prenait à ma santé. - jamais elle ne m'a paru aussi belle qu'à ce moment-là. Il y avait quelque chose de si maternel et de si chaste dans son regard que j'oubliai totalement la scène plus qu'anacréontique qui venait de se passer, et me mis à genoux devant elle en lui demandant la permission de baiser sa main ; ce qu'elle m'accorda avec une gravité et une dignité singulières. Assurément, cette femme-là n'est pas aussi dépravée que de C*** le prétend, et qu'elle me l'a paru bien souvent à moi-même ; sa corruption est dans son esprit et non pas dans son coeur. Je t'ai cité cette scène entre vingt autres : il me semble qu'après cela on peut, sans fatuité excessive, se croire l'amant d'une femme. - Eh bien ! c'est ce que je ne fais pas. - J'étais à peine de retour chez moi que cette pensée me reprit et se mit à me travailler comme d'habitude. - je me souvenais parfaitement de tout ce que j'avais fait et vu faire. - Les moindres gestes, les moindres poses, tous les plus petits détails se dessinaient très nettement dans ma mémoire ; je me rappelais tout, jusqu'aux plus légères inflexions de voix, jusqu'aux plus insaisissables nuances de la volupté : seulement il ne me paraissait pas que ce fût à moi plutôt qu'à un autre que toutes ces choses fussent arrivées. je n'étais pas sûr que ce ne fût une illusion, une fantasmagorie, un rêve, ou que je n'eusse lu cela quelque part, ou même que ce ne fût une histoire composée par moi, comme je m'en suis fait bien souvent. je craignais d'être la dupe de ma crédulité et le jouet de quelque mystification ; et, malgré le témoignage de ma lassitude et les preuves matérielles que j'avais couché dehors, j'aurais cru volontiers que je m'étais mis dans mes couvertures à mon heure ordinaire, et que j'avais dormi jusqu'au matin. Je suis très malheureux de ne pouvoir acquérir la certitude morale d'une chose dont j'ai la certitude physique. - C'est ordinairement l'inverse qui a lieu et c'est le fait qui prouve l'idée. Je voudrais me prouver le fait par l'idée ; je ne le puis ; quoique la chose soit assez singulière, elle est. Il dépend de moi, jusqu'à un certain point, d'avoir une maîtresse ; mais je ne puis me forcer à croire que j'en aie une tout en l'ayant. Si je n'ai pas en moi la foi nécessaire, même pour une chose aussi évidente, il m'est aussi impossible de croire à un fait aussi simple qu'à un autre de croire à la Trinité. La foi ne s'acquiert pas, et c'est un pur don, une grâce spéciale du ciel. Jamais personne autant que moi n'a désiré vivre de la vie des autres, et s'assimiler une autre nature ; - jamais personne n'y a moins réussi. - Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne sens pas leur existence; ce n'est pourtant pas le désir de reconnaître leur vie et d'y participer qui me manque. - C'est la puissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit. L'existence ou la non-existence d'une chose ou d'une personne ne m'intéresse pas assez pour que j'en sois affecté d'une manière sensible et convaincante. - La vue d'une femme ou d'un homme qui m'apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve : - il s'agite autour de moi un pâle monde d'ombres et de semblants faux ou vrais qui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussi parfaitement seul que possible, car aucun n'agit sur moi en bien ou en mal, et ils me paraissent d'une nature tout à fait différente. - Si je leur parle et qu'ils me répondent quelque chose qui ait à peu près le sens commun, je suis aussi surpris que si mon chien ou mon chat prenait tout à coup la parole et se mêlait à la conversation : - le son de leur voix m'étonne toujours, et je croirais très volontiers qu'ils ne sont que de fugitives apparences dont je suis le miroir objectif Inférieur ou supérieur, à coup sûr je ne suis pas de leur espèce. Il y a des moments où je ne reconnais que Dieu au-dessus de moi, et d'autres où je me juge à peine l'égal du cloporte sous sa pierre ou du mollusque sur son banc de sable ; mais dans quelque situation d'esprit que je me trouve, haut ou bas, je n'ai jamais pu me persuader que les hommes étaient vraiment mes semblables. Quand on m'appelle monsieur, ou qu'en parlant de moi on dit : - Cet homme, - cela me paraît fort singulier. Mon nom même me semble un nom en l'air et qui n'est pas mon véritable nom ; cependant, si bas qu'il soit prononcé au milieu du bruit le plus fort, je me retourne subitement avec une vivacité convulsive et fébrile dont je n'ai jamais bien pu me rendre compte. - Est-ce la crainte de trouver dans cet homme qui sait mon nom et pour qui je ne suis plus la foule un antagoniste ou un ennemi? C'est surtout lorsque j'ai vécu avec une femme que j'ai le mieux senti combien ma nature repoussait invinciblement toute alliance et toute mixtion. Je suis comme une goutte d'huile dans un verre d'eau. Vous aurez beau tourner et remuer, jamais l'huile ne se pourra lier avec elle ; elle se divisera en cent mille petits globules qui se réuniront et remonteront à la surface, au premier moment de calme : la goutte d'huile et le verre d'eau, voilà mon histoire. La volupté même, cette chaîne de diamant qui lie tous les êtres, ce feu dévorant qui fond les rochers et les métaux de l'âme et les fait retomber en pleurs, comme le feu matériel fait fondre le fer et le granit, toute puissante qu'elle est, n'a jamais pu me dompter ou m'attendrir. Cependant j'ai les sens très vifs; mais mon âme est pour mon corps une soeur ennemie, et le malheureux couple, comme tout couple possible, légal ou illégal, vit dans un état de guerre perpétuel. - Les bras d'une femme, ce qui lie le mieux sur la terre, à ce qu'on dit, sont pour moi de bien faibles attaches, et je n'ai jamais été plus loin de ma maîtresse que lorsqu'elle me serrait sur son coeur. - J'étouffais, voilà tout. Que de fois je me suis coléré contre moi-même! que d'efforts j'ai faits pour ne pas être ainsi! Comme je me suis exhorté à être tendre, amoureux, passionné! que souvent j'ai pris mon âme par les cheveux et l'ai traînée sur mes lèvres au beau milieu d'un baiser! Quoi que j'aie fait, elle s'est toujours reculée en s'essuyant, aussitôt que je l'ai lâchée. Quel supplice pour cette pauvre âme d'assister aux débauches de mon corps et de s'asseoir perpétuellement à des festins où elle n'a rien à manger! C'est avec Rosette que j'ai résolu, une fois pour toutes, d'éprouver si je ne suis pas décidément insociable, et si je puis prendre assez d'intérêt dans l'exis- tence d'une autre pour y croire. J'ai poussé les expériences jusqu'à l'épuisement, et je ne me suis pas beaucoup éclairci dans mes doutes. Avec elle, le plaisir est si vif que l'âme se trouve assez souvent, sinon touchée, au moins distraite, ce qui nuit un peu à l'exactitude des observations. Après tout, j'ai reconnu que cela ne passait pas la peau, et que je n'avais qu'une jouissance d'épiderme à laquelle l'âme ne participait que par curiosité. J'ai du plaisir, parce que je suis jeune et ardent; mais ce plaisir me vient de moi et non d'un autre. La cause est dans moi-même plutôt que dans Rosette. J'ai beau faire, je n'ai pu sortir de moi une minute. - Je suis toujours ce que j'étais, c'est-à-dire quelque chose de très ennuyé et de très ennuyeux, qui me déplaît fort. Je n'ai pu venir à bout de faire entrer dans ma cervelle l'idée d'un autre, dans mon âme le sentiment d'un autre, dans mon corps la douleur ou la jouissance d'un autre. - je suis prisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible : le prisonnier veut s'échapper, les murs ne demandent pas mieux que de crouler, les portes que de s'ouvrir pour lui livrer passage ; je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre à sa place, et chaque verrou dans ses ferrures ; il m'est aussi impossible d'admettre quelqu'un chez moi que d'aller moi-même chez les autres; je ne saurais ni faire ni recevoir de visites et je vis dans le plus triste isolement au milieu de la foule : mon lit peut n'être pas veuf mais mon coeur l'est toujours. Ah! ne pouvoir s'augmenter d'une seule parcelle, d'un seul atome; ne pouvoir faire couler le sang des autres dans ses veines ; voir toujours de ses yeux, ni plus clair, ni plus loin, ni autrement; entendre les sons avec les mêmes oreilles et la même émotion; toucher avec les mêmes doigts ; percevoir des choses variées avec un organe invariable ; être condamné au même timbre de voix, au retour des mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles, et ne pouvoir s'en aller, se dérober à soi-même, se réfugier dans quelque coin où l'on ne se suive pas ; être forcé de se garder toujours, de dîner et de coucher avec soi, - d'être le même homme pour vingt femmes nouvelles ; traîner, au milieu des situations les plus étranges du drame de notre vie, un personnage obligé et dont vous savez le rôle par coeur ; penser les mêmes choses, avoir les mêmes rêves : - quel supplice, quel ennui! J'ai désiré le cor des frères Tangut, le chapeau de Fortunatus, le bâton d'Abaris, l'anneau de Gygès ; j'aurais vendu mon âme pour arracher la baguette magique de la main d'une fée, mais je n'ai jamais rien tant souhaité que de rencontrer sur la montagne, comme Tirésias le devin, ces serpents qui font changer de sexe ; et ce que j'envie le plus aux dieux monstrueux et bizarres de l'Inde, ce sont leurs perpétuels avatars et leurs transformations innombrables. J'ai commencé par avoir envie d'être un autre homme; - puis, faisant réflexion que je pouvais par l'analogie prévoir à peu près ce que je sentirais, et alors ne pas éprouver la surprise et le changement attendus, j'aurais préféré d'être femme; cette idée m'est toujours venue, lorsque j'avais une maîtresse qui n'était pas laide; car une femme laide est un homme pour moi, et aux instants de plaisirs j'aurais volontiers changé de rôle, car il est bien impatientant de ne pas avoir la conscience de l'effet qu'on produit et de ne juger de la jouissance des autres que par la sienne. Ces pensées et beaucoup d'autres m'ont souvent donné, dans les moments où il était le plus déplacé, un air méditatif et rêveur qui m'a fait accuser bien à tort vraiment de froideur et d'infidélité. - Rosette, qui ne sait pas tout cela, fort heureusement, me croit l'homme le plus amoureux de la terre; elle prend cette impuissante fureur pour une fureur de passion, et elle se prête de son mieux à tous les caprices expérimentaux qui me passent par la tête. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour me convaincre de sa possession : j'ai tâché de descendre dans son coeur, mais je me suis toujours arrêté à la première marche de l'escalier, à sa peau ou sur sa bouche. Malgré l'intimité de nos relations corporelles, je sens bien qu'il n'y a rien de commun entre nous. jamais une idée pareille aux miennes n'a ouvert ses ailes dans cette tête jeune et souriante; jamais ce coeur de vie et de feu, qui soulève palpitant une gorge si ferme et si pure, n'a battu à l'unisson de mon coeur. Mon âme ne s'est jamais unie avec cette âme. Cupidon, le dieu aux ailes d'épervier, n'a pas embrassé Psyché sur son beau front d'ivoire. Non! - cette femme n'est pas ma maîtresse. Si tu savais tout ce que j'ai fait pour forcer mon âme à partager l'amour de mon corps! avec quelle furie j'ai plongé ma bouche dans sa bouche, trempé mes bras dans ses cheveux, et comme j'ai serré étroitement sa taille ronde et souple. Comme l'antique Salmacis, l'amoureuse du jeune Hermaphrodite, je tâchais de fondre son corps avec le mien ; je buvais son haleine et les tièdes larmes que la volupté faisait déborder du calice trop plein de ses yeux. Plus nos corps s'enlaçaient et plus nos étreintes étaient intimes, moins je l'aimais. Mon âme, assise tristement, regardait d'un air de pitié ce déplorable hymen où elle n'était pas invitée, ou se voilait le front de dégoût et pleurait silencieusement sous le pan de son manteau. - Tout cela tient peut-être à ce que réellement je n'aime pas Rosette, toute digne d'être aimée qu'elle soit, et quelque envie que j'en aie. Pour me débarrasser de l'idée que j'étais moi, je me suis composé des milieux très étranges, où il était tout à fait improbable que je me rencontrasse, et j'ai tâché, ne pouvant jeter mon individualité aux orties, de la dépayser de façon qu'elle ne se reconnût plus. J'y ai assez médiocrement réussi, et ce diable de moi me suit obstinément; il n'y a pas moyen de s'en défaire; - je n'ai pas la ressource de lui faire dire, comme aux autres importuns, que je suis sorti ou que le suis allé à la campagne. J'ai eu ma maîtresse au bain, et j'ai fait le Triton de mon mieux. - La mer était une fort grande cuve de marbre. - Quant à la Néréide, ce qu'elle faisait voir accusait l'eau, toute transparente qu'elle fût, de ne pas l'être encore assez pour l'exquise beauté des choses qu'elle cachait. - je l'aie eue la nuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la musique. Cela serait fort commun à Venise, mais ici cela l'est fort peu. - Dans sa voiture lancée au grand galop, au milieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôt illuminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus profonde obscurité ---. - C'est une manière qui ne manque pas d'un certain piquant, et je te conseille d'en user : mais j'oubliais que tu es un vénérable patriarche, et que tu ne donnes point dans de pareils raffinements. - je suis entré chez elle par la fenêtre, ayant la clef de la porte dans ma poche. - je l'ai fait venir chez moi en plein jour, et enfin je l'ai compromise de telle façon que personne maintenant (excepté moi, bien entendu) ne doute qu'elle ne soit ma maîtresse. A cause de toutes ces inventions qui, si je n'étais aussi jeune, auraient l'air des ressources d'un libertin blasé, Rosette m'adore principalement et par-dessus tous autres. Elle y voit l'ardeur d'un amour pétulant que rien ne peut contenir, et qui est le même malgré la diversité des temps et des lieux. Elle y voit l'effet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphe de sa beauté, et, en vérité, je voudrais qu'elle eût raison, et ce n'est point ma faute ni la sienne non plus, il faut être juste, si elle ne l'a pas. Le seul tort que j'aie envers elle, c'est d'être Moi. Si je lui disais cela, l'enfant répondrait bien vite que c'est précisément mon plus grand mérite à ses yeux ; ce qui serait plus obligeant que sensé. Une fois, c'était dans les commencements de notre liaison, j'ai cru être arrivé à mon but, une minute j'ai cru avoir aimé ; - j'ai aimé. - 0 mon ami! je n'ai vécu que cette minute-là, et, si cette minute eût été une heure, je fusse devenu un dieu. - Nous étions sortis tous les deux à cheval, moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige qui a l'air d'une licorne, tant elle a les pieds déliés et l'encolure svelte. Nous suivions une grande allée d'ormes d'une hauteur prodigieuse ; le soleil descendait sur nous, tiède et blond, tamisé par les déchiquetures du feuillage ; - des losanges d'outremer scintillaient par places dans des nuages pommelés, de grandes lignes d'un bleu pâle jonchaient les bords de l'horizon et se changeaient en un vert pomme extrêmement tendre, lorsqu'elles se rencontraient avec les tons orangés du couchant. - L'aspect du ciel était charmant et singulier; la brise nous apportait je ne sais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. - De temps en temps un oiseau partait devant nous et traversait l'allée en chantant. - La cloche d'un village que l'on ne voyait pas sonnait doucement l'Angélus, et les sons argentins, qui ne nous arrivaient qu'atténués par l'éloignement, avaient une douceur infinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient côte à côte d'une manière si égale que l'une ne dépassait pas l'autre. - Mon coeur se dilatait, et mon âme débordait sur mon corps. - je n'avais jamais été si heureux. je ne disais rien, ni Rosette non plus, et pourtant nous ne nous étions jamais aussi bien entendus. - Nous étions si près l'un de l'autre que ma jambe touchait le ventre du cheval de ROSETTE- je me penchai vers elle et passai mon bras autour de sa taille; elle fit le même mouvement de son côté, et renversa sa tête sur mon épaule. Nos bouches se prirent ; ô quel chaste et délicieux baiser! - Nos chevaux marchaient toujours avec leur bride flottante sur le cou. - Je sentais le bras de Rosette se relâcher et ses reins ployer de plus en plus. - Moi-même je faiblissais et j'étais près de m'évanouir. - Ah! je t'assure que dans ce moment-là je ne songeais guère si j'étais moi ou un autre. Nous allâmes ainsi jusqu'au bout de l'allée, où un bruit de pas nous fit reprendre brusquement notre position ; c'étaient des gens de connaissance aussi à cheval qui vinrent à nous et nous parlèrent. Si j'avais eu des pistolets, je crois que j'aurais tiré sur eux. Je les regardais d'un air sombre et furieux, qui aura dû leur paraître bien singulier. - Après tout, j'avais tort de me mettre si fort en colère contre eux, car ils m'avaient rendu, sans le vouloir, le service de couper mon plaisir à point, au moment où, par son intensité même, il allait devenir une douleur ou s'affaisser sous sa violence. - C'est une science que l'on ne regarde pas avec tout le respect qu'on lui doit que celle de s'arrêter à temps. - Quelquefois, en étant couché avec une femme, on lui passe le bras sous la taille : c'est d'abord une grande volupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair douce et veloutée de ses reins, l'ivoire poli de ses flancs et de refermer sa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. - La belle s'endort dans cette position amoureuse et charmante ; la cambrure de ses reins devient moins prononcée ; sa gorge s'apaise ; son flanc est soulevé par la respiration plus large et plus régulière du sommeil ; ses muscles se dénouent, sa tête roule dans ses cheveux. - Cependant votre bras est plus pressé, vous commencez à vous apercevoir que c'est une femme et non pas une sylphide : - mais vous n'ôteriez votre bras pour rien au monde, il y a beaucoup de raisons pour cela : la première, c'est qu'il est assez dangereux de réveiller une femme avec qui l'on est couché ; il faut être en état de substituer au rêve délicieux qu'elle fait sans doute une réalité encore plus délicieuse ; la seconde, c'est qu'en la priant de se soulever pour retirer votre bras vous lui dites d'une manière indirecte qu'elle est lourde et qu'elle vous gêne, ce qui n'est pas honnête, ou bien vous lui faites entendre que vous êtes faible ou fatigué, chose extrêmement humiliante pour vous et qui vous nuira infiniment dans son esprit; - la troisième est que, comme l'on a eu du plaisir dans cette position, l'on croit qu'en la gardant on pourra en éprouver encore, en quoi l'on se trompe. - Le pauvre bras se trouve pris sous la masse qui l'opprime, le sang s'arrête, les nerfs sont tiraillés, et l'engourdissement vous picote avec ses millions d'aiguilles : vous êtes une manière de petit Milon Crotoniate, et le matelas de votre lit et le dos de votre divinité représentent assez exactement les deux parties de l'arbre qui se sont rejointes. - Le jour vient enfin, qui vous délivre de ce martyre, et vous sautez à bas de ce chevalet avec plus d'empressement qu'aucun mari n'en met à descendre de l'échafaud nuptial. Ceci est l'histoire de bien des passions. - C'est celle de tous les plaisirs. Quoi qu'il en soit, - malgré l'interruption ou à cause de l'interruption, jamais volupté pareille n'a passé sur ma tête : je me sentais réellement un autre. L'âme de Rosette était entrée tout entière dans mon corps. - Mon âme m'avait quitté et remplissait son coeur comme son âme à elle remplissait le mien. - Sans doute, elles s'étaient rencontrézs au passage dans ce long baiser équestre, comme Rosette l'a appelé depuis (ce qui m'a fâché par parenthèse), et s'étaient traversées et confondues aussi intimement que le peuvent faire les âmes de deux créatures mortelles sur un grain de boue périssable. Les anges doivent assurément s'embrasser ainsi, et le vrai paradis n'est pas au ciel, mais sur la bouche d'une personne aimée. J'ai attendu vainement une minute pareille, et j'en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souvent nous promener à cheval dans l'allée du bois, par de beaux couchers de soleil ; les arbres avaient la même verdure, les oiseaux chantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, le feuillage jauni : le chant des oiseaux nous paraissait aigre et discordant, l'harmonie n'était plus en nous. Nous avons mis nos chevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. - Hélas! nos lèvres seules se joignaient, et ce n'était que le spectre de l'ancien baiser. - Le beau, le sublime, le divin, le seul vrai baiser que j'aie donné et reçu en ma vie était envolé à tout jamais. - Depuis ce jour-là je suis toujours revenu du bois avec un fond de tristesse inexprimable. - Rosette, toute gaie et folâtre qu'elle soit habituellement, ne peut échapper à cette impression, et sa rêverie se trahit par une petite moue délicatement plissée qui vaut au moins son sourire. Il n'y a guère que la fumée du vin et le grand éclat des bougies qui me puissent faire revenir de ces mélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés à mort, silencieusement et coup sur coup, jusqu'à ce que nous ayons atteint la dose qu'il nous faut ; alors nous commençons à rire et à nous moquer du meilleur coeur de ce que nous appelons notre sentimentalité. Nous rions, - parce que nous ne pouvons pleurer. - Ah! qui pourra faire germer une larme au fond de mon oeil tari? Pourquoi ai-je eu tant de plaisir ce soir-là? Il me serait bien difficile de le dire. J'étais pourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce n'était pas la première fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nous avions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pas autrement touchés que la vue d'un tableau que l'on admire, selon que les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plus d'une allée d'ormes et de marronniers dans le monde, et celle-là n'était pas la première que nous parcourions ; qui donc nous y a fait trouver un charme si souverain, qui métamorphosait les feuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en émeraudes, qui avait doré tous ces atomes voltigeants, et changé en perles toutes ces gouttes d'eau égrenées sur la pelouse, qui donnait une harmonie si douce aux sons d'une cloche habituellement discordante, et aux piaillements de je ne sais quels oisillons ? - Il fallait qu'il y eût dans l'air une poésie bien pénétrante puisque nos chevaux mêmes paraissaient la sentir. Rien au monde cependant n'était plus pastoral et plus simple : quelques arbres, quelques nuages, cinq ou six brins de serpolet, une femme et un rayon de soleil brochant sur le tout comme un chevron d'or sur un blason. - Il n'y avait d'ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni étonnement. je me reconnaissais bien. je n'étais jamais venu dans cet endroit, mais je me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et la position des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel, s'envolait dans la même direction ; cette petite cloche argentine, que j'entendais pour la première fois, avait bien souvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voix d'amie ; j'avais, sans y être jamais passé, parcouru cette allée bien des fois avec des princesses montées sur des licornes ; les plus voluptueux de mes rêves s'y allaient promener tous les soirs, et mes désirs s'y étaient donné des baisers absolument pareils à celui échangé par moi et ROSETTE - Ce baiser n'avait rien de nouveau pour moi; mais il était tel que j'avais pensé qu'il serait. C'est peut-être la seule fois de ma vie que je n'ai pas été désappointé, et que la réalité m'a paru aussi belle que l'idéal. - Si je pouvais trouver une femme, un paysage, une architecture, quelque chose qui répondit à mon désir intime aussi parfaitement que cette minute-là a répondu à la minute que j'avais rêvée, je n'aurais rien à envier aux dieux, et je renoncerais très volontiers à ma stalle du paradis. - Mais, en vérité, je ne crois pas qu'un homme de chair pût résister une heure à des voluptés si pénétrantes deux baisers comme cela pomperaient une existence entière, et feraient vide complet dans une âme et dans un corps. Ce n'est pas cette considération-là qui m'arrêterait car, ne pouvant prolonger ma vie indéfiniment, il m'est égal de mourir, et j'aimerais mieux mourir de plaisir que de vieillesse ou d'ennui. Mais cette femme n'existe pas. - Si, elle existe ; - je n'en suis peut-être séparé que par une cloison. - je l'ai peut-être coudoyée hier ou aujourd'hui. Que manque-t-il à Rosette pour être cette femme-là? - Il lui manque que je le croie. Quelle fatalité me fait donc avoir toujours pour maîtresses des femmes que je n'aime pas. Son cou est assez poli pour y suspendre les colliers les mieux ouvrés ; ses doigts sont assez effilés pour faire honneur aux Plus belles et aux plus riches bagues ; le rubis rougirait de plaisir de briller au bout vermeil de son oreille délicate ; sa taille pourrait ceindre le ceste de Vénus ; mais c'est l'amour seul qui sait nouer l'écharpe de sa mère. Tout le mérite qu'a Rosette est en elle, je ne lui ai rien prêté. Je n'ai pas jeté sur sa beauté ce voile de perfection dont l'amour enveloppe la personne aimée; - le voile d'Isis est un voile transparent à côté de celui-là. - Il n'y a que la satiété qui en puisse lever le coin. Je n'aime pas Rosette; du moins l'amour que j'ai pour elle, si j'en ai, ne ressemble pas à l'idée que je me suis faite de l'amour. - Après cela mon idée n'est peut-être pas juste. je n'ose rien décider. Toujours est-il qu'elle me rend tout à fait insensible au mérite des autres femmes, et je n'ai désiré personne avec un peu de suite depuis que je la possède. - Si elle a à être jalouse, ce n'est que de fantômes, ce dont elle s'inquiète assez peu, et pourtant mon imagination est sa plus redoutable rivale ; c'est une chose dont, avec toute sa finesse, elle ne s'apercevra probablement jamais. Si les femmes savaient cela ! - Que d'infidélités l'amant le moins volage fait à la maîtresse la plus adorée! - Il est à présurner que les femmes nous le rendent et au-delà ; mais elles font comme nous, et n'en disent rien. - Une maîtresse est un thème obligé qui disparaît ordinairement sous les fioritures et les broderies. - Bien souvent les baisers qu'on lui donne ne sont pas pour elle ; c'est l'idée d'une autre femme que l'on embrasse dans sa personne, et elle profite plus d'une fois (si cela peut s'appeler un profit) des désirs inspirés par une autre. Ah! que de fois, pauvre Rosette, tu as servi de corps à mes rêves et donné une réalité à tes rivales ; que d'infidélités dont tu as été involontairement la complice! Si tu avais pu penser, aux moments où mes bras te serraient avec tant de force, où ma bouche s'unissait le plus étroitement à la tienne, que ta beauté et ton amour n'y étaient pour rien, que ton idée était à mille lieues de moi ; si l'on t'avait dit que ces yeux, voilés d'amoureuses langueurs, ne s'abaissaient que pour ne pas te voir et ne pas dissiper l'illusion que tu ne servais qu'à compléter, et qu'au lieu d'être une maîtresse tu n'étais qu'un instrument de volupté, un moyen de tromper un désir impossible à réaliser! 0 célestes créatures, belles vierges frêles et diaphanes qui penchez vos yeux de pervenche et joignez vos mains de lis sur les tableaux à fond d'or des vieux maîtres allemands, saintes des vitraux, martyres des missels qui souriez si doucement au milieu des enroulements des arabesques, et qui sortez si blondes et si fraîches de la cloche des fleurs! - ô vous, belles courtisanes couchées toutes nues dans vos cheveux sur des lits semés de roses, sous de larges rideaux pourpres, avec vos bracelets et vos colliers de grosses perles, votre éventail et vos miroirs où le couchant accroche dans l'ombre une flamboyante paillette! - Brunes filles du Titien, qui nous étalez si voluptueusement vos hanches ondoyantes, vos cuisses fermes et dures, vos ventres polis et vos reins souples et musculeux! - antiques déesses, qui dressez votre blanc fantôme sous les ombrages du jardin! - vous faites partie de mon sérail ; je vous ai possédées tour à tour. - Sainte Ursule, j'ai baisé tes mains sur les belles mains de Rosette; - j'ai joué avec les noirs cheveux de la Muranèse, et jamais Rosette n'a eu tant de peine à se recoiffer ; virginale Diane, j'ai été avec toi plus qu'Actéon, et je n'ai pas été changé en cerf : c'est moi qui ai remplacé ton bel Endymion! - Que de rivales dont on ne se défie pas, et dont on ne peut se venger! encore ne sont-elles pas toujours peintes ou sculptées! Femmes, quand vous voyez votre amant devenir plus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec une émotion extraordinaire ; quand il plongera sa tête dans vos genoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides et errants ; quand la jouissance ne fera qu'augmenter son désir, et qu'il éteindra votre voix sous ses baisers, comme s'il craignait de l'entendre, soyez certaines qu'il ne sait seulement pas si vous êtes là ; qu'il a, en ce moment, rendez-vous avec une chimère que vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. - Bien des chambrières ont profité de l'amour qu'inspiraient des reines. - Bien des femmes ont profité de l'amour qu'inspiraient des déesses, et une réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à l'idole idéale. C'est pourquoi les poètes prennent habituellement d'assez sales guenipes pour maîtresses. - On peut coucher dix ans avec une femme sans l'avoir jamais vue ; - c'est l'histoire de beaucoup de grands génies et dont les relations ignobles ou obscures ont fait l'étonnement du monde. Je n'ai fait à Rosette que des infidélités de ce genre-là. Je ne l'ai trahie que pour des tableaux et des statues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je n'ai pas sur la conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis, de ce côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sans être amoureux de personne, je désirerais l'être de quelqu'un. - je ne cherche pas l'occasion, et je ne serais pas fâché qu'elle vînt ; si elle venait, je ne m'en servirais peut-être pas, car j'ai la conviction intime qu'il en serait de même avec une autre, et j'aime mieux qu'il en soit ainsi avec Rosette qu'avec toute autre ; car, la femme ôtée, il me reste du moins un joli compagnon plein d'esprit, et très agréablement démoralisé ; et cette considération n'est pas une des moindres qui me retiennent, car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdre l'amie. CHAPITRE IV. Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, - oui, cinq mois, tout autant, cinq éternités que je suis le Céladon en pied de madame Rosette? Cela est du dernier beau. Je ne me serais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je gage. Nous sommes en vérité un couple de pigeons plumés, car il n'y a que des tourterelles pour avoir de ces tendresses-là. Avons-nous roucoulé! nous sommes-nous becquetés! quels enlacements de lierre! quelle existence à deux! Rien au monde n'était plus touchant, et nos deux pauvres petits coeurs auraient pu se mettre sur un cartel, enfilés par la même broche, avec une flamme en coup de vent. Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, car nous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, - la porte toujours fermée à tout le monde ; - n'y a-t-il pas de quoi avoir la peau de poule rien que d'y songer! Eh bien! c'est une chose qu'il faut dire à la gloire de l'incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce temps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. je ne crois pas qu'il spit possible d'occuper d'une manière plus soutenue et plus amusante un homme qui n'a point de passion, et Dieu sait quel terrible désoeuvrement est celui qui provient d'un coeur vide! On ne peut se faire une idée des ressources de cette femme. - Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis de son coeur, car elle m'aime à l'adoration. - Avec quel art elle profite de la moindre étincelle, et comme elle sait en faire un incendie! comme elle dirige habilement les petits mouvements de l'âme! comme elle fait tourner la langueur en rêverie tendre! et par combien de chemins détournés fait-elle revenir à elle l'esprit qui s'en éloigne! - C'est merveilleux! - Et je l'admire comme un des plus hauts génies qui soient. Je suis venu chez elle fort maussade, de fort mauvaise humeur et cherchant une querelle. je ne sais comment la sorcière faisait, au bout de quelques minutes elle m'avait forcé à lui dire des choses galantes, quoique je n'en eusse pas la moindre envie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon coeur, quoique je fusse d'une colère épouvantable, A-t-on une idée d'une tyrannie pareille? - Cependant, si habile qu'elle soit, le tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernière quinzaine, il m'est arrivé assez souvent, ce que je n'avais jamais fait jusque-là, d'ouvrir les livres qui sont sur la table, et d'en lire quelques lignes dans les interstices de la conversation. Rosette l'a remarqué et en a conçu un effroi qu'elle a eu peine à dissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet. J'avoue que je les regrette, quoique je n'ose pas les redemander. - L'autre jour, - symptôme effrayant! - quelqu'un est venu pendant que nous étions ensemble, et, au lieu d'enrager comme je faisais dans les commencements, j'en ai éprouvé une espèce de joie. J'ai presque été aimable : j'ai soutenu la conversation que Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur s'en allât, et, quand il fut parti, je me mis à dire qu'il ne manquait pas d'esprit et que sa société était assez agréable. Rosette me fit souvenir qu'il y avait deux mois que je l'avais précisément trouvé stupide et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi je n'eus rien à répondre, car en vérité je l'avais dit; et j'avais cependant raison, malgré ma contradiction apparente : car la première fois il dérangeait un tête-à-tête charmant, et la seconde fois il venait au secours d'une conversation épuisée et languissante (d'un côté du moins), et m'évitait, pour ce jour-là, une scène de tendresse assez fatigante à jouer. Voilà où nous en sommes ; - la position est grave, - surtout quand il y en a un des deux qui est encore épris et qui s'attache désespérément aux restes de l'amour de l'autre. je suis dans une perplexité grande. - Quoique je ne sois pas amoureux de Rosette, j'ai pour elle une très grande affection, et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. - je veux qu'elle croie, aussi longtemps que possible, que je l'aime. En reconnaissance de toutes ces heures qu'elle a rendues ailées, en reconnaissance de l'amour qu'elle m'a donné pour du plaisir, je le veux. - je la tromperai ; mais une tromperie agréable ne vaut-elle pas mieux qu'une vérité affligeante? - car jamais je n'aurai le coeur de lui dire que je ne l'aime pas. - La vaine ombre d'amour dont elle se repaît lui paraît si adorable et si chère, elle embrasse ce pâle spectre avec tant d'ivresse et d'effusion que je n'ose le faire évanouir ; cependant j'ai peur qu'elle ne s'aperçoive à la fin que ce n'est après tout qu'un fantôme. Ce matin nous avons eu ensemble un entretien que je vais rapporter sous sa forme dramatique pour plus de fidélité, et qui me fait craindre de ne pouvoir prolonger notre liaison bien longtemps. La scène représente le lit de Rosette. Un rayon de soleil plonge à travers les rideaux : il est dix heures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur de m'éveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le coude et penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. je vois tout cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heure que je ne dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge de malines toute déchirée : la nuit a été orageuse ; ses cheveux s'échappent confusément de son petit bonnet. Elle est aussi jolie que peut l'être une femme que l'on n'aime point et avec qui l'on est couché. ROSETTE, voyant que je ne dors plus. - 0 le vilain dormeur! Moi, bâillant. - Haaa! ROSETTE - Ne bâillez donc pas comme cela, ou je ne vous embrasserai pas de huit jours. Moi - Ouf! ROSETTE - Il paraît, monsieur, que vous ne tenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse? Moi - Si fait. ROSETTE - Comme vous dites cela d'une manière dégagée! - C'est bon; vous pouvez compter que, d'ici à huit jours, je ne vous toucherai du bout des lèvres. - C'est aujourd'hui mardi : ainsi à mardi prochain. Moi - Bah! ROSETTE - Comment, bah! Moi - Oui, bah! tu m'embrasseras avant ce soir, ou je meurs. ROSETTE - Vous mourrez! Est-il fat? - je vous ai gâté, monsieur. Moi - je vivrai. - je ne suis pas fat et tu ne m'as pas gâté, au contraire. - D'abord, je demande la suppression du monsieur ; je suis assez de tes connaissances pour que tu m'appelles par mon nom et que tu me tutoies. ROSETTE - Je t'ai gâté, d'Albert! Moi - Bien. - Maintenant approche ta bouche. ROSETTE - Non, mardi prochain. Moi - Allons donc! est-ce que nous ne nous caresserons plus maintenant que le calendrier à la main? nous sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. - Çà, votre bouche, mon infante, ou je m'en vais attraper un torticolis. ROSETTE - Point. Moi - Ah! vous voulez qu'on vous viole, mignonne; pardieu! l'on vous violera. - La chose est faisable, quoique peut-être elle n'ait pas encore été faite. ROSETTE - Impertinent! Moi - Remarque, ma toute belle, que je t'ai fait la galanterie d'un peut-être; c'est fort honnête de ma part. - Mais nous nous éloignons du sujet. Penche ta tête. Voyons : qu'est-ce que cela, ma sultane favorite? et quelle mine maussade nous avons! Nous voulons baiser un sourire et non pas une moue. ROSETTE, se baissant pour m'embrasser. - Comment veux-tu que je rie? tu me dis des choses si dures! Moi - Mon intention est de t'en dire de fort tendres. - Pourquoi veux-tu que je te dise des choses dures ? ROSETTE --- je ne sais --- mais vous m'en dites. Moi - Tu prends pour des duretés des plaisanteries sans conséquence. ROSETTE - Sans conséquence! Vous appelez cela sans conséquence? tout en a en amour. -Tenez, j'aimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vous faites. Moi - Tu voudrais donc me voir pleurer? ROSETTE - Vous allez toujours d'une extrémité à l'autre. On ne vous demande pas de pleurer, mais de parler raisonnablement et de quitter ce petit ton persifleur qui vous va fort mal. Moi - Il m'est impossible de parler raisonnablement et de ne pas persifler; alors je vais te battre, puisque c'est dans tes goûts. ROSETTE - Faites. Moi, lui donnant quelques peu . tes tapes sur les épaules.- J'aimerais mieux me couper la tête moi-même que de me gâter ton adorable corps et de marbrer de bleu la blancheur de ce dos charmant. - Ma déesse, quel que soit le plaisir qu'une femme ait à être battue, en vérité, vous ne le serez point. ROSETTE - Vous ne m'aimez plus. Moi - Voici qui ne découle pas très directement de ce qui précède ; cela est à peu près aussi logique que de dire : - Il pleut, donc ne me donnez pas mon parapluie; ou : Il fait froid, ouvrez la fenêtre. ROSETTE - Vous ne m'aimez pas, vous ne m'avez jamais aimée. Moi - Ah! la chose se complique: vous ne m'aimez plus et vous ne m'avez jamais aimée. Ceci est passablement contradictoire : comment puis-je cesser de faire une chose que je n'ai jamais commencée? - Tu vois bien, petite reine, que tu ne sais ce que tu dis et que tu es très parfaitement absurde. ROSETTE - J'avais tant envie d'être aimée de vous que j'ai aidé moi-même à me faire illusion. On croit aisément ce que l'on désire; mais maintenant je vois bien que je me suis trompée. - Vous vous êtes trompé vous-même ; vous avez pris un goût pour de l'amour, et du désir pour de la passion. - La chose arrive tous les jours. je ne vous en veux pas : il n'a pas dépendu de vous que vous ne soyez amoureux; c'est à mon peu de charmes que je dois m'en prendre. J'aurais dû être plus belle, plus enjouée, plus coquette; j'aurais dû tâcher de monter jusqu'à toi, ô mon poète! au lieu de vouloir te faire descendre jusqu'à moi : j'ai eu peur de te perdre dans les nuages, et j'ai craint que ta tête ne me dérobât ton coeur. - je t'ai emprisonné dans mon amour, et j'ai cru, en me donnant à toi tout entière, que tu en garderais quelque chose ---. Moi - Rosette, recule-toi un peu; ta cuisse me brûle, - tu es comme un charbon ardent. ROSETTE - Si je vous gêne, je vais me lever. - Ah! coeur de rocher, les gouttes d'eau percent la pierre, et mes larmes ne te peuvent pénétrer. (Elle pleure). Moi - Si vous pleurez comme cela, vous allez assurément changer notre lit en baignoire. - Que dis-je, en baignoire? en océan. - Savez-vous nager, Rosette ? ROSETTE - Scélérat! Moi - Allons, voilà que je suis un scélérat! Vous me flattez, Rosette, je n'ai point cet honneur : je suis un bourgeois débonnaire, hélas ! et je n'ai pas commis le plus petit crime ; j'ai peut-être fait une sottise, qui est de vous avoir aimée éperdument : voilà tout. - Voulez-vous donc à toute force m'en faire repentir? - je vous ai aimée, et je vous aime le plus que je peux. Depuis que je suis votre amant, j'ai toujours marché dans votre ombre : je vous ai donné tout mon temps, mes jours et mes nuits. je n'ai point fait de grandes phrases avec vous, parce que je ne les aime qu'écrites ; mais je vous ai donné mille preuves de ma tendresse. je ne vous parlerai pas de la fidélité la plus exacte, cela va sans dire ; enfin je suis maigri de sept quarterons depuis que vous êtes ma maîtresse. Que voulez-vous de plus ? Me voilà dans votre lit , j'y étais hier, j'y serai demain. Est-ce ainsi que l'on se conduit avec les gens que l'on n'aime pas ? Je fais tout ce que tu veux ; tu dis : Allons, je vais ; restons, je reste ; je suis le plus admirable amoureux du monde, ce me semble. ROSETTE - C'est précisément ce dont je me plains, - le plus parfait amoureux du monde en effet. Moi - Qu'avez-vous à me reprocher? ROSETTE - Rien, et j'aimerais mieux avoir à me plaindre de vous. Moi - Voici une étrange querelle. ROSETTE - C'est bien pis. - Vous ne m'aimez pas. - je n'y puis rien, ni vous non plus. - Que voulez-vous qu'on fasse à cela? Assurément, je préférerais avoir quelque faute à vous pardonner. - je vous gronderais, vous vous excuseriez tant bien que mal, et nous nous raccommoderions. Moi - Ce serait tout bénéfice pour toi. Plus le crime serait grand, plus la réparation serait éclatante. ROSETTE - Vous savez bien, monsieur, que je ne suis pas encore réduite à employer cette ressource et que si je voulais tout à l'heure, quoique vous ne m'aimiez pas, et que nous nous querellions ---. Moi - Oui, je conviens que c'est un pur effet de ta clémence ---. Veuille donc un peu; cela vaudrait mieux que de syllogiser à perte de vue comme nous faisons. ROSETTE - Vous voulez couper court à une conversation qui vous embarrasse ; mais, s'il vous plaît, mon bel ami, nous nous contenterons de parler. Moi - C'est un régal peu cher. - je t'assure que tu as tort ; car tu es jolie à ravir, et je sens pour toi des choses --- . ROSETTE - Que vous m'exprimerez une autre fois. Moi - Oh çà, - mon adorable, vous êtes donc une petite tigresse d'Hyrcanie, vous êtes aujourd'hui d'une cruauté nonpareille! - Est-ce que cette démangeaison vous est venue, de vous faire vestale? - Le caprice serait original. ROSETTE - Pourquoi pas? l'on en a vu de plus bizarres ; mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous. - Apprenez, monsieur, que je ne me livre qu'aux gens qui m'aiment ou dont je crois être aimée. - Vous n'êtes dans aucun de ces deux cas. - Permettez que je me lève. Moi - Si tu te lèves, je me lèverai aussi. - Tu auras la peine de te recoucher : voilà tout. ROSETTE - Laissez-moi! Moi - Pardieu non! ROSETTE, se débattant. - Oh! vous me lâcherez! Moi - J'ose, madame, vous assurer le contraire. ROSETTE, voyant qu'elle n'est pas la plus forte. - Eh bien! je reste ; vous me serrez le bras d'une force! ---. Que voulez-vous de moi? Moi - je pense que vous le savez. - je ne me permettrais pas de dire ce que je me permets de faire ; je respecte trop la décence. ROSETTE, déjà dans l'impossibilité de se défendre. - A condition que tu m'aimeras beaucoup --- je me rends. Moi - Il est un peu tard pour capituler, lorsque l'ennemi est déjà dans la place. ROSETTE, me jetant les bras autour du cou, à moitié pâmée. - Sans condition --- je m'en remets à ta générosité. Moi - Tu fais bien. Ici, mon cher ami, je pense qu'il -ne serait pas hors de propos de mettre une ligne de points, car le reste de ce dialogue ne se pourrait guère traduire que par des onomatopées. Le rayon de soleil, depuis le commencement de cette scène, a eu le temps de faire le tour de la chambre. Une odeur de tilleul arrive du jardin, suave et pénétrante. Le temps est le plus beau qui se puisse voir; le ciel est bleu comme la prunelle d'une Anglaise. Nous nous levons, et, après avoir déjeuné de grand appétit, nous allons faire une longue promenade champêtre. La transparence de l'air, la splendeur de la campagne et l'aspect de cette nature en joie m'ont jeté dans l'âme assez de sentimentalité et de tendresse pour faire convenir Rosette qu'au bout du compte j'avais une manière de coeur tout comme un autre. N'as-tu jamais remarqué comme l'ombre des bois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux, les riantes perspectives, l'odeur du feuillage et des fleurs, tout ce bagage de l'églogue et de la description, dont nous sommes convenus de nous moquer, n'en conserve pas moins sur nous, si dépravés que nous soyons, une puissance occulte à laquelle il est impossible de résister? je te confierai, sous le sceau du plus grand secret, que je me suis surpris tout récemment encore dans l'attendrissement le plus provincial à l'endroit du rossignol qui chantait. - C'était dans le ciel, quoiqu'il fît tout à fait nuit, le jardin de NNN avait une clarté presque égale à celle du plus beau jour ; il était si profond et si transparent que le regard pénétrait aisément jusqu'à Dieu. Il me semblait voir flotter les derniers plis de la robe des anges sur les blanches sinuosités du chemin de saint Jacques. La lune était levée, mais un grand arbre la cachait entièrement ; elle criblait son noir feuillage d'un million de petits trous lumineux, et y attachait plus de paillettes que n'en eut jamais l'éventail d'une marquise. Un silence plein de bruits et de soupirs étouffés se faisait entendre par tout le jardin (ceci ressemble peut-être à du pathos, mais ce n'est pas ma faute) ; quoique je ne visse rien que la lueur bleue de la lune, il me semblait être entouré d'une population de fantômes inconnus et adorés, et je ne me sentais pas seul, bien qu'il n'y eût plus que moi sur la terrasse. - je ne pensais pas, je ne rêvais pas, j'étais confondu avec la nature qui m'environnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiter avec l'eau, reluire avec le rayon, m'épanouir avec la fleur ; je n'étais pas plus moi que l'arbre, l'eau ou la belle-de-nuit. J'étais tout cela, et je ne crois pas qu'il soit possible d'être plus absent de soi-même que je l'étais à cet instant-là. Tout à coup, comme s'il allait arriver quelque chose d'extraordinaire, la feuille s'arrêta au bout de la branche, la goutte d'eau de la fontaine resta suspendue en l'air et n'acheva pas de tomber. Le filet d'argent, parti du bord de la lune, demeura en chemin : mon coeur seul battait avec une telle sonorité qu'il me semblait remplir de bruit tout ce grand espace. - Mon coeur cessa de battre, et il se fit un tel silence que l'on eût entendu pousser l'herbe et prononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol, qui probablement n'attendait que cet instant pour commencer à chanter, fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguë et éclatante que je l'entendis, par la poitrine autant que par les oreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin, vide de bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autres notes qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. - Je comprenais parfaitement ce qu'il disait, comme si j'eusse eu le secret du langage des oiseaux. C'était l'histoire des amours que je n'ai pas eues que chantait ce rossignol. Jamais histoire n'a été plus exacte et plus vraie. Il n'omettait pas le plus petit détail, la plus imperceptible nuance. Il me disait ce que je n'avais pas pu me dire, il m'expliquait ce que je n'avais pu comprendre ; il donnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre le fantôme jusqu'alors muet. je savais que j'étais aimé, et la roulade la plus langoureusement filée m'apprenait que je serais heureux bientôt. Il me semblait voir à travers les trilles de son chant et sous la pluie de notes s'étendre vers moi, dans un rayon de lune, les bras blancs de ma bien-aimée. Elle s'élevait lentement avec le parfum du coeur d'une large rose à cent feuilles. - je n'essayerai pas de te décrire sa beauté. Il est des choses auxquelles les mots se refusent. Comment dire l'indicible? comment peindre ce qui n'a ni forme ni couleur? comment noter une voix sans timbre et sans paroles? - Jamais je n'ai eu tant d'amour dans le coeur ; j'aurais pressé la nature sur mon sein, je serrais le vide entre mes bras comme si je les eusse refermés sur une taille de vierge; je donnais des baisers à l'air qui passait sur mes lèvres ; je nageais dans les effluves qui sortaient de mon corps rayonnant. Ah! si Rosette se fût trouvée là! quel adorable galimatias je lui eusse débité! Mais les femmes ne savent jamais arriver à propos. - Le rossignol cessa de chanter ; la lune, qui n'en pouvait plus de sommeil, tira sur ses yeux son bonnet de nuages, et moi je quittai le jardin ; car le froid de la nuit commençait à me gagner. Comme j'avais froid, je pensai tout naturellement que j'aurais plus chaud dans le lit de Rosette que dans le mien, et je fus couché avec elle. - J'entrai avec mon passe-partout, car tout le monde dormait dans la maison. - Rosette elle-même était endormie et j'eus la satisfaction de voir que c'était sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elle avait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante et entrouverte, une jambe étendue et l'autre un peu repliée, dans une pose pleine de grâce et d'abandon ; elle était si bien ainsi que je sentis un regret mortel de n'en pas être plus amoureux. En la regardant, je songeai à cela, que j'étais aussi stupide qu'une autruche. J'avais ce que je désirais depuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et mon épée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle sans mère à grands principes, sans père décore, sans tante revêche, sans frère spadassin, avec cet agrément ineffable d'un mari dûment scellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé de plomb, le tout recouvert d'un gros quartier de pierre de taille, ce qui n'est pas à dédaigner ; car, après tout, c'est un mince divertissement que d'être appréhendé au milieu d'un spasme voluptueux, et d'aller compléter sa sensation Sur le pavé après avoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon l'étage où l'on se trouve; - une maîtresse libre comme l'air des montagnes, et assez riche pour entrer dans les raffinements et les élégances les plus exquises, n'ayant d'ailleurs aucune espèce d'idée morale, ne vous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelle posture, ni de sa réputation non plus que si elle n'en avait jamais eu, ne voyant intimement aucune femme, ~t les méprisant toutes presque autant que si elle était un homme, faisant fort peu de cas du platonisme et ne s'en cachant point, et toutefois mettant toujours le coeur de la partie ; - une femme qui, si elle avait été posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue la plus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloire des Aspasies et des Impérias! Or, cette femme ainsi faite était à Moi - J'en faisais ce que je voulais; j'avais la clef de sa chambre et de son tiroir; je décachetais ses lettres; je lui avais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C'était ma chose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela m'appartenait, j'en usais, j'en abusais. je la faisais coucher dans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m'en prenait, et elle obéissait simplement et sans avoir l'air de me faire un sacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. - Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactement fidèle; - c'est-à-dire que si, il y a six mois, au temps où je me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on m'avait fait entrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, j'en serais devenu fou de joie, et j'eusse envoyé mon chapeau cogner le ciel en signe de réjouissance. Eh bien! maintenant que je l'ai, ce bonheur me laisse froid; je le sens à peine, je ne le sens pas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doute souvent que j'en aie changé. - je quitterais Rosette, j'en ai la conviction intime, qu'au bout d'un mois, peut-être de moins, je l'aurais si parfaitement et si soigneusement oubliée que je ne saurais plus si je l'ai connue ou non! En fera-t-elle autant de son côté? - je crois que non. Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et, par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front de la belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancolique que jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup de minuit. - Elle fit un petit mouvement; le sourire de sa bouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. - je me déshabillai lentement, et, me glissant sous les couvertures, je m'étendis tout au long d'elle comme une couleuvre. - La fraîcheur de mon corps la surprit ; elle ouvrit ses yeux et, sans me parler, elle colla sa bouche à ma bouche, et s'entortilla si bien autour de moi que je fus réchauffé en moins de rien. Tout le lyrisme de la soirée se tourna en prose, mais en prose poétique du moins. - Cette nuit est une des plus belles nuits blanches que j'aie passées : je ne puis plus en espérer de pareilles. Nous avons encore des moments agréables, mais il faut qu'ils aient été amenés et préparés par quelque circonstance extérieure comme celle-ci, et dans les commencements, je n'avais pas besoin de m'être monté l'imagination en regardant la lune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisir qu'on peut avoir quand on n'est pas réellement amoureux. Il n'y a pas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a çà et là des noeuds, et la chaîne n'est pas à beaucoup près aussi unie. Rosette, qui est encore amoureuse, fait ce qu'elle peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusement il y a deux choses au monde qui ne se peuvent commander : l'amour et l'ennui. - Je fais de mon côté des efforts surhumains pour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, comme ces provinciaux qui s'endorment à dix heures dans les salons des villes, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et je relève mes paupières avec mes doigts! - rien n'y fait, et je prends un laisser-aller conjugal on ne peut plus déplaisant. La chère enfant, qui s'est bien trouvée l'autre jour du système champêtre, m'a emmené hier à la campagne. Il ne serait peut-être pas hors de propos que je te fisse une petite description de la susdite campagne, qui est assez jolie ; cela égayerait un peu toute cette métaphysique, et d'ailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et les figures ne peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teinte brune et vague dont les peintres remplissent le champ de leur toile. Les abords en sont très pittoresques. - On arrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une étoile dont le milieu est marqué par un obélisque de pierre surmonté d'une boule de cuivre doré : cinq chemins font les pointes; - puis le terrain se creuse tout à coup. - La route plonge dans une vallée assez étroite, dont le fond est occupé par une petite rivière qu'elle enjambe par un pont d'une seule arche, puis remonte à grands pas par le revers opposé, où est assis le village dont on voit poindre le clocher d'ardoises entre les toits de chaume et les têtes rondes des pommiers. - L'horizon n'est pas très vaste, car il est borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il est riant, et repose l'oeil. - A côté du pont, il y a un moulin et une fabrique en pierres rouges en forme de tour ; des aboiements presque perpétuels, quelques braques et quelques jeunes bassets à jambes torses qui se chauffent au soleil devant la porte vous apprendraient que c'est là que demeure le garde-chasse, si les buses et les fouines, clouées aux volets, pouvaient vous laisser un moment dans l'incertitude. - A cet endroit commence une avenue de sorbiers dont les fruits écarlates attirent des nuées d'oiseaux; comme on n'y passe pas fort souvent, il n'y a au milieu qu'une bande de couleur blanche ; tout le reste est recouvert d'une mousse courte et fine, et, dans la double ornière tracée par les roues des voitures bourdonnent et sautillent de petites grenouilles vertes comme des chrysoprases. - Après avoir cheminé quelque temps, on se trouve devant une grille en fer qui a été dorée et peinte, et dont les côtés sont garnis d'artichauts et de chevaux de frise. Puis le chemin se dirige vers le château, que l'on ne voit pas encore, car il est enfoui dans la verdure comme un nid d'oiseau, sans trop se presser toutefois et se détournant assez souvent pour aller visiter un ruisseau et une fontaine, un kiosque élégant ou un beau point de vue, Passant et repassant la rivière sur des ponts chinois ou rustiques. - L'inégalité du terrain et les batardeaux élevés pour le service du moulin font qu'en plusieurs endroits la rivière a des chutes de quatre à cinq pieds de hauteur, et rien n'est plus agréable que d'entendre gazouiller toutes ces cascatelles à côté de soi, le plus souvent sans les voir, car les osiers et les sureaux qui bordent le rivage y forment un rideau presque impénétrable ; mais toute cette portion du parc n'est en quelque sorte que l'antichambre de l'autre partie : une grande route qui passe au travers de cette propriété. la coupe malheureusement en deux, inconvénient auquel on a remédié d'une manière fort ingénieuse. Deux grands murs crénelés, remplis de barbacanes et de meurtrières imitant une forteresse ruinée, se dressent de chaque côté de la route ; une tour où s'accrochent des lierres gigantesques, et qui est du côté du château, laisse tomber sur le bastion opposé un véritable pont-levis avec des chaînes de fer qu'on baisse tous les matins. - On passe par une belle arcade ogive dans l'intérieur du donjon, et de là dans la seconde enceinte, où les arbres, qui n'ont pas été coupés depuis plus d'un siècle, sont d'une hauteur extraordinaire, avec des troncs noueux emmaillotés de plantes parasites, et les plus beaux et les plus singuliers que j'aie jamais vus. Quelques-uns n'ont de feuilles qu'au sommet, et se terminent en larges ombrelles ; d'autres s'effilent en panaches : - d'autres, au contraire, ont près de leur tige une large touffe, d'où le tronc dépouillé s'élance vers le ciel comme un second arbre planté dans le premier ; on dirait des plans de devant d'un paysage composé ou des coulisses d'une décoration de théâtre, tellement ils sont d'une difformité curieuse ; - des lierres, qui vont de l'un à l'autre et les embrassent à les étouffer, mêlent leurs coeurs noirs aux feuilles vertes, et semblent en être l'ombre. - Rien au monde n'est plus pittoresque. - La rivière s'élargit, à cet endroit, de manière à former un petit lac, et le peu de profondeur permet de distinguer, sous la transparence de l'eau, les belles plantes aquatiques qui en tapissent le lit. Ce sont des nymphéas et des lotus qui nagent nonchalamment dans le plus pur cristal avec les reflets des nuées et des saules pleureurs qui se penchent sur la rive : le château est de l'autre côté, et ce petit batelet peint de vert pomme et de rouge vif vous évitera de faire un assez long détour pour aller chercher le pont. - C'est un assemblage de bâtiments construits à différentes époques, avec des pignons inégaux et une foule de petits clochetons. Ce pavillon est en brique avec des coins de pierre ; ce corps de logis est d'un ordre rustique, plein de bossages et de vermiculages. Cet autre pavillon est tout moderne; il a un toit plat à l'italienne avec des vases et une balustrade de tuiles et un vestibule de coutil en forme de tente : les fenêtres sont toutes de grandeurs différentes, et ne se correspondent pas ; il y en a de toutes les façons : on y trouve jusqu'au trèfle et à l'ogive, car la chapelle est gothique. Certaines portions sont treillissées, comme les maisons chinoises, de treillis peints de différentes couleurs, où grimpent des chèvrefeuilles, des jasmins, des capucines et de la vigne vierge dont les brindilles entrent familièrement dans les chambres, et semblent vous tendre la main en vous disant bonjour. Malgré ce manque de régularité, ou plutôt à cause de ce manque de régularité, l'aspect de l'édifice est charmant : au moins, l'on n'a pas tout vu d'un seul coup ; il y a de quoi choisir, et l'on s'avise toujours de quelque chose dont on ne s'était pas aperçu. Cette habitation que je ne connaissais pas, car elle est à une vingtaine de lieues, me plut tout d'abord, et je sus à Rosette le plus grand gré d'avoir eu cette idée triomphante de choisir un pareil nid à nos amours. Nous y arrivâmes à la tombée du jour; et, comme nous étions las, après avoir soupé de grand appétit, nous n'eûmes rien de plus pressé que de nous aller coucher (séparément bien entendu), car nous avions l'intention de dormir sérieusement. Je faisais je ne sais quel rêve couleur de rose, plein de fleurs, de parfums et d'oiseaux, quand je sentis une tiède haleine effleurer mon front, et un baiser y descendre en palpitant des ailes. Un mignard clappement de lèvres et une douce moiteur à la place effleurée me firent juger que je ne revais pas : j'ouvris les yeux, et la première chose que j'aperçus, ce fut le cou frais et blanc de Rosette qui se penchait sur le lit pour m'embrasser. - je lui jetai les bras autour de la taille, et lui rendis son baiser plus amoureusement que je ne l'avais fait depuis longtemps. Elle s'en fut tirer le rideau et ouvrir la fenêtre, puis revint s'asseoir sur le bord de mon lit, tenant ma main entre les deux siennes et jouant avec mes bagues. - Son habillement était de la simplicité la plus coquette. - Elle était sans corset, sans jupon, et n'avait absolument sur elle qu'un grand peignoir de batiste blanc comme le lait, fort ample et largement plissé; ses cheveux étaient relevés sur le haut de sa tête avec une petite rose blanche de l'espèce de celles qui n'ont que trois ou quatre feuilles ; ses pieds d'ivoire jouaient dans des pantoufles de tapisserie de couleurs éclatantes et bigarrées, mignonnes au possible, quoi- qu'elles fussent encore trop grandes, et sans quartier comme celles des jeunes Romaines. - je regrettai, en la voyant ainsi, d'être son amant et de n'avoir pas à le devenir. Le rêve que je faisais au moment où elle est venue m'éveiller d'une aussi agréable manière n'était pas fort éloigné de la réalité. - Ma chambre donnait sur le petit lac que j'ai décrit tout à l'heure. - Un jasmin encadrait la fenêtre, et secouait ses étoiles en pluie d'argent sur mon parquet : de larges fleurs étrangères balançaient leurs urnes sous mon balcon comme pour m'encenser ; une odeur suave et indécise, formée de mille parfums différents, pénétrait jusqu'à mon lit, d'où je voyais l'eau miroiter et s'écailler en millions de paillettes ; les oiseaux jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et sifflaient : - c'était un bruit harmonieux et confus comme le bourdonnement d'une fête. - En face, sur un coteau éclairé par le soleil, se déployait une pelouse d'un vert doré, où paissaient, sous la conduite d'un petit garçon, quelques grands boeufs dispersés çà et là. - Tout en haut et plus dans le lointain, on apercevait d'immenses carrés de bois d'un vert plus noir, d'où montait, en se contournant en spirales, la bleuâtre fumée des charbonnières. Tout, dans ce tableau, était calme, frais et souriant, et, où que je portasse les yeux, je ne voyais rien que de beau et de jeune. Ma chambre était tendue de perse avec des nattes sur le parquet, des pots bleus du Japon aux ventres arrondis et aux cols effilés, tout pleins de fleurs singulières, artistement arrangés sur les étagères et sur la cheminée de marbre turquin aussi remplie de fleurs ; des dessus de portes, representant des scènes de nature champêtre ou pastorale d'une couleur gaie et d'un dessin mignard, des sofas et des divans à toutes les encoignures ; - puis une belle et jeune femme tout en blanc, dont la chair rosait délicatement la robe transparente aux endroits où elle la touchait : on ne pouvait rien imaginer de mieux entendu pour le plaisir de l'âme, ainsi que pour celui des yeux. Aussi mon regard satisfait et nonchalant allait, avec un plaisir égal, d'un magnifique pot tout semé de dragons et de mandarins à la pantoufle de Rosette, et de là au coin de son épaule qui luisait sous la batiste ; il se suspendait aux tremblantes étoiles du jasmin et aux blonds cheveux des saules du rivage, passait l'eau et se promenait sur la colline, et puis revenait dans la chambre se fixer aux noeuds couleur de rose du long corset de quelque bergère. A travers les déchiquetures du feuillage, le ciel ouvrait des milliers d'yeux bleus ; l'eau gazouillait tout doucement, et moi, je me laissais faire à toute cette joie, plongé dans une extase tranquille, ne parlant pas, et ma main toujours entre les deux petites mains de Rosette. On a beau faire : le bonheur est blanc et rose on ne peut guère le représenter autrement. Les couleurs tendres lui reviennent de droit. - Il n'a sur sa palette que du vert d'eau, du bleu de ciel et du jaune paille : ses tableaux sont tout dans le clair comme ceux des peintres chinois. - Des fleurs, de la lumière, des parfums, une peau soyeuse et douce qui touche la vôtre, une harmonie voilée et qui vient on ne sait d'où, on est parfaitement heureux avec cela ; il n'y a pas moyen d'être heureux différemment. Moi-même, qui ai le commun en horreur, qui ne rêve qu'aven- tures étranges, passions fortes, extases délirantes, situations bizarres et difficiles, il faut que je sois tout bêtement heureux de cette manière-là, et, quoi que j'aie fait, je n'ai pu en trouver d'autre. Je te prie de croire que je ne faisais aucune de ces réflexions ; c'est après coup et en t'écrivant qu'elles me sont venues ; à cet instant-là, je n'étais occupé qu'à jouir, - la seule occupation d'un homme raisonnable. Je ne te décrirai pas la vie que nous menons ici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans les grands bois, des violettes et des fraises, des baisers et de petites fleurs bleues, des goûters sur l'herbe, des lectures et des livres oubliés sous les arbres; - des parties sur l'eau avec un bout d'écharpe ou une main blanche qui trempe au courant, de longues chansons et de longs rires redits par l'écho de la rive ; - la vie la plus arcadique qu'il se puisse imaginer! Rosette me comble de caresses et de prévenances elle, plus roucoulante qu'une colombe au mois de mai, elle se roule autour de moi et m'entoure de ses replis ; elle tâche que je n'aie d'autre atmosphère que son souffle et d'autre horizon que ses yeux; elle fait mon blocus très exactement et ne laisse rien entrer ni sortir sans permission ; elle s'est bâti un petit corps de garde à côté de mon coeur, d'où elle le surveille nuit et jour. - Elle me dit des choses ravissantes ; elle me fait des madrigaux fort galants ; elle s'assoit à mes genoux et se conduit tout à fait devant moi comme une humble esclave devant son seigneur et maître . ce qui me convient assez, car j'aime ces petites façons soumises et j'ai de la pente au despotisme oriental. - Elle ne fait pas la plus petite chose sans prendre mon avis, et semble avoir fait abnégation complète de sa fantaisie et de sa volonté ; elle cherche à deviner ma pensée et à la prévenir ; - elle est assommante d'esprit, de tendresse et de complaisance ; elle est d'une perfection à jeter par les fenêtres. - Comment diable pourrai-je quitter une femme aussi adorable sans avoir l'air d'un monstre? - Il y a de quoi décréditer mon coeur à tout jamais. Oh! que je souhaiterais la prendre en faute, lui trouver un tort! comme j'attends avec impatience une occasion de dispute! mais il n'y a pas de danger que la scélérate me la fournisse! Quand, pour amener une altercation, je lui parle brusquement et d'un ton dur, elle me répond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeux si trempés, d'un air si triste et si amoureux que je me fais à moi-même l'effet d'un plus que tigre ou tout au moins d'un crocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui demander pardon. A la lettre, elle m'assassine d'amour ; elle me donne la question, et chaque jour elle resserre d'un cran les ais entre lesquels je suis pris. - Elle veut probablement m'amener à lui dire que je la déteste, qu'elle m'ennuie à la mort, et que, si elle ne me laisse en repos, je lui couperai la figure à coups de cravache. - Pardieu! elle y arrivera, et, si elle continue à être aussi aimable, ce sera avant peu, ou le diable m'emportera. Malgré toutes ces belles apparences, Rosette est soûle de moi comme je suis soûl d'elle ; mais, comme elle a fait d'éclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donner aux yeux de l'honnête corporation des femmes sensibles le tort d'une rupture. - Toute grande passion a la prétention d'être éternelle, et il est fort commode de se donner les bénéfices de cette éternité sans en supporter les inconvénients. - Rosette raisonne ainsi : Voici un jeune homme qui n'a plus qu'un reste de goût pour moi, et, comme il est assez naïf et débonnaire, il n'ose pas le témoigner ouvertement, et ne sait de quel bois faire flèche; il est évident que je l'ennuie, mais il crèvera plutôt à la peine que de prendre sur lui de me quitter. Comme c'est une manière de poète, il a la tête pleine de belles phrases sur l'amour et la passion, il se croit obligé, en conscience, d'être un Tristan ou un Amadis. - Or, comme rien au monde n'est plus insupportable que les caresses d'une personne que l'on commence à n'aimer plus (et n'aimer plus une femme, c'est la haïr violemment), je m'en vais les lui prodiguer de manière à l'indigestionner, et, de toutes les façons, il faudra qu'il m'envoie à tous les diables ou qu'il se remette à m'aimer comme au preniier jour, ce qu'il se gardera soigneusement de faire. Rien n'est mieux imaginé. - N'est-il pas charmant de faire l'Ariane délaissée? - L'on vous plaint, l'on vous admire, l'on n'a pas assez d'imprécations pour l'infâme qui a eu la monstruosité d'abandonner une créature aussi adorable ; on prend des airs résignés et douloureux, on se met la main sous le menton et le coude sur le genou, de façon à faire ressortir les jolies veines bleues de son poignet. On porte des cheveux plus éplorés, et l'on met, pendant quelque temps, des robes d'une couleur plus sombre. On évite de prononcer le nom de l'ingrat, mais on y fait des allusions détournées, tout en poussant de petits soupirs admirablement modulés. Une femme si bonne, si belle, si passionnée, qui a fait de si grands sacrifices, à qui l'on n'a pas à reprocher la moindre chose, un vase d'élection, une perle d'amour, un miroir sans taches, une goutte de lait, une rose blanche, une essence idéale à parfumer une vie ; - une femme qu'on aurait dû adorer à genoux, et qu'il faudra couper en petits morceaux, après sa mort, afin d'en faire des reliques : la laisser là iniquement, frauduleusement, scélératementl Mais un corsaire ne ferait pas pis ! Lui donner le coup de la mort! - car elle en mourra assurément. - Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieu du coeur, pour se conduire de la sorte. 0 hommes! hommes! Je me dis cela; mais peut-être n'est-ce pas vrai. Si grandes comédiennes que soient naturellement les femmes, j'ai peine à croire qu'elles le soient à ce point-là; et, au bout du compte, toutes les démonstrations de Rosette ne sont-elles que l'expression exacte de ses sentiments pour moi? - Quoi qu'il en soit, la continuation du tête-à-tête n'est plus possible, et la belle châtelaine vient d'envoyer enfin des invitations à ses connaissances du voisinage. Nous sommes occupés à faire des préparatifs pour recevoir ces dignes provinciaux et provinciales. - Adieu, cher.