[1] <0> PRÉFACE. [2] PIERROT Je te dis toujours la même chose, parce que c'est toujours la même chose; et si ce n'était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose. [3] Le Festin de Pierre. [4] Ceci en vérité, mon cher monsieur ou ma belle dame, n'est autre chose qu'une préface et une préface fort longue : je n'ai pas la moindre envie de vous le dissimuler ou de vous en demander pardon. [5] Je ne sais si vous avez la fatuité de ne pas lire les préfaces; mais j'aime à supposer le contraire, pour l'honneur de votre esprit et de votre jugement. [6] Je prétends même que vous me remerciez de vous en avoir fait une; elle vous dispense de deux ou trois contes plus ou moins fantastiques que vous eussiez eus sans cela, et vous conviendrez, si récalcitrant que vous soyez, que ce n'est pas une mince obligation que vous m'en devez avoir. [7] J'espère que celle-ci tiendra la moitié du volume : j'aurais bien voulu qu'elle le remplît tout entier, mais mon éditeur m'a dit qu'on était encore dans l'habitude de mettre quelque chose après, pour avoir le prétexte de faire une table. [8] C'est une mauvaise habitude; on en reviendra. [9] Qu'est-ce qui empêche de mettre la préface et la table côte à côte sans le remplissage obligé de roman ou de contes ? [10] Il me semble que tout lecteur un peu imaginatif supposerait aisément le milieu à l'aide du commencement et de la fin; sa fiction vaudrait probablement mieux que la réalité, et d'ailleurs il est plus agréable de faire un roman que de le lire. [11] Moi, pour mon compte, et je prétends vous convertir à mon système, je ne lis que les préfaces et les tables, les dictionnaires et les catalogues. [12] C'est une précieuse économie de temps et de fatigue : tout est là, les mots et les idées. [13] La préface, c'est le germe; la table, c'est le fruit : je saute comme inutiles tous les feuillets intermédiaires. [14] Qu'y verrais-je ? des phrases et des formes, que m'importe! [15] Aussi, depuis deux ans que j'ai fait cette précieuse découverte, je suis devenu d'une érudition effroyable : je ferais honte à Cluvérius, à Saumaise, à dom Calmet, à dom Sanchez, et à tous les dom bénédictins du monde; je disserterais, comme Pic de la Mirandole, "de omni re scibili et quibusdam aliis". [16] Citez-moi quelque chose que je ne sache pas, je vous en défie; et pour peu que vous usiez de ma méthode, vous arriverez au même résultat que moi. [17] Il en est des livres comme des femmes : les uns ont des préfaces, les autres n'en ont pas, les unes se rendent tout de suite, les autres font une longue résistance; mais tout finit toujours de même --- par la fin. [18] Cela est triste et banal; cependant que diriez-vous d'une femme qui irait se jeter tout d'abord à votre tête ? [19] Vous lui diriez comme le More de Venise à Desdemona : --- à bas, prostituée. [20] Cette femme serait une catin sans vergogne : pourquoi voulez-vous donc qu'un livre soit plus effronté qu'une femme, et qu'il se livre à vous sans préliminaire ? [21] Il est vrai que la fille que vous louez six francs n'y fait pas tant de façons, et vous avez acheté le livre vingt sous de plus que la fille. [22] Il est à vous, vous pouvez en user et en abuser; vous n'accorderez pas même à sa virginité le quart d'heure de grâce, vous le touchez, vous le maniez, vous le tramez de votre table à votre lit, vous rompez sa robe d'innocence, vous déchirez ses pages : pauvre livre! [23] La préface, c'est la pudeur du livre, c'est sa rougeur, ce sont les demi-aveux, les soupirs étouffés, les coquettes agaceries, c'est tout le charme; c'est la jeune fille qui reste long-temps à dénouer sa ceinture et à délacer son corset avant d'entrer au lit où son amoureux l'attend. [24] Quel est le stupide, quel est l'homme assez peu voluptueux pour lui dire : Dépêche-toi 1 D'autant que le corset et la chemise dissimulent souvent une épaule convexe et une gorge concave, d'autant que la préface cache souvent derrière elle un livre grêle et chétif. [25] lecteurs du siècle! ardélions inoccupés qui vivez en courant et prenez à peine le temps de mourir, plaignez-vous donc des préfaces qui contiennent un volume en quelques pages, et qui vous épargnent la peine de parcourir une longue enfilade de chapitres pour arriver à l'idée de l'auteur. [26] La préface de l'auteur, c'est le post-scriptum d'une lettre de femme, sa pensée la plus chère : vous pouvez ne pas lire le reste. [27] Pourtant, n'allez pas inférer de ce que je viens de dire qu'il y ait une idée dans celle-ci, je serais désespéré de vous induire en erreur : je vous jure sur ce qu'il y a de plus sacré. [28] Y a-t-il encore quelque chose de sacré ? [29] Je vous jure sur mon âme, à laquelle je ne crois guère; sur ma mère, à laquelle je crois un peu plus, qu'il n'y a réellement pas plus d'idée dans ma préface que dans un livre quelconque de M. [30] Ballanche; qu'il n'y a ni mythe, ni allégorie, que je n'y fonde pas de religion nouvelle comme M. [31] G. [32] Drouineau, que ce n'est pas une poétique ni quoi que ce soit qui tende à quelque chose, je n'y fais même pas l'apologie de mon ouvrage. [33] Vous voyez bien que ma préface ne ressemble en rien à ses soeurs les autres préfaces. [34] Seulement je profite de l'occasion pour causer avec vous, je fais comme ces bavards impitoyables qui vous prennent par un bouton de votre habit, monsieur; par le bout de votre gant blanc, madame, et vous acculent dans un coin du salon pour se dégorger de toutes les balivernes qu'ils ont amassées pendant un quart d'heure de silence. [35] En honneur, ce n'est pas pour autre chose. [36] Je n'ai pas grand'chose à faire ni vous non plus, je pense. [37] Je m'en vais donc me raconter à vous de point en point, et vous faire moi-même ma biographie : il n'y aura pas plus de mensonges que dans tout autre --- ni moins. [38] Avant de vous dire ma vie, vous me permettrez d'abord de vous toucher quelque chose des motifs qui m'ont porté à faire noires trois ou quatre cents pages blanches qui ne l'ont pas mérité. [39] Je suis un homme d'esprit, et j'ai pour amis des gens qui ont tous infiniment d'esprit, autant d'esprit que M. [40] H. [41] Delatouche et M. [42] Loève-Veimars. [43] Tous ces gens-là ont fait un livre ou même en ont fait deux; il y en a un qui est coupable de trois. [44] Moi, jusqu'à ce jour, je m'étais conservé vierge de toute abomination écrite ou imprimée, et chacun était libre de me croire autant de talent qu'il lui plaisait. [45] Je jouissais dans un certain monde d'une assez honnête gloire inédite. [46] J'étais célèbre depuis la cheminée jusqu'au paravent, je faisais un grand bruit dans quelques pieds carrés. [47] Alors quelques officieux sont venus qui m'ont dit Il faut faire un livre. [48] Je l'ai fait, mais sans prétention aucune, je vous prie de le croire, comme une chose qui ne mérite pas la peine qu'on s'en défende, comme on demande la croix d'honneur pour ne pas être ridicule, pour être comme tout le monde. [49] Il est indécent aujourd'hui de ne pas avoir fait un livre, un livre de contes tout au moins : j'aimerais autant me présenter dans un salon sans culotte que sans livre. [50] Il est juste de dire que j'avais déjà fait un volume de vers, mais cela ne compte pas; c'est un volume de prose de moins, voilà tout. [51] Ne me méprisez donc pas parce que j'ai fait des contes; j'ai pris ce parti, parce que c'est ce qu'il y a de moins littéraire au monde : à ma place, vous eussiez agi de même pour avoir le repos. [52] Maintenant que me voilà suffisamment compromis, et que j'ai perdu ma virginale réputation, j'espère que mes bons amis me laisseront tranquille. [53] Je vous le proteste ici, afin que vous le sachiez, je hais de tout mon coeur ce qui ressemble de près ou de loin à un livre : je ne conçois pas à quoi cela sert. [54] Les gros Plutarques in-folio, témoin celui de Chrysale, ont une utilité évidente; ils servent à mettre en presse, à défaut de rabats puisqu'on n'en porte plus, les gravures chiffonnées et qui ont pris un mauvais pli; on peut encore les employer à exhausser les petits enfants qui ne sont pas de taille à manger à table. [55] Quant à nos in-octavos, je veux que le diable m'emporte si l'on peut en tirer parti, et si je conçois pourquoi on les fait. [56] Il a pourtant été un temps où je ne pensais pas ainsi. [57] Je vénérais le livre comme un dieu, je croyais implicitement à tout ce qui était imprimé; je croyais à tout, aux épitaphes des cimetières, aux éloges des gazettes, à la vertu des femmes. [58] temps d'innocence et de candeur! [59] Je m'amusais comme une portière à lire "les Mystères d'Udolphe", "le Château des Pyrénées", ou tout autre roman d'Anne Radcliffe; j'avais du plaisir à avoir peur, et je pensais avec Grey que le paradis, c'était un roman devant un bon feu. [60] Que n'ai-je pas lu! [61] J'ai épuisé tous les cabinets du quartier. [62] Que d'amans malheureux, que de femmes persécutées m'ont passé devant les yeux! que de souterrains n'ai-je pas parcourus! [63] Aussi je suis devenu d'une si merveilleuse sagacité, que dès la première syllabe d'un roman je sais déjà la fin. [64] On aura beau dire, Notre-Dame de Paris ne vaut pas le Château des Pyrénées. [65] La belle dame élégante que vous avez maintenant, vous, jeune fashionable blasé, ne vaut pas la femme de chambre de votre mère qui vous a eu il y a dix ans, vous, écolier naïf et tremblant, pauvre chérubin plus timide que celui de Beaumarchais, qui n'osiez pas oser même avec la fille du jardinier. [66] Le seul plaisir qu'un livre me procure encore, c'est le frisson du couteau d'ivoire dans ses pages non coupées, c'est une virginité comme une autre, et cela est toujours agréable à prendre. [67] Le bruit des feuilles tombant l'une sur l'autre invite immanquablement au sommeil, et le sommeil est après la mort la meilleure chose de la vie. [68] Je vous ai promis de vous conter mon histoire; ce sera bientôt fait. [69] J'ai été nourri par ma mère, et sevré à quinze mois; puis j'ai eu un accessit de je ne sais quoi en rhétorique : voilà les événements les plus marquants de ma vie. [70] Je n'ai pas fait un seul voyage, je n'ai vu la mer que dans les marines de Vernet; je ne connais d'autres montagnes que Montmartre. [71] Je n'ai jamais vu se lever le soleil, je ne suis pas en état de distinguer le blé de l'avoine. [72] Quoique né sur les frontières d'Espagne, je suis un Parisien complet, badaud, flâneur, s'étonnant de tout, et ne se croyant plus en Europe dès qu'il a passé la barrière. [73] Les arbres des Tuileries et des boulevarts sont mes forêts, la Seine mon Océan. [74] Du reste, je vous avouerai franchement que je me soucie assez peu de tout cela; je préfère le tableau à l'objet qu'il représente, et je serais bien capable de m'écrier, comme madame de Staël devant le lac de Genève: 0 le ruisseau de la rue Saint-Honoré! [75] Je ne comprends pas quel plaisir champêtre peut valoir celui de regarder les caricatures au vitrage de Martinet ou de Susse, et je ne trouve pas le soleil de beaucoup supérieur au gaz. [76] Une fois, quelques uns de mes amis sont venus me chercher, et m'ont emmené avec leurs maîtresses, je ne sais où, sur les limites du monde, comme j'imagine, car nous restâmes trois heures en voiture, On dîna sur l'herbe : ces dames et ces messieurs eurent l'air d'y prendre un grand plaisir; quant à moi, je me souhaitais ailleurs. [77] Des faucheux avec leurs pattes grêles arpentaient sans façon les assiettes, les mouches tombaient dans nos verres, les chenilles nous grimpaient aux jambes. [78] J'avais un superbe pantalon de coutil blanc, je me relevai avec une indécente plaque verte au derrière. [79] Je touchai par mégarde je ne sais quelles herbes, c'étaient des orties, il me vint des cloches; je me manquai casser le cou en sautant un fossé; j'eus le lendemain une belle et bonne courbature : cela s'appelle une partie de plaisir! [80] Je déteste la campagne : toujours des arbres, de la terre, du gazon. [81] Qu'est-ce que cela me fait ? c'est très pittoresque, d'accord, mais c'est ennuyeux à crever. [82] Le murmure des ruisseaux, le ramage des oiseaux, et tout l'orchestre de l'éclogue et de l'idylle, ne me font aucun plaisir; je dirais volontiers comme Debureau au rossignol : Tais-toi, vilaine bête. [83] Ma vie a été la plus commune et la plus bourgeoise du monde, pas le plus petit événement n'en coupe la monotonie; c'est au point que je ne sais jamais l'année, le mois, le jour ou l'heure. [84] En effet, eh! qu'importe ? 1833 ne sera-t-il pas semblable à 1832 ? hier n'a-t-il pas été comme est aujourd'hui et comme sera demain ? [85] Qu'il soit matin ou soir, n'est-ce pas la même chose ? [86] Manger, boire, dormir, dormir, boire, manger, aller de son fauteuil à son lit, de son lit à son fauteuil, sans souvenir de la veille, sans projet pour demain; vivre à l'heure, à la minute, à la seconde, cramponné au moment comme un vieillard qui n'a plus qu'un moment : voilà où j'en suis arrivé, et j'ai vingt ans. [87] Pourtant j'ai un coeur et des passions, j'ai de l'imagination autant et plus qu'un autre, peut-être. [88] Mais que voulez-vous! je n'ai pas assez d'énergie pour secouer cela : comme tout vieux garçon, j'ai chez moi une servante-maîtresse qui me domine, et fait de moi ce qu'elle veut : c'est l'habitude. [89] L'habitude qui vous tient au cachot, dans une chambre ouverte, qui vous fait manger quand vous n'avez pas faim, qui vous éveille quand vous avez encore sommeil, qui tire comme avec un fil votre bras et votre jambe, qui fait mouvoir sous vous vos pieds malgré vous, qui vous traîne par les cheveux dans un endroit où vous vous ennuyez mortellement, qui vous remet entre les doigts le livre que vous savez par coeur. [90] Je n'ai jamais tué de sergent de ville, je n'ai jamais eu affaire aux gendarmes et aux gardes municipaux, je n'ai pas été à Sainte-Pélagie, je ne me suis jamais suicidé par désespoir d'amour ou toute autre raison, je n'ai signé aucune protestation, je n'ai eu ni duels ni maîtresses. [91] J'ai bien eu quelquefois un tiers ou un quart de femme, comme l'on a un tiers ou un quart de vaudeville; mais cela ne compte pas, et ne vaut pas la peine d'être mentionné. [92] Je n'ai chez moi ni pipe, ni poignard, ni quoi que ce soit qui ait du caractère. [93] Je suis le personnage du monde le plus uni et le moins remarquable; je n'ai rien d'artiste dans mon galbe, rien d'artiste dans ma mise : il est impossible d'être plus bourgeois que je ne le suis. [94] Vous m'avez vu cent fois, et ne me reconnaîtriez pas. [95] Mon mérite littéraire est très mince, et je suis trop paresseux pour le faire valoir. [96] Je n'ai pas ajouté à mon prénom une désinence en "us", je n'ai pas échangé mon nom de tailleur et de bottier contre un nom moyen-âge et sonore. [97] Ni mes vers, ni ma prose, ni moi, n'avons un seul poil de barbe. [98] Aussi beaucoup de gens ne veulent-ils pas croire que je suis réellement un génie, à me voir si benin, si paterne, si peu insolent, si comme le premier venu, comme vous ou tout autre. [99] Je ne tutoie et n'appelle par son nom de baptême aucun des illustres du jour; je n'ai aucune pièce refusée ou tombée à aucun théâtre, je n'ai encore ruiné aucun libraire. [100] Vous voyez que ma modestie est fondée, et que je n'ai pas de quoi faire le fier. [101] Aucun journal, en parlant pour la première fois de moi, ne m'a désigné ainsi qu'il se pratique, le célèbre M- un tel. [102] Je pourrais mourir demain, qu'excepté ma mère qui pleurerait, il ne resterait aucune trace de mon passage sur la terre. [103] Mon épitaphe serait bientôt faite : Né - mort. [104] Je ne suis rien, je ne fais rien; je ne vis pas, je végète; je ne suis pas un homme, je suis une huître. [105] J'ai en horreur la locomotion, et j'ai bien souvent porté envie au crapaud qui reste des années entières sous le même pavé, les pattes collées à son ventre, ses grands yeux d'or immobiles, enfoncé dans je ne sais quelles rêveries de crapaud qui doivent bien avoir leur charme, et dont il devrait bien nous faire un livre. [106] Je partage l'avis des Orientaux : il faut être chien ou Français pour courir les rues quand on peut rester assis bien à son aise chez soi. [107] N'était la circoncision, je me ferais Turc, je serais, certes, un excellent pacha. [108] Par vingt-cinq degrés de chaleur, je suis capable de porter autant de caftans, de schalls et de fourrures qu'Ali, ou Rhegleb, ou tout autre. [109] Les pachas aiment les tigres, moi j'aime les chats : les chats sont les tigres des pauvres diables. [110] Hormis les chats, je n'aimè rien, je n' ai envie de rien; je n'ai qu'un sentiment et qu'une idéé; c'est que j'ai froid et que je m'ennuie. [111] Aussi je me chauffe à me géographier les jambes, je brûle mes pantoufles; mes volets sont doubles, mes rideaux doubles, mes portes rembourrées. [112] Ma chambre est un four, je cuis; mais, malheureusement, il est plus difficile de se préserver de l'ennui que du froid. [113] Quoi faire ? rêver ? on ne peut toujours rêver : lire ? j'ai dit que je savais tout : quoi donc ? [114] Je n'ai jamais pu apprendre à jouer aux cartes ni aux dames, et encore moins aux échecs; je n'ai pu m'élever à la hauteur du casse-tête chinois; c'est pourquoi, n'étant bon à rien, je me suis mis à faire des vers. [115] Je n'ai guère eu plus de plaisir à les aligner que vous à les lire --- si vous les avez lus. [116] Je vous jure, en tout cas, que c'est un piètre divertissement, et que vous feriez bien d'en chercher un autre. [117] On m'a dit plusieurs fois qu'il faudrait faire quelque chose, penser à mon avenir. [118] Le mot n'est-il pas ridicule dans notre bouche, à nous qui ne sommes pas sûrs d'une heure ? qu'il faudrait prendre un état, ne fût-ce que pour avoir un titre et une étiquette comme un bocal d'apothicaire. [119] Que je ne pouvais pas n'être rien, que cela ne s'était jamais vu; que ceux qui n'étaient rien en effet, cherchaient à se souffler eux-mêmes et à se faire quelque chose. [120] A quoi j'ai répondu que cela serait rare et curieux de pouvoir et ne pas vouloir, et de fermer la porte au nez de la fortune qui viendrait y frapper d'elle-même. [121] D'ailleurs, il n'y a que trois états possibles dans une civilisation aussi avancée que la nôtre : voleur, journaliste ou mouchard : je n'ai ni les moyens physiques, ni les moyens intellectuels qu'exigent ces trois genres d'industrie. [122] J'aurais assez aimé être voleur, c'est de la philosophie ecclectique; mais on a trop de mal, comme disait feu Martainville. [123] Je ne pense pas que j'eusse pu faire un mouchard remarquable, je suis trop distrait, j'ai la vue très-basse et l'ouïe un peu dure. [124] Ensuite, depuis que les honnêtes gens s'en mêlent, le métier ne va plus. [125] Pour journaliste, j'aurais peut-être réussi, avec beaucoup de travail, à ne pas faire tache dans les Petites-Affiches, ou même dans la plus célèbre de nos revues. [126] Mais je déclare formellement que je ne résisterais pas à plusieurs vaudevilles consécutifs, et que pour rien au monde je ne me battrais en duel, ayant naturellement peur des coups autant et plus que tout autre. [127] Dans cette perplexité grande, et pour céder à de fréquentes importunités, j'ai suivi une grande quantité de représentations de l'"Auberge des Adrets", pour me choisir un état parmi ceux que se donnent chaque soir Frédérick et Serres : dans leur nomenclature variée, je n'ai rien trouvé qui me convînt. [128] Nourrisseur de vers à soie, philhellène, fabricant de clyssoirs et de seringues à musique, professeur de philosophie, chef suprême de la religion saint-simonienne, répétiteur des chiens savants pour les langues mortes, tous ces états-là réclament des connaissances spéciales que je n'ai pas, et que je suis incapable d'acquérir. [129] Ainsi, n'étant bon à rien, pas même à être Dieu, je fais des préfaces et des contes fantastiques; cela n'est pas si bien que rien, mais c'est presque aussi bien, et c'est quasi-synonyme. [130] Je ne sais pas si cela vient de mon caractère qui tourne un peu à l'hypocondrie, ou de ma position dans le monde; mais je n'ai jamais pu croire et m'intéresser sérieusement à quelque chose; et je pourrais retourner à mon usage le vers de Térence : "Homo sum nil a me humani alienum puto". [131] Par suite de ma concentration dans mon ego, cette idée m'est venue maintes fois que j'étais seul au milieu de la création; que le ciel, les astres, la terre, les maisons, les forêts, n'étaient que des décorations, des coulisses barbouillées à la brosse, que le mystérieux machiniste disposait autour de moi pour m'empêcher de voir les murs poudreux et pleins de toiles d'araignées de ce théâtre qu'on appelle le monde. [132] Que les hommes qui se meuvent autour de moi ne sont là que comme les confidents des tragédies, pour dire Seigneur, et couper de quelques répliques mes interminables monologues. [133] Quant à mes opinions politiques, elles sont de la plus grande simplicité. [134] Après de profondes réflexions sur le renversement des trônes, les changements de dynasties, je suis arrivé à ceci - 0. [135] Qu'est-ce qu'une révolution ? des gens qui se tirent des coups de fusil dans une rue : cela casse beaucoup de carreaux; il n'y a guère que les vitriers qui y trouvent du profit. [136] Le vent emporte la fumée : ceux qui restent dessus mettent les autres dessous; l'herbe vient là plus belle le printemps qui suit; un héros fait pousser d'excellens petits pois. [137] On change aux bâtons des mairies les loques qu'on nomme drapeau. [138] La guillotine, cette grande prostituée, prend au cou avec ses bras rouges ceux que le plomb a épargnés, le bourreau continue le soldat, s'il y a lieu, ou bien le premier drôle venu grimpe furtivement au trône, et s'asseoit dans la place vide. [139] Et l'on n'en continue pas moins d'avoir la peste, de payer ses dettes, d'aller voir des opéras comiques sous celui-là comme sous l'autre. [140] C'était bien la peine de remuer tant d'honnêtes pavés qui n'en pouvaient mais. [141] Quant à mon opinion sur l'art, je pense que c'est une jonglerie pure, et je suis parfaitement de l'avis d'Arnal : cela s'appelle des artistes. [142] Ces baladins sont-ils fiers! [143] En fait d'artistes, je n'estime que les acrobates. [144] Il faut véritablement dix fois plus d'art pour danser sur la corde lâche que pour faire cent poëmes épiques, et vingt charretées de tragédies en cinq actes et en vers. [145] Quant à ce qui est de la morale, rien ne m'a paru plus insignifiant que les vices de l'homme, si ce n'est la vertu de la femme. [146] Lecteur, vous me savez maintenant sur le bout du doigt. [147] Voilà ce que je suis, ou plutôt ce que j'étais il y a trois mois, car je suis fort changé depuis quelque temps. [148] Deux ou trois de mes camarades, voyant que je devenais tout-à-fait ours et maniaque, se sont emparés de moi et se sont mis à me former : ils ont fait de moi un jeune France accompli. [149] J'ai un pseudonyme très long et une moustache fort courte; j'ai une raie dans les cheveux à la Raphaël. [150] Mon tailleur m'a fait un gilet --- délirant. [151] Je parle art pendant beaucoup de temps sans ravaler ma salive, et j'appelle bourgeois tous ceux qui ont un col de chemise. [152] Le cigarre ne me fait plus tousser ni pleurer, et je commence à fumer dans une pipe assez crânement et sans trop vomir. [153] Avant-hier, je me suis grisé d'une manière tout-à-fait byronienne; j'en ai encore mal à la tête : de plus, j'ai fait acquisition d'une mignonne petite dague en acier de Toscane, pas plus longue qu'un aiguillon de guêpe, avec quoi je trouerai tout doucettement votre peau blanchette, ma belle dame, dans les accès de jalousie italienne que j'aurai quand vous serez ma maîtresse, ce qui arrivera indubitablement bientôt. [154] On m'a présenté dans plusieurs salons, par-devant plusieurs coteries, depuis le bleu de ciel le plus clair jusqu'à l'indigo le plus foncé. [155] Là, j'ai entendu infiniment de cinquièmes actes, et encore plus d'élégies sur le malheur d'être abandonné par son ou ses amants. [156] J'en ai moi-même récité un nombre incalculable. [157] Je me culotte, comme disent mes dignes amis, et il paraît que je deviens un homme à la mode. [158] Mes deux cornacs prétendent même que j'ai eu plusieurs bonnes fortunes : soit, puisqu'on est convenu d'appeler cela ainsi. [159] Comme je suis naturellement olivâtre et fort pâle, les dames me trouvent d'un satanique et d'un désillusionné adorable; les petites filles se disent entre elles que je dois avoir beaucoup souffert du coeur : du coeur peu, mais de l'estomac passablement. [160] Je suis décidé à exploiter cette bonne opinion qu'on a de moi. [161] Je veux être le personnage cumulatif de toutes les variétés de don Juan, comme Bonaparte l'a été de tous les conquérants. [162] Les trois mille noms charmants seront dépassés de beaucoup. [163] Le Don Juan de Molière n'est qu'un Céladon auprès de moi; celui de Byron un misérable cokney : le Zaffye d'Eugène Sue est innocent comme une rosière. [164] J'ai préparé, pour y inscrire mes triomphes, un livre blanc beaucoup plus gros que celui de Joconde et du prince Lombard; j'ai fait emplette de quelques rames de papier à lettres azuré, de bâtons de cire rose et aventurine pour répondre aux billets doux qu'on m'écrira. [165] Je n'ai pas oublié une échelle de soie : l'échelle de soie est de preniière importance, car je n'entrerai plus maintenant dans les maisons que par les fenêtres. [166] Personne ne me résistera : j'aurai mille scélératesses charmantes et inédites, mille roueries si machiavéliques, je serai si fatal et si vague, j'aurai l'air si ange déchu, si volcan, si échevelé, qu'il n'y aura pas moyen de ne pas se rendre. [167] Votre femme elle-même, mon cher lecteur, votre maîtresse, si vous avez l'une ou l'autre, ou même les deux, ne pourront s'empêcher de dire en joignant les mains : Pauvre jeune homme! [168] Que je sois damné si, dans six mois, je ne suis pas le fat le plus intolérable qu'il y ait d'ici à bien loin. [169] Il ne me manque vraiment que d'être bâtard pour que je sois parfait. [170] Au diable les vers, au diable la prose! je suis un viveur maintenant, je ne suis plus l'hypocondre qui en fourgonnant son feu entre ses deux chats, faisait un tas de sottes rêvasseries à propos de tout et de rien. [171] Avant qu'il soit long-temps, je prétends me faire un matelas de toutes les boucles blondes ou brunes dont mes beautés m'auront fait le sacrifice. [172] Vous verrez, vous verrez! d'un amour à l'autre, je vous écrirai pour me reposer de belles histoires adultérines, de beaux drames d'alcôve, auprès desquels Antony sera tout-à-fait enfantin et Florian. [173] Pourtant je venais tout à l'heure d'envoyer les vers et la prose au diable; ce que c'est que les mauvaises habitudes, on y revient toujours. [174] Sur ce, monsieur, je vous salue avec tout le respect que l'on doit à un honnête lecteur. [175] Madame, je vous baise les mains, et dépose mes hommages à vos pieds. [176] SOUS LA TABLE. [177] DIALOGUE BACCHIQUE SUR PLUSIEURS QUESTIONS DE HAUTE MORALE. [178] Qu'est-ce que la vertu ? rien, moins que rien, un mot A rayer de la langue. [179] Il faudrait être sot Comme un provincial débarqué par le coche Pour y croire. [180] Un filou, la main dans votre poche, Concourra pour le prix Monthyon. [181] Chaude encor D'adultères baisers payés au poids de l'or, Votre femme dira je suis honnête femme. [182] Mentez, pillez, tuez, soyez un homme infâme, Ne croyez pas en Dieu, vous serez marguillier; Et quand vous serez mort un joyeux héritier, Ponctuant chaque mot de larmes ridicules, Fera sur votre tombe, en lettres majuscules, Ecrire, bon ami, bon père, bon époux, Excellent citoyen et regretté de tous. [183] La vertu! c'était bon quand on était dans l'arche La mode en est passée, et le siècle qui marche Laisse au bord du chemin, ainsi que des haillons, Toutes les vieilles lois des vieilles nations. [184] Donc sans nous soucier de la morale antique, Nous tous enfans perdus de cet âge critique, Au bruit sourd du passé qui s'écroule au néant, Dansons gaîment au bord de l'abîme béant. [185] Voici le punch qui bout et siffle dans la coupe, Que la bande joyeuse autour du bol se groupe. [186] En avant les viveurs! usons bien nos beaux ans, Faisons les lords Byrons et les petits don Juans; Fumons notre cigarre, embrassons nos maîtresses, Enivrons-nous, amis, de toutes les ivresses, Jusqu'à ce que la mort, cette vieille catin, Nous tire par la manche au sortir d'un festin, Et nous amadouant de sa voix douce et fausse, Nous fasse aller cuver notre vin dans la fosse. [187] LA FARCE DU MONDE. [188] Moralité. [189] Il pouvait bien être deux heures du matin. [190] La bougie, non mouchée, avait un pied de nez; le feu était presque éteint. [191] Mon ami Théodore, accoudé sur sa table avec une désinvolture toute bacchique, fumait une pipe courte et noire noblement culottée, un digne brûle-gueule à faire envie à un caporal de la vieille garde. [192] De temps en temps il déposait sa pipe, et se donnait gravement à boire par-dessus l'épaule, ou à côté de la bouche, ou se versait d'une bouteille vide, ou laissait tomber son verre plein; bref, notre ami Théodore était complètement ivre. [193] Et cela n'eût paru étonnant à personne, à voir la longue file De bouteilles sur cu, Qui disaient sans goulot nous avons trop vécu. [194] A moins qu'il n'en eût jeté le contenu par la fenêtre, ce qui est peu probable, il devait mathématiquement et logiquement être ivre-mort. [195] Il y aurait eu de quoi griser un tambour-major et deux sonneurs, et notre ami Théodore était seul. [196] Je l'avoue en rougissant, il était seul, malgré le célèbre adage : Celui qui boit seul est indigne de vivre. [197] Adage si religieusement suivi dans tout état un peu civilisé. [198] Il était seul, c'est-à-dire il le paraissait; car un soupir profond, parti de dessous la table, vint révéler tout à coup un compagnon chaviré, et rendre plus facile à expliquer le nombre formidable de flocons vides ou brisés qui encombraient le guéridon et la table. [199] Théodore laissa tomber de haut, et avec un air d'ineffable pitié, un regard incertain et hébété sur la masse informe qui se remuait dans l'ombre, et aspira bruyamment une gorgée de fumée. [200] Oh! [201] Théodore, ton chien de carreau est dur comme un coeur de femme; tends-moi la main, que je me relève et que je boive : j'ai soif. [202] Si tu veux, je vais te passer ton verre, répondit Théodore, sentant dans sa conscience qu'il était au-dessus de ses forces de relever son camarade. [203] Peut-on se soûler comme cela! [204] Fi, l'ivrogne! ajouta-t-il par manière de réflexion. [205] Ame dénaturée, reprit avec un sérieux comique la voix d'en bas, tu ne veux pas me relever ? [206] Mettez donc après cela des lampions sur la tête aux gens, de peur que les voitures ne les écrasent quand ils tombent aux coins des bornes pour avoir oublié de tremper leur vin ce jour-là : on ne m'y reprendra plus. [207] Ingrat! [208] Théodore, sensiblement ému et attendri par ce touchant souvenir, se décida à tenter la périlleuse opération de remettre son ami sur sa chaise; mais le succès ne couronna pas cette pieuse entreprise, il fit le plongeon entre la table et le banc, et disparut. [209] Ce fut pendant quelques minutes des grognements sourds et étouffés; car Théodore était précisément tombé sur l'estomac de son estimable camarade, et il lui pesait plus qu'un remords; cependant, après des efforts inouïs, ils parvinrent à se mettre dans une position un peu moins incommode, et le calme se rétablit. [210] Après un silence assez long: - Hélas! fit Roderick. [211] Qu'as-tu, mon cher ami ? dit Théodore avec toute l'effusion caractéristique des ivrognes. [212] Je suis bien malheureux! [213] Est-ce que ta maîtresse t'a planté là ? [214] Au contraire, mon ami, la pauvre femme n'est pas capable de cela; c'est bien, pour mon malheur, la plus vertueuse créature qui soit. [215] Voilà un singulier reproche. [216] On voit bien que tu as le bonheur, toi, d'avoir pour maïtresse une catin. [217] Singulier bonheur! [218] Certainement, mais tu n'es pas à même de le comprendre; tu n'as jamais eu que des filles ou des femmes entretenues, ou tout au plus des grisettes. [219] Tu n'as jamais descendu jusqu'à l'honnête femme, tu ne sais pas ce qui en est. [220] Par honnête femme, je n'entends pas, ce qu'on entend généralement par là, une femme qui a un mari, un cachemire, qui loge au premier, et ne se permet guère qu'un amant à la fois. [221] Qu'est-ce donc alors ? dit l'autre en se soulevant sur le coude avec une stupéfaction profonde. [222] Ce n'est pas même celle qui n'a pas d'amant du tout. [223] Humph! fit Théodore, comme un homme dont la conviction est tout-à-fait troublée. [224] mon ami ! j'en suis mortifié pour toi, tu es un âne, et tu ne seras probablement pas autre chose d'ici à bien long-temps. [225] A cet endroit de son apostrophe, Roderick fit un hoquet hasardeux, et s'interrompit un instant; mais il reprit bientôt le fil de son discours avec une grâce toute particulière en imitant l'accent de Frédéric dans l'"Auberge des Adrets". [226] Tu n'entends rien, absolument à la triture des affaires, et tu ne possèdes pas le moindre rudiment de métaphysique; ta philosophie est diablement en arrière, et je suis fâché de le dire, avec de belles dispositions, tu ne parviendras jamais à rien. [227] Théodore soupira. [228] Qu'est-ce que la vertu, Théodore ? [229] Que sais-je ? [230] Ceci est du Montaigne, et c'est ce que tu as dit de plus raisonnable depuis que tu abuses de la langue que Dieu t'a donnée. [231] Brutus définit la vertu un nom. [232] En vérité, si ce n'est qu'un nom, jamais cinq lettres ne se sont donné rendez-vous dans deux misérables syllabes pour former un mot plus insignifiant. [233] Du reste, s'il est permis à quelqu'un qui n'est pas vaudevilliste de faire un pitoyable calembourg, la vertu n'est pas un nom, mais un non, indéfiniment prolongé. [234] Théodore, effaré, souffla par ses narines comme un hippopotame, et redoubla d'attention. [235] Roderick continua : - Oui, mon ami, la vertu est essentiellement négative. [236] Etre vertueux, qu'est-ce autre chose que dire non à tout ce qui est agréable dans cette vie, qu'une lutte absurde avec les penchants et les passions naturelles, que le triomphe de l'hypocrisie et du mensonge sur le vérité ? [237] Quand les états reposaient sur des fictions, il y avait besoin de vertus fictives, sans quoi ils n'auraient pu vivre; mais dans un siècle aussi positif, sous une monarchie constitutionnelle, entourée d'institutions républicaines, il est indécent et de mauvais ton d'être vertueux, il n'y a que les forçats qui le soient. [238] Quant aux femmes honnêtes, la race en est perdue; elles sont toutes au Père Lachaise ou ailleurs : les épitaphes en font foi. [239] Mais il me semble que tu as dit tout à l'heure, Roderick, que ta maîtresse était vertueuse ? [240] Benêt! quand on dit que toutes les femmes sont des catins, il est toujours sous-entendu qu'on excepte sa mère et sa maîtresse : ainsi, ton observation n'a pas le sens commun. [241] Pourtant, répliqua timidement Théodore, j'ai fait cet hiver la cour à une femme pendant quinze jours, et je ne l'ai pas eue. [242] Si tu lui avais fait la cour seize jours au lieu de quinze, le résultat eût peut-être été tout différent. [243] Tu t'es en allé au moment où elle t'allait céder par amour ou par ennui; car l'ennui est au moins de moitié dans les conquêtes que nous faisons. [244] D'ailleurs, bien que ton gilet soit d'une coupe irréprochable, et que tu fasses siffler ta cravache assez fashionablement, tu n'es encore qu'un médiocre Don Juan, et tu n'entends rien au fin des choses : tu n'es guère capable que de faire de la corruption de seconde main; tu entres assez effrontément dans les âmes dont la serrure est forcée, mais tu ne sais pas forcer toi-même la serrure; il faut un voleur plus adroit que toi pour ouvrir la porte et enlever le trésor. [245] Que ce soit avec une clef ou un rossignol que l'on ouvre, peu importe; mais, toi, tu n'es pas en état de trouver la clef véritable, ou d'en forger une fausse. [246] Cette femme, dont tu me parlais, était peut-être dans ce cas. [247] Sans doute, elle m'aurait cédé à moi ou à un autre. [248] Ton exemple ne prouve rien; tout est relatif. [249] Je n'ai pas voulu dire qu'une femme était catin pour tout le monde, j'ai seulement voulu dire qu'elle n'était pas vertueuse pour tout le monde, ce qui est bien différent. [250] Une femme qui serait vertueuse pour tous et à tous les instants, serait une monstruosité : ces monstruosités-là sont rares fort heureusement. [251] Ma tante Gryselde, interrompit Théodore, était certainement une honnête femme. [252] Mon digne ami, je ne sais pas à quoi ton père et ta mère pensaient en te faisant; mais certainement ils pensaient à autre chose - ils ont manqué ta cervelle. [253] Ta tante Gryselde, que tu cites, était bossue, rousse, borgne et brèche-dent, elle n'a pas dû être beaucoup sollicitée; ce qui ne prouve pas qu'elle n'ait sollicité elle-même, car l'âne regimbe, et la chair est plus éloquente que l'esprit. [254] Tu es donc matérialiste, ô Roderick ? [255] Je le suis, tous les hommes d'esprit le sont; c'est plus sûr. [256] Tu devrais bien l'être aussi, car il est bien évident qu'il existe cent et quelques livres de chair qu'on nomme Théodore, et l'existence de son esprit est au moins problématique, à entendre la sotte conversation que nous menons ensemble. [257] Je ne veux pas faire ici du Byron, cela est aussi usé que du Florian; mais tu me permettras de te faire part de quelques réflexions - Y a-t-il dans le monde une femme qui n'ait jamais failli, je ne dis pas en action, il y en a, mais en pensée ? je ne le crois pas. [258] Tu vas me trouver singulier, mais je veux être coupé par rouelle comme une betterave, si je n'aimerais pas mieux une femme qui aurait failli corporellement, qu'une qui aurait failli spirituellement. [259] L'une a ses sens pour excuse, l'autre n'en a pas; en un mot, j'épouserais plus volontiers une fille qui aurait été violée, qu'une qui aurait résisté à un amant aimé. [260] Je préfère, tout matérialiste que je suis, la virginité de l'âme à celle du corps. [261] A bien fouiller la vertu des femmes, il ne reste à l'analyse que des vices, l'orgueil et la peur. [262] Quelle est la femme qui, sûre du secret, aura la force de résister ? aucune; c'est ce qui explique pourquoi les prêtres avaient tant de femmes autrefois. [263] Quelle est la femme qui, arrivée au bout de sa carrière, ne se soit pas repentie d'avoir été vertueuse ? quelle est la femme qui n'a pas souhaité d'être homme ? [264] Il y a des femmes qui restent vertueuses pour se donner le plaisir de déchirer celles qui ne le sont pas : celles-ci par la crainte qu'elles ont de celles-là, d'autres par nonchalance ou faute d'occasion, d'autres enfin par impuissance ou froideur naturelle, parce qu'elles n'ont ni coeur, ni entrailles, parce qu'elles ne sentent ni ne comprennent rien : ce sont les pires de toutes et les plus communes. [265] Au fond, il n'y a guère que le moyen de corruption qui varie; elles sont toutes corruptibles. [266] Une cède parce que son orgueil est flatté, parce que vous êtes pair de France, que vous êtes duc, que vous avez une célébrité quelconque; une parce qu'elle aime les parures, les diamants et les plumes; l'autre, pour tout autre motif, pour avoir quelqu'un à qui parler, à qui donner le bras: c'est un grand hasard quand il y en a une qui cède par amour; ce sont là les vertueuses, à mon sens. [267] Celle qui tient encore à cent mille francs, céderait à deux cents. [268] Il y a là-dessus un trait historique d'un courtisan à une reine que je ne vous dirai pas, car vous le savez comme moi, et qui est d'une grande vérité. [269] Il n'y a pas de différence de la femme qui se livre pour un million, à la fille qui se prostitue pour cent sous. [270] Cette femme est vertueuse, c'est bien, je veux le croire; qui vous dit qu'il faut lui en avoir d'obligation ? [271] Un coup de sonnette, une porte ouverte brusquement, sont peut-être la seule cause de cette vertu intacte dont elle fait tant d'étalage. [272] Un bon verrou bien tiré, et une porte dérobée en cas d'accident, il n'y a pas de vertu avec cela. [273] Et puis, chaque femme comme chaque homme a son idéal; on meurt quelquefois en le cherchant. [274] Un an de vie de plus, on l'aurait trouvé; alors, dites-moi, que serait devenue la vertu ? [275] Quelquefois on le rencontre, on l'épouse : ceci est légal, il n'y a rien à dire, mais ce n'est qu'une heureuse position; et cette femme favorisée du sort, placée autrement, eût sans aucun doute agi différemment. [276] Chaque âme, chaque corps, a son pôle où il tend à travers tout comme la boussole au nord; il ne faut pas faire rebrousser l'aiguille. [277] La femme que j'assiégerais deux ans sans succès, se livrerait à toi au bout d'un mois. [278] Alors le niais repoussé va crier sur les toits qu'il a trouvé une vertu; voilà comme les réputations se font. [279] Il a trouvé une place prise : voilà tout. [280] Je ne connais rien de bouffon comme les causes de plusieurs choses graves. [281] Si l'on se rendait compte de certaines résistances désespérées, il y aurait vraiment de quoi rire. [282] mon enfant! moi qui te parle en ce moment, j'ai été un soir sur le point de croire à la vertu; c'est une histoire qu'il faut que je te conte pour ton instruction particulière : ouvre donc tes oreilles, et tâche de ne pas trop dormir. [283] Et en quoi consiste la vertu des hommes ? dit d'un air profond Théodore, profitant de l'instant où Roderick reprenait haleine après sa longue tirade. [284] La vertu des hommes n'est pas faite la même chose; mais ce n'est pas là qu'est la question, et tu n'éviteras pas mon histoire. [285] Théodore baissa la tête avec résignation. [286] Cordieu! la langue me pèle, dit Roderick en attirant à lui une bouteille à moitié pleine. [287] Il en but quelques gorgées, et la passa à son camarade. [288] Merci, dit son acolyte d'un air de reconnaissance bien sentie. [289] Donc, c'était un soir, comme je l'ai déjà donné à entendre. [290] Je revenais de je ne sais où, et j'allais au même endroit. [291] Je marchais machinalement les mains dans les poches, le chapeau sur l'oreille, un cigarre de la Havanne, non, c'était un cigarre turc, à la bouche, si avancé, qu'il me roussissait les moustaches : j'avais, je crois, ma redingote verte à brandebourgs. [292] Ne pourrais-tu pas supprimer tous ces détails et venir au fait ? dit Théodore d'un ton désespéré. [293] Non, certainement. [294] Les détails sont tout; sans détails, il n'y a pas d'histoire. [295] D'ailleurs, c'est de la couleur locale, et cela donne de la physionomie, répondit dogmatiquement Roderick, et un pantalon blanc à pied, poursuivit-il, reprenant sa description au point où il l'avait laissée. [296] Une vraie tenue de garçon perruquier ou de souteneurs de filles, grogna sourdement Théodore. [297] Hein ? fit Roderick; un hein magistral aussi terrible que celui de Mlle Georges dans "Lucrèce Borgia". [298] Théodore se tut. [299] J'allais comptant les pavés, et je n'aurais pas levé les yeux pour l'empire de Trébizonde; je les levai cependant pour moins. [300] Au bord d'un pavé, j'aperçus un talon, puis au dessus de ce talon une jambe assez bien faite, emprisonnée dans un bas de coton bien tiré. [301] Quoiqu'il fît crotté, il n'y avait pas une seule mouche de boue sur le bas, ce qui me fit conclure qu'il appartenait ainsi que la jambe à une Parisienne de race. [302] Par dessus le bas, il y avait une jarretière blanche et rouge, une jolie jarretière, sur ma foi. [303] Ici Roderick poussa un grand soupir, et s'arrêta comme n'étant pas maître de son émotion. [304] Et qu'y avait-il au-dessus de la jarretière ? demanda Théodore avec une anxiété risible. [305] Il y avait quelque chose apparemment, à moins que ce ne fût une jambe qui se promenât toute seule comme la jambe du mécanicien allemand. [306] Et quoi encore ? [307] Je ne regarde jamais les femmes passé la jarretière, répondit Roderick d'une voix flûtée. [308] Je ne suis pas bégueule; mais il faut des moeurs, tonnerre de Dieu! poursuivit-il en rentrant dans son ton naturel. [309] Je te confierai cependant que sur cette jambe il y avait une grisette. [310] C'était une jolie petite créature toute mignonne, toute proprette, tirée à quatre épingles. [311] Son bonnet, sur le haut de sa tête, prêt à sauter par dessus les moulins; ses cheveux à l'anglaise un peu défrisés, le nez au vent, l'oeil en coulisse, la bouche en coeur, avec cela une robe de stof, un tablier de marceline et un gant à peu près neuf, auquel il ne manquait guère que le pouce : une délicieuse poupée à vous rendre fou d'amour au moins pendant une heure. [312] Je pressai le pas : entendant sonner les talons de mes bottes à côté d'elle, elle accéléra sa marche; elle trottait, trottait comme une perdrix, et j'avais beau me fendre comme un compas, je ne pouvais l'atteindre : une voiture, qui lui barra le passage, me permit enfin de l'accoster. [313] N'êtes-vous pas, lui dis-je en la saluant, mademoiselle Angélina, qui travaille chez madame C---? [314] . [315] Non, répondit-elle en tournant vers moi ses beaux yeux étonnés, et avec la plus savante naïveté. [316] Je m'appelle Rosette, et je ne travaille pas chez la dame que vous venez de nommer. [317] Rosette, c'est un joli nom! [318] Un peu commun : j'aimerais mieux m'appeler Wilhelmine, ou Foedora, c'est plus distingué; mais je ne suis pas la demoiselle que vous cherchez. [319] Si c'était un effet de votre bonté de me laisser continuer mon chemin seule : un monsieur qui suit une jeune personne, cela fait jaser. [320] Mais, sans obtempérer à sa demande, je lui pris le bras, et je continuai ainsi : - Mademoiselle, je suis heureux de m'être trompé: l'erreur est tout à mon profit. [321] Angélina est bien jolie, mais ---. [322] Bien jolie! c'est comme on veut; je la connais, nous avons été amies ensemble : elle a le nez furieusement rouge pour son âge. [323] Après tout, elle n'est pas jeune; elle dit vingt-six ans, mais elle en a bien vingt-huit ou vingt-neuf même; elle a du son plein la figure, elle veut faire la grosse, mais on sait ce que c'est; et puis ce genre qu'elle a : si ça ne fait pas pitié! [324] Sais-tu, mon cher ami, que ton histoire est outrageusement ennuyeuse ? interrompit Théodore; elle ne pèche pas par la nouveauté. [325] Je pourrai t'en raconter comme cela autant qu'il y a de jours dans l'année, et puis c'est d'un Paul de Kock! [326] C'est précisément ce qui en fait le mérite; maintenant, une histoire simple et qui peut arriver, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus extraordinaire ? [327] Cependant en considération de ce que tu es ivre, et qu'un homme ivre a autant de droits aux égards qu'une femme enceinte, je consens à passer le reste de ma conversation avec Rosette, me réservant toutefois de te le dire plus tard. [328] D'ailleurs, si le commencement est Paul de Kock, ce que je nierai jusqu'au fagot inclusivement, la fin est aussi satanique qu'on puisse le désirer. [329] Voyons la fin. [330] Tout à l'heure; si je mettais la fin au commencement, le commencement serait la fin, et on ne peut pas conter une histoire comme on lit une ligne d'hébreu, ou comme une dévote sort d'une église, à l'envers. [331] Bref, nous arrivâmes bras dessus, bras dessous devant ma porte, parfaitement amis et anciennes connaissances. [332] Je frappai : Rosette fit un petit mouvement de surprise, quand je me reculai pour la laisser entrer, puis elle entra sans trop de façons et en sautillant comme un pinson. [333] Elle eut seulement la précaution de me faire monter l'escalier devant elle, précaution qui indique une expérience bien éprouvée vu ses dix-sept ans, et que je recommande fort à toutes les dames et demoiselles quelconques, qui, pour suppléer au manque de rondeur de certaines parties, portent ce que madame de Genlis appelle tout crûment un polisson, et que nous appelons une tournure. [334] Je me fis apporter une bouteille de vin d'Espagne, quelques biscuits et deux verres; car si le "in vino veritas" est applicable à l'homme, il est encore plus juste pour la femme. [335] Je trouve que c'est une excellente méthode d'éprouver les caractères par le vin; c'est une coupelle qui ne trompe guère : je n'y manque jamais. [336] Je ne voudrais pas prendre pour maîtresse une femme que je n'aurais pas vue soûle : avec une bouteille ou deux, on entre plus avant dans une âme que par dix ans de fréquentation. [337] La brute apparaît alors dans toute sa candeur, le fard tombe au vice; on oublie de cacher l'ulcère sous le manteau, on jette le manteau, on ôte le corset, on ôte tout. [338] Je ne conçois pas comment les scélérats osent boire une goutte de vin. [339] Moi, qui suis ingrisable, notez que c'était sous la table que notre digne narrateur Roderick avançait cette audacieuse assertion. [340] J'observe, j'anatomise, je fais de la psychologie, je promène mon scalpel à droite et à gauche, et c'est ainsi que j'ai acquis cette profonde connaissance du coeur humain que chacun admire en moi, et qui me rend supérieur à toi et à un tas d'animaux de ton espèce. [341] La petite s'en vint s'asseoir tout bellement sur mon genou, et becqueter dans mon verre; elle était tout-à-fait apprivoisée. [342] C'était charmant! [343] Je me souviens que nous prîmes un massepain chacun par un bout, nos bouches avançaient l'une vers l'autre à mesure que le massepain diminuait, enfin elles se touchèrent. [344] Ce fut un beau baiser, je te jure, un beau baiser sonore et éclatant comme les prudes n'osent pas les donner, car cela fait du bruit et l'on peut l'entendre, un bon et franc baiser français avec ce mignard clapotement de lèvres comme au temps de la régence, et qu'on aurait bien dû restaurer plutôt que tant d'autres choses. [345] La petite, trouvant cela drôle, le répéta plusieurs fois, et se prit à rire de ce rire argentin et grêle particulier aux grisettes et aux grandes dames. [346] Je lui fis boire plusieurs verres coup sur coup, et elle commença à entrer en gaîté : ses joues se rosaient comme de la tisane de Champagne, son oeil s'allongeait comme une amande, sa tête se couchait sur son épaule, et elle chantonnait tout en babillant une chanson de Bérenger, dont elle me battait la mesure sur les os des jambes avec ses jolis petits pieds. [347] La trouvant à point, je commençai à lui baiser le col et les épaules; elle me laissait faire. [348] J'ai chaud, dit-elle en passant ses mains sur son front; et elle jeta par-dessus sa tête le fichu qui gênait mes caresses. [349] Jusque-là tout allait on ne peut mieux. [350] Je posai mes lèvres sur sa gorge à moitié découverte; elle ne fit pas encore de résistance. [351] Mais je ne vois pas trop dans tout cela quel est le motif qui a manqué te faire croire à la vertu un soir durant, ô Roderick, mon ami très-cher ? [352] Si tu ne m'avais interrompu, stupide Béotien que tu es, tu le saurais il y a long-temps. [353] J'essayai plus : alors ce fut un combat dont tu n'as pas d'idée; elle me coulait entre les doigts comme une anguille, et il y avait dans sa physionomie une impression d'effroi si vraie, si énergique, qu'il était impossible de le croire joué : elle tournait ses yeux avec un air d'angoisse, elle se tordait les mains, et me repoussait opiniâtrément : je n'avais jamais vu une aussi vigoureuse défense. [354] Où diable la vertu va-t-elle se nicher! [355] Cela dura une grande heure au moins. [356] A la fin, épuisée de fatigue, elle tomba sur le bord de mon lit. [357] J'en eus presque pitié, et je fus tenté de la laisser; mais, faisant réflexion que c'était d'une pitié de cette espèce que les femmes vous ont le moins d'obligation, et ne voulant pas qu'elle me prît pour un imbécille, je revins à l'assaut; et, me servant d'un petit poignard que je porte toujours sur moi, je coupai le lacet de sa robe, et je parvins à l'en dépouiller. [358] Je vis alors qu'elle manquait d'une chose indispensable. [359] Peut-être, dit Théodore, n'avait-elle qu'un sein comme la courtisane vénitienne, dont parle J. [360] J. [361] Rousseau ? [362] Je te certifie qu'elle en avait bien deux. [363] Peut-être était-elle comme la femme de Thomas Sévin, dont il est question dans Marot ? [364] Aucunement : c'était une charmante et complète créature, seulement elle n'avait pas ---. [365] Quoi donc ? [366] Elle n'avait pas de chemise. [367] Oh! fit Théodore. [368] Pauvre ange! ajouta Roderick; tu penses bien que je lui donnai de quoi en acheter. [369] Voilà un drôle de dénouement. [370] La morale de celle-ci est différente de celle de la caricature de Charlet; mais elle n'est pas à mépriser, mes beaux jeunes mélancoliques qui faites la cour aux femmes. [371] vous, qui attaquez une vertu, faites attention aux phases de la lune; tâchez de savoir s'il y a long-temps ou non que votre déesse a pris un bain; tâchez de savoir si elle n'a pas de trous à ses bas ce jour-là, cela est plus important que vous ne croyez. [372] Si par hasard elle a remplacé sa jarretière perdue par une ficelle, je vous conseille, en ami, de vous tenir tranquille; car fussiez-vous plus gémissant que la colombe au nid, fussiez-vous Lovelace ou Richelieu, vous perdriez vos peines. [373] Il me semble, Roderick, que nous devrions bien tâcher de nous remettre sur nos chaises. [374] Pourquoi ? restons par terre puisque nous y sommes; beaucoup de gens devraient suivre notre exemple, le monde n'en irait que mieux. [375] Soit, reprit l'autre; d'ailleurs, cela est plus bacchique et plus dévergondé, cela a plus de caractère. [376] Mais il me semble que tu avais commencé une doléance sur ta maîtresse trop vertueuse, et la conversation a furieusement dérivé depuis. [377] Mon ami, tu ne peux te faire une idée des tourments que j'endure, ne les ayant jamais éprouvés par toi-même. [378] Ma maîtresse, comme je l'ai dit, est la personne la plus confite en vertu qu'il y ait dans toute la chrétienté. [379] Je ne me souviens pas de lui avoir entendu dire oui à quelque chose. [380] Certainement c'est une belle fille: ses cheveux sont blonds et de la plus belle nuance; elle a les yeux grands et doux, un front uni, un nez droit, sa bouche est irréprochable, ses dents sont blanches comme de la porcelaine. [381] Mais je me suis surpris vingt fois à la souhaiter moins parfaite ou autrement, j'aurais voulu un signe, un point noir, sur cette peau si claire et si fraîche, un méplat plus capricieux dans ces lignes calmes et correctes; j'aurais voulu pouvoir allumer une paillette dans cet oeil d'antilope, retrousser les coins de cette bouche antique, faire palpiter et vivre un peu ces longs cheveux si bien nattés et si bien peignés. [382] C'était peine perdue, autant aurait valu pour moi serrer dans mes bras une des statues des Tuileries, ou tâcher d'animer un mannequin. [383] Ce n'est pas qu'elle ne m'aime pas, il y aurait de l'espoir; elle m'aime autant qu'elle peut aimer quelqu'un ou quelque chose. [384] Je lui serais infidèle ou je mourrais, je suis sûr que cela lui ferait de la peine et qu'elle pleurerait; mais c'est tout, elle ne ferait pas une démarche pour me ramener, elle ne s'arracherait pas un seul de ses cheveux : c'est un caractère froid, un tempérament lymphatique qui ne s'émeut de rien, qui ne prend plaisir à rien, qui se laisse aller à vivre, mais qui ne vit pas par lui-même, quelque chose de morne et d'indolent qui est beau et se fait aimer, mais ne peut prendre sur soi de montrer de l'amour; une syrène glaciale plus à craindre que la plus chaude courtisane, car avec elle on n'est jamais satisfait, vous vous livrez tout entier, et elle ne livre rien. [385] Mon pauvre Théodore, tu ne sais pas combien on est malheureux d'aimer quelqu'un qui n'a pas de vice; ce sont les vices de nos amis et de nos maîtresses qui nous attachent à eux; car ils nous donnent le moyen de les flatter et de leur être agréable; vous vous faites le valet et le pourvoyeur d'un de leurs vices, vous vous rendez nécessaire, et c'est ainsi que se nouent les amitiés les plus solides. [386] Votre maîtresse est gourmande, elle aime les pâtisseries délicates et les vins les plus recherchés: vous satisfaites ses goûts, un souper fin ajoute à l'attrait d'un rendez-vous; elle est coquette, les bijoux, les chapeaux d'Herbault, ces mille riens charmants, hochets des grands enfants, qui valent si peu et coûtent si cher, vous fournissent mille occasions de lui prouver votre amour. [387] Elle aime les bals, les soirées, le spectacle, la musique, bénissez le ciel; menez-la au bal, aux Italiens, à l'Opéra, partout. [388] Vous aurez le bonheur de la voir heureuse, et c'en est un grand, un très-grand. [389] Quant à Georgina, elle est incapable de distinguer une truffe d'une pomme de terre, et du vin de Tokay d'avec du vin de Brie. [390] Elle dit que le bal la fatigue, elle n'a pas vingt ans; que les soirées l'ennuient, la musique ne lui semble que du bruit, et elle ne prend aucun intérêt au spectacle quant à sa mise, elle est d'une rigidité de quakeresse. [391] Ah ça, c'est donc une idiote que ta Georgina ? [392] Non, elle est ainsi; c'est un esprit droit et fin, mais sans élan, prosaïque comme la vertu, car il n'y a que le vice qui soit poétique. [393] Supprimez l'adultère, l'inceste, le meurtre, adieu les drames, adieu les poëmes et les romans : l'histoire des gens vertueux tient une ligne, les règnes des bons rois tiennent une page. [394] Aussi je souffre avec elle mort et martyre. [395] J'ai beau chercher, je ne puis trouver de point impressionnable; chez elle, rien ne répond. [396] Je ne sais comment lui faire plaisir : elle est si froide, si prude, si chaste, si dédaigneuse et si polie en même temps! [397] Je ne l'ai jamais vue ni rire, ni bâiller; je ne lui ai jamais entendu dire une sottise, elle n'en fait pas plus qu'elle n'en dit, elle est d'une perfection désespérante. [398] Dans ces moments où tous les yeux sont baignés de larmes, où le coeur semble vouloir s'élancer hors de la poitrine, ni cris, ni soupirs, ni étreintes forcenées : on dirait qu'il ne s'agit pas d'elle. [399] Elle vous regarde toujours avec son oeil calme et bleu; son sein ne bat pas sous le vôtre une pulsation de plus; elle ne rougit, ni ne pâlit. [400] Si elle vous parle, c'est avec sa voix claire et perlée; elle vous dit vous et monsieur, et vous demande ce que vous avez. [401] Une fois, après toute une nuit passée ensemble, lorsqu'à l'instant de m'en aller je voulus lui donner mon baiser d'adieu, elle me dit très gravement, en relevant du doigt la dentelle quelque peu chiffonnée de son bonnet : - Roderick, ne pourriez-vous pas m'aimer sans cela ? [402] Si jamais j'ai eu franchement envie de jeter quelqu'un par la fenêtre, c'est ma divinité, quand elle me fit cette belle observation. [403] Jamais je n'ai pu la prendre en faute : j'ai eu beau l'épier, la guetter, je lui ai cherché querelle de mille manières, mais sans aucun succes. [404] J'ai souvent essayé de me brouiller avec elle pour me raccommoder ensuite, impossible. [405] Elle vivrait bien, même avec son mari. [406] J'ai cent fois résolu de la planter là; mais encore faut-il une espèce de motif pour rompre, et je n'en ai pas. [407] Quand j'en aurais, ce serait encore la même chose : elle me rend malheureux, elle me fait damner; mais je l'aime, peut-être même à cause de cela. [408] La seule chose qui m'étonne, c'est que j'aie pu parvenir à être son amant : je dois cela à sa nonchalance et à mon opiniâtreté, plutôt qu'à son amour. [409] Peut-être Dieu l'a-t-il permis, de peur qu'elle ne se pétrifiât tout-à-fait. [410] Si je n'étais pas là pour la harceler et la tenir continuellement en haleine, la chose arriverait immanquablement avant qu'il soit peu. [411] Oimè povero" ! au diable les femmes! [412] Moi, ma maîtresse est tout le contraire de la tienne; c'est du salpêtre, du vif-argent; elle va, elle vient, elle n'est jamais en repos et n'y laisse personne. [413] Le vin, le jeu, la table, les chevaux, elle aime tout. [414] Elle est brune et petite, elle mettrait un cent-suisse sur les dents; la moindre caresse la fait tomber en spasme, et elle veut qu'on la caresse toujours; elle est ardente, jalouse, impérieuse, se prend de dispute au moindre mot, et fait aller un homme comme un cheval de fiacre; et c'est ma maîtresse, à moi, le doux, le flegmatique, le posé. [415] Oimè povero"! [416] Je suis aussi en droit de me plaindre que toi. [417] Au diable les femmes! [418] As-tu jamais entendu, reprit Roderick après un intervalle, le "Miserere" dans la chapelle sixtine le jour de la passion ? [419] Oui, répondit Théodore, je l'ai entendu : ces voix de soprano sont d'un effet admirable. [420] Si nous changions notre voix de basse pour un contralto; que t'en semble, mon cher ami ? [421] Tu es ivre, Roderick! [422] Changeons plutôt de maîtresse : à moi ta blonde, à toi ma brune. [423] Tope! c'est dit. [424] Les deux amis se tournèrent le dos, et ronflèrent profondément. [425] Un mois après l'échange fait, ils se retrouvèrent sous la même table, et eurent une grande conversation qui finit comme celle-ci : "Oimè povero"! au diable les femmes! [426] A dater de cette époque, ils se grisèrent tous les jours, et s'en trouvèrent on ne peut mieux. [427] ONUPHRIUS ou LES VEXATIONS FANTASTIQUES D'UN ADMIRATEUR D'HOFFMANN. [428] Croyoit que nues feussent paelles d'arin, et que vessies feussent lanternes (Gargantua, Livre 1, ch XI). [429] Kling, kling, kling! [430] Pas de réponse. [431] Est-ce qu'il n'y serait pas? dit la jeune fille. [432] Elle tira une seconde fois le cordon de la sonnette; aucun bruit ne se fit entendre dans l'appartement: il n'y avait personne. [433] C'est étrange! [434] Elle se mordit la lèvre, une rougeur de dépit passa de sa joue à son front; elle se mit à descendre les escaliers un à un, bien lentement, comme à regret, retournant la tête pour voir si la porte fatale s'ouvrait. [435] Rien. [436] Au détour de la rue, elle aperçut de loin Onuphrius, qui marchait du côté du soleil, avec l'air le plus inoccupé du monde, s'arrêtant à chaque carreau, regardant les chiens se battre et les polissons jouer au palet, lisant les inscriptions de la muraille, épelant les enseignes, comme un homme qui a une heure devant lui et n'a aucun besoin de se presser. [437] Quand il fut auprès d'elle, l'ébahissement lui fit écarquiller les prunelles: il ne comptait guère la trouver là. [438] Quoi ! c'est vous, déjà ! [439] Quelle heure est-il donc? [440] Déjà? le mot est galant. [441] Quant à l'heure, vous devriez la savoir, et ce n'est guère à moi à vous l'apprendre, répondit d'un ton boudeur la jeune fille, tout en prenant son bras; il est onze heures et demie. [442] Impossible, fit Onuphrius. [443] je viens de passer devant Saint-Paul, il n'était que dix heures; il n'y a pas cinq minutes, j'en mettrais la main au feu; je parie. [444] Ne mettez rien du tout et ne pariez pas, vous perdriez. [445] Onuphrius s'entêta; comme l'église n'était qu'à une cinquantaine de pas, Jacintha, pour le convaincre, voulut bien aller jusque-là avec lui. [446] Onuphrius était triomphant. [447] Quand ils furent devant le portail: - Eh bien! lui dit Jacintha. [448] On eût mis le soleil ou la lune en place du cadran qu'il n'eût pas été plus stupéfait, il était onze heures et demie passées; il tira son lorgnon, en essuya le verre avec son mouchoir, se frotta les yeux pour s'éclaircir la vue; l'aiguille aînée allait rejoindre sa petite soeur sur l'X du midi. [449] Midi! murmura-t-il entre ses dents; il faut que quelque diablotin se soit amusé à pousser ces aiguilles; c'est bien dix heures que j'ai vu! [450] Jacintha était bonne; elle n'insista pas, et reprit avec lui le chemin de son atelier, car Onuphrius était peintre, et, en ce moment, faisait son portrait. [451] Elle s'assit dans la pose convenue. [452] Onuphrius alla chercher sa toile, qui était tournée au mur, et la mit sur son chevalet. [453] Au-dessus de la petite bouche de Jacintha, une main inconnue avait dessiné une paire de moustaches qui eussent fait honneur à un tambour-major. [454] La colère de notre artiste, en voyant son esquisse ainsi barbouillée, n'est pas difficile à imaginer; il aurait crevé la toile sans les exhortations de Jacintha. [455] Il effaça donc comme il put ces insignes virils, non sans jurer plus d'une fois après le drôle qui avait fait cette belle équipée; mais, quand il voulut se remettre à peindre, ses pinceaux, quoiqu'il les eût trempés dans l'huile, étaient si roides et si hérissés, qu'il ne put s'en servir. [456] Il fut obligé d'en envoyer chercher d'autres: en attendant qu'ils fussent arrivés, il se mit à faire sur sa palette plusieurs tons qui lui manquaient. [457] Autre tribulation. [458] Les vessies étaient dures comme si elles eussent renfermé des balles de plomb, il avait beau les presser, il ne pouvait en faire sortir la couleur; ou bien elles éclataient tout à coup comme de petites bombes, crachant à droite, à gauche, l'ocre, la laque ou le bitume. [459] S'il eût été seul, je crois qu'en dépit du premier commandement du Décalogue, il aurait attesté le nom du Seigneur plus d'une fois. [460] Il se contint, les pinceaux arrivèrent, il se mit à l'oeuvre; pendant une heure environ tout alla bien. [461] Le sang commençait à courir sous les chairs, les contours se dessinaient, les formes se modelaient, la lumière se débrouillait de l'ombre, une moitié de la toile vivait déjà. [462] Les yeux surtout étaient admirables; l'arc des sourcils était parfaitement bien indiqué, et se fondait moelleusement vers les tempes en tons bleuâtres et veloutés; l'ombre des cils adoucissait merveilleusement bien l'éclatante blancheur de la cornée, la prunelle regardait bien, l'iris et la pupille ne laissaient rien à désirer; il n'y manquait plus que ce petit diamant de lumière, cette paillette de jour que les peintres nomment point visuel. [463] Pour l'enchâsser dans son disque de jais (Jacintha avait les yeux noirs), il prit le plus fin, le plus mignon de ses pinceaux, trois poils pris à la queue d'une martre zibeline. [464] Il le trempa vers le sommet de sa palette dans le blanc d'argent qui s'élevait, à côté des ocres et des terres de Sienne, comme un piton couvert de neige à côté de rochers noirs. [465] Vous eussiez dit, à voir trembler le point brillant au bout du pinceau, une gouttelette de rosée au bout d'une aiguille; il allait le déposer sur la prunelle, quand un coup violent dans le coude fit dévier sa main, porter le point blanc dans les sourcils, et traîner le parement de son habit sur la joue encore fraîche qu'il venait de terminer. [466] Il se détourna si brusquement à cette nouvelle catastrophe, que son escabeau roula à dix pas. [467] Il ne vit personne. [468] Si quelqu'un se fût trouvé là par hasard, il l'aurait certainement tué. [469] C'est vraiment inconcevable ! dit-il en lui-même tout troublé; Jacintha, je ne me sens pas en train; nous ne ferons plus rien aujourd'hui. [470] Jacintha se leva pour sortir. [471] Onuphrius voulut la retenir; il lui passa le bras autour du corps. [472] La robe de Jacintha était blanche; les doigts d'Onuphrius, qui n'avait pas songé à les essuyer, y firent un arc-en-ciel. [473] Maladroit! dit la petite, comme vous m'avez arrangée! et ma tante qui ne veut pas que je vienne vous voir seule, qu'est-ce qu'elle va dire? [474] Tu changeras de robe, elle n'en verra rien. [475] Et il l'embrassa. [476] Jacintha ne s'y opposa pas. [477] Que faites-vous demain? dit-elle après un silence. [478] Moi, rien; et vous? [479] Je vais dîner avec ma tante chez le vieux M. [480] de NNN que vous connaissez, et j'y passerai peut-être la soirée. [481] J'y serai, dit Onuphrius; vous pouvez compter sur moi. [482] Ne venez pas plus tard que six heures, vous savez, ma tante est poltronne, et si nous ne trouvons pas chez M. [483] de NNN quelque galant chevalier pour nous reconduire, elle s'en ira avant la nuit tombée. [484] Bon, j'y serai à cinq. [485] A demain, Jacintha, à demain. [486] Et il se penchait sur la rampe pour regarder la svelte jeune fille qui s'en allait. [487] Les derniers plis de sa robe disparurent sous l'arcade, et il rentra. [488] Avant d'aller plus loin, quelques mots sur Onuphrius. [489] C'était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, quoique au premier abord il parût en avoir davantage. [490] On distinguait ensuite à travers ses traits blêmes et fatigués quelque chose d'enfantin et de peu arrêté, quelques formes de transition de l'adolescence à la virilité. [491] Ainsi tout le haut de la tête était grave et réfléchi comme un front de vieillard, tandis que la bouche était à peine noircie à ses coins d'une ombre bleuâtre, et qu'un sourire jeune errait sur ses deux lèvres d'un rose assez vif qui contrastait étrangement avec la pâleur des joues et du reste de la physionomie. [492] Ainsi faitl Onuphrius ne pouvait manquer d'avoir l'air assez singulier, mais sa bizarrerie naturelle était encore augmentée par sa mise et sa coiffure. [493] Ses cheveux, séparés sur le front comme des cheveux de femme, descendaient symétriquement le long de ses tempes jusqu'à ses épaules, sans frisure aucune, aplatis et lustrés à la mode gothique, comme on en voit aux anges de Giotto et de Cimabue. [494] Une ample simarre de couleur obscure tombait à plis roides et droits autour de son corps souple et mince, d'une manière toute dantesque. [495] Il est vrai de dire qu'il ne sortait pas encore avec ce costume; mais c'est la hardiesse plutôt que l'envie qui lui manquait; car je n'ai pas besoin de vous le dire, Onuphrius était jeune-France et romantique forcené. [496] Dans la rue, et il n'y allait pas souvent, pour ne pas être obligé de se souiller de l'ignoble accoutrement bourgeois, ses mouvements étaient heurtés, saccadés; ses gestes anguleux, comme s'ils eussent été produits par des ressorts d'acier; sa démarche incertaine, entrecoupée d'élans subits, de zigzags, ou suspendue tout à coup; ce qui, aux yeux de bien des gens, le faisait passer pour un fou ou du moins pour un original, ce qui ne vaut guère mieux. [497] Onuphrius ne l'ignorait pas, et c'était peut-être ce qui lui faisait éviter ce qu'on nomme le monde et donnait à sa conversation un ton d'humeur et de causticité qui ne ressemblait pas mal à de la vengeance; aussi, quand il était forcé de sortir de sa retraite, n'importe pour quel motif, il apportait dans la société une gaucherie sans timidité, une absence de toute forme convenue, un dédain si parfait de ce qu'on y admire, qu'au bout de quelques minutes, avec trois ou quatre syllables, il avait trouvé moyen de se faire une meute d'ennemis acharnés. [498] Ce n'est pas qu'il ne fût pas très aimable lorsqu'il voulait, mais il ne le voulait pas souvent, et il répondait à ses amis qui lui en faisaient des reproches: A quoi bon? [499] Car il avait des amis; pas beaucoup, deux ou trois au plus, mais qui l'aimaient de tout l'amour que lui refusaient les autres, qui l'aimaient comme des gens qui ont une injus- tice à réparer. [500] A quoi bon? ceux qui sont dignes de moi et me comprennent ne s'arrêtent pas à cette écorce noueuse: ils savent que la perle est cachée dans une coquille grossière; les sots qui ne savent pas sont rebutés et s'éloignent: où est le mal? [501] Pour un fou, ce n'était pas trop mal raisonné. [502] Onuphrius, comme je l'ai déjà dit, était peintre, il était de plus poète; il n'y avait guère moyen que sa cervelle en réchappât, et ce qui n'avait pas peu contribué à l'entretenir dans cette exaltation fébrile, dont Jacintha n'était pas toujours maîtresse, c'étaient ses lectures. [503] Il ne lisait que des légendes merveilleuses et d'anciens romans de chevalerie, des poésies mystiques, des traités de cabale, des ballades allemandes, des livres de sorcellerie et de démonographie; avec cela il se faisait, au milieu du monde réel bourdonnant autour de lui, un monde d'extase et de vision où il était donné à bien peu d'entrer. [504] Du détail le plus commun et le plus positif, par l'habitude qu'il avait de chercher le côté surnaturel, il savait faire jaillir quelque chose de fantastique et d'inattendu. [505] Vous l'auriez mis dans une chambre carrée et blanchie à la chaux sur toutes ses parois, et vitrée de carreaux dépolis, il aurait été capable de voir quelque apparition étrange tout aussi bien que dans un intérieur de Rembrandt inondé d'ombres et illuminé de fauves lueurs, tant les yeux de son âme et de son corps avaient la faculté de déranger les lignes les plus droites et de rendre compliquées les choses les plus simples, à peu près comme les miroirs courbes ou à facettes qui trahissent les objets qui leur sont présentés, et les font paralître grotesques ou terribles. [506] Aussi Hoffmann et Jean-Paul le trouvèrent admirablement disposé; ils achevèrent à eux deux ce que les légendaires avaient commencé. [507] L'imagination d'Onuphrius s'échauffa et se déprava de plus en plus, ses compositions peintes et écrites s'en ressentirent, la griffe ou la queue du diable y perçait toujours par quelque endroit; et sur la toile, à côté de la tête suave et pure de Jacintha, grimaçait fatalement quelque figure monstrueuse, fille de son cerveau en délire. [508] Il y avait deux ans qu'il avait fait la connaissance de Jacintha et c'était à une époque de sa vie où il était si malheureux, que je ne souhaiterais pas d'autre supplice à mon plus fier ennemi; il était dans cette situation atroce où se trouve tout homme qui a inventé quelque chose et qui ne rencontre personne pour y croire. [509] Jacintha crut à ce qu'il disait sur sa parole, car l'oeuvre était encore en lui, et il l'aima comme Christophe Colomb dut aimer le premier qui ne lui rit pas au nez lorsqu'il parla du nouveau monde qu'il avait deviné. [510] Jacintha l'aimait comme une mère aime son fils, et il se mêlait à son amour une pitié profonde; car, elle excepté, qui l'aurait aimé comme il fallait qu'il le fût? [511] Qui l'eût consolé dans ses malheurs imaginaires, les seuls réels pour lui, qui ne vivait que d'imaginations? [512] Qui l'eût rassuré, soutenu, exhorté? [513] Qui eût calmé cette exclamation maladive qui touchait à la folie par plus d'un point, en la partageant plutôt qu'en la combattant? [514] Personne, à coup sûr. [515] Et puis lui dire de quelle manière il pourrait la voir, lui donner elle-même les rendez-vous, lui faire mille de ces avances que le monde condamne, l'embrasser de son propre mouvement, lui en fournir l'occasion quand elle la lui voyait chercher, une coquette ne l'eût pas fait; mais elle savait combien tout cela coûtait au pauvre Onuphrius, et elle lui en épargnait la peine. [516] Ainsi peu accoutumé qu'il était à vivre de la vie réelle, il ne savait comment s'y prendre pour mettre son idée en action, et il se faisait des monstres de la moindre chose. [517] Ses longues méditations, ses voyages dans les mondes métaphysiques ne lui avaient pas laissé le temps de s'occuper de celui-ci. [518] Sa tête avait trente ans, son corps avait six mois; il avait si totalement négligé de dresser sa bête, que, si jacintha et ses amis n'eussent pris soin de la diriger, elle eût commis d'étranges bévues. [519] En un mot, il fallait vivre pour lui, il lui fallait un intendant pour son corps, comme il en faut aux grands seigneurs pour leurs terres. [520] Puis, je n'ose l'avouer qu'en tremblant, dans ce siècle d'incrédulité, cela pourrait faire passer mon pauvre ami pour un imbécile: il avait peur. [521] De quoi? je vous le donne à deviner en cent; il avait peur du diable, des revenants, des esprits et de mille autres billevesées; du reste, il se moquait d'un homme, et de deux, comme vous d'un fantôme. [522] Le soir il ne se fût pas regardé dans une glace pour un empire, de peur d'y voir autre chose que sa propre figure: il n'eût pas fourré sa main sous son lit pour y prendre ses pantoufles ou quelque autre ustensile, parce qu'il craignait qu'une main froide et moite ne vînt au-devant de la sienne, et ne l'attirât dans la ruelle; ni jeté les yeux dans les encoignures sombres, tremblant d'y apercevoir de petites têtes de vieilles ratatinées emmanchées sur des manches à balai. [523] Quand il était seul dans son grand atelier, il voyait tourner autour de lui une ronde fantastique, le conseiller Tusmann, le docteur Tabraccio, le digne Peregrinus Tyss, Crespel avec son violon et sa fille Antonia, l'inconnue de la maison déserte et toute la famille étrange du château de Bohème; c'était un sabbat complet, et il ne se fût pas fait prier pour avoir peur de son chat comme d'un autre Mürr. [524] Dès que Jacintha fut partie, il s'assit devant sa toile, et se prit à réfléchir sur ce qu'il appelait les événements de la matinée. [525] Le cadran de Saint-Paul, les moustaches, les pinceaux durcis, les vessies crevées, et surtout le point visuel, tout cela se représenta à sa mémoire avec un air fantastique et surnaturel; il se creusa la tête pour y trouver une explication plausible; il bâtit là-dessus un volume in-octavo des suppositions les plus extravagantes, les plus invraisemblables qui soient jamais entrées dans un cerveau malade. [526] Après avoir longtemps cherché, ce qu'il rencontra de mieux, c'est que la chose était tout à fait inexplicable --- à moins que ce ne fût le diable en personne. [527] Cette idée, dont il se moqua d'abord lui-même, prit racine dans son esprit, et lui semblant moins ridicule à mesure qu'il se familiarisait avec elle, il finit par en être convaincu. [528] Qu'y avait-il au fond de déraisonnable dans cette supposition? [529] L'existence du diable est prouvée par les autorités les plus respectables, tout comme celle de Dieu. [530] C'est même un article de foi, et Onuphrius, pour s'empêcher d'en douter, compulsa sur les registres de sa vaste mémoire tous les endroits des auteurs profanes ou sacrés dans lesquels on traite de cette matière importante. [531] Le diable rôde autour de l'homme; Jésus lui-même n'a pas été à l'abri de ses embûches; la tentation de saint Antoine est populaire; Martin Luther fut aussi tourmenté par Satan, et, pour s'en débarrasser, fut obligé de lui jeter son écritoire à la tête. [532] On voit encore la tache d'encre sur le mur de la cellule. [533] Il se rappela toutes les histoires d'obsession, depuis le possédé de la Bible jusqu'aux religieuses de Loudun; tous les livres de sorcellerie qu'il avait lus: Bodin, Delrio, Le Loyer, Bordelon, le Monde invisible de Bekker, l'Infernalia, les Farfadets de M. [534] de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, le Grand et le Petit Albert, et tout ce qui lui parut obscur devint clair comme le jour; c'était le diable qui avait fait avancer l'aiguille, qui avait mis des moustaches à son portrait, changé le crin de ses brosses en fils d'archal et rempli ses vessies de poudre fulminante. [535] Le coup dans le coude s'expliquait tout naturellement; mais quel intérêt Belzébuth pouvait-il avoir à le persécuter? [536] Était-ce pour avoir son âme? ce n'est pas la manière dont on s'y prend; enfin il se rappela qu'il avait fait, il n'y a pas bien longtemps, un tableau de saint Dunstan tenant le Diable par le nez avec des pincettes rouges; il ne douta pas que ce ne fût pour avoir été représenté par lui dans une position aussi humiliante que le diable lui faisait ces petites niches. [537] Le jour tombait, de longues ombres bizarres se découpaient sur le plancher de l'atelier. [538] Cette idée grandissant dans sa tête, le frisson commençait à lui courir le long du dos, et la peur l'aurait bientôt pris, si un de ses amis n'eût fait, en entrant, diversion à toutes ses visions cornues. [539] Il sortit avec lui, et comme personne au monde n'était plus impressionnable, et que son ami était gai, un essaim de pensées folâtres eut bientôt chassé ces rêveries lugubres. [540] Il oublia totalement ce qui était arrivé, ou, s'il s'en ressouvenait, il riait tout bas en lui-même. [541] Le lendemain il se remit à l'oeuvre. [542] Il travailla trois ou quatre heures avec acharnement. [543] Quoique Jacintha fût absente, ses traits étaient si profondément gravés dans son coeur, qu'il n'avait pas besoin d'elle pour terminer son portrait. [544] Il était presque fini, il n'y avait plus que deux ou trois dernières touches à poser, et la signature à mettre, quand une petite peluche, qui dansait avec ses frères les atomes dans un beau rayon jaune, par une fantaisie inexplicable, quitta tout à coup sa lumineuse salle de bal, se dirigea en se dandinant vers la toile d'Onuphrius, et vint s'abattre sur un rehaut, qu'il venait de poser. [545] Onuphrius retourna son pinceau et, avec le manche, l'enleva le plus délicatement possible. [546] Cependant il ne put le faire si légèrement qu'il ne découvrît le champ de la toile en emportant un peu de couleur. [547] Il refit une teinte pour réparer le dommage: la teinte était trop foncée, et faisait tache; il ne put rétablir l'harmonie qu'en remaniant tout le morceau; mais, en le faisant, il perdit son contour, et le nez devint aquilin, de presque à la Roxelane qu'il était, ce qui changea tout à fait le caractère de la tête; ce n'était plus Jacintha, mais bien une de ses amies avec qui elle s'était brouillée, parce qu'Onuphrius la trouvait jolie. [548] L'idée du Diable revint à Onuphrius à cette métamorphose étrange; mais, en regardant plus attentivement, il vit que ce n'était qu'un jeu de son imagination, et comme la journée s'avançait, il se leva et sortit pour rejoindre sa maîtresse chez M. [549] de NNN. [550] Le cheval allait comme le vent: bientôt Onuphrius vit poindre au dos de la colline la maison de M. [551] de NNN, blanche entre les marronniers. [552] Comme la grande route faisait un détour, il la quitta pour un chemin de traverse, un chemin creux qu'il connaissait très bien, où tout enfant il venait cueillir des mûres et chasser aux hannetons. [553] Il était à peu près au milieu quand il se trouva derrière une charrette à foin, que les détours du sentier l'avaient empêché d'apercevoir. [554] Le chemin était si étroit, la charrette si large, qu'il était impossible de passer devant: il remit son cheval au pas, espérant que la route, en s'élargissant, lui permettrait un peu plus loin de le faire. [555] Son espérance fut trompée; c'était comme un mur qui reculait imperceptiblement. [556] Il voulut retourner sur ses pas, une autre charrette de foin le suivait par derrière et le faisait prisonnier. [557] Il eut un instant la pensée d'escalader les bords du ravin, mais ils étaient à pic et couronnés d'une haie vive; il fallut donc se résigner: le temps coulait, les minutes lui semblaient des éternités, sa fureur était au comble, ses artères palpitaient, son front était perlé de sueur. [558] Une horlôge à la voix fêlée, celle du village voisin, sonna six heures; aussitôt qu'elle eut fini, celle du château, dans un ton différent, sonna à son tour; puis une autre encore; toutes les horloges de la banlieue d'abord successivement, ensuite toutes à la fois. [559] C'était un tutti de cloches, un concerto de timbres flûtés, ronflants, glapissants, criards, un carillon à vous fendre la tête. [560] Les idées d'Onuphrius se confondirent, le vertige le prit. [561] Les clochers s'inclinaient sur le chemin creux pour le regarder passer, ils le montraient au doigt, lui faisaient la nique et lui tendaient par dérision leurs cadrans dont les aiguilles étaient perpendiculaires. [562] Les cloches lui tiraient la langue et lui faisaient la grimace, sonnant toujours les six coups maudits. [563] Cela dura longtemps, six heures sonnèrent ce jour-là jusqu'à sept. [564] Enfin, la voiture déboucha dans la plaine. [565] Oniphrius enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval: le jour tombait, on eût dit que sa monture comprenait combien il lui était important d'arriver. [566] Ses pieds touchaient à peine la terre, et, sans les aigrettes d'étincelles qui jaillissaient de loin en loin de quelque caillou heurté, on eût pu croire qu'elle volait. [567] Bientôt une blanche écume enveloppa comme une housse d'argent son poitrail d'ébène: il était plus de sept heures quand Onuphrius arriva. [568] Jacintha était partie. [569] M. [570] de NNN lui fit les plus grandes politesses, se mit à causer littérature avec lui, et finit par lui proposer une partie de dames. [571] Onuphrius ne put faire autrement que d'accepter, quoique toute espèce de jeux, et en particulier celui-là, l'ennuyât mortellement. [572] On apporta le damier. [573] M. [574] de NNN prit les noires, Onuphrius les blanches: la partie commença, les joueurs étaient à peu près de même force; il se passa quelque temps avant que la balance penchât d'un côté ou de l'autre. [575] Tout à coup elle tourna du côté du vieux gentilhomme; ses pions avançaient avec une inconcevable rapidité, sans qu'Onuphrius, malgré tous les efforts qu'il faisait, pût y apporter aucun obstacle. [576] Préoccupé qu'il était d'idées diaboliques, cela ne lui parut pas naturel; il redoubla donc d'attention, et finit par découvrir, à côté du doigt dont il se servait pour remuer ses pions, un autre doigt maigre, noueux, terminé par une griffe (que d'abord il avait pris pour l'ombre du sien), qui poussait ses dames sur la ligne blanche, tandis que celles de son adversaire défilaient processionnellement sur la ligne noire. [577] Il devint pâle, ses cheveux se hérissèrent sur sa tête. [578] Cependant il remit ses pions en place, et continua de jouer. [579] Il se persuada que ce n'était que l'ombre, et, pour s'en convaincre, il changea la bougie de place: l'ombre passa de l'autre côté, et se projeta en sens inverse; mais le doigt à griffe resta ferme à son poste, déplaçant les dames d'Onuphrius, et employant tous les moyens pour le faire perdre. [580] D'ailleurs, il n'y avait aucun doute à avoir, le doigt était orné d'un gros rubis. [581] Onuphrius n'avait pas de bague. [582] Pardieul c'est trop fort l s'écria-t-il en donnant un grand coup de poing dans le damier et en se levant brusquement; vieux scélérat ! vieux gredin! [583] M. [584] de NNN, qui le connaissait d'enfance et qui attribuait cette algarade au dépit d'avoir perdu, se mit à rire aux éclats et à lui offrir d'ironiques consolations. [585] La colère et la terreur se disputaient l'âme d'Onuphrius: il prit son chapeau et sortit. [586] La nuit était si noire qu'il fut obligé de mettre son cheval au pas. [587] A peine une étoile passait-elle çà et là le nez hors de sa mantille de nuages; les arbres de la route avaient l'air de grands spectres tendant les bras; de temps en temps un feu follet traversait le chemin, le vent ricanait dans les branches d'une façon singulière. [588] L'heure s'avançait, et Onuphrius n'arrivait pas; cependant les fers de son cheval sonnant sur le pavé montraient qu'il ne s'était pas fourvoyé. [589] Une rafale déchira le brouillard, la lune reparut; mais, au lieu d'être ronde, elle était ovale. [590] Onuphrius, en la considérant plus attentivement, vit qu'elle avait un serre-tête de taffetas noir, et qu'elle s'était mis de la farine sur les joues; ses traits se dessinèrent plus distinctement, et il reconnut, à n'en pouvoir douter, la figure blême et allongée de son ami intime Jean-Gaspard Debureau, le grand paillasse des Funambules, qui le regardait avec une expression indéfinissable de malice et de bonhomie. [591] Le ciel clignait aussi ses yeux bleus aux cils d'or, comme s'il eût été d'intelligence; et, comme à la clarté des étoiles on pouvait distinguer les objets, il entrevit quatre personnages de mauvaise mine, habillés mi-partie rouge et noir, qui portaient quelque chose de blanchâtre par les quatre coins, comme des gens qui changeraient un tapis de place; ils-passèrent rapidement à côté de lui, et jetèrent ce qu'ils portaient sous les pieds de son cheval. [592] Onuphrius, malgré sa frayeur,n'eut pas de peine à voir que c'était le chemin qu'il avait déjà parcouru, et que le Diable remettait devant lui pour lui faire pièce. [593] Il piqua des deux; son cheval fit une ruade et refusa d'avancer autrement qu'au pas; les quatre démons continuèrent leur manège. [594] Onuphrius vit que l'un d'eux avait au doigt un rubis pareil à celui du doigt qui l'avait si fort effrayé sur le damier: l'identité du personnage n'était plus douteuse. [595] La terreur d'Onuphrius était si grande, qu'il ne sentait plus, qu'il ne voyait ni n'entendait; ses dents claquaient comme dans la fièvre, un rire convulsif tordait sa bouche. [596] Une fois, il essaya de dire ses prières et de faire un signe de croix, il ne put en venir à bout. [597] La nuit s'écoula ainsi. [598] Enfin, une raie bleuâtre se dessina sur le bord du ciel: son cheval huma bruyamment par ses naseaux l'air balsamique du matin, le coq de la ferme voisine fit entendre sa voix grêle et éraillée, les fantômes disparurent, le cheval prit de lui-même le galop, et, au point du jour, Onuphrius se trouva devant la porte de son atelier. [599] Harassé de fatigue, il se jeta sur un divan et ne tarda pas s'endormir: son sommeil était agité; le cauchemar lui avait mis le genou sur l'estomac. [600] Il fit une multitude de rêves incohérents, monstrueux, qui ne contribuèrent pas peu à déranger sa raison déjà ébranlée. [601] En voici un qui l'avait frappé, et qu'il m'a raconté plusieurs fois depuis. [602] J'étais dans une chambre qui n'était pas la mienne ni celle de mes amis, une chambre où je n'étais jamais venu, et que cependant je connaissais parfaitement bien: les jalousies étaient fermées, les rideaux tirés; sur la table de nuit une pâle veilleuse jetait sa lueur agonisante. [603] On ne marchait que sur la pointe du pied, le doigt sur la bouche; des fioles, des tasses encombraient la cheminée. [604] Moi, j'étais au lit comme si j'eusse été malade, et pourtant je ne m'étais jamais mieux porté. [605] Les personnes qui traversaient l'appartement avaient un air triste et affairé qui semblait extraordinaire. [606] Jacintha était à la tête de mon lit, qui tenait sa petite main sur mon front, et se penchait vers moi pour écouter si je respirais bien. [607] De temps en temps une larme tombait de ses cils sur mes joues, et elle l'essuyait légèrement avec un baiser. [608] Ses larmes me fendaient le coeur, et j'aurais bien voulu la consoler; mais il m'était impossible de faire le plus petit mouvement, ou d'articuler une seule syllabe: ma langue était clouée à mon palais, mon corps était comme pétrifié. [609] Un monsieur vêtu de noir entra, me tâta le pouls, hocha la tête d'un air découragé, et dit tout haut: « C'est fini! [610] Alors Jacintha se prit à sangloter, à se tordre les mains, et à donner toutes les démonstrations de la plus violente douleur : tous ceux qui étaient dans la chambre en firent autant. [611] Ce fut un concert de pleurs et de soupirs à apitoyer un roc. [612] J'éprouvais un secret plaisir d'être regretté ainsi. [613] On me présenta une glace devant la bouche; je fis des efforts prodigieux pour la ternir de mon souffle, afin de montrer que je n'étais pas mort: je ne pus en venir à bout. [614] Après cette épreuve on me jeta le drap par-dessus la tête; j'étais au désespoir, je voyais bien qu'on me croyait trépassé et que l'on allait m'enterrer tout vivant. [615] Tout le monde sortit; il ne resta qu'un prêtre qui marmotta des prières et qui finit par s'endormir. [616] Le croque-mort vint qui me prit mesure d'une bière et d'un linceul; j'essayai encore de me remuer et de parler, ce fut inutile, un pouvoir invincible m'enchaînait: force me fut de me résigner. [617] je restai ainsi beaucoup de temps en proie aux plus douloureuses réflexions. [618] Le croque-mort revint avec mes derniers vêtements, les derniers de tout homme, la bière et le linceul - il n'y avait plus qu'à m'en accoutrer, « Il m'entortilla dans le drap, et se mit à me coudre sans précaution comme quelqu'un qui a hâte d'en finir: la pointe de son aiguille m'entrait dans la peau, et me faisait des milliers de piqûres; ma situation était insupportable. [619] Quand ce fut fait, un de ses camarades me prit par les pieds, lui par la tête, ils me déposèrent dans la boîte; elle était un peu juste pour moi, de sorte qu'ils furent obligés de me donner de grands coups sur les genoux pour pouvoir enfoncer le couvercle. [620] Ils en vinrent à bout à la fin, et l'on planta le premier clou. [621] Cela faisait un bruit horrible. [622] Le marteau rebondissait sur les planches, et j'en sentais le contre coup. [623] Tant que l'opération dura, je ne perdis pas tout à fait l'espérance; mais au dernier clou je me sentis défaillir, mon coeur se serra, car je compris qu'il n'y avait plus rien de commun entre le monde et moi: ce dernier clou me rivait au néant pour toujours. [624] Alors seulement je compris toute l'horreur de ma position. [625] On m'emporta; le roulement sourd des roues m'apprit que j'étais dans le corbillard; car bien que je ne pusse manifester mon existence d'aucune manière, je n'étais privé d'aucun de mes sens. [626] La voiture s'arrêta, on retira le cercueil. [627] J'étais à l'église, j'entendais parfaitement le chant nasillard des prêtres, et je voyais briller à travers les fentes de la bière la lueur jaune des cierges. [628] La messe finie, on partit pour le cimetière; quand on me descendit dans la fosse, je ramassai toutes mes forces, et je crois que je parvins à pousser un cri; mais le fracas de la terre qui roulait sur le cercueil le couvrit entièrement: je me trouvais dans une obscurité palpable et compacte, plus noire que celle de la nuit. [629] Du reste, je ne souffrais pas, corporellement du moins; quant à mes souffrances morales, il faudrait un volume pour les analyser. [630] L'idée que j'allais mourir de faim ou être mangé aux vers sans pouvoir l'empêcher se présenta la première; ensuite je pensai aux événements de la veille, à Jacintha, à mon tableau qui aurait eu tant de succès au Salon, à mon drame qui allait être joué, à une partie que j'avais projetée avec mes camarades, à un habit que mon tailleur devait me rapporter ce jour-là; que sais-je, moi? à mille choses dont je n'aurais guère dû m'inquiéter; puis revenant à Jacintha, je réfléchis sur la manière dont elle s'était conduite; je repassai chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, dans ma mémoire; je crus me rappeler qu'il y avait quelque chose d'outré et d'affecté dans ses larmes, dont je n'aurais pas dû être la dupe: cela me fit ressouvenir de plusieurs choses que j'avais totalement oubliées; plusieurs détails auxquels je n'avais pas pris garde, considérés sous un nouveau jour, me parurent d'une haute importance; des démonstrations que j'aurais juré sincères me semblèrent louches; il me revint dans l'esprit qu'un jeune homme, une espèce de fat moitié cravate, moitié éperons, lui avait autrefois fait la cour. [631] Un soir, nous jouions ensemble, Jacintha m'avait appelé du nom de ce jeune homme au lieu du mien, signe certain de préoccupation; d'ailleurs je savais qu'elle en avait parlé favorablement dans le monde à plusieurs reprises, et comme de quelqu'un qui ne lui déplairait pas. [632] Cette idée s'empara de moi, ma tête commença à fermenter; je fis des rapprochements, des suppositions, des interprétations: comme on doit bien le penser, elles ne furent pas favorables à Jacintha. [633] Un sentiment inconnu se glissa dans mon coeur, et m'apprit ce que c'était que souffrir; je devins horriblement jaloux, et je ne doutai pas que ce ne fût Jacintha qui, de concert avec son amant, ne m'eût fait enterrer tout vif pour se débarrasser de moi. [634] je pensai que peut-être en ce moment même ils riaient à gorge déployée du succès de leur stratagème, et que Jacintha livrait aux baisers de l'autre cette bouche qui m'avait juré tant de fois n'avoir jamais été touchée par d'autres lèvres que les miennes. [635] A cette idée, j'entrai dans une fureur telle que je repris la faculté de me mouvoir; je fis un soubresaut si violent, que je rompis d'un seul coup les coutures de mon linceul. [636] Quand j'eus les jambes et les bras libres, je donnai de grands coups de coudes et de genoux au couvercle de la bière pour le faire sauter et aller tuer mon infidèle aux bras de son lâche et misérable galant. [637] Sanglante dérision, moi, enterré, je voulais donner la mort ! [638] Le poids énorme de la terre qui pesait sur les planches rendit mes efforts inutiles. [639] Épuisé de fatigue, je retombai dans ma première torpeur, mes articulations s'ossifièrent: de nouveau je redevins cadavre. [640] Mon agitation mentale se calma, je jugeai plus sainement les choses: les souvenirs de tout ce que la jeune femme avait fait pour moi, son dévouement, ses soins qui ne s'étaient jamais démentis, eurent bientôt fait évanouir ces ridicules soupçons. [641] Ayant usé tous mes sujets de méditation, et ne sachant comment tuer le temps, je me mis à faire des vers; dans ma triste situation, ils ne pouvaient pas être fort gais: ceux du nocturne Young et du sépulcral Hervey ne sont que des bouffonneries, comparés à ceux-là. [642] J'y dépeignais les sensations d'un homme conservant sous terre toutes les passions qu'il avait eues dessus, et j'intitulai cette rêverie cadavéreuse: La vie dans la mort. [643] Un beau titre, sur ma foi 1 et ce qui me désespérait, c'était de ne pouvoir les réciter à personne. [644] J'avais à peine terminé la dernière strophe, que j'entendis piocher avec ardeur au-dessus de ma tête. [645] Un rayon d'espérance illumina ma nuit. [646] Les coups de pioche se rapprochaient rapidement. [647] La joie que je ressentis ne fut pas de longue durée: les coups de pioche cessèrent. [648] Non, l'on ne peut rendre avec des mots humains l'angoisse abominable que j'éprouvai en ce moment; la mort réelle n'est rien en comparaison. [649] Enfin j'entendis encore du bruit: les fossoyeurs, après s'être reposés, avaient repris leur besogne. [650] J'étais au ciel; je sentais ma délivrance s'approcher. [651] Le dessus du cercueil sauta. [652] Je sentis l'air froid de la nuit. [653] Cela me fit grand bien, car je commençais à étouffer. [654] Cependant mon immobilité continuait; quoique vivant, j'avais toutes les apparences d'un mort. [655] Deux hommes me saisirent: voyant les coutures du linceul rompues, ils échangèrent en ricanant quelques plaisanteries grossières, me chargèrent sur leurs épaules et m'emportèrent. [656] Tout en marchant ils chantonnaient à demi-voix des couplets obscènes. [657] Cela me fit penser à la scène des fossoyeurs, dans Hamlet, et je me dis en moi-même que Shakespeare était un bien grand homme. [658] Après m'avoir fait passer par bien des ruelles détournées, ils entrèrent dans une maison que je reconnus pour être celle de mon médecin; c'était lui qui m'avait fait déterrer afin de savoir de quoi j'étais mort. [659] On me déposa sur une table de marbre. [660] Le docteur entra avec une trousse d'instruments; il les étala complaisamment sur une commode. [661] A la vue de ces scalpels, de ces bistouris, de ces lancettes, de ces scies d'acier luisantes et polies, j'éprouvai une frayeur horrible, car je compris qu'on allait me disséquer; mon âme, qui jusque-là n'avait pas abandonné mon corps, n'hésita plus à me quitter: au premier coup de scalpel elle était tout à fait dégagée de ses entraves. [662] Elle aimait mieux subir tous les désagréments d'une intelligence dépossédée de ses moyens de manifestation physique, que de partager avec mon corps ces effroyables tortures. [663] D'ailleurs, il n'y avait plus espérance de le conserver, il allait être mis en pièces, et n'aurait pu servir à grand' chose quand même ce déchiquètement ne l'eût pas tué tout de bon. [664] Ne voulant pas assister au dépècement de sa chère enveloppe, mon âme se hâta de sortir. [665] Elle traversa rapidement une enfilade de chambres, et se trouva sur l'escalier. [666] Par habitude, je descendis les marches une à une; mais j'avais besoin de me retenir, car je me sentais une légèreté merveilleuse. [667] J'avais beau me cramponner au sol, une force invincible m'attirait en haut; c'était comme si j'eusse été attaché à un ballon gonflé de gaz: la terre fuyait mes pieds, je n'y touchais que par l'extrémité des orteils; je dis des orteils, car bien que je ne fusse qu'un pur esprit, j'avais conservé le sentiment des membres que je n'avais plus, à peu près comme un amputé qui souffre de son bras ou de sa jambe absente. [668] Lassé de ces efforts pour rester dans une attitude normale, et, du reste, ayant fait réflexion que mon âme immatérielle ne devait pas se voiturer d'un lieu à l'autre par les mêmes procédés que ma misérable guenille de corps, je me laissai faire à cet ascendant, et je commençai à quitter terre sans pourtant m'élever trop, et me maintenant dans la région moyenne. [669] Bientôt je m'enhardis, et je volai tantôt haut, tantôt bas, comme si je n'eusse fait autre chose de ma vie. [670] Il commençait à faire jour: je montai, je montai, regardant aux vitres des mansardes des grisettes qui se levaient et faisaient leur toilette, me servant des cheminées comme de tubes acoustiques pour entendre ce qu'on disait dans les appartements. [671] je dois dire que je ne vis rien de bien beau, et que je ne recueillis rien de piquant. [672] M'accoutumant à ces façons d'aller, je planai sans crainte dans l'air libre, au-dessus du brouillard, et je considérai de haut cette immense étendue de toits qu'on prendrait pour une mer figée au moment d'une tempête, ce chaos hérissé de tuyaux, de flèches, de dômes, de pignons, baigné de brume et de fumée, si beau, si pittoresque, que je ne regrettai pas d'avoir perdu mon corps. [673] Le Louvre m'apparut blanc et noir, son fleuve à ses pieds, ses jardins verts à l'autre bout. [674] La foule s'y portait; il y avait exposition: j'entrai. [675] Les murailles flamboyaient diaprées de peintures nouvelles, chamarrées de cadres d'or richement sculptés. [676] Les bourgeois allaient, venaient, se coudoyaient, se marchaient sur les pieds, ouvraient des yeux hébétés, se consultaient les uns les autres comme des gens dont on n'a pas encore fait l'avis, et qui ne savent ce qu'ils doivent penser et dire. [677] Dans la grand-salle, au milieu des tableaux de nos jeunes grands maîtres, Delacroix, Ingres, Decamps, j'aperçus mon tableau à moi: la foule se serrait autour, c'était un rugissement d'admiration; ceux qui étaient derrière et ne voyaient rien criaient deux fois plus fort: Prodigieux ! prodigicux! [678] Mon tableau me sembla à moi-même beaucoup mieux qu'auparavant, et je me sentis saisi d'un profond respect pour ma propre personne. [679] Cependant, à toutes ces formules admiratives se mêlait un nom qui n'était pas le mien; je vis qu'il y avait là-dessous quelque supercherie. [680] J'examinai la toile avec attention: un nom en petits caractères rouges était écrit à l'un de ses coins. [681] C'était celui d'un de mes amis qui, me voyant mort, ne s'était pas fait scrupule de s'approprier mon oeuvre. [682] Oh! alors, que je regrettai mon pauvre corps! je ne pouvais ni parler, ni écrire; je n'avais aucun moyen de réclamer ma gloire et de démasquer l'infâme plagiaire. [683] Le coeur navré, je me retirai tristement pour ne pas assister à ce triomphe qui m'était dû. [684] je voulus voir Jacintha. [685] J'allai chez elle, je ne la trouvai pas; je la cherchai vainement dans plusieurs maisons où je pensais qu'elle pourrait être. [686] Ennuyé d'être seul, quoiqu'il fût déjà tard, l'envie me prit d'aller au spectacle; j'entrai à la Porte-Saint-Martin, je fis réflexion que mon nouvel état avait cela d'agréable que je passais partout sans payer. [687] La pièce finissait, c'était la catastrophe. [688] Dorval, l'oeil sanglant, noyée de larmes, les lèvres bleues, les tempes livides, échevelée, à moitié nue, se tordait sur l'avant-scène à deux pas de la rampe. [689] Bocage, fatal et silencieux, se tenait debout dans le fond: tous les mouchoirs étaient en jeu; les sanglots brisaient les corsets; un tonnerre d'applaudissements entrecoupait chaque râle de la tragédienne; le parterre, noir de têtes, houlait comme une mer; les loges se penchaient sur les galeries, les galeries sur le balcon. [690] La toile tomba: je crus que la salle allait crouler: c'étaient des battements de mains, des trépignements, des hurlements; or, cette pièce était ma pièce: jugez ! [691] J'étais grand à toucher le plafond. [692] Le rideau se leva, on jeta à cette foule le nom de l'auteur. [693] Ce n'était pas le mien, c'était le nom de l'ami qui m'avait déjà volé mon tableau. [694] Les applaudissements redoublèrent. [695] On voulait traîner l'auteur sur le théâtre: le monstre était dans une loge obscure avec Jacintha. [696] Quand on proclama son nom, elle se jeta à son cou, et lui appuya sur la bouche le baiser le plus enragé que jamais femme ait donné à un homme. [697] Plusieurs personnes la virent; elle ne rougit même pas: elle était si enivrée, si folle et si fière de son succès, qu'elle se serait, je crois, prostituée à lui dans cette loge et devant tout le monde. [698] Plusieurs voix crièrent: Le voilà! le voilà! [699] Le drôle prit un air modeste, et salua profondément. [700] Le lustre, qui s'éteignit, mit fin à cette scène. [701] je n'essayerai pas de décrire ce qui se passait dans moi; la jalousie, le mépris, l'indignation se heurtaient dans mon âme; c'était un orage d'autant plus furieux que je n'avais aucun moyen de le mettre au dehors: la foule s'écoula, je sortis du théâtre; j'errai quelque temps dans la rue, ne sachant où aller. [702] La promenade ne me réjouissait guère. [703] Il sifflait une bise piquante: ma pauvre âme, frileuse comme l'était mon corps, grelottait et mourait de froid. [704] je rencontrai une fenêtre ouverte j'entrai, résolu de gîter dans cette chambre jusqu'au iendemain. [705] La fenêtre se ferma sur moi: j'aperçus assis dans une grande bergère à ramages un personnage des plus singuliers. [706] C'était un grand homme, maigre, sec, poudré à frimas, la figure ridée comme une vieille pomme, une énorme paire de besicles à cheval sur un maître-nez, baisant presque le menton. [707] Une petite estafilade transversale, semblable à une ouverture de tirelire, enfouie sous une infinité de plis et de poils roides comme des soies de sanglier, représentait tant bien que mal ce que nous appellerons une bouche, faute d'autre terme. [708] Un antique habit noir, limé jusqu'à la corde, blanc sur toutes les coutures, une veste d'étoffe changeante, une culotte courte, des bas chinés et des souliers à boucles: voilà pour le costume. [709] A mon arrivée, ce digne personnage se leva, et alla prendre dans une armoire deux brosses faites d'une manière spéciale: je n'en pus deviner d'abord l'usage; il en prit une dans chaque main, et se mit à parcourir la chambre avec une agilité surprenante comme s'il poursuivait quelqu'un, et choquant ses brosses l'une contre l'autre du côté des barbes; je compris alors que c'était le fameux M. [710] Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, qui faisait la chasse aux farfadets; j'étais fort inquiet de ce qui allait arriver, il semblait que cet hétéroclite individu eût la faculté de voir l'invisible, il me suivait exactement, et j'avais toutes les peines du monde à lui échapper. [711] Enfin, il m'accula dans une encoignure, il brandit ses deux fatales brosses, des millions de dards me criblèrent l'âme, chaque crin faisait un trou, la douleur était insoutenable: oubliant que je n'avais ni langue, ni poitrine, je fis de merveilleux efforts pour crier; et --- » Onuphrius en était là de son rêve lorsque j'entrai dans l'atelier: il criait effectivement à pleine gorge, je le secouai, il se frotta les yeux et me regarda d'un air hébété; enfin il me reconnut, et me raconta, ne sachant trop s'il avait veillé ou dormi, la série de ses tribulations que l'on vient de lire; ce n'était pas, hélasi les dernières qu'il devait éprouver réellement ou non. [712] Depuis cette nuit fatale, il resta dans un état d'hallucination presque perpétuel qui ne lui permettait pas de distinguer ses rèveries d'avec le vrai. [713] Pendant qu'il dormait, Jacintha avait envoyé chercher le portrait; elle aurait bien voulu y aller elle-même, mais sa robe tachée l'avait trahie auprès de sa tante, dont elle n'avait pu tromper la surveillance. [714] Onuphrius, on ne peut plus désappointé de ce contretemps, se jeta dans un fauteuil, et, les coudes sur la table, se prit tristement à réfléchir; ses regards flottaient devant lui sans se fixer particulièrement sur rien: le hasard fit qu'ils tombèrent sur une grande glace de Venise à bordure de cristal, qui garnissait le fond de l'atelier; aucun rayon de jour ne venait s'y briser, aucun objet ne s'y réfléchissait assez exactement pour que l'on pût en apercevoir les contours: cela faisait un espace vide dans la muraille, une fenêtre ouverte sur le néant, d'où l'esprit pouvait plonger dans les mondes imaginaires. [715] Les prunelles d'Onuphrius fouillaient ce prisme profond et sombre, comme pour en faire jaillir quelque apparition. [716] Il se pencha, il vit son reflet double, il pensa que c'était une illusion d'optique; mais, en examinant plus attentivement, il trouva que le second reflet ne lui ressemblait en aucune façon; il crut que quelqu'un était entré dans l'atelier sans qu'il l'eût entendu: il se retourna. [717] Personne. [718] L'ombre continuait cependant à se projeter dans la glace, c'était un homme pâle, ayant au doigt un gros rubis, pareil au mystérieux rubis qui avait joué un rôle dans les fantasmagories de la nuit précédente. [719] Onuphrius commençait à se sentir mal à l'aise. [720] Tout à coup, le reflet sortit de la glace, descendit dans la chambre, vint droit à lui, le força à s'asseoir, et, malgré sa résistance, lui enleva le dessus de la tête comme on ferait de la calotte d'un pâté. [721] L'opération finie, il mit le morceau dans sa Poche, et s'en retourna par où il était venu. [722] Onuphrius, avant de le perdre tout à fait de vue dans les profondeurs de la glace, apercevait encore à une distance incommensurable son rubis qui brillait comme une comète. [723] Du reste, cette espèce de trépan ne lui avait fait aucun mal. [724] Seulement, au bout de quelques minutes, il entendit un bourdonnement étrange au-dessus de sa tête; il leva les yeux, et vit que c'étaient ses idées qui, n'étant plus contenues par la voûte du crâne, s'échappaient en désordre comme des oiseaux dont on ouvre la cage. [725] Chaque idéal de femme qu'il avait rêvé sortit avec son costume, son parler, son attitude (nous devons dire à la louange d'Onuphrius qu'elles avaient l'air de soeurs jumelles de Jacintha), les héroïnes des romans qu'il avait projetés; chacune de ces dames avait son cortège d'amants, les unes en cotte armoriée du Moyen Age, les autres en chapeaux et en robe de dix-huit cent trente-deux. [726] Les types qu'il avait créés grandioses, grotesques ou monstrueux, les esquisses de ses tableaux à faire, de toute nation et de tout temps, ses idées métaphysiques sous la forme de petites bulles de savon, les réminiscences de ses lectures, tout cela sortit pendant une heure au moins: l'atelier en était Plein. [727] Ces dames et ces messieurs se promenaient en long et en large sans se gêner le moins du monde, causant, riant, se disputant, comme s'ils eussent été chez eux. [728] Onuphrius, abasourdi, ne sachant où se mettre, ne trouva rien de mieux à faire que de leur céder la place; lorsqu'il passa sous la porte, le concierge lui remit deux lettres; deux lettres de femmes, bleues, ambrées, l'écriture petite, le pli long, le cachet rose. [729] La première était de Jacintha, elle était conçue ainsi: « Monsieur, vous pouvez bien avoir mademoiselle de NNN pour maîtresse si cela vous fait plaisir; quant à moi, je ne veux plus l'être, tout mon regret est de l'avoir été. [730] Vous m'obligerez beaucoup de ne pas chercher à me revoir. [731] Onuphrius était anéanti; il comprit que c'était la maudite ressemblance du portrait qui était cause de tout; ne se sentant pas coupable, il espéra qu'avec le temps tout s'éclaircirait à son avantage. [732] La seconde lettre était une invitation de soirée. [733] Bon ! dit-il, j'irai, cela me distraira un peu et dissipera toutes ces vapeurs noires. [734] L'heure vint; il s'habilla, la toilette fut longue; comme tous les artistes (quand ils ne sont pas sales à faire peur), Onuphrius était recherché dans sa mise, non que ce fût un fashionable, mais il cherchait à donner à nos pitoyables vêtements un galbé pittoresque, une tournure moins prosaïque. [735] Il se modelait sur un beau Van Dyck, qu'il avait dans son atelier, et vraiment il y ressemblait à s'y méprendre. [736] On eût dit le portrait descendu du cadre ou la réflexion de la peinture dans un miroir. [737] Il y avait beaucoup de monde; pour arriver à la maîtresse de la maison il lui fallut fendre un flot de femmes, et ce ne fut pas sans froisser plus d'une dentelle, aplatir plus d'une manche, noircir plus d'un soulier, qu'il y put parvenir; après avoir échangé les deux ou trois banalités d'usage, il tourna sur ses talons, et se mit à chercher quelque figure amie dans toute cette cohue. [738] Ne trouvant personne de connaissance, il s'établit dans une causeuse à l'embrasure d'une croisée, d'où, à demi caché par les rideaux, il pouvait voir sans être vu, car depuis la fantastique évaporation de ses idées, il ne se souciait pas d'entrer en conversation; il se croyait stupide quoiqu'il n'en fût rien; le contact du monde l'avait remis dans la réalité. [739] La soirée était des plus brillantes. [740] Un coup d'oeil magnifiquel cela reluisait, chatoyait, scintillait; cela bourdonnait, papillonnait, tourbillonnait. [741] Des gazes comme des ailes d'abeilles, des tulles, des crêpes, des blondes, lamés, côtelés, ondés, découpés, déchiquetés à jour; toiles d'araignée, air filé, brouillard tissu; de l'or et de l'argent, de la soie et du velours, des paillettes, du clinquant, des fleurs, des plumes, des diamants et des perles, tous les écrins vidés, le luxe de tous les mondes à contribution. [742] Un beau tableau, sur ma foi! les girandoles de cristal étincelaient comme des étoiles; des gerbes de lumière, des iris prismatiques s'échappaient des pierreries; les épaules des femmes, lustrées, satinées, trempées d'une molle sueur, semblaient des agates ou des onyx dans l'eau; les yeux papillottaient, les gorges battaient la campagne, les mains s'étreignaient, les têtes penchaient, les écharpes allaient au vent, c'était le beau moment; la musique étouffée par les voix, les voix par le frôlement des petits pieds sur le parquet et le frou-frou des robes, tout cela formait une harmonie de fête, un bruissement joyeux à enivrer le plus mélanco- lique, à rendre fou tout autre qu'un fou. [743] Pour Onuphrius, il n'y prenait pas garde, il songeait à Jacintha. [744] Tout à coup son oeil s'alluma, il avait vu quelque chose d'extraordinaire: un jeune homme qui venait d'entrer; il pouvait avoir vingt-cinq ans, un frac noir, le pantalon pareil, un gilet de velours rouge taillé en pourpoint, des gants blancs, un binocle d'or, des cheveux en brosse, une barbe rousse à la Saint-Mégrin, il n'y avait là rien d'étrange, plusieurs merveilleux avaient le même costume; ses traits étaient parfaitement réguliers, son profil fin et correct eût fait envie à plus d'une petite-maîtresse, mais il y avait tant d'ironie dans cette bouche pâle et mince, dont les coins fuyaient perpétuellement sous l'ombre de leurs moustaches fauves, tant de méchan- ceté dans cette prunelle qui flamboyait à travers la glace du lorgnon comme l'oeil d'un vampire, qu'il était impossible de ne pas le distinguer entre mille. [745] Il se déganta. [746] Lord Byron ou Bonaparte se fussent honorés de sa petite main aux doigts ronds et effilés, si frêle, si blanche, si transparente, qu'on eût craint de la briser en la serrant; il portait un gros anneau à l'index, le chaton était le fatal rubis; il brillait d'un éclat si vif, qu'il vous forçait à baisser les yeux. [747] Un frisson courut dans les cheveux d'Onuphrius. [748] La lumière des candélabres devint blafarde et verte; les yeux des femmes et les diamants s'éteignirent; le rubis radieux étincelait seul au milieu du salon obscurci comme un soleil dans la brume. [749] L'enivrement de la fête, la folie du bal étaient au plus haut degré; personne, Onuphrius excepté, ne fit attention à cette circonstance; ce singulier personnage se glissait comme une ombre entre les groupes, disant un mot à celui-ci, donnant une poignée de main à celui-là, saluant les femmes avec un air de respect dérisoire et de galanterie exagérée qui faisait rougir les unes et mordre les lèvres aux autres; on eût dit que son regard de lynx et de loup-cervier plongeait au profond de leur coeur; un satanique dédain perçait dans ses moindres mouvements, un imperceptible clignement d'oeil, un pli du front, l'ondulation des sourcils, la proéminence que conservait toujours sa lèvre inférieure, même dans son détestable derni-sourire, tout trahissait en lui, malgré la politesse de ses manières et l'humilité de ses discours, des pensées d'orgueil qu'il aurait voulu réprimer. [750] Onuphrius, qui le couvait des yeux, ne savait que penser; s'il n'eût pas été en si nombreuse compagnie, il aurait eu grand peur. [751] Il s'imagina même un instant reconnaître le personnage qui lui avait enlevé le dessus de la tête; - mais il se convainquit bientôt que c'était une erreur. [752] Plusieurs personnes s'approchèrent, la conversation s'engagea; la persuasion où il était qu'il n'avait plus d'idées les lui ôtait effectivement; inférieur à lui-même, il était au niveau des autres; on le trouva charmant et beaucoup plus spirituel qu'à l'ordinaire. [753] Le tourbillon emporta ses interlocuteurs, il resta seul; ses idées prirent un autre cours; il oublia le bal, l'inconnu, le bruit lui-même et tout; il était à cent lieues. [754] Un doigt se posa sur son épaule, il tressaillit comme s'il se fût réveillé en sursaut. [755] Il vit devant lui madame de NNN, qui depuis un quart d'heure se tenait debout sans pouvoir attirer son attention. [756] Eh bienl monsieur, à quoi pensez-vous donc. [757] A moi, peut-être? [758] A rien, je vous jure. [759] Il se leva, madame de NNN prit son bras; ils firent quelques tours. [760] Après plusieurs propos: - J'ai une grâce à vous demander. [761] Parlez, vous savez bien que je ne suis pas cruel surtout avec vous. [762] . [763] Récitez à ces dames la pièce de vers que vous m'avez dite l'autre jour, je leur en ai parlé, elles meurent d'envie de l'entendre. [764] A cette proposition, le front d'Onuphrius se rembrunit, il répondit par un non bien accentué; madame de NNN insista comme les femmes savent insister. [765] Onuphrius résista autant qu'il le fallait pour se justifier à ses propres yeux de ce qu'il appelait une faiblesse, et finit par céder quoique d'assez mauvaise grâce. [766] Madame de NNN, triomphante, le tenant par le bout du doigt pour qu'il ne pût s'esquiver, l'amena au milieu du cercle, et lui lâcha la main; la main tomba comme si elle eût été morte. [767] Onuphrius, décontenancé, promenait autour de lui des regards mornes et effarés comme un taureau sauvage que le picador vient de lancer dans le cirque. [768] Le dandy à barbe rouge était là, retroussant ses moustaches et considérant Onuphrius d'un air de méchanceté satisfaite. [769] Pour faire cesser cette situation pénible, madame de NNN lui fit signe de commencer. [770] Il exposa le sujet de sa pièce, et en dit le titre d'une voix assez mal assurée. [771] Le bourdonnement cessa, les chuchotements se turent, on se disposa à écouter, un grand silence se fit. [772] Onuphrius était debout, la main sur le dos d'un fauteuil qui lui servait comme de tribune. [773] Le dandy vint se placer tout à côté, si près qu'il le touchait. [774] Quand il vit qu'Onuphrius allait ouvrir la bouche, il tira de sa poche une spatule d'argent et un réseau de gaze, emmanché à l'un de ses bouts d'une petite baguette d'ébène; la spatule était chargée d'une substance mousseuse et rosâtre, assez semblable à la crème qui remplit les meringues, qu'Onuphrius reconnut aussitôt pour des vers de Dorat, de Boufflers, de Bernis et de M. [775] le chevalier de Pezay, réduits à l'état de bouillie ou de gélatine. [776] Le réseau était vide. [777] Onuphrius, craignant que le dandy ne lui jouât quelque tour, changea le fauteuil de place, et s'assit dedans; l'homme aux yeux verts vint se planter juste derrière lui; ne pouvant plus reculer, Onuphrius commença. [778] A peine la dernière syllabe du premier vers s'était-elle envolée de sa lèvre, que le dandy, allongeant son réseau avec une dextérité merveilleuse, la saisit au vol, et l'intercepta avant que le son eût le temps de parvenir à l'oreille de l'assemblée; et puis, brandissant sa spatule, il lui fourra dans la bouche une cuillerée de son insipide mélange. [779] Onuphrius eût bien voulu s'arrêter ou se sauver; mais une chaîne magique le clouait au fauteuil. [780] Il lui fallut continuer et cracher cette odieuse mixture en friperies mythologiques et en madrigaux quintessenciés. [781] Le manège se renouvelait à chaque vers; personne, cependant, n'avait l'air de s'en apercevoir. [782] Les pensées neuves, les belles rimes d'Onuphrius, diaprées de mille couleurs romantiques, se débattaient et sautelaient dans la résille comme des poissons dans un filet ou des papillons sous un mouchoir. [783] Le pauvre poète était à la torture, des gouttes de sueur ruisselaient de ses tempes. [784] Quand tout fut fini, le dandy prit délicatement les rimes et les pensées d'Onuphrius par les ailes et les serra dans son portefeuille. [785] Bien, très bien, dirent quelques hommes poètes ou artistes en se rapprochant d'Onuphrius, un délicieux pastiche, un admirable pastel, du Watteau tout pur, de la régence à s'y tromper, des mouches, de la poudre et du fard, comment diable as-tu fait pour grimer ainsi ta poésie? [786] C'est d'un rococo admirable; bravo, bravo, d'honneur, une plaisanterie fort spirituellel Quelques dames l'entourèrent et dirent aussi: Délicieux! en ricanant d'une manière à montrer qu'elles étaient au-dessus de semblables bagatelles quoique au fond du coeur elles trouvassent cela charmant et se fussent très fort accommodées d'une pareille poésie pour leur consommation particulière. [787] Vous êtes tous des brigands ! s'écria Onuphrius d'une voix de tonnerre en renversant sur le plateau le verre d'eau sucrée qu'on lui présentait. [788] C'est un coup monté, une mystification complète; vous m'avez fait venir ici pour être le jouet du Diable, oui, de Satan en personne, ajouta-t-il en désignant du doigt le fashionable à gilet écarlate. [789] Après cette algarade, il enfonça son chapeau sur ses yeux et sortit sans saluer. [790] Vraiment, dit le jeune homme en refourrant sous les basques de son habit une demi-aune de queue velue qui venait de s'échapper et qui se déroulait en frétillant, me prendre pour le diable, l'invention est plaisante! [791] Décidément, ce pauvre Onuphrius est fou. [792] Me ferez-vous l'honneur de danser cette contredanse avec moi, mademoiselle? reprit-il, un instant après, en baisant la main d'une angélique créature de quinze ans, blonde et nacrée, un idéal de Lawrence. [793] Oh ! mon Dieu, oui, dit la jeune fille avec son sourire ingénu, levant ses longues paupières soyeuses laissant nager vers lui ses beaux yeux couleur du ciel. [794] Au mot Dieu, un long jet sulfureux s'échappa du rubis, la pâleur du réprouvé doubla; la jeune fille n'en vit rien; et quand elle l'aurait vu : elle l'aimait ! [795] Quand Onuphrius fut dans la rue, il se mit à courir de toutes ses forces; il avait la fièvre, il délirait, il parcourut au hasard une infinité de ruelles et de passages. [796] Le ciel était orageux, les girouettes grinçaient, les volets battaient les murs, les marteaux des portes retentissaient, les vitrages s'éteignaient successivement; le roulement des voitures se perdait dans le lointain, quelques piétons attardés, longeaient les maisons, quelques filles de joie traînaient leurs robes de gaze dans la boue; les réverbères, bercés par le vent, jetaient des lueurs rouges et échevelées sur les ruisseaux gonflés de pluie; les oreilles d'Onuphrius tintaient; toutes les rumeurs étouffées de la nuit, le ronflement d'une ville qui dort, l'aboi d'un chien, le miaulement d'un matou, le son de la goutte d'eau tombant du toit, le quart sonnant à l'horloge gothique, les lamentations de la bise, tous ces bruits du silence agitaient convulsivement ses fibres, tendues à rompre par les événements de la soirée. [797] Chaque lanterne était un ceil sanglant qui l'espionnait; il croyait voir grouiller dans l'ombre des formes sans nom, pulluler sous ses pieds des reptiles immondes; il entendait des ricanements diaboliques, des chuchotements mystérieux. [798] Les maisons valsaient autour de lui; le pavé ondait, le ciel s'abaissait comme une coupole dont on aurait brisé les colonnes; les nuages couraient, couraient, couraient, comme si le Diable les eût emportés; une grande cocarde tricolore avait remplacé la lune. [799] Les rues et les ruelles s'en allaient bras dessus bras dessous, caquetant comme de vieilles portières; il en passa beaucoup de la sorte. [800] La maison de Mme de NNN passa. [801] On sortait du bal, il y avait encombrement à la porte; on jurait, on appelait les équipages. [802] Le jeune homme au réseau descendit; il donnait le bras à une dame; cette dame n'était autre que Jacintha; le marchepied de la voiture s'abaissa, le dandy lui présenta la main; ils montèrent; la fureur d'Onuphrius était au comble; décidé à éclaircir cette affaire, il croisa ses bras sur sa poitrine, et se planta au milieu du chemin. [803] Le cocher fit claquer son fouet, une myriade d'étincelles jaillit du pied des chevaux. [804] Ils partirent au galop; le cocher cria: Gare! il ne se dérangea pas: les chevaux étaient lancés trop fort pour qu'on pût les retenir. [805] Jacintha poussa un cri; Onuphrius crut que c'était fait de lui; mais chevaux, cocher, voiture, n'étaient qu'une vapeur que son corps divisa comme l'arche d'un pont fait d'une masse d'eau qui se rejoint ensuite. [806] Les morceaux du fantastique équipage se réunirent à quelques pas derrière lui, et la voiture continua à rouler comme s'il ne fût rien arrivé. [807] Onuphrius, atterré, la suivit des yeux: il entrevit Jacintha, qui, ayant levé le store, le regardait d'un air triste et doux, et le dandy à barbe rouge qui riait comme une hyène; un angle de la rue l'empêcha d'en voir davantage; inondé de sueur, pantelant, crotté jusqu'à l'échine, pâle, harassé de fatigue et vieilli de dix ans, Onuphrius regagna péniblement le logis. [808] Il faisait grand jour comme la veille; en mettant le pied sur le seuil il tomba évanoui. [809] Il ne sortit de sa pâmoison qu'au bout d'une heure; une fièvre furieuse y succéda. [810] Sachant Onuphrius en danger, Jacintha oublia bien vite sa jalousie et sa promesse de ne plus le voir; elle vint s'établir au chevet de son lit, et lui prodigua les soins et les caresses les plus tendres. [811] Il ne la reconnaissait pas; huit jours'se passèrent ainsi; la fièvre diminua; son corps se rétablit, mais non pas sa raison; il s'imaginait que le Diable lui avait escamoté son corps, se fondant sur ce qu'il n'avait rien senti lorsque la voiture lui avait passé dessus. [812] L'histoire de Pierre Schlemil, dont le diable avait pris l'ombre; celle de la nuit de Saint-Sylvestre, où un homme perd son reflet, lui revinrent en mémoire; il s'obstinait à ne pas voir son image dans les glaces et son ombre sur le plancher, chose toute naturelle, puisqu'il n'était qu'une substance impalpable; on avait beau le frapper, le pincer, pour lui démontrer le contraire, il était dans un état de somnambulisme et de catalepsie qui ne lui permettait pas de sentir même les baisers de Jacintha. [813] La lumière s'était éteinte dans la lampe; cette belle imagination, surexcitée par des moyens factices, s'était usée en de vaines débauches; à force d'être spectateur de son existence, Onuphrius avait oublié celle des autres, et les liens qui le rattachaient au monde s'étaient brisés un à un. [814] Sorti de l'arche du réel, il s'était lancé dans les profondeurs nébuleuses de la fantaisie et de la métaphysique; mais il n'avait pu revenir avec le rameau d'olive; il n'avait pas rencontré la terre sèche où poser le pied et n'avait pas su retrouver le chemin par où il était venu; il ne put, quand le vertige le prit d'être si haut et si loin, redescendre comme il l'aurait souhaité, et renouer avec le monde positif. [815] Il eût été capable, sans cette tendance funeste, d'être le plus grand des poètes; il ne fut que le plus singulier des fous. [816] Pour avoir trop regardé sa vie à la loupe, car son fantastique, il le prenait presque toujours dans les événements ordinaires, il lui arriva ce qui arrive à ces gens qui aperçoivent, à l'aide du microscope, des vers dans les aliments les plus sains, des serpents dans les liqueurs les plus limpides. [817] Ils n'osent plus manger; la chose la plus naturelle, grossie par son imagination, lui paraissait monstrueuse. [818] M. [819] le docteur Esquirol fit, l'année passée, un tableau statistique de la folie: Fous par amour Hommes 2 Femmes 60 - par dévotion - 6 - 20 - par politique - 48 - 3 - perte de fortune - 27 - 24 Pour cause inconnue - 1 - Celui-là, c'est notre pauvre ami. [820] Et Jacintha? [821] Ma foi, elle pleura quinze jours, fut triste quinze autres, et, au bout d'un mois, elle prit plusieurs amants, cinq ou six, je crois, pour faire la monnaie d'Onuphrius; un an après, elle l'avait totalement oublié, et ne se souvenait même plus de son nom. [822] N'est-ce pas, lecteur, que cette fin est bien commune pour une histoire extraordinaire? [823] Prenez-la ou laissez-la, je me couperais la gorge plutôt que de mentir d'une syllabe. [824] DANIEL JOVARD, OU LA CONVERSION D'UN CLASSIQUE. [825] Quel saint transport m'agite et quel est mon délire! [826] Un souffle a fait vibrer les cordes de ma lyre; 0 Muses, chastes soeurs, et toi, grand Apollon, Daignez guider mes pas dans le sacré vallon! [827] Soutenez mon essor, faites couler ma veine, Je veux boire à longs traits les eaux de l'Hippocrène, Et couché sur leurs bords au pied des myrtes verts, Occuper les échos à redire mes vers. [828] Daniel JovARD, avant sa conversion. [829] Par l'enfer! je me sens un immense désir De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte Son coeur demi pourri dans sa poitrine ouverte. [830] Le même Daniel JOVARD, après sa conversion. [831] DANIEL JOVARD. [832] J'ai connu et je connais encore un digne jeune homme, nommé de son nom Daniel Jovard, et non autrement, ce dont il est bien fâché; car, pour peu qu'on prononce à la gasconne b pour v, ces deux infortunées syllabes produisent une épithète assez peu flatteuse. [833] Le père, qui lui transmit ce malheureux nom, était quincailler, et tenait boutique dans une des rues étroites qui se dégorgent dans la rue Saint-Denis. [834] Comme il avait amassé un petit pécule à vendre du fil d'archal pour les sonnettes et des sonnettes pour le fil d'archal, comme il était parvenu, en outre, au grade de sergent dans la garde nationale d'alors, et qu'il menaçait de devenir électeur, il crut qu'il était de sa dignité d'homme établi, de sergent en fonction et d'électeur en expectative, de faire donner, comme il appelait cela, la plus brilllante (trois III) éducation au petit Daniel Jovard, héritier présomptif de tant de belles prérogatives avenues ou à venir. [835] Il est vrai qu'il était difficile de trouver quelque chose de plus prodigieux, au dire de ses père et mère, que le jeune Daniel Jovard. [836] Nous, qui ne le voyons pas comme eux au prisme favorable de la paternité, nous dirons que c'était un gros garçon joufflu, bon enfant dans la plus large étendue du mot, que ses ennemis auraient été embarrassés de calomnier, et dont ses amis auraient eu grand'peine à faire l'éloge. [837] Il n'était ni laid ni beau, il avait deux yeux avec des sourcils par-dessus, le nez au milieu de la figure, la bouche dessous et le menton ensuite; il avait deux oreilles ni plus ni moins, des cheveux d'une couleur quelconque. [838] Dire qu'il avait bonne tournure, ce serait mentir, dire qu'il avait mauvaise tournure, ce serait mentir aussi. [839] Il n'avait pas de tournure à lui, il avait celle de tout le monde : c'était le représentant de la foule, le type du non type, et rien n'était plus facile que de le prendre pour un autre. [840] Son costume n'avait rien de remarquable, rien d'accrochant l'oeil; il lui servait seulement à n'être pas nu. [841] D'élégance, de grâce et de fashion, il n'en faut pas parler; ce sont lettres closes dans cette partie du monde non encore civilisée qu'on appelle rue Saint-Denis. [842] Il portait une cravate blanche de mousseline, un col de chemise lui guillotinait majestueusement les oreilles de son double triangle de toile empesée, un gilet de poil de chèvre jaune serin coupé à schall, un chapeau plus large du haut que du bas, un habit bleu barbeau, un pantalon gris de fer laissant voir les chevilles, des souliers lacés et des gants de peau de daim. [843] Pour ses bas, je dois avouer qu'ils étaient bleus, et si l'on s'étonnait du choix de cette teinte, je dirais sans détour que c'était les bas de son trousseau de collège qu'il finissait d'user. [844] Il avait une montre d'argent au bout d'une chaîne de métal, au lieu d'avoir, comme doit faire tout bon viveur, au bout d'une élégante tresse de soie, une reconnaissance du Mont-de-Piété figurant la montre engagée. [845] Toutes ses classes, il les avait faites les unes après les autres; il avait, selon l'usage, doublé sa rhétorique, il avait fait autant de pensums, donné et reçu autant de coups de poing qu'un autre. [846] Je vous le peindrai en un mot : il était fort en thème; du latin et du grec, il n'en savait pas plus que vous et moi, et, en outre, il savait assez mal le français. [847] Vous voyez que c'était un personnage de haute espérance, que le jeune Daniel Jovard. [848] Avec de l'étude et du travail, il aurait pu devenir un charmant commis voyageur et un délicieux second clerc d'avoué. [849] Il était voltairien en diable, de même que monsieur son père, l'homme établi, le sergent, l'électeur, le propriétaire. [850] Il avait lu en cachette au collège "la Pucelle" et "la Guerre des Dieux", ""les Ruines de Volney et autres livres semblables - c'est pourquoi il était esprit fort comme M. [851] de Jouy, et prêtrophobe comme M. [852] Fontan. [853] Le Constitutionnel" n'avait pas plus peur que lui des jésuites en robe courte ou longue; il en voyait partout. [854] En littérature, il était aussi avancé qu'en politique et en religion. [855] Il ne disait pas M. [856] Nicolas Boileau, mais Boileau tout court; il vous aurait sérieusement affirmé que les romantiques avaient dansé autour du buste de Racine après le succès d'Hernani; s'il avait pris du tabac, il l'aurait infailliblement pris dans une tabatière Touquet; il trouvait que guerrier était une fort bonne rime à laurier, et s'accommodait assez de gloire, suivi ou précédé de victoire; en sa qualité de Français né malin, il aimait principalement le vaudeville et l'opéra comique, genre national, comme disent les feuilletons : il aimait fort aussi le gigot à l'ail et la tragédie en cinq actes. [857] Il faisait beau, les dimanches soir, l'entendre tonner, dans l'arrière-boutique de M. [858] Jovard, contre les corrupteurs du goût, les novateurs rétrogrades. [859] Daniel Jovard florissait en 1828), les Welches, les Vandales, les Goths, Ostrogoths, Visigoths, etc. [860] qui voulaient nous ramener à la barbarie, à la féodalité, et changer la langue des grands maîtres pour un jargon hybride et inintelligible : il faisait encore bien plus beau voir la mine ébahie de son père et de sa mère, du voisin et de la voisine. [861] Cet excellent Daniel Jovard! il aurait plutôt nié l'existence de Montmartre que celle du Parnasse; il aurait plutôt nié la virginité de sa petite cousine, dont, suivant l'usage, il était fort épris, que la virginité d'une seule des neuf muses. [862] Bon jeune homme! je ne sais pas à quoi il ne croyait pas, tout esprit fort qu'il était. [863] Il est vrai qu'il ne croyait pas en Dieu; mais, en revanche, il croyait en Jupiter, en M. [864] Arnault et en M. [865] Baour mêmement; il croyait au quatrain du mar- quis de Saint-Aulaire, à la jeunesse des ingénuités du théâtre, aux conversions de M. [866] Jay, il croyait jusqu'aux promesses des arracheurs de dents et des porte-couronnes. [867] Il était impossible d'être plus fossile et antédiluvien qu'il ne l'était. [868] S'il avait fait un livre, et qu'il lui eût accolé une préface, il aurait demandé pardon à genoux au public de la liberté grande, il eût dit ces faibles essais, ces vagues esquisses, ces timides préludes; car, outre les croyances que nous venons de mentionner, il croyait encore au public et à la postérité. [869] Pour terminer cette longue analyse psychologique, et donner une idée complète de l'homme, nous dirons qu'il chantait fort joliment "Fleuve du Tage" et "Femme sensible", qu'il déclamait le récit de Théramène aussi bien que la barbe de M. [870] Desmousseaux, qu'il dessinait avec un grand succès le nez du Jupiter olympien, et jouait très agréablement au loto. [871] Dans ces occupations charmantes et patriarcales, les jours de M. [872] Daniel Jovard, tissus de soie et d'or (vieux style), s'écoulaient semblables l'un à l'autre; il n'avait ni vague à l'âme, ni passion d'homme dans sa poitrine d'homme, il n'avait pas encore demandé de genoux de femme pour poser son front de génie. [873] Il mangeait, buvait, dormait, digérait, et s'acquittait classiquement de toutes les fonctions de la vie : personne n'aurait pu pressentir, sous cette écorce grossière, le grand homme futur. [874] Mais une étincelle suffit pour mettre le feu à une barrique de poudre; le jeune Achille s'éveilla à la vue d'une épée: voici comment s'éveilla le génie de l'illustre Daniel Jovard. [875] Il était allé voir aux Français, pour se former le goût et s'épurer la diction, je ne sais plus quelle pièce; c'est-à-dire je sais fort bien laquelle, mais je ne le dirai pas, de peur de désigner trop exactement les personnages, et il était assis lui trentième, sur une des banquettes du parterre, replié en lui-même et attentif comme un provincial. [876] Dans l'entr'acte, ayant essuyé soigneusement sa grosse lorgnette paternelle, recouverte de chagrin et cerclée de corne fondue, il se mit à passer en revue les rares spectateurs disséminés çà et là dans les loges et les galeries. [877] A l'avant-scène, un jeune merveilleux, agitant avec nonchalance un binocle d'or émaillé, se prélassait et se pavanait sans se soucier aucunement de toutes les lorgnettes braquées sur lui. [878] Sa mise était des plus excentriques et des plus recherchées. [879] Un habit de coupe singulière, hardiment débraillé et doublé de velours, laissait voir un gilet d'une couleur éclatante, et taillé en manière de pourpoint; un pantalon noir collant dessinait exactement ses hanches, une chaîne d'or pareille à un ordre de chevalerie, chatoyait sur sa poitrine, sa tête sortait immédiatement de sa cravate de satin, sans le liseré blanc, de rigueur à cette époque. [880] On aurait dit un portrait de François Porbus. [881] Les cheveux rasés à la Henri III, la barbe en éventail, les sourcils troussés vers la tempe, la main longue et blanche, avec une large chevalière ouvrée à la gothique, rien n'y manquait, l'illusion était des plus complètes. [882] Après avoir long-temps hésité, tout cet accoutrement lui donnait une physionomie différente de celle qu'il lui avait connue jadis, Daniel Jovard comprit que ce jeune homme fashionable n'était autre que Ferdinand de C---, avec qui il avait été au collège. [883] Lecteur, je vous vois d'ici faire une moue d'un pied en avant, et crier à l'invraisemblance; vous direz qu'il est déraisonnable de jucher dans une avant-scène des Français, un Beau de la nouvelle école, et cela un jour de représentation classique. [884] Vous direz que c'est le besoin de le faire voir à mon héros Daniel Jovard qui m'a fait employer ce ressort forcé. [885] Vous direz plusieurs choses et beaucoup d'autres. [886] Mais --- foi de gentilhomme, Je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme. [887] Car je tiens dans une des pochettes de ma logique, pour vous la jeter au nez, la plus excellente raison qui ait jamais été alleguée par un homme ayant tort. [888] Voici donc le motif triomphant pour lequel Ferdinand de C--- se trouvait aux Français ce soir-là. [889] Ferdinand avait pour maîtresse une doña Sol, sous la tutelle "d'un bon seigneur caduc, vénérable et jaloux", qu'il ne pouvait voir que difficilement et dans de continuelles appréhensions de surprises. [890] Or, il lui avait donné rendez-vous au Théâtre-Français, comme le lieu le plus solitaire et le moins fréquenté qui fût dans les cinq parties du monde, la Polynésie y comprise, la terrasse des Feuillants et le bois des marronniers du côté de l'eau, étant si européennement reconnus comme lieux solitaires, que l'on n'y peut faire trois pas sans marcher sur les pieds de quelqu'un, et sans heurter du coude un groupe sentimental. [891] Je vous assure que je n'ai pas d'autre raison à vous donner que celle-là, et que je n'en chercherai pas une seconde; vous aurez donc l'extrême obligeance de vous en contenter. [892] Donc continuons cette véridique et singulière histoire. [893] Le merveilleux sortit pendant l'entr'acte, le très ordinaire Daniel Jovard sortit aussi; les merveilleux et les ordinaires, les grands hommes et les cuistres font souvent les mêmes choses. [894] Le hasard fit qu'ils se rencontrèrent au foyer. [895] Daniel Jovard salua Ferdinand le premier, et s'avança vers lui : quand Ferdinand aperçut ce nouveau paysan du Danube, il hésita un instant, et fut près de pirouetter sur ses talons pour n'être pas obligé de le reconnaître; mais un regard jeté autour de lui, l'ayant assuré de la profonde solitude du foyer, il se résigna, et attendit son ancien camarade de pied ferme; c'est une des plus belles actions de la vie de Ferdinand de C---. [896] Après quelques paroles échangées, ils en vinrent naturellement à parler de la pièce qu'on représentait. [897] Daniel Jovard l'admirait bénévolement, et il fut on ne peut pas plus surpris de voir que son ami Ferdinand de C---, en qui il avait toujours eu grande confiance, était d'une opinion tout à fait différente de la sienne. [898] Mon très cher, lui dit-il, c'est plus que faux toupet, c'est empire, c'est perruque, c'est rococo, c'est pompadour; il faut être momie ou fossile, membre de l'institut ou fouille de Pompeï pour trouver du plaisir à de pareilles billevesées. [899] Cela est d'un froid à geler les jets d'eau en l'air; ces grands dégingandés d'hexamètres qui s'en vont bras dessus bras dessous, comme des invalides qui s'en reviennent de la guinguette, l'un portant l'autre et nous portant le tout, sont vraiment quelque chose de bien torcheculatif, comme dirait Rabelais; ces grands dadais de substantifs avec leurs adjectifs qui les suivent comme des ombres, ces bégueules de périphrases avec les sous-périphrases qui leur portent la queue ont bonne grâce à venir faire la belle jambe à travers les passions et les situations du drame, et puis ces conjurés qui s'amusent à brailler à tue-tête sous le portique du tyran qui a garde de ne rien entendre, ces princes et ces princesses flanqués chacun de leur confident, ce coup de poignard et ce récit final en beaux vers peignés académiquement, tout cela n'est-il pas étrangement misérable et ennuyeux à faire bâiller les murailles ? [900] Et Aristote et Boileau et les bustes? objecta timidement Daniel Jovard. [901] Bah! ils ont travaillé pour leur temps; s'ils revenaient au monde aujourd'hui, ils feraient probablement l'inverse de ce qu'ils ont fait; ils sont morts et enterrés comme Malbrouck et bien d'autres qui les valent, et dont il n'est plus question; qu'ils dorment comme ils nous font dormir, ce sont des grands hommes; je ne m'y oppose pas. [902] Ils ont pipé les niais de leur époque avec du sucre, ceux de maintenant aiment le poivre; va pour le poivre : voilà tout le secret des littératures, Trinc, c'est le mot de la dive bouteille et la résolution de toute chose; boire, manger, c'est le but; le reste n'est qu'un moyen : qu'on y arrive par la tragédie ou le drame, n'importe, mais la tragédie n'a plus cours. [903] A cela, tu me diras qu'on peut être savetier ou marchand d'allumettes, que c'est plus honorable et plus sûr; j'en conviens, mais enfin tout le monde ne peut pas l'être, et puis il faut un apprentissage : l'état d'auteur est le seul pour lequel il n'en faille pas, il suffit de ne guère savoir le français et très peu l'orthographe. [904] Voulez-vous faire un livre ? prenez plusieurs livres; ceci diffère essentiellement de la Cuisinière bourgeoise, qui dit, Voulez-vous un civet ? prenez un lièvre. [905] Vous détachez un feuillet ici, un feuillet là, vous faites une préface et une post-face, vous prenez un pseudonyme, vous dites que vous êtes mort de consomption ou que vous vous êtes lavé la cervelle avec du plomb, vous servez chaud, et vous escamotez le plus joli petit succès qu'il soit possible de voir. [906] Une chose qu'il faut soigner, ce sont les épigraphes. [907] Vous en mettez en Anglais, en Allemand, en Espagnol, en Arabe; si vous pouvez vous en procurer une en Chinois, cela fera un effet merveilleux, et sans être Panurge vous vous trouverez insensiblement possesseur d'une mignonne réputation d'érudit et de polyglotte, qu'il ne tiendra qu'à vous d'exploiter. [908] Tout cela te surprend, et tu ouvres des yeux comme des portes cochères. [909] Débonnaire et naïf comme tu l'es, tu croyais bourgeoisement qu'il ne s'agissait que de faire son oeuvre avec conscience; tu n'as pas oublié le "nonum prematur in annum" , et le vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage; ce n'est plus cela : on broche en trois semaines un volume qu'on lit en une heure et qu'on oublie en un quart d'heure; mais tu rimaillais, à ce qu'il me semble, quand tu étais au collége. [910] Tu dois rimailler encore; c'est une de ces habitudes qui ne se perdent pas plus que celles du tabac, du jeu et des filles. [911] Ici M. [912] Daniel Jovard rougit virginalement; Ferdinand, qui s'en aperçut, continua ainsi : - Je sais bien qu'il est toujours humiliant de s'entendre accuser de poésie ou tout au moins de versification, et qu'on n'aime pas à voir dévoiler ses turpitudes. [913] Mais puisque cela est, il faut tirer parti de ta honte et tâcher de la monnoyer en beaux et bons écus. [914] Nous et les catins nous vivons sur le publie, et notre métier a de grands rapports. [915] Notre but commun est de lui pomper son argent par toutes les cajoleries et les mignardises imaginables; il y a des paillards pudibonds qui ont besoin qu'on les raccroche, et qui passent et repassent vingt fois devant la porte d'un mauvais lieu sans oser y entrer; il faut les tirer par la manche et leur dire : Montez. [916] Il y a des lecteurs irrésolus et flottans qui ont besoin d'être relancés chez eux par nos entremetteurs (ce sont les journaux), qui leur vantent la beauté du livre et la nouveauté du genre, et qui les poussent par les épaules dans le lupanar des libraires; en un mot il faut savoir se faire mousser, et souffler soi-même son ballon ---. [917] La sonnette annonça qu'on levait le rideau, Ferdinand jeta sa carte à Daniel Jovard, et s'esquiva en l'invitant à le venir voir. [918] Un instant après sa déesse vint le rejoindre dans son avant-scène, ils levèrent les stores et ---. [919] Mais c'est l'histoire de Jovard et non celle de Ferdinand que nous avons promise au lecteur. [920] Le spectacle fini, Daniel s'en retourna à la boutique paternelle, mais non pas tel qu'il en était sorti. [921] Pauvre jeune homme! il s'en était allé avec une foi et des principes, il revint ébranlé, flottant, mettant en doute ses plus graves convictions. [922] Il ne dormit pas de la nuit; il se tournait et se retournait comme une carpe sur le gril. [923] Toutes les choses qu'il avait adorées jusqu'à ce jour, il venait de les entendre traiter légèrement et avec dérision; il était exactement dans la même situation qu'un séminariste bien niais et bien dévot, qui aurait entendu un athée disserter sur la religion. [924] Les discours de Ferdinand avaient éveillé en lui ces germes hérétiques de révolte et d'incrédulité qui sommeillent au fond de chaque conscience. [925] Comme les enfants à qui l'on fait croire qu'ils naissent dans des feuilles de chou, et dont la jeune imagination se porte aux plus grands excès, quand ils sentent qu'ils ont été la dupe d'une fiction; de classique pudibond, qu'il avait été et qu'il était encore la veille, il devint par réaction le plus forcené jeune France, le plus endiablé romantique qui ait jamais travaillé sous le lustre d'Hernani. [926] Chaque mot de la conversation de Ferdinand avait ouvert de nouvelles perspectives dans son esprit, et, quoiqu'il ne se rendît pas bien compte de ce qu'il voyait à l'horizon, il n'en était pas moins persuadé que c'était le Canaam poétique, où jusqu'alors il ne lui avait pas été donné d'entrer. [927] Dans la plus grande perplexité d'âme que l'on puisse imaginer, il attendit impatiemment que l'Aurore aux doigts de rose ouvrit les portes de l'orient; enfin l'amante de Céphale fit luire un pâle rayon à travers les carreaux jaunes et enfumés de la chambre de notre héros. [928] Pour la première fois de sa vie il était distrait. [929] On servit le déjeuner. [930] Il avala de travers, et jeta d'un seul trait sa tasse de chocolat sur sa côtelette très sommairement mâchée. [931] Le père et la mère Jovard en furent on ne peut plus étonnés; car la mastication et la digestion étaient les deux choses qui occupaient par-dessus les autres leur illustre progéniture. [932] Le papa sourit d'un air malicieux et goguenard; d'un sourire d'homme établi, de sergent et d'électeur, et conclut à ce que le petit Daniel était décidément amoureux. [933] Daniel! vois comme dès le premier pas tu es avancé dans la carrière; tu n'es déjà plus compris et te voilà en position d'être poëte élégiaque. [934] Pour la première fois on a pensé quelque chose de toi, et l'on n'a pas pensé juste. [935] grand homme! l'on te croit amoureux d'une passementière ou tout au plus d'une marchande de modes, et c'est de la gloire que tu es amoureux! [936] Tu planes déjà au-dessus de ces vils bourgeois de toute la hauteur de ton génie, comme un aigle au-dessus d'une basse-cour! [937] Tu peux dès à présent t'appeler artiste, il y a maintenant pour toi un "profanum vulgus". [938] Dès qu'il pensa qu'il était heure convenable, il dirigea ses pas vers la demeure de son ami. [939] Quoiqu'il fût onze heures, il n'était pas levé, ce qui surprit infiniment notre naïf jeune homme. [940] En l'attendant, il passa en revue l'ameublement de la pièce où il se trouvait; c'était des meubles Louis treize et de forme bizarre, des pots du Japon, des tapisseries à ramage, des armes étrangères, des aquarelles fantastiques représentant des rondes du sabbat et des scènes de Faust, et une infinité d'objets incongrus dont Daniel Jovard n'avait jamais soupçonné l'existence et ne pouvait deviner l'usage; des dagues, des pipes, des nargilhés, des blagues à tabac, et mille autres momeries; car à cette époque, Daniel croyait religieusement que les poignards étaient défendus par la police, et qu'il n'y avait que les marins qui pussent fumer sans se compromettre. [941] On le fit entrer. [942] Ferdinand était enveloppé d'une robe de chambre de lampas antique semé de dragons et de mandarins prenant du thé; ses pieds, chaussés de pantoufles brodées de dessins baroques, étaient appuyés sur le marbre blanc de la cheminée, de façon qu'il était assis à peu près sur la tête. [943] Il fumait nonchalamment une petite cigarette espagnole. [944] Après avoir donné une poignée de main à son camarade, il prit quelques brins d'un tabac blond et doré contenu dans une boîte de laque, les entoura d'une feuille de papel qu'il détacha de son carnet, et remit le tout au candide Daniel, qui n'osa pas refuser. [945] Le pauvre Jovard, qui n'avait jamais fumé de sa vie, pleurait comme une cruche revenant de la fontaine, et avalait patriarcalement toute la fumée. [946] Il crachait et éternuait à chaque minute, et l'on eût dit un singe prenant médecine, à voir les plaisantes contorsions qu'il faisait. [947] Quand il eut fini, Ferdinand l'engagea à bisser; mais il n'y réussit pas, et la conversation revint au sujet de la veille, à la littérature. [948] En ce temps-là on parlait littérature comme on parle aujourd'hui politique, et comme autrefois on parlait pluie et beau temps. [949] Il faut toujours une espèce de sujet, un canevas quelconque pour broder ses idées. [950] En ce temps-là, on était possédé d'une rage de prosélytisme qui vous aurait fait prêcher jusqu'à votre porteur d'eau, et l'on vit des jeunes hommes employer à disserter le temps d'un rendez-vous qu'ils auraient pu employer à toute autre chose. [951] C'est ce qui explique comment le dandy, le fashionable Ferdinand de C--- ne dédaigna pas user trois ou quatre heures de son précieux temps à catéchiser son ancien et obscur camarade de collége. [952] En quelques phrases il lui dévoila tous les arcanes du métier, et le fit passer derrière la toile dès la première séance; il lui apprit à avoir un air moyen-âge, il lui enseigna les moyens de se donner de la tournure et du caractère, il lui révéla le sens intime de l'argot en usage cette semaine-là; il lui dit ce que c'était que ficelle, chic, galbe, art, artiste et artistique; il lui apprit ce que voulait dire cartonné, égayé, damné; il lui ouvrit un vaste répertoire de formules admiratives et réprobatives, phosphorescent, transcendantal, pyramidal, stupidifiant, foudroyant, annihilant, et mille autres qu'il serait fastidieux de rapporter ici; il lui fit voir l'échelle ascendante et descendante de l'esprit humain, comment à vingt ans l'on était jeune France, Beau jeune mélancolique jusqu'à vingt-cinq ans, et Childe-Harold de vingt-cinq à vingt-huit, pourvu que l'on eût été à Saint-Denis ou à Saint-Cloud; comment ensuite l'on ne comptait plus, et que l'on arrivait par la filière d'épithètes qui suivent: ci-devant, faux toupet, aile de pigeon, perruque, étrusque, mâchoire, ganache, au dernier degré de la décrépitude; à l'épithète la plus infamante, académicien et membre de l'institut, ce qui ne manquait pas d'arriver à l'âge de quarante ans environ; - tout cela dans une seule leçon. [953] Oh! le grand maître que c'était que Ferdinand de C--- ! [954] Daniel faisait bien quelques objections, mais Ferdinand répondait avec un tel aplomb et une telle volubilité, que s'il eût voulu vous persuader, mon cher lecteur, que vous n'êtes rien autre chose qu'un imbécile, il en serait venu à bout en moins d'un quart d'heure, en moins de temps que je n'en prends pour l'écrire. [955] Dès cet instant, le jeune Daniel fut travaillé de la plus horrible ambition qui ait jamais dévoré une poitrine humaine. [956] En entrant chez lui, il trouva son, père qui lisait "le Constitutionnel", et il l'appela garde national. [957] Après une seule leçon, employer garde national comme injure, lui qui avait été élevé dans la patrioterie et la religion de la baïonnette citoyenne! quel immense progrès! quel pas de géant! [958] Il donna un coup de poing dans son tuyau de poële (son chapeau), jeta son habit à queue de morue, et jura sur son âme qu'il ne le remettrait de sa vie; il monta dans sa chambre, ouvrit sa commode, en tira toutes ses chemises, et leur coupa le col impitoyablement : la guillotine était une paire de ciseaux de sa mère. [959] Il alluma du feu, brûla son Boileau, son Voltaire et son Racine, tous les vers classiques qu'il avait, les siens comme les autres, et ce n'est que par miracle que ceux qui nous servent d'épigraphes ont échappé à cette combustion générale; il se cloîtra chez lui, et lut tous les ouvrages nouveaux que Ferdinand lui avait prêtés, en attendant qu'il eût une royale assez confortable pour se présenter à l'univers. [960] La royale se fit attendre six semaines; elle n'était pas encore très-fournie, mais du moins l'intention d'en avoir une était évidente, et cela suffisait. [961] Il s'était fait confectionner, par le tailleur de Ferdinand, un habillement complet dans le dernier goût romantique, et, dès qu'il fut fait, il s'en revêtit avec ferveur, et n'eut rien de plus pressé que de se rendre chez son ami Ferdinand. [962] L'ébahissement fut grand dans toute la longueur de la rue Saint-Denis; l'on n'était pas accoutumé à de pareilles innovations. [963] Daniel avançait majestueusement, accompagné d'une queue de petits polissons criant à la chienlit; mais il n'y faisait seulement pas attention, tant il était déjà cuirassé contre l'opinion, et dédaigneux du public : deuxième progrès. [964] Il arriva chez Ferdinand, qui le félicita du changement opéré en lui. [965] Daniel demanda lui-même un cigare, et le fuma vertueusement jusqu'au bout; après quoi Ferdinand, achevant ce qu'il avait commencé d'une manière triomphale, lui indiqua plusieurs recettes et ficelles pour différens styles, tant en prose qu'en vers. [966] Il lui apprit à faire du rêveur, de l'intime, de l'artiste, du dantesque, du fatal, et tout cela dans la même matinée. [967] Le rêveur, avec une nacelle, un lac, un saule, une harpe, une femme attaquée de consomption et quelques versets de la Bible; l'intime, avec une savate, un pot de chambre, un mur, un carreau cassé, avec son beefsteak brûlé ou toute autre déception morale aussi douloureuse; l'artiste, en ouvrant au hasard le premier catalogue venu, en y prenant des noms de peintres en "i" ou en "o", et par dessus tout en appelant Titien, Tiziano, et Véronèse, Paolo Cagliari; le dantesque, au moyen de l'emploi fréquent de donc, de car, de or, de parce que, de c'est pourquoi; le fatal, en fourrant à toutes lignes ah, oh, anathème, malédiction, enfer, ainsi de suite jusqu'à extinction de chaleur naturelle. [968] Il lui fit voir aussi comment on s'y prenait pour trouver la rime riche; il cassa plusieurs vers devant lui, il lui apprit à jeter galamment la jambe d'un alexandrin à la figure de l'alexandrin qui vient après, comme une danseuse d'opéra qui achève sa pirouette dans le nez de la danseuse qui se trémousse derrière elle; il lui monta une palette flamboyante : noir, rouge, bleu, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, une véritable queue de paon; il lui fit aussi apprendre par coeur quelques termes d'anatomie pour parler cadavre un peu proprement, et le renvoya maître passé en la gaie science du romantisme. [969] Chose horrible à penser! [970] Quelques jours avaient suffi à détruire une conviction de plusieurs années; mais aussi le moyen de croire à une religion tournée en ridicule, surtout quand l'insulteur parle vite, haut, long-temps et avec esprit dans un bel appartement et dans un costume incroyable. [971] Daniel fit comme les prudes; dès qu'elles ont failli une fois, elles lèvent le masque et deviennent les plus effrontées coquines qu'il soit possible de voir; il se crut obligé à être d'autant plus romantique qu'il avait été classique, et ce fut lui qui dit ce mot à jamais mémorable: Ce polisson de Racine, si je le rencontrais, je lui passerais ma cravache à travers le corps; et cet autre non moins célèbre: A la guillotine les classiques! qu'il cria debout sur une banquette du parterre, à une représentation de l'"Honneur castillan". [972] Tant il est vrai qu'il était passé du voltairianisme le plus constitutionnel, à l'hugolâtrie la plus cannibale et la plus féroce. [973] Jusqu'à ce jour, Daniel Jovard avait eu un front; mais, à peu près comme M. [974] Jourdain parlait en prose, sans s'en douter : il n'y avait pas fait la moindre attention. [975] Ce front n'était ni très haut, ni très bas, c'était tout naïvement un honnête homme de front qui ne pensait pas à être autre chose. [976] Daniel résolut de s'en faire un front incommensurable, un front de génie à l'instar des grands hommes d'alors. [977] Pour cela, il se rasa un pouce ou deux de cheveux, ce qui l'agrandit d'autant, et se dégarnit tout-à-fait les tempes, au moyen de quoi il se procura un haut de tête aussi gigantesque que l'on pût raisonnablement l'exiger. [978] Donc, comme il avait un front immense, il lui prit une soif également immense, sinon de réputation, du moins de famosité. [979] Mais comment jeter au milieu d'un public insouciant et railleur les six lettres ridicules qui formaient son nom patronimique ? [980] Daniel cela allait encore; mais Jovard, quel abominable nom! signez donc une élégie, Jovard, cela aura bonne mine, il y aurait de quoi décréditer le plus magnifique poëme. [981] Pendant six mois, il fut en quête d'un pseudonyme; à force de chercher et de se creuser la cervelle, il en trouva un. [982] Le prénom était en us, le nom bourré d'autant de k, de doubles w, et autres menues consonnes romantiques qu'il fut possible d'en faire tenir dans huit syllabes; il aurait fallu même à un facteur six jours et six nuits seulement pour l'épeler. [983] Cette belle opération terminée, il ne s'agissait plus que de l'apprendre au public. [984] Daniel mit tout en ceuvre; mais sa réputation était loin d'aller aussi vite qu'il l'aurait voulu - un nom a tant de peine à se glisser dans les cervelles entre tant d'autres noms! entre le nom d'une maîtresse et celui d'un créancier, entre un projet de bourse et une spéculation sur le sucre! le nombre des grands hommes est si formidable, qu'à moins d'avoir une mémoire comme Darius, César ou le père Ménétrier, il est bien difficile d'en savoir le compte. [985] Je n'aurais jamais fini si je disais toutes les folles idées qui passèrent par la tête fêlée du pauvre Daniel Jovard. [986] Il eut maintes fois le désir d'écrire son nom sur toutes les murailles, entre les croquis priapiques et les nez de Bouginier, et autres ordures de l'époque, détrônées aujourd'hui par la poire de Philippon. [987] Quelle envie forcenée il portait à Crédeville, dont le nom était connu de toute la population parisienne, grâce à la signature apposée à l'angle de chaque rue! [988] Il aurait voulu s'appeler Crédeville, même au prix de l'épithète de voleur qui l'accompagne imperturbablement. [989] Il eut l'idée de faire promener le nom si laborieusement forgé sur les épaules et la poitrine de l'homme-affiche, ou de le faire broder sur son propre gilet en grandes lettres, et cela bien avant les saint-simoniens. [990] Il délibéra quinze jours s'il ne se suiciderait pas pour faire mettre son nom dans les journaux; et ayant entendu crier dans les rues la condamnation à mort d'un criminel, il eut la tentation d'assassiner quelqu'un pour se faire guillotiner et occuper de lui l'attention publique. [991] Il y résista vertueusement, et sa dague resta vierge, heureusement pour lui et pour nous. [992] De guerre lasse, il revint à des moyens plus doux et plus ordinaires; il composa une multitude de vers qui parurent dans plusieurs journaux inédits, ce qui avança beaucoup sa réputation. [993] Il lia connaissance avec plusieurs peintres et sculpteurs de la nouvelle école, et, moyennant quelques déjeuners, quelques écus prêtés, sans intérêt bien entendu, il se fit peindre, sculpter et lithographier, de face, de profil, de trois quarts, en plafond, à vol d'oiseau, par derrière, dans tous les sens imaginables. [994] Il n'est pas que vous n'ayez vu un de ses portraits au salon ou derrière le vitrage de quelque marchand de gravures, avec un tout petit masque, le front démesuré, la barbe prolixe, les cheveux en coup de vent, le sourcil en bas, la prunelle en haut, ainsi qu'il est d'usage pour les génies byroniens. [995] Le nom, écrit en caractères capricans et biscornus comme une ligne de cabale ou une rune de l'Edda, vous le fera facilement reconnaître. [996] Tous les moyens de détourner l'oeil sur lui, il les emploie : son chapeau est plus pointu que tous les autres; il a plus de barbe à lui seul que trois sapeurs; sa renommée croît en raison de sa barbe; vous avez aujourd'hui un gilet rouge, demain il portera un habit écarlate. [997] Regardez-le un peu, je vous prie, il se donne tant de mal pour obtenir un de vos regards, il mendie un coup d'oeil comme un autre une place ou une faveur; ne le confondez pas avec la foule, il se jetterait par-dessus le pont. [998] Pour attirer votre attention, il marcherait sur la tête et monterait à cheval à rebours. [999] Ce qui m'étonne, c'est qu'il n'ait pas encore mis des gants à ses pieds et ses bottes dans ses mains, cela serait pourtant fort remarquable; on le rencontre partout, au bal, au concert, dans l'atelier des peintres, dans le cabinet des poètes en vogue. [1000] Il n'a pas manqué, depuis deux ans, une seule première représentation; on peut l'y voir, sans rien payer par-dessus le prix de sa place, au balcon de droite, où se mettent ordinairement les artistes et les littérateurs : ce spectacle-là vaut souvent l'autre. [1001] Il est admis dans les coulisses, le souffleur lui dit mon cher et lui donne la main, les figurantes le saluent, la prima donna lui parlera l'année prochaine; vous voyez qu'il fait son chemin rapidement. [1002] Il a un roman en train, un poëme en train; il a lecture pour un drame qu'il ne manquera pas de faire, il va avoir le feuilleton d'un grand journal, et j'apprends qu'un éditeur à la mode est venu pour lui faire des propositions. [1003] Son nom est déjà sur tous les catalogues comme il suit : M- ---us Kwpl--- un roman, dans six mois on en mettra le titre, le premier substantif quelconque qui lui passera par l'idée, ensuite on mettra en vente la septième édition, sauf à ne jamais faire la première, et avant qu'il soit peu, grâce aux leçons de Ferdinand, à sa barbe et à son habit, M. [1004] Daniel Jovard sera une des plus brillantes étoiles de la nouvelle pléiade qui luit à notre ciel littéraire. [1005] Lecteur, mon doux ami, je t'ai donné ici, en te donnant l'histoire de Daniel Jovard, la manière de devenir illustre, et la recette pour avoir du génie ou du moins pour s'en passer fort commodément : j'espère que tu m'en auras une reconnaissance égale au service. [1006] Il ne tient qu'à toi d'être un grand homme, tu sais comment cela se fait; en vérité, ce n'est pas difficile, et si je ne le suis pas, moi qui te parle, c'est que je ne l'ai pas voulu : j'ai trop d'orgueil pour cela. [1007] Si tout ce bavardage ne t'a pas trop impatienté, tourne le feuillet, je vais traiter de la passion dans ses rapports avec les jeunes France, sujet fort intéressant, et qui donnera lieu à beaucoup de développemens absolument neufs, et qui ne sauraient manquer de te plaire. [1008] Celle-ci et Celle-là ou la Jeune France passionnée. [1009] ROSALINDE Est-il formé de la main de Dieu? [1010] Quelle espèce d'homme est-ce ? [1011] Sa tête est-elle digne d'un chapeau et son menton d'une barbe ? [1012] CELIE Non; il n'a qu'une barbe très-courte. [1013] ROSALINDE Eh bien! [1014] Dieu lui en enverra une plus longue, s'il est reconnaissant envers le ciel. [1015] Comme il vous plaira. [1016] CELLE-CI ET CELLE-LA Le 31 août, à midi moins cinq, Rodolphe, plus matineux que de coutume, se jeta en bas de son lit, et alla se planter tout d'abord devant la glace de la cheminée, pour voir s'il n'aurait pas d'aventure changé de physionomie en dormant, et pour se constater à lui-même qu'il n'était pas un autre, cérémonie préliminaire à laquelle il ne manquait jamais, et sans quoi il n'aurait pu vivre convenablement sa journée. [1017] S'étant assuré qu'il était bien le Rodolphe de la veille, qu'il n'avait que deux yeux ou à peu près selon son habitude, que son nez était à sa place ordinaire, qu'il ne lui était pas poussé de cornes pendant son sommeil, il se sentit soulagé d'un grand poids, et entra dans une merveilleuse sérénité d'esprit. [1018] Du miroir, ses yeux se portèrent par hasard sur un almanach accroché à un clou doré au long de la boiserie, et il vit, ce qui le surprit fort, car c'était le personnage le moins chronologique qui fût au monde, que c'était précisément le jour de sa naissance, et qu'il avait vingt-un ans. [1019] De l'almanach, son regard tomba sur un rouleau de papier tout humide tacheté d'encre et bosselé de caractères informes c'était la dernière feuille d'un grand poëme qu'il avait sous presse, et qui devait immanquablement faire reluire son nom entre les plus beaux noms. [1020] Rodolphe, à cette triple découverte, se prit à réfléchir fort profondément. [1021] Il résultait de tout ceci qu'il avait de grands cheveux noirs, des yeux longs et mélancoliques, un teint pâle, un front assez vaste et une petite moustache qui ne demandait qu'à devenir grande, un physique complet de jeune premier byronien. [1022] Qu'il était majeur, c'est-à-dire qu'il avait le droit de faire des lettres de change, d'être mis à Sainte-Pélagie, d'être guillotiné comme une grande personne, outre le glorieux privilége d'être garde national et César à cinq sous par jour, s'il attrapait un mauvais numéro. [1023] Qu'il était poëte, puisque environ trois mille lignes rimées par lui allaient paraître sur papier satiné, avec une belle couverture jaune et une vignette inintelligible. [1024] Ces trois choses établies, Rodolphe sonna, et se fit apporter à déjeuner : il mangea fort bien. [1025] Après qu'il eut fini, il baissa le store de sa fenêtre, se fit un cigarre, et se renversa dans sa causeuse tout en suivant en l'air la blonde fumée du Maryland. [1026] Il pensait qu'il était beau garçon, majeur et poëte, et de ces trois pensées, une pensée unique surgit victorieusement comme une conséquence forcée, c'est qu'il lui fallait une passion, non une passion épicière et bourgeoise, mais une passion d'artiste, une passion volcanique et échevelée, qu'il ne lui manquait que cela pour compléter sa tournure, et le poser dans le monde sur un pied convenable. [1027] Ce n'est pas tout que d'avoir une passion, encore faut-il qu'elle ait un prétexte quelconque. [1028] Rodolphe résolut que la femme qu'il aimerait serait exclusivement Espagnole ou Italienne : les Anglaises, Françaises et Allemandes étant infiniment trop froides pour fournir un motif de passion poétique. [1029] D'ailleurs, il avait en mémoire l'invective de Byron contre les pâles filles du Nord, et il se serait bien gardé d'adorer ce que le maître avait formellement anathématisé. [1030] Il décida que sa future maîtresse serait verte comme un citron, qu'elle aurait le sourcil arqué d'une manière aussi féroce que possible, les paupières orientales, le nez hébraïque, la bouche mince et fière, et les cheveux assortis à la couleur de la peau. [1031] Le patron taillé, il ne s'agissait plus que de trouver une femme qui s'y ajustât. [1032] Rodolphe pensa judicieusement que ce ne serait pas dans sa chambre qu'il la rencontrerait. [1033] Aussi il choisit le plus extravagant de ses gilets, le plus fashionable et le plus osé de tous ses habits, le plus collant de ses pantalons, il revêtit le tout, et, armé d'un lorgnon et d'une badine, il descendit dans la rue, et s'en alla aux Tuileries dans l'espoir de quelque rencontre heureuse et propre à son destin. [1034] Il faisait le plus magnifique temps du monde, à peine quelques nuages floconneux se bouclaient-ils dans le bleu du ciel au gré d'une brise chaude et parfumée; le pavé était blanc, et la rivière miroitait au soleil; il y avait foule dans la grande allée et dans les contre-allées; le ruisseau d'élégantes et de dandies avait peine à couler entre les deux quais de chaises et de spectateurs : Rodolphe se mêla à la cohue, et ajouta un flot de plus au torrent. [1035] Il s'en allait coudoyant ses voisins de droite et de gauche, fourrant sa tête sous le chapeau des femmes, et les regardant entre les deux yeux avec son binocle. [1036] Il s'élevait sur son passage une longue traînée de malédictions et de prenez donc garde, entrecoupés çà et là du oh! admiratif de quelques merveilleux pour son gilet et sa cravate; mais, entièrement à son idée, Rodolphe ne faisait guère plus d'attention aux éloges qu'aux injures, et à chaque visage rose et frais encadré dans le satin ou la moire, il se reculait comme s'il eût vu le diable en personne. [1037] Ce n'est pas qu'il ne rencontrât quelques figures pâles et décolorées; mais c'étaient des pâleurs de cire, des pâleurs de fatigue et d'excès, ou bien des transparences de nacre de perle, des diaphanéités de blondes et de poitrinaires, mais non pas la pâleur matte et chaude, le beau ton méridional dont il s'était fait une loi d'être épris. [1038] Ayant parcouru trois ou quatre fois la longueur de l'allée et cela sans succès, il se préparait à sortir quand il se sentit prendre le bras. [1039] C'était son camarade Albert; ils sortirent ensemble et s'en furent dîner. [1040] Les passions dévorantes qui bouillonnaient dans son sein lui avaient aiguisé l'appétit, il mangea encore mieux qu'à son déjeuner, et se grisa très onfortablement ainsi que son honorable ami. [1041] Le dîner achevé, nos deux drôles s'en furent à l'Opéra. [1042] Rodolphe, quoique passablement aviné, ne perdait pas son idée de vue; un secret pressentiment lui chantait tout bas à l'oreille qu'il trouverait là ce qu'il cherchait. [1043] Quand il entra dans la salle, on jouait l'ouverture. [1044] Un torrent d'harmonie, de lumière, et de vapeur chaude l'enveloppa soudain et le prit aux jambes. [1045] Le théâtre oscilla deux ou trois fois devant ses yeux, les tibias lui flageolaient d'une étrange manière, le lustre, dardant dans ses prunelles de longues houppes filandreuses de rayons prismatiques, le forçait à cligner ses paupières; la rampe, s'interposant comme une herse de feu entre les acteurs et lui, ne les lui laissait voir que comme des apparitions effrayantes; la tête lui tintait comme si un démon invisible lui eût frappé avec un marteau les parois internes du crâne, et il apercevait vaguement les notes de musique sous la forme de scarabées de diverses couleurs, voltigeant et sautelant par la salle, le long des cintres et des corniches, et rendant un son clair lorsqu'elles frappaient le mur de leurs élytres, à peu près comme les hannetons lâchés dans une chambre qui fouettent les carreaux de leurs ailes, et se vont cogner au plafond avec un tintamarre horrible. [1046] Rodolphe, qui avait soutenu plus d'un duel avec l'ivresse, ne se déconcerta pas pour si peu, il prit bravement son parti : il boutonna son frac jusqu'au col, remonta sa cravate, prit sa badine entre ses dents, enfonça ses deux mains dans ses goussets, écarquilla les yeux pour ne pas s'endormir, et fit la contenance la plus héroïque du monde. [1047] Peu à peu les fumées du vin se dissipèrent; et, prenant la lorgnette des mains de son ami qui ronflait théologalement, et dont la tête allait et venait comme un balancier de pendule, l'intrépide Rodolphe se mit à regarder la salle de haut en bas et de bas en haut, et à chercher dans ce triple cordon de femmes de tout âge et de toute condition la reine future de son coeur. [1048] La lumière du gaz et des bougies glissait sur les épaules satinées et lustrées par leurs mille reflets, les yeux papillotaient bleus ou noirs. [1049] Rodolphe ne poussait pas l'inspection plus loin, et il passait à une autre femme quand il apercevait la moindre teinte d'azur dans une prunelle; les gorges demi-nues se modelaient hardiment sous les blondes et sous les diamants, les petites mains gantées de blanc et agitant les cassolettes émaillées, se posaient avec coquetterie sur le rebord rouge des loges. [1050] La soie, le velours, les chairs blondes et argentées, tout cela chatoyait et resplendissait étrangement; mais, parmi toutes ces têtes calmes ou animées, belles ou jolies, parmi tous ces minois chiffonnés et spirituels, le malheureux et passionné Rodolphe ne découvrait pas son idéal. [1051] Il en avait bien trouvé çà et là quelques morceaux disséminés dans plusieurs femmes un œil dans celle-ci, la bouche dans celle-là, les cheveux dans cette autre, le teint dans une quatrième, mais jamais tout cela ensemble, en sorte qu'il eût été obligé d'avoir au moins dix femmes à adorer partiellement pour compléter tout-à-fait le romantique patron qu'il s'était taillé. [1052] Ce n'est pas que cela lui eût déplu au fond, car il était un peu turc sur ce rapport, et la polygamie, je ne sais trop pourquoi, ne lui paraissait pas un crime aussi abominable qu'il le paraît à nos platoniques dames françaises. [1053] Elles conçoivent très bien qu'une femme ait deux amants, mais qu'un homme ait deux maîtresses, fi donc! elles crient à la monstruosité, ou se mettent à sourire d'un air incrédule. [1054] Ne trouvez-vous pas que cela est humiliant pour nous ? [1055] Rodolphe était sur le point de croire que son pressentiment lui avait menti, lorsque la porte d'une loge s'ouvrit tout à coup, et donna d'abord passage à une bénigne et insignifiante figure qui ne pouvait être que la figure d'un mari, et ensuite à une dame vêtue d'une robe de velours noir et très décolletée, qui ne pouvait être que sa femme légitime, par-devant le maire et le curé. [1056] Elle s'assit, mais de façon à tourner le dos à Rodolphe, qui n'avait pu voir si la beauté de ses traits répondait à celle de ses épaules. [1057] Cette épaule était blanche, mais légèrement teintée de demi-tons olivâtres qui allaient augmentant d'intensité à mesure qu'ils se rapprochaient de la nuque; elle était grasse et potelée, mais laissait apercevoir sous la chair une musculature souple et forte à la manière des épaules italiennes. [1058] Rodolphe était dans une anxiété terrible, et se mourait de peur qu'elle ne détruisît, en se retournant, les belles illusions qu'il commençait à se bâtir; cependant il aurait donné plus d'argent qu'il ne possédait pour qu'elle changeât de position. [1059] Enfin elle fit un léger mouvement: sa tête commença à tourner avec lenteur sur son corps immobile; ces trois beaux plis, nommés collier de Vénus et si stupidement supprimés par nos peintres, se dessinèrent plus fortement sur son cou frais et brun; la tempe, la pommette de sa joue et son menton de forme antique, se montrèrent peu à peu, de façon à produire cet espèce de profil perdu, que les grands maîtres et surtout Raphaël affectionnent particulièrement; mais, je n'en sais la raison, elle n'acheva pas le demi-tour qu'elle semblait vouloir faire, et elle demeura ainsi, au grand dépit de Rodolphe, toujours plongé dans la plus terrible incertitude. [1060] Certainement, ce qu'il voyait était beau et tout-à-fait dans le caractère qu'il désirait; mais il ne voyait ni le nez, ni les yeux, ni la bouche, peut-être avait-elle le nez rouge, les yeux bleus et la bouche blanche. [1061] Il se penchait sur le balcon à tomber dans le parterre pour en découvrir davantage, impossible; et dans son désespoir il invoquait tous les saints du paradis. [1062] Sa prière fut suivie d'effet, la dame se retourna tout d'un coup. [1063] Rodolphe se trouva enlevé au septième ciel comme si un machiniste de l'Opéra l'eût hissé au bout d'une ficelle. [1064] C'était la réalité de son idéal. [1065] Elle était bien comme il l'avait rêvée : un sourcil arabe, noir et fin, à paraître dessiné au pinceau, couronnait dignement un bel oeil brun et humide; le nez, aux narines ouvertes et vermeilles, était de la plus parfaite correction; la bouche, d'une couleur et d'une forme irréprochables, également propre à décocher un sarcasme et à appuyer un baiser. [1066] Quant au teint, il était chaud et vivace, un peu jaune et bistré, mais clair et transparent comme celui de la belle Romaine d'Ingres; c'était incontestablement un teint d'Espagnole ou d'Italienne, et si la passion n'habitait pas sous cette peau olivâtre et dans ces beaux yeux noirs, c'est qu'il n'y en avait plus en ce monde, et qu'il fallait l'aller chercher dans l'autre. [1067] Une seule chose contrariait Rodolphe, c'était le mari avec sa bonne et honnête figure. [1068] Il l'aurait souhaité tout différent; car il n'avait guère le physique d'un mari comme il les faut dans les drames. [1069] Il avait des favoris soigneusement taillés, le haut de la tête un peu chauve, une belle cravate blanche pas trop mal mise, ma foi, pour un mari qui n'est qu'avec sa femme, des gants pas trop larges et un gilet d'une coupe assez nouvelle. [1070] Il n'avait rien d'Othello ni de George Dandin, il n'avait l'air ni ridicule, ni terrible; il était aussi parfaitement incapable de se battre en duel avec l'amant de sa femme, que de la faire citer devant les tribunaux; il gardait dans ces occasions-là le silence le plus philosophique. [1071] A dire vrai, il n'y faisait pas grande attention, et ses lunettes bleues ne lui servaient pas à voir plus clair dans ces sortes de choses; c'était un mari convenable et sachant le monde. [1072] Je souhaite que vous en puissiez trouver un pareil pour mademoiselle votre fille, si Dieu vous en a affligé d'une. [1073] Rodolphe comprit, à la première vue, que le drame n'était pas possible de ce côté-là; mais il croyait s'en dédommager amplement du côté de la femme. [1074] Nous verrons. [1075] Cependant son ami Albert dormait comme un chantre à matines. [1076] Rodolphe découpa soigneusement la silhouette de la belle inconnue, avec ses yeux aidés de sa lorgnette, et la serra dans un recoin de son cœur, afin de la pouvoir reconnaître en tous les lieux du monde. [1077] Cela fait, il rêva au moyen de lier connaissance avec elle, d'apprendre qui elle était, et comment on y pouvait arriver. [1078] Il roula dans sa tête une infinité de projets, tous plus passionnés les uns que les autres. [1079] Il résolut d'abord de se présenter à la princesse comme les héros des romans espagnols, en tuant quelque taureau furieux; ou comme Antony, en se jetant au-devant des chevaux de sa voiture; Ou comme don Cléofas en la sauvant d'un incendie; mais une seule condition rendait ces projets inexécutables, c'était l'impossibilité d'une pareille circonstance : il est vrai qu'on pouvait la faire naître soi-même en mettant le feu à la maison, ainsi que Lovelace dans Clarice Harlowe; mais cela était fort chanceux, les pompiers pouvant très-bien se charger de l'affaire, et le Code civil ne badinant pas avec ces sortes de choses, et n'entendant rien du tout aux développemens de la passion. [1080] Il était donc singulièrement perplexe : la fin de la représentation approchant, il fallait prendre un parti quelconque, ou courir le risque de ne jamais revoir sa divinité. [1081] Il donna un grand coup de coude dans les côtes d'Albert. [1082] Ouf! fit douloureusement celui-ci, éveillé au milieu d'un rêve anacréontique. [1083] Connais-tu cette dame, enragé dormeur ? [1084] Albert était comme Alexandre Dumas, il avait environ quarante mille amis intimes, sans compter les femmes et les petits-enfans : cela se sous-entend toujours. [1085] Albert lui répondit sans la regarder et avec un ton de supériorité blessée certainement, et il se redressa de toute sa hauteur - C'est la cinquième loge en partant de la colonne, la dame en noir, celle qui lorgne en ce moment-ci ? [1086] Bien, j'y suis. [1087] Et il cligna à plusieurs reprises ses yeux avinés. [1088] Pardieu! je veux être fendu en quatre si ce n'est madame de M---, la dernière maîtresse de Ferdinand : son mari est un bonhomme. [1089] Ah! répondit Rodolphe d'un air de réflexion profonde. [1090] C'est une femme répandue, et qui voit beaucoup de monde. [1091] Il y a très bonne société chez elle; son jour est le samedi, continua Albert avec volubilité. [1092] Tu la connais ? [1093] Comme je te connais; je suis un ami de la maison. [1094] Ainsi, tu pourrais me présenter? [1095] Assurément, rien n'est plus facile. [1096] Je la verrai demain, je lui parlerai de toi : c'est une affaire faite. [1097] La toile tomba : la salle se vida peu à peu. [1098] Les . [1099] deux amis se prirent le bras et sortirent. [1100] Rodolphe vit sous le péristyle madame de M---, qu'Albert salua et à qui elle rendit son salut avec un air de familiarité. [1101] Elle était aussi belle de près que loin, et quand elle monta en voiture, Rodolphe put apercevoir un pied qu'on aurait trouvé petit dans un bal espagnol, et une jambe comme bien peu pouvaient se vanter d'en avoir. [1102] Voici un pied d'Andalouse, se dit-il à part lui : ceci est d'une bonne couleur, et ma passion se culotte tout-à-fait. [1103] Je veux perdre mon nom et manquer une première représentation d'Hugo, si je ne deviens pas fou de cette femme avant qu'il soit deux jours d'ici. [1104] De retour chez lui, quoiqu'il fût une heure du matin, il se mit à donner du cor à pleins poumons; il déclama à tue-tête deux ou trois cents vers d'Hernani, puis il se déshabilla, jeta son gilet sous la table et ses bottes au plafond en signe d'allégresse, après quoi il se coucha, et dormit sans débrider jusqu'au lendemain midi. [1105] Dès qu'il fut réveillé, il pensa à la belle madame de M---, sa future passion. [1106] Il serait dans l'ordre qu'il en eût rêvé toute la nuit; c'est ainsi que cela se pratique dans les romans d'amour et les lamentations élégiaques; mais je dois à ma conscience d'historien d'affirmer le contraire. [1107] Rodolphe, cette nuit-là, n'eut qu'un cauchemar abominable, où il se voyait traversant le bois de Boulogne sur une rosse de louage, avec un habit de 1828, un gilet à schall, un pantalon à la Cosaque et une colonne corinthienne pour chapeau; il ne rêva rien de plus, je vous jure. [1108] Ah! si; il songea encore qu'on lui servait à déjeuner une semelle de botte au beurre d'anchois, avec les clous et les fers, ce qui le mit dans une si grande fureur, qu'il se réveilla jurant comme plusieurs charretiers. [1109] Revenant à la rencontre inopinée qu'il avait faite la veille, il se prit à réfléchir que jusque là sa passion d'artiste s'emmanchait exactement comme aurait pu le faire celle d'un marchand de bougies diaphanes ou même celle d'un député, ce qui l'humilia profondément, et le jeta dans un abattement difficile à décrire. [1110] Il fut presque sur le point de renoncer à celle-là, et d'en chercher une autre; ensuite il se ravisa, et résolut de pousser l'aventure jusqu'au bout, faisant cette réflexion judicieuse que l'Iliade commençait fort simplement, et n'en était pas moins un assez beau poëme; que Roméo et Juliette commençait fort simplement aussi par une conversation entre deux valets, ce qui ne l'empêchait pas d'être une très passable tragédie. [1111] Vive Dieu! se dit-il en se frappant le front, la femme est belle, c'est le principal, et le canevas du drame est bon. [1112] Je serais un grand sot, et je mériterais d'entrer à l'Académie sur l'heure, si je ne parvenais à y broder quelques petits incidens un peu byroniens. [1113] Si ce garde national de mari pouvait être jaloux seulement, cela serait à merveille, et rien ne serait plus facile que de faire avec cela une comédie de cape et d'épée dans le goût espagnol. [1114] Anathème! je suis fatal et maudit, rien ne va comme je veux. [1115] Hop! [1116] Mariette, ouvrez aux chats, et faites-moi à déjeuner. [1117] Mariette, comme une servante-maîtresse qu'elle était, ne se dépêchait pas trop d'obéir; enfin elle ouvrit, et trois ou quatre chats de grosseur et de pelage différent, allèrent prendre place sans façon dans le lit, à côté du passionné Rodolphe; car, après les femmes, les bêtes étaient ce qu'il aimait le mieux. [1118] Il les aimait comme une vieille fille, comme une dévote dont son confesseur même ne veut plus, et je puis assurer qu'il mettait un chat infiniment au dessus d'un homme, et immédiatement au dessous d'une femme. [1119] Albert avait essayé en vain de supplanter dans l'affection de Rodolphe, Tom, son gros matou tigré; il n'avait pu obtenir que la seconde place : je crois même qu'il aurait hésité entre sa petite chatte blanche et la brune madame de M---. [1120] Mariette! [1121] Monsieur. [1122] Approchez donc. [1123] Mariette s'approcha. [1124] Mariette, tu es jolie ce matin. [1125] Je ne l'étais donc pas hier, que vous le remarquez aujourd'hui ? [1126] Oh! de l'esprit! je te renverrai si tu t'avises d'en avoir encore. [1127] Embrasse-moi. [1128] De qui monsieur est-il amoureux ? [1129] De qui ? de toi, pardieu! parce que tu es une bonne fille, et, ce qui vaut mieux, une belle fille. [1130] Pourquoi cette question ? [1131] C'est que vous ne m'embrassez ainsi que lorsque vous avez en tête quelque belle passion : ce n'est pas moi que vous embrassez, c'est l'autre, et j'avoue que je crois pouvoir l'être pour mon compte. [1132] Orgueilleuse! beaucoup de belles dames voudraient être à ta place; que t'importe de n'être pas la cause si tu profites de l'effet ? [1133] Et Rodolphe fit pencher jusque sur l'oreiller la tête de Mariette. [1134] Je t'assure que ceci est pour toi et non pour un autre, dit-il en étouffant sous ses lèvres le faible laissez-moi donc, monsieur, que Mariette crut devoir à sa pudeur, quoiqu'au fond elle n'eût aucune envie d'être laissée. [1135] La petite chatte, étrangement foulée, sauta à bas du lit en miaulant d'un ton aigre. [1136] Et le déjeuner qui ne se fait pas, et M. [1137] Albert qui doit venir, dit Mariette en passant ses doigts dans ses cheveux défrisés. [1138] Tu as raison, fit Rodolphe en décroisant ses bras; et, comme dit don Juan, il faut pourtant bien que l'on s'amende. [1139] Mariette sortit. [1140] Adolphe tira une feuille de son carnet, et se mit, pour tuer le temps, à rimer quelques vers. [1141] Nous demandons humblement pardon au lecteur de lui voler une douzaine de lignes de prose en les transcrivant ici; mais cela est indispensable à la clarté de cette intéressante histoire. [1142] Ils étaient adressés, cela va sans dire, à madame de M--- : O reine de mon coeur! ô brune Italienne! [1143] Quelle beauté peut-on comparer à la tienne! [1144] On te dirait de marbre et taillée au ciseau, Si le soleil romain, en te baisant la peau, Ne t'avait pas dorée avec sa teinte étrange, Et rendu le sein blond comme la blonde orange; Une flamme divine illumine tes yeux, L'ange pour s'y mirer abandonne les cieux, Et si dans la cité de douleur éternelle Il tombait un rayon de ta noire prunelle, Il remettrait l'espoir à l'âme des maudits, Et l'enfer un moment serait le paradis. [1145] Albert entra. [1146] Que diable, que griffonnes-tu là, Rodolphe ? [1147] Cela ne va pas jusqu'au bord du papier; ce doit être des vers, ou le grand diable m'emporte. [1148] Donne, que je voie. [1149] Rodolphe tendit le carré de vélin comme un enfant tend la main à la férule du maître d'école; car Albert était un impitoyable censeur, et comme il ne faisait pas de vers, il ne pouvait lui rendre la pareille. [1150] C'est du cavalier Bernin, frotté d'un peu de Dante, peut-être y a-t-il aussi un filet de concetti shakspearien; mais c'est peu de chose. [1151] Or, ceci est un madrigal à la Julia Grisi, ou je me trompe fort. [1152] Comment! cria Rodolphe d'un ton effrayé, j'ai fait ces vers pour madame de M---, dont je suis éperduement épris depuis hier soir. [1153] Je suis décidé à me brûler la cervelle, si dans un mois je ne suis pas parvenu à m'en faire adorer. [1154] En vérité, il n'y a qu'un petit inconvénient, c'est que madame de M--- n'est pas Italienne le moins du monde, attendu qu'elle est née à Château-Thierry, ce qui est, je crois, une raison suffisante pour ne pas l'être. [1155] Ah! une infinité de tuyaux de cheminées qui me tombent sur la tête. [1156] Tenez-vous donc tranquille, Tom, et ne sortez pas vos pattes hors de la couverture, c'est indécent. [1157] Comment! cette méchante de madame de M--- qui se permet d'être née à Château-Thierry, et d'avoir l'air plus Italien que l'Italie elle-même; c'est tout à fait illégal! c'est abominable! [1158] Et ma passion donc, et ma pièce de vers, qu'est-ce que j'en vais faire ? cela est trop spécial pour que l'on puisse s'en servir ailleurs. [1159] Si c'était des vers d'âme, cela s'applique à tout le monde, même à celles qui n'en ont pas; mais il y a un signalement en règle dans ces misérables rimes : un mouchard ou un maire n'aurait pas mieux fait. [1160] Diable! douze vers Dantesques et une ébauche de passion perdus, on regarde à cela. [1161] Je ne puis pourtant avoir une passion née à Château-Thierry : cela n'a aucune tournure, et ne convient nullement à un artiste. [1162] Madame de M--- est belle, répliqua dogmatiquement Albert; et au fond, n'y a-t-il pas plus de mérite à avoir l'air italien étant née en France, qu'en étant tout naïvement Italienne, comme tout le monde l'est en Italie ? [1163] Ceci est excessivement profond, et vaut que l'on y réfléchisse, dit Rodolphe en tirant son bonnet sur ses yeux. [1164] Mariette apporta le déjeuner. [1165] Albert s'atabla auprès du lit, et toutes les têtes de chats, comme des girouettes dans le même rhumb de vent, se tournèrent simultanément du même côté. [1166] Albert mangea comme une meute de dogues, Rodolphe un peu moins, car il était inquiet du sort de sa pièce de vers, et il distribua presque toute sa viande à ses parasites fourrés. [1167] Après déjeuner, les deux amis, laissant la passion de côté, agitèrent entre eux un plan de gilet sans boutons, et imitant le pourpoint avec autant d'exactitude que la stupidité native des bourgeois de la bonne ville le pouvait permettre, sans trop s'exposer aux huées et aux rires à pleine gueule des polissons et des gobe-mouches. [1168] Rodolphe, entièrement absorbé par cette importante occupation, ne songeait à madame de M--- non plus que lorsqu'il n'était encore que foetus au respectable ventre de sa mère. [1169] Rodolphe dessinait, Albert découpait les morceaux en papier, afin de les faire mieux comprendre au tailleur. [1170] Quand tous les morceaux furent rassemblés, Albert, saisi d'un enthousiasme subit, s'écria en frappant sur la table : - Que je rencontre mon plus fier créancier dans un cul-de-sac, dans un impasse, comme dit M. [1171] Arouet de Voltaire, gentilhomme du roi, si ce n'est pas là le gilet le plus monumental qui soit sorti d'une cervelle d'homme! [1172] Et dire que la société est en dégénérescence! [1173] Calomnie atroce! on ne s'est jamais mieux habillé. [1174] Et si l'on supprimait le collet et qu'on le remplaçât par un hausse-col de même étoffe bouclé par derrière, cela n'aurait-il pas le galbe le plus caractéristique, une tournure de cuirasse et de corselet tout-à-fait ravissante ? ajouta Rodolphe, laissant tomber ses syllabes une à une comme des pièces d'or, et avec un air fortement convaincu de la supériorité de ce qu'il disait. [1175] Ce serait à coup sûr quelque chose de furieusement agréable, fit Albert en quittant le ton dithyrambique pour le jargon précieux. [1176] Mais voici qu'il se fait tard : adiusias. [1177] Je m'en vais chez le tailleur et de là chez ta passion; tu auras probablement ta lettre d'invitation avant qu'il soit après demain. [1178] Cela dit, il pirouetta sur ses talons, et descendit l'escalier en chantonnant entre sa royale et ses moustaches un vieux air allemand de Sébastien Bach. [1179] Rodolphe sortit aussi quelques instants après. [1180] A voir la manière dont il s'en allait dans la rue, la main dans sa poitrine, les sourcils sur le nez, les coins de sa bouche en fer à cheval, les cheveux aussi mal peignés que possible, il n'était pas difficile de comprendre que ce pâle et malheureux jeune homme avait un volcan dans le cœur. [1181] Monsieur! monsieur! vous avez oublié d'ôter votre bonnet de coton, et les polissons crient à la chienlit après vous, dit Mariette en tirant par la basque de son habit son digne maître Rodolphe, qui ne s'en apercevait pas le moins du monde. [1182] Tenez, voilà votre chapeau. [1183] Rodolphe, stupéfait, porta la main à sa tête, et reconnut la vérité, l'épouvantable vérité. [1184] A cet instant même, une dame d'une beauté rare et d'une tournure des plus élégantes, donnant le bras à un monsieur le plus insignifiant et le plus débonnaire d'aspect qu'il vous plaira d'imaginer, tourna subitement le coin de rue, et se trouva précisément en face de Rodolphe. [1185] C'était madame de M---. [1186] A l'éclat de rire à peine comprimé qui jaillit de sa bouche, il ne put douter qu'elle ne l'eût vu. [1187] Rodolphe se souhaitait sous la terre à la profondeur de la couche diluvienne, dans le lit calcaire où se trouvait les os de Mammouth; il aurait bien voulu pouvoir se supprimer temporairement, ou avoir à son doigt l'anneau de Gygès, qui rendait invisible. [1188] Il jeta le pyramidal bonnet à Mariette, et enfonça son chapeau sur sa tête, avec l'air de Manfred, sur le bord du glacier, ou de Faust au moment de se donner au diable. [1189] Ah! massacre et malheur! honte et chaos! tisons d'enfer! anathème et dérision! terre et ciel! tête et sang! [1190] Être rencontré en bonnet de coton par sa Béatrix! [1191] O fortune! pouvais-tu jouer un tour plus cruel à un jeune homme dantesque et passionné ? [1192] Byron lui-même, qui avait l'inneffable avantage de signer comme Bonaparte, aurait paru ridicule avec un bonnet de coton; à plus forte raison Rodolphe qui ne signait pas comme Bonaparte, et qui n'avait fait ni le Corsaire ni don Juan. [1193] Parce qu'il avait été trop occupé jusqu'à ce jour, et non pour un autre motif, je vous jure. [1194] Un bonnet de coton, le mythe de l'épicier, le symbole du bourgeois, horror! horror! horror! [1195] Je n'ai plus rien à faire avec ce monde, et il ne me reste qu'à mourir, pensa Rodolphe : et il se dirigea vers le pont Royal; quand il y fut arrivé, il s'accouda sur le garde-fou, regarda le soleil, attendit qu'un bateau qui descendait la rivière eût passé l'arche et se fût un peu éloigné. [1196] Alors il monta sur le parapet, et, avant que personne eût le temps de s'y opposer, il se jeta en bas avec sa cravache et son chapeau. [1197] Dans le trajet du pont à la surface de l'eau, il eut le temps de penser que le succès de son poëme était assuré par son suicide et que le libraire en vendrait au moins douze exemplaires. [1198] De la surface au fond, il chercha quel motif on donnerait à sa mort dans les journaux; il faisait très beau; les rayons du soleil pénétrant la masse d'eau qui roulait au-dessus de lui la rendaient blonde comme une topaze, et permettaient de distinguer le lit de la rivière tout semé de clous, de tessons et de vaisselle cassée; Rodolphe voyait les goujons filer à côté de lui et frétiller de la queue, il entendait la grande voix de la Seine bourdonner à son oreille; cette réflexion lui vint alors, qu'étant aussi bien fait de sa personne qu'il l'était, il ne pouvait manquer d'être un très joli cadavre et de produire une grande sensation à la morgue. [1199] Il lui semblait déjà entendre les ah! et les oh! des sensibles commères du quartier. [1200] Il a la peau bien blanche, et cette poitrine et cette jambe d'officier! quel dommage! et autres menues exclamations; ce qui le rendait tout aise au fond de sa rivière. [1201] Cependant le manque d'air commençait à lui comprimer les poumons et à lui causer une douleur abominable; il n'y tint plus, et, oubliant l'opprobre qu'il y avait à revenir sur une terre où l'on avait été vu en bonnet de coton, il donna du pied contre le fond, et partit avec la rapidité d'une flèche; le dôme de cristal allait s'éclaircissant de plus en plus; en deux ou trois mouvements Rodolphe atteignit le niveau du fleuve, et put respirer à son aise. [1202] Une foule immense couvrait les quais : - Le voilà! le voilà! cria-t-on de toutes parts. [1203] Rodolphe qui nageait comme une truite et qui aurait remonté une écluse de moulin, se sentant regardé, y mit de l'amour-propre, et se prit à tirer sa coupe avec toute la pureté imaginable. [1204] Son chapeau flottait près de sa badine, il les repêcha tous deux, mit le chapeau sur sa tête, et, nageant d'une main, il faisait siffler sa cravache de l'autre, au grand ébahissement de tous les gobe-mouches. [1205] C'est le marquis de Courtivron, disait celui-ci; - c'est le colonel Amorôs, disait celui-là, qui fait des expériences gymnastiques; - c'est un farceur, ajoutait un troisième; - c'est une gageure, criait le quatrième; mais personne entre toutes ces brutes qui partagent avec la girafe le privilége de regarder le ciel en face, ne put deviner, ô passionné et magnanime Rodolphe, pourquoi tu t'étais jeté du pont Royal en bas, et si quelqu'un d'eux avait su que c'était pour un bonnet de coton, il ne t'aurait pas compris, et aurait dit que tu étais un grand fou, en quoi il aurait eu certainement tort. [1206] Rodolphe, pimpant et guilleret, aborda en quelques minutes; comme il ne pouvait s'en aller ainsi trempé, un officieux alla chercher un fiacre, il y monta et rentra chez lui. [1207] Mariette tomba de son haut en le voyant suant l'eau comme un dieu marin. [1208] Rodolphe lui expliqua la chose, et Mariette, qui aimait Rodolphe, quoique ce fût son maître, qu'il la payât fort exactement et lui fît toutes sortes de petits cadeaux, ne rit pas trop fort de sa mésaventure. [1209] Tenez, voilà vos pantoufles, fit-elle avec un geste amical; voici Tom, votre chat favori; voilà votre volume de Rabelais; que voulez-vous de plus ? d'ailleurs vous n'êtes pas si mal en bonnet de coton que vous voulez bien le croire, et vous en auriez deux ou trois douzaines sur la tête que je ne vous en trouverais pas moins bien, moi. [1210] Mariette appuya très fort sur le moi. [1211] Ce ne pouvait être que dans une excellente intention; Mariette, comme je l'ai déjà dit, était une belle et bonne fille; quant à l'interprétation que donna Rodolphe à cet honnête monosyllabe, mes belles dames, je n'ose vous la dire, de crainte d'alarmer votre pudeur, et, s'il vous plaît, nous passerons dans la pièce à côté pour ne pas le gêner dans ses commentaires; convenez que mon héros est un abominable mauvais sujet, et dites-moi pourquoi chaque élan de passion poétique qui le prend se résout en prose au bénéfice de Mariette. [1212] O Mariette! au lieu d'être jalouse, tu devrais souhaiter que ton maître fût amoureux de vingt femmes, tu ne saurais qu'y gagner. [1213] Deux fois dans la même journée, infidèle à l'idole de son coeur! [1214] Immoral personnage, l'envie me prend de laisser là ton histoire; car tu ne vaux guère que l'on entretienne le public de tes faits et gestes; si tu ne te corriges, j'y renoncerai assurément. [1215] Fi donc! avec sa servante! [1216] Oui, madame, avec sa servante. [1217] Comment! un homme qui se respecte ? [1218] Je vous assure que Rodolphe se respectait plus qu'un roi ou deux, et qu'il n'aurait pas cédé le haut du pavé à un empereur. [1219] Encore, si c'était avec une femme comme il faut. [1220] Est-ce que Mariette était comme il ne faut pas ? [1221] Moi qui l'ai vue, je me permettrai d'être d'avis contraire; d'abord elle est affligée de quelque vingt ans, elle est drue et fraîche, elle a les yeux les plus beaux du monde, et, comme elle fait faire son service par le petit groom de Rodolphe, à qui, pour sa peine, elle donne de temps en temps quelques friandises et une tape amicale sur la joue, elle a les ongles aussi nets et la peau aussi blanche que vous, peut-être même plus, sans vouloir toutefois dénigrer vos perfections. [1222] Je pense qu'en voilà assez pour être une femme comme il faut. [1223] Une femme du monde, une honnête femme. [1224] Je n'ai jamais su que Mariette fût une femme de la lune, et, quant à honnête femme, je prendrai la licence extrême de vous faire observer que, si Rodolphe au lieu de coucher avec Mariette, eût couché avec une de vos amies ou avec vous-même (ceci n'est qu'une supposition, pudique lectrice), vous n'auriez plus été des honnêtes femmes, du moins dans vos idées; car, pour moi, je ne pense pas qu'une bagatelle de cette espèce empêche de l'être; au contraire. [1225] D'ailleurs les illustres exemples de ce genre ne manquent pas; de très-grands hommes ont aimé de petites grisettes, Rousseau se laissait battre par sa servante; de célèbres poëtes ont adoré des marchandes de pommes de terre frites, etc. [1226] etc. [1227] Au surplus, ce que j'en dis ici n'est que pour excuser mon héros Rodolphe, avec lequel je vous prie de ne pas me confondre; car j'en mourrais de honte, et n'oserais de ma vie rien faire de malhonnête à une honnête femme, ce qui me ferait passer pour un personnage bien indécent, et me perdrait nécessairement de réputation. [1228] Je lui ai fait les représentations les plus vives sur ce sujet; mais ce diable d'homme avait toujours des réponses à tout, et surtout de drôles de réponses pour un homme passionné; il est vrai qu'en ce temps-là il n'avait pas vingt-un ans et se souciait assez peu d'avoir une tournure artiste. [1229] Mon ami cher, tu n'es qu'un imbécile. [1230] Lecteur et lectrice (si l'épouvantable indécence de ce livre me permet d'en avoir une), ne croyez pas un mot de cela, j'ai beaucoup d'esprit; mais c'était la formule habituelle de Rodolphe, quand il entrait en conversation avec moi. [1231] Il y a dans Maynard deux vers que voici à peu près C'est un métier de dupe, Que d'employer six ans à lever une jupe; et qui contiennent en substance plus de raison et de philosophie que toutes les fadeurs platoniques et les sornettes sentimentales que tu me cornes incessamment aux oreilles. [1232] La Mariette, à qui je n'ai jamais fait de madrigal ni dit un seul mot d'amour, m'accorde libéralement et du meilleur cœur du monde ce qu'une femme comme il faut me ferait attendre six mois, et ne me donnerait qu'avec force tartines sur la morale, les convenances et l'oubli des devoirs. [1233] Puisque le but est le même, le chemin le plus court est le meilleur. [1234] Mariette est le plus court, je prends par Mariette. [1235] Et puis, je n'aime pas qu'on se fasse violer pour une chose qu'on crève d'envie de faire : c'est une misérable escobarderie pour esquiver la responsabilité. [1236] Les honnêtes femmes sont toujours violées. [1237] Vous êtes des hommes sans honneur; vous en avez au contraire beaucoup, puisque vous leur prenez le leur, ce qui, avec le vôtre, doit mathématiquement en faire deux, si je sais bien compter. [1238] On a abusé indignement de leur faiblesse; elles ne savent pas comment cela s'est fait, ni moi non plus, attendu que je n'y étais pas. [1239] Mais enfin, puisque cela est fait, elles ne voient pas d'obstacle à recommencer, et elles ne sont pas fâchées de se perdre plusieurs fois de suite, étant toujours sûres de se retrouver après; les bonnes âmes, on n'en a jamais mis dans les Petites-Affiches, que je sache. [1240] De plus, il vous arrive souvent avec elles ce qui arrive dans les pagodes indiennes : après avoir traversé une enfilade de pièces de la plus grande magnificence, après avoir marché deux heures dans des galeries peintes et dorées, après avoir vu vingt portes s'ouvrir et se fermer sur vous, vous parvenez enfin au sanctuaire, au saint des saints, et vous n'y trouvez qu'un vieux singe rogneux se cherchant les puces dans une mauvaise cage de bois. [1241] Ainsi, après avoir levé la robe des convenances, le jupon de la pudeur et la chemise de la vertu, après avoir jeté là le corset et les coussins d'ouate et le d'Haubersaert en bougran piqué, vous ne rencontrez, pour dédommagement de vos peines, qu'une maigre carcasse assez peu réjouissante. [1242] La première partie de la phrase est je crois, d'Addison, la seconde est certainement de moi; mais peu importe! [1243] Alors vous faites la mine d'un perroquet qui vient de casser une noix creuse, et votre charmante vous jette les ongles aux yeux en vous appelant monstre c'est le moins. [1244] Quant à moi, je suis paresseux, même en amour, et j'aime à être servi. [1245] Tout charmant qu'il soit, je n'achèterai pas ce plaisir par la moindre peine, et j'ai toujours méprisé les chiens qui font des gambades et sautent par-dessus un bâton pour avoir une tartelette ou une croquignole. [1246] Ces sortes d'amants-là ne ressemblent pas mal aux portefaix qui montent un meuble par un escalier étroit. [1247] Celui qui est en bas supporte toute la charge; l'autre, qui ne porte rien, le gourmande d'en haut, et lui dit qu'il ne va pas assez vite et qu'il ne s'y prend pas convenablement, bien heureux s'il ne lui lâche pas la commode sur les bras, et s'il ne le fait rouler de marche en marche jusqu'au milieu de la cour aux dépens de sa tête et de son échine. [1248] Rien de plus agréable au monde qu'une femme qui vous embrasse et vous tire vos bottes, qui ramasse votre mouchoir au lieu de vous faire ramasser le sien, et refait toute seule le lit que vous avez défait avec elle; ni billets à écrire, ni élégies à rimer, ni factions à faire, ni rendez-vous à ne pas manquer, rien enfin de ces mille sujétions qui vous font un travail de galérien de la chose la plus nonchalante et la moins compliquée de la terre. [1249] La Mariette, qui me sait indolent et qui est une fille courageuse et ne craint pas la peine, y met beaucoup du sien, et ne me laisse presque rien à faire. [1250] Je m'accommode assez de ce régime, et j'ai, sans sortir de chez moi, ce que les coureurs d'aventures vont chercher bien loin, au péril de leurs os et de leur escarcelle. [1251] Au fond, il n'y a rien de sûr en amour que la possession : le plus petit baiser prouve plus et vaut mieux que la plus belle protestation, et je donnerais, moi qui te parle, pour une seule pulsation de cour, la plus magnifique tirade sur l'union des âmes et autres niaiseries de cette force, bonnes pour des écoliers, des impuissants, des lamentateurs de l'école de Lamartine, et quelques idiots de haute futaie comme toi ou d'autres. [1252] Retiens ceci, et serre-le dans un des tiroirs de ton jugement pour t'en servir à l'occasion. [1253] Toute femme en vaut une autre, pourvu qu'elle soit aussi jolie : la duchesse et la couturière sont semblables à de certains moments, et la seule aristocratie possible maintenant chez les femmes, c'est la beauté; chez les hommes, c'est le génie. [1254] Aie du génie et une belle femme, et je t'appellerai monsieur le comte, et ta femme madame la comtesse. [1255] Apprends encore ceci, monsieur l'amoureux de grande dame. [1256] Il y a une douceur ineffable et souveraine à être servi par une femme à qui l'on sert, et c'est un plaisir que tu n'as jamais goûté et que tu ne goûteras jamais; tes belles dames n'aiment pas assez pour cela, et nous autres Français, quoique nés malins depuis un temps immémorial, nous sommes, à vrai dire, de francs imbéciles, et nous ne portons pas les culottes. [1257] Ma foi, vive les Turcs! ces gaillards-là entendent les choses de la belle manière et comprennent largement la femme; outre qu'ils en ont plusieurs, ils les tiennent sous clef : c'est doublement bien vu. [1258] L'Orient est, à mon sens, le seul pays du monde où les femmes soient à leur place, à la maison et au lit. [1259] Mon doux Jésus! que voulez-vous qu'on réponde à un pareil tissu de turpitudes ? j'en suis rouge comme une cerise seulement de les transcrire, moi qui habituellement suis plus blème que Deburau. [1260] Tout ce que je peux dire, c'est qu'il sera incontestablement damné dans l'autre monde, et qu'il n'aura pas le prix Monthyon dans celui-ci. [1261] Si vous avez, mesdames, quelques objections à faire contre un système aussi monstrueux, je vous donnerai très volontiers l'adresse de Rodolphe, et vous vous débattrez avec lui sur ces différens points : je vous souhaite beaucoup de succès; quant à moi, je m'en lave les mains, et je m'en vais continuer avec courage l'admirable épopée dont vous venez de voir le commencement. [1262] Le lendemain, Mariette, après l'avoir curieusement fait bâiller, remit à son maître une toute petite lettre où les chiffres de madame de M--- étaient estampés au fer froid. [1263] Il l'ouvrit avec précipitation : c'était son billet d'invitation. [1264] Dans les lacunes de l'impression, remplies par la main de madame de M---, une écriture anglaise grêle et fluette se penchait paresseusement de gauche à droite, et s'épaulait sans façon contre les lettres moulées. [1265] Cette écriture choqua Rodolphe, c'était l'écriture de toutes les femmes possibles, maintenant que toutes les femmes savent écrire et que les cuisinières orthographient épinards sans h aspirée. [1266] Cette anglaise-là était celle qu'on démontre en vingt-cinq leçons, et qui ne permet pas aux moeurs et aux habitudes de la personne de se reproduire dans ses courbes et ses déliés mathématiques. [1267] Richardson, qui a tout observé, fait la remarque que l'écriture de la mutine amie de Clarisse Harlowe était mutine, irrégulière et fantasque comme son esprit, et que les queues de ses p et de ses g étaient contournés avec une crânerie particulière. [1268] Maintenant, il n'aurait rien à reprendre à l'écriture de la capricieuse miss; car les femmes, après avoir adopté une âme de convention, un esprit et une figure de convention, ont adopté aussi une écriture de convention, en sorte qu'il n'est plus possible de les saisir un seul moment dans le vrai; elles sont perpétuellement armées de toutes pièces: il y a là-dedans une rouerie machiavélique. [1269] Un billet d'amour ainsi écrit peut se perdre sans le moindre risque, on ne le reconnaîtrait qu'à la signature, quand même on serait le mari, et l'on ne signe pas souvent ces sortes de choses, maintenant surtout que l'on n'a guère qu'une maîtresse à la fois. [1270] Cependant Rodolphe finit par prendre son parti là-dessus, pensant être amplement dédommagé par le reste. [1271] Le jour de madame de M--- était le samedi, comme le lecteur le sait déjà, et jusqu'à ce bienheureux jour, notre héros ne laissa aucun repos au tailleur pour l'achèvement de son gilet phénoménal, à qui il voulait faire perdre sa virginité dans le salon de madame de M---. [1272] L'instant vint de s'habiller : il déploya et frippa plus de vingt cravates avant de se fixer à une, il mit et ôta tous ses pantalons les uns après les autres sans pouvoir se décider à faire un choix, il arrangea ses cheveux de dix manières différentes, et finit par être costumé d'une façon assez drôlatique. [1273] Tous ces préparatifs sentaient le bourgeois d'une lieue à la ronde. [1274] Un troisième clerc d'avoué, invité à une soirée de marchande de modes, ne se serait pas conduit autrement, et en ce moment-ci nous sommes forcés d'avouer que notre poétique héros patauge en pleine prose. [1275] Dieu veuille qu'il se puisse tirer de ce bourbier, et qu'il parvienne enfin à se dessiner dans l'existence sous un jour dramatique et passionné tout-à-fait digne d'un homme et d'un artiste! [1276] La bizarrerie de son costume souleva un petit murmure dans le salon, et toutes les têtes se penchèrent curieusement vers lui. [1277] Il salua madame de M---, et lui marmotta je ne sais quelle phrase banale que pour son honneur (l'honneur de Rodolphe et non celui de madame de M---), je m'abstiendrai de rapporter ici; puis il alla se mettre sur une causeuse à côté de son camarade Albert. [1278] Et puis, ma foi! il mangea des gâteaux, avala des romances et des verres de punch, absorba à lui seul presque tout un plateau de glaces, entendit et applaudit une lecture de vers classiques absolument comme une personne naturelle; si bien que tout le monde, qui s'attendait à voir un original, un lion, comme disent les Anglais, était émerveillé de le voir s'acquitter des devoirs sociaux avec une aisance aussi parfaite. [1279] La prose envahissait notre héros d'une façon singulière. [1280] Un agent de change, qui avait lié conversation avec lui, fit un calembourg. [1281] Eh bien! non-seulement Rodolphe ne tomba pas en syncope à cette turpitude déchargée à bout portant, mais encore il répondit par un calembourg redoublé qui aurait donné la jaunisse à Odry, et qui fit écarquiller les yeux à l'honnête industriel, de manière à ce que ses prunelles fussent tout entourées de blanc: ce qui est la plus haute expression de l'étonnement, si l'on en croit les cahiers de principes à l'usage des pensionnats. [1282] L'épicerie du siècle avait enfin rompu le cercle magique d'excentricité dont Rodolphe s'était entouré pour se garantir de l'épidémie régnante; des vapeurs épaisses de mélasse se condensaient autour de lui, et lui faisaient voir tout sous un jour bourgeois et mesquin; et si à cet instant on lui avait chaussé la tête d'un bonnet de garde national, et affuté au derrière une giberne et un briquet, loin de trouver la plaisanterie de mauvais goût, il vous aurait demandé votre voix pour être caporal, et se serait incontinent mis à crier : Vive l'ordre de choses et son auguste famille, aussi bien que le digne M. [1283] Joseph Prudhomme! [1284] Le calembourg, colporté par l'agent de change, s'infiltra dans tous les groupes, et y excita un petit frémissement d'admiration qui se termina par un éclat de rire universel. [1285] Tous les hommes toisaient Rodolphe d'un air d'envie, et toutes les femmes d'un air de bienveillance marqué : décidément, Rodolphe avait les honneurs de la soirée. [1286] Madame de M--- lui fit le plus gracieux sourire. [1287] M. [1288] de M--- lui prit la main, et l'engagea à revenir le plus souvent qu'il pourrait. [1289] Rodolphe avait enlevé d'emblée les coeurs du mari et de la femme au moyen d'un calembourg. [1290] O altitudo"! [1291] La superbe manière dont il avait écouté et applaudi un nocturne chanté par des amateurs, lui avait concilié l'estime générale, et lui avait fait faire un pas énorme dans l'esprit de madame de M---. [1292] Mais son calembourg lui en avait fait faire deux ou même trois, infiniment plus énormes que le premier; car, dans l'esprit et le coeur d'une femme (est-ce la même chose ou sont-ce deux choses?) le premier pas n'est absolument qu'un pas et ne vous conduit qu'au seuil de son âme; le second, déjà plus allongé, vous met au plein milieu; et le troisième, véritable pas fait avec des bottes de sept lieues, vous conduit tout au bout et vous fait toucher le fond. [1293] Rodolphe était au fond de madame de M---, et cela dès la première séance. [1294] Infortuné jeune homme! [1295] Adoré de la femme, adoré du mari, la porte ouverte à deux battants, toutes les facilités du monde. [1296] Faites-moi donc quelque chose de forcené et d'énergique avec une pareille situation! [1297] On dansa, Rodolphe dansa, et dansa en mesure encore, comme s'il n'était ni poëte, ni jeune France, ni passionné. [1298] Mon Dieu non! il y mit toute la grâce et toute l'élégance imaginable, il ne marcha sur le pied d'aucune dame, il ne creva la poitrine d'aucun homme avec son coude, et madame de M--- avoua qu'elle n'avait jamais vu de cavalier plus parfait et qui dansât le galop d'une façon plus convenante! [1299] Rodolphe se retira fort tard, laissant de lui l'idée la plus favorable; il eût été entièrement heureux si la pensée que sa pièce de vers ne pouvait lui servir, ne fût venue traverser sa béatitude comme une ligne de nuages qui coupe un horizon clair; il eut beau chercher mille biais, il ne put rien trouver, et, de guerre lasse, il résolut de tenir son douzain en portefeuille, mais les diables de vers lui grouillaient dans la poche, et faisaient tous leurs efforts pour mettre le nez à la fenêtre. [1300] Un soir qu'il se trouvait chez madame de M--- il entendit une de ses amies qui l'appelait par son nom de baptême, ce nom de baptême était Cyprienne. [1301] Rodolphe fit un bond d'un demi-pied de haut sur son fauteuil et bénit intérieurement le parrain et la marraine qui avaient innocemment eu la triomphante idée de donner à leur filleule un nom tri-syllabique et rimant en ienne. [1302] O reine de mon caeur! ô brune Cyprienne! [1303] Quelle beauté peut-on comparer à la tienne? [1304] Cela allait tout seul. [1305] Rodolphe reprit sa respiration comme quelqu'un de soulagé d'un grand poids, comme une femme dont le mari s'en va et qui peut enfin aller ouvrir à son amant qui étouffe dans une armoire, ou comme un mari dont la femme monte en diligence pour aller passer quinze jours à la campagne. [1306] L'amie de madame de M--- sortit après quelques propos de femmes, et Rodolphe resta seul avec elle; au lieu de profiter de ce tête-à-tête fortuit que le hasard lui ménageait, le hasard, le plus grand des entremetteurs de ce monde, où il y en a tant et de si bons; Rodolphe, se comportant en vrai âne et en franc écolier, cherchait à substituer une épithète à l'épithète trop locale de Romain dont il avait affublé le soleil dans son élucubration primitive, et perdait ainsi un temps bien plus précieux que celui d'Annibal à Capoue. [1307] Enfin il réussit tant bien que mal à rapiéceter le tout et à mettre son douzain dans un état assez présentable. [1308] On se doute bien que sa conversation devait en souffrir un peu, et que madame de M--- dut le trouver singulièrement distrait; il est vrai qu'elle attribuait ses distractions à un tout autre motif. [1309] Vous êtes un méchant de ne m'avoir pas encore écrit de vers sur mon album; vous en faites pourtant, votre ami Albert me l'a dit, et d'ailleurs j'en ai vu de vous sur l'album de madame de C---, ils étaient en vérité charmants. [1310] Allons, ne vous faites pas prier, écrivez-m'en quelques uns pendant que je vous tiens, fit madame de M--- en lui posant l'album tout ouvert devant lui, et en lui fourrant entre les doigts une mignonne plume de corbeau. [1311] Rodolphe ne se fit pas prier, il avait si peur que l'occasion d'utiliser son douzain ne s'envolât qu'il la prit aux cheveux, à pleins doigts, et l'écrivit de sa plus belle écriture, ce qui est encore bien bourgeois et bien écolier, un grand homme devant toujours écrire d'une manière illisible, témoin Napoléon. [1312] Dès qu'il eut fini, madame de M--- se penchant curieusement, reprit l'album, et se mit à lire les vers à demi-voix, et toute rougissante de plaisir : car les vers que l'on fait pour vous semblent toujours bons, même quand ils sont romantiques et que l'on est classique, et ainsi réciproquement. [1313] Vraiment je ne savais pas que vous fissiez les impromptus sans être prévenu d'avance; vous êtes réellement un homme prodigieux, et vous ferez la huitième des sept merveilles du monde. [1314] Mais c'est qu'ils sont vraiment très-bien ces vers, le second, surtout, est charmant; j'aime aussi beaucoup la fin, il y a peut-être un peu d'exagération, et mes yeux, si beaux que vous les vouliez trouver, sont loin de posséder un pareil pouvoir; mais c'est égal, la pensée est fort jolie, il n'y a qu'une seule chose que vous devriez bien changer, c'est l'endroit où vous dites que ma peau est couleur d'orange, ce serait fort vilain si c'était vrai; heureusement que cela n'est pas, fit madame M--- en minaudant un peu. [1315] Pardon, madame, ceci est de la couleur vénitienne et ne doit pas tout-à-fait se prendre au pied de la lettre, objecta timidement Rodolphe, comme quelqu'un qui n'est pas bien sûr de ce qu'il dit et qui est prêt à se désister de son opinion. [1316] Je suis un peu brune, mais je suis plus blanche que vous ne croyez, répliqua madame de M--- en écartant un peu la dentelle noire qui voilait sa gorge; ceci n'est pas de la neige, ni de l'albâtre, ni de l'ivoire, et cependant ce n'est pas un zeste d'orange, en vérité, messieurs les romantiques, quoique vous ayez de bons moments vous êtes de grands fous. [1317] Rodolphe souscrivait de bon cœur à cette proposition, quelque peu hétérodoxe, qui l'eût fait sauter au plancher quelques jours auparavant, et se mit à faire un feu roulant de madrigaux et de galanteries dans le goût de Dorat et Marivaux, qui avaient bien l'air le plus bouffon du monde, obligés qu'ils étaient de passer entre une moustache et une royale de 1830. [1318] Madame de M--- l'écoutait avec un sérieux qu'elle eût assurément refusé à des choses sérieuses. [1319] Il n'y a en général que les futilités et les niaiseries que les femmes écoutent avec gravité. [1320] Dieu sait pourquoi; moi je n'en sais rien; et vous ? [1321] Rodolphe, voyant qu'elle écoutait religieusement et ne sourcillait pas même aux endroits les plus véhémens et les plus exagérés, pensa qu'il ne serait pas mauvais de soutenir ce dialogue d'un peu de pantomime. [1322] La main de madame de M--- était posée à demi ouverte sur sa cuisse gauche. [1323] La main de Rodolphe était posée ouverte entièrement sur sa cuisse droite, ce qui est une très jolie position pour quelqu'un qui a de l'intelligence et qui sait s'en servir. [1324] Rodolphe avait à lui seul plus d'intelligence que plusieurs gendarmes ensemble. [1325] La main de madame de M--- était faite à ravir, les doigts effilés et menus, l'ongle rose, la chair potelée et trouée de petites fossettes. [1326] Celle de Rodolphe était d'une petitesse remarquable, blanche, un peu maigre, une véritable main de patricien, c'était assurément deux mains bien faites pour être l'une dans l'autre, cela parut démontré à notre héros après une rapide inspection. [1327] Il ne s'agissait plus que d'en opérer la réunion, et je crois devoir à la postérité le récit des manoeuvres et de la stratégie de Rodolphe pour parvenir à cet important résultat. [1328] Un espace de quatre pouces environ séparait les deux mains, Rodolphe poussa légèrement avec son coude le coude de madame de M---, ce mouvement fit glisser sa main sur sa robe, qui heureusement était de soie; il ne restait plus que deux pouces. [1329] Rodolphe fabriqua une phrase passionnée qui nécessitât un geste véhément, il la débita avec une chaleur très confortable, et le geste fait, il laissa retomber sa main non sur sa cuisse, mais sur la main même de madame de M---, qui était tournée la paume en l'air comme nous avons déjà eu l'agrément de vous le dire plus haut. [1330] Voilà de la tactique ou je ne m'y connais pas, et, à mon avis, notre Rodolphe avait l'étoffe d'un excellent général d'armée. [1331] Il serra légèrement les doigts de madame de M--- entre ses doigts, de manière à lui faire comprendre que ce n'était pas un effet du hasard qui réunissait ainsi leurs deux mains : mais de manière aussi à se pouvoir rétracter si elle s'avisait d'être immodérément vertueuse, ce qui eût pu arriver : les femmes sont quelquefois si étranges! [1332] Madame de M---, qui était de profil, se mit de trois quarts; redressa un peu la tête, ouvrit l'œil un peu plus que de coutume, et arrêta sur Rodolphe un regard dont la traduction littérale se réduisait à ceci : Monsieur, vous me tenez la main. [1333] A quoi Rodolphe répondit sans dire un mot en la serrant davantage, en penchant la tête à droite et en levant la prunelle au plafond, ce qui signifiait: Parbleu, madame, je le sais; mais pourquoi, aussi, avez-vous une aussi belle main ? cette main est faite pour être tenue, il n'y a pas le moindre doute, et mon bonheur sera au comble si ---. [1334] Un imperceptible demi-sourire passa sur les lèvres de madame de M---; puis elle ouvrit l'œil encore plus et gonfla dédaigneusement ses narines en raidissant sa main dans la main de Rodolphe sans toutefois la retirer; de temps en temps elle jetait une oeillade vers la porte. [1335] Traduction: Oui, monsieur, ma main est très jolie; mais ce n'est pas une raison pour la prendre, quoique ce soit de votre part une preuve de goût que de l'avoir fait; je suis vertueuse, oui, monsieur, très vertueuse; ma main est vertueuse, mon bras l'est aussi, ma jambe aussi, ma bouche encore plus; ainsi vous ne gagnerez rien à diriger vos attaques d'un autre côté. [1336] D'ailleurs tout cela appartient à mon mari, attendu qu'il a reçu de mon père cent mille francs pour coucher avec moi, ce dont il s'acquitte assez mal, comme vrai mari qu'il est et qu'il sera toujours; donc laissez-moi, ou au moins ayez l'esprit d'aller fermer cette porte qui est toute grande ouverte; après, nous verrons. [1337] Rodolphe comprit à ravir et ne fit pas le plus léger contresens dans sa version. [1338] Il vient un vent par cette porte à vous glacer les jambes; si vous le permettiez, je l'irais fermer. [1339] Madame de M--- inclina doucement la tête, et Rodolphe, reposant délicatement la main de la princesse sur son genou, se leva et ferma la porte. [1340] Elle joint fort mal et le vent y passe comme par un crible : si je poussais ce petit verrou, cela a maintiendrait; et Rodolphe poussa le verrou. [1341] Madame de M--- prit un air détaché et calme qui lui allait on ne peut mieux; Rodolphe vint se rasseoir à sa place sur la causeuse, et il reprit la main de madame de M---, non avec sa main droite comme auparavant, mais avec sa main gauche, ce qui est extrêmement remarquable et ne pouvait provenir que d'une haute conception. [1342] Vous verrez tout-à-l'heure, adorable lectrice, la profonde scélératesse cachée sous cette apparente bonhomie, et combien prendre une main avec sa droite ou sa gauche est une chose dissemblable quoi qu'en puissent dire les ignorants. [1343] Le bras droit de Rodolphe touchait celui de madame de M---, et la taille fière et cambrée de celle-ci laissant un interstice entre elle et le dos de la causeuse; Rodolphe, le grand tacticien, insinua fort ingénieusement sa main, et puis son bras par cette tranchée naturelle, et se trouva au bout de quelques instants remplacer le dossier de la causeuse sans que madame de M--- eût été obligée de s'en apercevoir, tant l'opération avait été conduite avec prudence et délicatesse. [1344] Vous croyez peut-être que Rodolphe, pendant toutes ces manoeuvres anacréontiques, avait la bonhomie de parler de son amour à madame de M---. [1345] Si vous croyez cela, vous êtes un grand sot, ou vous n'avez pas une haute opinion de la perspicacité de mon héros. [1346] Devinez de quoi il lui parlait; il lui parlait du nez d'une de ses amies intimes qui devenait plus rouge de jour en jour, et s'empourprait d'une façon toute bacchique; de la robe ridicule qu'avait madame une telle à la dernière soirée; de l'improvisation de M. [1347] Eugène de Pradel, et de mille autres choses également intéressantes, à quoi madame de M--- prenait un singulier plaisir. [1348] De passion et d'amour, pas un mot. [1349] Il ne voulait pas l'avertir et la mettre sur ses gardes. [1350] Cela eût été par trop naïf. [1351] Parler d'amour à une femme qu'on veut avoir, avant d'avoir engagé le combat, c'est à peu près agir comme un bravo qui vous dirait avant de tirer son stylet : - Monsieur, si vous voulez avoir la bonté de le permettre, je vais prendre la liberté grande de vous assassiner. [1352] Ouverture des hostilités ---. [1353] Il y avait sous la régence une habitude charmante que l'on a laissé perdre, et que je regrette du fond de mon cœur, dit Rodolphe sans transition aucune. [1354] Les petits soupers, n'est-ce pas ? répliqua madame de M--- avec un clignement d'oeil, dont la traduction libre pouvait être ces deux mots : Monstrueux libertin! [1355] J'aime prodigieusement les petits soupers, les petites maisons, les petites marquises, les petits chiens, les petits romans et toutes les petites choses de la régence. [1356] C'était le bon temps; il n'y avait alors que le vice qui se fît en grand, et le plaisir était la seule affaire sérieuse. [1357] Jolie morale! dit et ne pensa pas madame de M---. [1358] Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ---. [1359] Je veux dire l'habitude de baiser la main aux femmes, fit Rodolphe en attirant à la hauteur de sa bouche la petite main de madame de M---, repliée et cachée dans la sienne; cela était à la fois galant et respectueux ---. [1360] Quel est votre avis là-dessus ? continua-t-il en appuyant le plus savant baiser sur sa peau blanche et douce. [1361] Mon avis là-dessus ? [1362] Quelle singulière question me faites-vous là, Rodolphe! vous m'avez mis dans une situation à ne vous pouvoir répondre : si je dis que cette manière me déplaît, j'aurai l'air d'une prude; et si je l'approuve, c'est approuver en même temps la liberté que vous avez prise, et vous engager à recommencer, ce dont je me soucie assez peu. [1363] Il n'y aurait aucune pruderie à dire que cela vous déplaît; il n'y aurait aucun risque à dire le contraire : mon respect pour vous doit vous rassurer là-dessus ---. [1364] C'est tout bonnement une dissertation historique, de l'archéologie en matière de baiser, fit Rodolphe avec un air de componction. [1365] Eh bien! je préfère, pour parler franchement, la coutume moderne d'embrasser les femmes à la figure, murmura madame de M--- toute rose, d'une voix fort basse, et néanmoins fort intelligible. [1366] Et moi aussi, répondit Rodolphe d'un air libre et dégagé quoique toujours infiniment respectueux; et, du bras dont il avait déjà fait un dossier, il fit une écharpe autour de madame de M---, et l'enlaça de façon qu'elle était à moitié assise sur lui, et que leurs têtes se touchaient presque. [1367] Madame de M---, qui était de trois-quarts, se mit de pleine face, afin de faire tomber d'aplomb un regard foudroyant sur le criminel et audacieux Rodolphe; mais le drôle, qui avait compté sur ce mouvement, ne se déconcerta pas le moins du monde, et comme la bouche de madame de M--- se trouvait précisément vis-à-vis et à la hauteur de la sienne, il pensa qu'il n'y avait aucun inconvénient à ce qu'elles fissent connaissance d'une manière plus intime, et que même il en pourrait résulter beaucoup d'agrément pour l'une et pour l'autre. [1368] Madame de M--- aurait dû rejeter sa tête en arrière, et éviter ainsi le baiser de Rodolphe; mais il est vrai qu'il eût avancé la sienne, et qu'elle n'y eût rien gagné; d'ailleurs elle était maintenue étroitement par la main du jeune scélérat. [1369] La position topographique de cette main mérite une description particulière, et un ingénieur de mes amis en dressera une carte que je ferai graver et joindre à la dix-neuvième édition de ce magnifique ouvrage. [1370] En général on entend par la taille d'une femme l'espace qui s'étend depuis les hanches jusqu'à la gorge par devant, et jusqu'aux épaules par derrière; cet espace comprend les régions lombaires et sous-mammaires, les fausses côtes et quelques unes des véritables. [1371] Avant et depuis le déluge ce mot n'a jamais voulu dire autre chose, et c'est ordinairement à l'endroit qu'il désigne qu'on pose la ceinture. [1372] Il paraît que Rodolphe l'entendait autrement, ou bien qu'il était d'une ignorance crasse en anatomie, ou bien encore que c'était un homme excessivement dangereux, un Papavoine, un Mandrin, un Cartouche; je vous laisse à choisir entre ces trois suppositions. [1373] Toujours est-il que sa main portait en plein sur le sein droit de son adorable; le médius, l'annulaire et le petit doigt posaient honnêtement sur l'étoffe de la robe; mais le pouce et l'index touchaient à la place que madame de M--- avait découverte pour montrer qu'elle n'était pas couleur d'orange, et qu'elle avait imprudemment oublié de recouvrir. [1374] Cette main ainsi campée rappelait singulièrement les mains de Madone allaitant l'enfant Jésus, quoique son occupation fût assurément loin d'être aussi virginale. [1375] D'ailleurs madame de M---, toute émue du baiser sensuel et recherché de Rodolphe, ne songeait aucunement à s'y soustraire, et puis au fond elle aimait Rodolphe; il se mettait fort bien, quoique un peu étrangement; malgré sa moustache et sa royale, c'était un joli garçon; et, en dépit de son donquichotisme de passion, il était prodigieusement spirituel; je dis prodigieusement pour donner à entendre que ce n'était pas un imbécile; car, depuis quelque temps, on a tellement abusé de ce mot qu'il a tout-à-fait perdu sa valeur et sa signification primitives; bref, il y avait physiquement et intellectuellement dans notre ami Rodolphe la matière d'un amant très confortable. [1376] Mon intention était de conduire Rodolphe jusqu'à la dernière extrémité, en le faisant passer à travers tous les petits obstacles prosaïques qui rendent si difficile la conquête d'une femme, même lorsqu'elle ne demande pas mieux que d'être vaincue. [1377] J'aurais décrit soigneusement la manière dont il s'y était pris pour écarter ou soulever, l'un après l'autre, tous les voiles gênants qui s'interposaient entre sa déesse et lui; comment il était parvenu à s'emparer de telle position, et à se maintenir dans telle autre, et une infinité d'autres choses singulièrement instructives que la bégueulerie du siècle remplace par une ligne de points. [1378] Mais un de mes amis, en qui j'ai pleine confiance, à ce point que je ne crains pas de lui lire ce que je fais, a prétendu que la chasteté de la langue française s'opposait impérieusement à ce qu'on insistât sur de pareils détails, telle édification qu'il pût d'ailleurs en résulter pour le public. [1379] J'aurais bien pu lui répondre que la langue française, toute précieuse qu'elle fût, se prêtait néanmoins à de certaines choses, et, que pour vertueuse qu'elle se donnât, elle savait cependant trouver le petit mot pour rire. [1380] Je lui aurais dit que tous les grands écrivains qui s'en étaient servis, s'étaient permis avec elle de singulières privautés, et lui avaient fait débiter mille et mille choses pour le moins incongrues. [1381] J'en aurais appelé à vous, Molière, La Fontaine, Rabelais, Beroalde de Verville, Régnier et toute la bande joyeuse de nos bons vieux Gaulois. [1382] Mais j'ai l'habitude de me soumettre en tout aux décisions de mon ami, pour me soustraire aux : Je te l'avais bien dit, tu ne veux jamais me croire, dont il ne manquerait pas de m'assommer, si le passage censuré s'attirait l'animadversion de la critique. [1383] D'ailleurs le public n'y perdra rien, je me propose de restituer tous les passages scabreux et inconvenans dans une nouvelle édition, et de les rassembler à la fin du volume, comme cela se pratique dans les éditions "ad usum Delphini"; afin que les dames n'aient pas la peine de lire le reste du livre, et trouvent tout de suite les endroits intéressants. [1384] Cependant, malgré les scrupules de mon ami, je ne crois pas devoir user de la même retenue pour le dialogue que pour la pantomime, et je prends sur moi de rapporter ici la conversation de Rodolphe et de madame de M---, laissant à l'intelligence exercée de mes lectrices le soin de deviner quelles circonstances ont donné lieu aux demandes et aux réponses. [1385] MADAME DE M--- Laissez-moi, monsieur; cela n'a pas de nom. [1386] RODOLPHE Vous laisser! [1387] Ce sont les autres femmes qu'on laisse, et non pas vous. [1388] C'est une chose impossible que vous demandez là; et, quoique vous soyez en droit d'exiger l'impossible, la chose que vous demandez est précisément la seule que l'on ne puisse faire pour vous; c'est comme si vous commandiez qu'on ne vous trouvât pas belle. [1389] Permettez, madame, que je vous désobéisse. [1390] MADAME DE M--- Allons, Rodolphe; mon ami, vous n'êtes pas raisonnable. [1391] RODOLPHE Mais il me semble que si. [1392] Je vous aime; qu'y a-t-il là de si extravagant, et qui n'en ferait autant à ma place, sinon plus ? [1393] C'est une mauvaise fortune dont il faut vous prendre à votre beauté. [1394] Ce n'est pas tout profit que d'être jolie femme. [1395] MADAME DE M--- Je ne vous ai pas donné lieu par ma conduite d'en user de la sorte avec moi. [1396] Ah! [1397] Rodolphe, si vous saviez la peine que vous me faites! [1398] RODOLPHE Assurément mon intention n'était pas de vous en faire, et vous me pardonnerez un tort involontaire. [1399] Ah! [1400] Cyprienne, si vous saviez comme je vous aime. [1401] MADAME DE M--- Je ne veux pas le savoir; je ne le puis ni ne le dois. [1402] RODOLPHE Et pourtant vous le savez. [1403] MADAME DE M--- Voilà bientôt une heure que vous me le dites. [1404] RODOLPHE Une heure, c'est beaucoup pour convaincre d'une chose si facile à croire; il y a trois quarts d'heure que je ne devrais plus vous le dire, mais vous le prouver. [1405] Je diffère entièrement de vous sur ce point. [1406] Si vous me disiez que vous m'aimez, moi, je le croirais tout de suite. [1407] MADAME DE M--- Et que risqueriez-vous à le croire ? [1408] RODOLPHE Ni plus ni moins que vous à le dire. [1409] MADAME DE M--- Il n'y a pas moyen de parler avec vous. [1410] RODOLPHE Vous voyez bien que si, puisque vous parlez. [1411] Toutefois, si vous le préférez, je m'en vais me taire. [1412] Silence. [1413] MADAME DE M--- Il va faire nuit, on n'y voit presque plus; monsieur Rodolphe, voulez-vous avoir la bonté de sonner, qu'on apporte de la lumière ? [1414] Cette chambre est d'un triste! [1415] RODOLPHE Est-ce que vous voulez lire ou travailler ? [1416] Cette chambre n'est pas triste; je la trouve la plus gaie du monde, et ce demi-jour me semble le plus voluptueux qu'il soit possible de voir. [1417] Ici la pantomime aiderait considérablement d l'intelligence du texte qui paraît assez insignifiant, mais mon ami a biffé ce passage sous une triple ligne d'encre. [1418] MADAME DE M--- Rodolphe, monsieur! je vous ---. [1419] RODOLPHE Je t'aime, et je n'ai jamais aimé que toi. [1420] MADAME DE M--- Ah! mon ami, si vous disiez vrai ---. [1421] RODOLPHE Eh bien! [1422] MADAME DE M--- Je suis une folle ---. [1423] La porte est-elle bien fermée ? [1424] RODOLPHE Au verrou. [1425] MADAME DE M--- Non, je ne veux pas; lâchez-moi, où je ne vous revois de ma vie. [1426] RODOLPHE Ne me faites pas prendre de force ce qu'il me serait si doux d'obtenir. [1427] MADAME DE M--- Rodolphe! que faites-vous là? [1428] Ah! oh! [1429] Par exemple voilà une question on ne peut plus déplacée, et il n'y a que les femmes pour en faire de pareilles; certainement personne au monde n'était à même de savoir mieux que madame de M--- ce que faisait Rodolphe, et nous ne pouvons imaginer dans quel but elle le lui demandait. [1430] Rodolphe ne répondit pas, et fit bien. [1431] MADAME DE M--- Qu'allez-vous penser de moi, à présent ? [1432] Ah! j'en mourrai de honte! [1433] RODOLPHE Enfant, que voulez-vous que je pense, sinon que vous êtes toute belle et que rien au monde n'est plus charmant ? [1434] MADAME DE M--- Tu me perds, mon ange, mais je t'aime. [1435] Mon Dieu, mon Dieu! qui aurait dit cela ? [1436] Ici madame de M--- pencha la tête et cacha son visage entre l'épaule et le cou de Rodolphe. [1437] Cette position est habituelle aux femmes, en pareille occurrence; la grisette et la grande dame la prennent également; est-ce pour pleurer ou pour rire ? [1438] Je pencherais à croire que c'est pour rire; du reste cette position développe le col et les épaules, et leur fait décrire des courbes gracieuses, c'est peut-être là le véritable motif pourquoi elle est employée si fréquemment. [1439] Toute cette scène, bien qu'assez inconvenante, n'en est pas plus passionnée pour cela et il est facile de s'apercevoir que Rodolphe est à cent mille lieues de ce qu'il cherche; il est vrai qu'il n'y a guère songé, et qu'il s'est laissé aller bêtement et bourgeoisement à l'impression du moment; il a eu un caprice et des désirs, voilà tout. [1440] Madame de M--- est à peu de chose près dans le même cas; le sang-froid et le repos d'esprit qui percent dans chaque mot qu'ils se disent, est une chose vraiment admirable, et suppose de part et d'autre l'expérience la plus consommée. [1441] Madame de M--- avait toujours sa tête sur l'épaule de Rodolphe, et celui-ci, après quelques minutes d'inaction, fit cette réflexion judicieuse, qu'il n'y avait absolument rien d'artiste dans la scène qui venait de se jouer et que, loin de faire un cinquième acte de drame, elle était tout au plus digne de figurer dans un vaudeville; il s'indigna contre lui-même d'avoir si mal exploité un si beau sujet, et d'avoir manqué une si belle occasion de faire le passionné. [1442] Comme madame de M--- était une très jolie femme, et qu'elle méritait indubitablement les honneurs du bis, Rodolphe prit cette résolution subite d'essayer un autre ton et de s'élever tout d'un coup aux sommités les plus inaccessibles de la passion délirante. [1443] Il la saisit à bras le corps d'une telle force qu'il lui fit presque ployer les côtes. [1444] Fais-moi un collier de tes bras, ma bien aimée, c'est le plus beau de tous. [1445] Voir Hernani ou l'Honneur Castillan, drame en cinq actes et en vers. [1446] Madame de M--- passa avec docilité ses bras autour du col de Rodolphe, et croisa ses petites mains derrière sa nuque. [1447] Encore, ainsi, toujours! [1448] Antony, drame en cinq actes et en prose. [1449] MADAME DE M--- Mon ami, tu m'as toute décoiffée et tu emmêles tellement mes cheveux avec tes doigts qu'il me faudra une heure pour les débrouiller. [1450] RODOLPHE "Idolo dello mio cuore" (couleur locale). [1451] Oh! laisse-moi passer la main dans tes cheveux. [1452] Consulter pour ce goût romantique les Contes d'Espagne et d'Italie. [1453] Beaux cheveux qu'on rassemble Les matins, et qu'ensemble Nous défaisons les soirs. [1454] Dans les chansons à mettre en musique et la scène d'adieu de don Paëz, et passim plusieurs autres vers non moins passionnés. [1455] En cet endroit Rodolphe défit le peigne de madame de M---, qui tomba à terre et se brisa en mille morceaux. [1456] MADAME DE M--- Etourdi! oh! mon beau peigne d'écaille, vous l'avez cassé. [1457] RODOLPHE Comment pouvez-vous faire une pareille observation dans un tel moment ? [1458] MADAME DE M--- C'était un fort beau peigne, un peigne anglais, et je ne pourrai que très-difficilement en avoir un semblable. [1459] RODOLPHE Que tes cheveux sont d'une belle nuance! on dirait une rivière d'ébène qui coule sur tes épaules. [1460] En effet, les cheveux de madame de M---, délivrés de la morsure du peigne, tombaient presque sur ses reins; ainsi faite, elle ne ressemblait pas mal à l'image de l'huile incomparable de Macassar. [1461] Rodolphe grimaçait d'une manière épileptique, à la façon de Firmin, et les pieds de madame de M---, qui était beaucoup plus petite que lui, touchaient à peine la terre, attendu que ses bras étaient passés autour du col de son amant, ce qui, avec ses cheveux en déroute et sa robe ne tenant plus sur les épaules, formait un groupe dans le goût moderne, d'un galbe infiniment érotique et d'une tournure on ne peut plus artiste. [1462] Voir en général la vignette des Intimes et en particulier celle de tous les romans possibles; voir aussi toutes les fins d'actes où les femmes ont les cheveux pendants, ce qui veut dire ce qu'on ne saurait exécuter honnêtement sur la scène, de même qu'une redingote ouverte et un mouchoir de baptiste à la main signifie, en langue théâtrale, demoiselle enceinte. [1463] RODOLPHE Oh! mon ange! tu es d'un calme désespérant, lorsque tout mon sang bouillonne dans mes veines comme une lave, tu restes là, muette, inanimée, et tu as plutôt l'air de subir mes caresses que de les recevoir. [1464] MADAME DE M--- Que veux-tu que je dise et que je fasse ? je te dis que je t'aime, et je me livre à toi. [1465] RODOLPHE Je voudrais te voir pâle, les yeux bleus, les lèvres blanches, serrant les dents comme une femme qui ne se connaît plus. [1466] MADAME DE M--- C'est-à-dire que vous ne me trouvez pas bien comme je suis; en vérité c'est un peu tôt. [1467] RODOLPHE Méchante, tu sais bien que je te trouve adorable; mais il faudrait te tordre, te crisper, râler, m'égratigner et avoir de petits mouvemens convulsifs, ainsi qu'il convient à une femme passionnée. [1468] MADAME DE M--- Tout cela est fort joli; en honneur, Rodolphe, vous n'avez pas le sens commun. [1469] Ici Rodolphe lui prouve que, s'il n'a pas le sens commun, il rachète ce léger défaut par les plus brillantes qualités. [1470] MADAME DE M---, tout émue et bégayant. [1471] Ah! [1472] Rodolphe! si vous vouliez être comme tout le monde, vous seriez charmant. [1473] RODOLPHE, ne perdant pas de vue son idée. [1474] Cyprienne, je t'en supplie, mords-moi. [1475] Il est notoire, par la ballade de Barcelonne, le poëme d'Albertus, et autres poésies transcendantes, que les amants romantiques se mangent à belles dents, et ne vivent d'autre chose que des beefsteaks qu'ils se prélèvent l'un sur l'autre dans les moments de passion. [1476] Je hasarderai pourtant cette observation à messieurs les poëtes et prosateurs de la nouvelle école, que rien n'est plus classique au monde que cela; on connaît le "memorem dente notam" du sieur Horace, et, si l'on ne craignait de paraître insolemment érudit, on rapporterait ici deux cents passages de poëtes latins et grecs, où il est question de morsures et d'égratignures. [1477] MADAME DE M--- Je vais t'embrasser si tu veux (elle l'embrasse), mais je ne te mordrai pas, je t'aime trop pour te faire du mal. [1478] RODOLPHE Du mal! ah! qu'un coup de poignard de toi me serait doux! [1479] Voyons, mords-moi; qu'est-ce que cela te fait ? [1480] MADAME DE M--- S'il ne faut que cela pour te contenter, c'est facile, mon amour, approche ta tête. [1481] RODOLPHE, au comble de la joie. [1482] Je donnerais ma vie en ce monde et dans l'autre pour satisfaire le moindre de tes caprices. [1483] MADAME DE M--- Pauvre ami! (elle appuie ses lèvres sur la joue de Rodolphe, et la pince légèrement dans une tenaille de nacre, puis elle recule la tête en riant comme une folle, et frotte avec le dos de sa main la légère marque blanche que ses dents ont laissée. [1484] RODOLPHE Bien, comme cela, ma lionne; à mon tour (il la mord au col et pour tout de bon). [1485] MADAME DE M--- Aie! aie! [1486] Rodolphe! monsieur, finissez donc, vous êtes enragé, vous oubliez toute convenance, et vous vous comportez d'une manière --- j'en aurai la marque pendant huit jours, je ne pourrai pas aller décolletée de la semaine, et j'ai trois soirées. [1487] RODOLPHE On pensera que c'est monsieur votre mari qui a fait le coup. [1488] MADAME DE M--- Allons donc, ce que vous dites là est extrêmement ridicule et de la dernière improbabilité; on sait bien que ces façons ne sont point celles des maris, et ils ne laissent guère de marques de ce genre; je suis très fâchée de ce que vous avez fait, cela est vraiment inqualifiable. [1489] Rodolphe, attéré de cette sortie, prodigue à madame de M--- les caresses les plus tendres et tâche de réparer son manque de convenance par la plus grande des inconvenances. [1490] MADAME DE M---, un peu radoucie. [1491] Bah! je mettrai mon collier de topazes; la monture est large et les anneaux sont serrés, on n'y verra que du feu. [1492] Rodolphe lui coupe la parole par un baiser assaisonné de toutes les mignardises imaginables, et conserve cependant un air dolent et mortifié capable d'apitoyer un roc, et, à plus forte raison, une femme assez compatissante de son naturel. [1493] MADAME DE M--- Ne crois pas que je t'en veuille, mon ami; je ne puis rester fâchée avec toi (elle lui rend son baiser revu, corrigé et considérablement augmenté) ; voilà la signature de ta grâce. [1494] Kling, kling, drelin, drelin. [1495] RODOLPHE, effaré. [1496] Qu'est-ce ? [1497] MADAME DE M---, du ton le plus tranquille. [1498] Je crois que c'est mon mari qui rentre. [1499] RODOLPHE Votre mari! damnation! enfer! où me cacher ? n'y a-t-il pas ici quelque armoire ? y a-t-il moyen de sauter par la fenêtre ? si j'avais ma bonne dague (fouillant dans sa poche) : ah! parbleu, la voilà! je vais le tuer, votre mari. [1500] MADAME DE M---, qui se recoiffe devant sa glace. [1501] Il n'y a pas besoin de le tuer : aidez-moi à remonter ma robe sur mon épaule, mon corset m'empêche de lever le bras; bien, passez-moi ce noeud de velours, il cachera la morsure, et maintenant, enfant que vous êtes, allez tirer le verrou, cela aurait l'air singulier, d'être enfermés ensemble. [1502] RODOLPHE, lui obéissant de point en point. [1503] Le verrou est tiré, madame. [1504] MADAME DE M--- Asseyez-vous là, devant moi, sur ce fauteuil, et tâchez d'avoir l'air un peu moins effarouché. [1505] Vous me disiez donc que la pièce nouvelle était mauvaise. [1506] RODOLPHE, vivement. [1507] Moi, je ne disais pas cela, je ne disais rien du tout, je la trouve fort bonne. [1508] MADAME DE M---, bas. [1509] En vérité, pour un poëte, vous n'êtes guère spirituel. [1510] N'entendez-vous pas monsieur qui vient ? il faut bien avoir l'air de parler de quelque chose. [1511] Le mari entre avec sa figure de mari, tout-à-fait benigne et réjouissante à voir. [1512] LE MARI Ah! vous voilà, monsieur Rodolphe! il y a une éternité que l'on ne vous a vu; vous devenez d'un rare, et vous nous négligez furieusement; ce n'est pas bien de négliger ses amis. [1513] Pourquoi donc n'êtes-vous pas venu dîner l'autre jour avec nous ? [1514] RODOLPHE, à part. [1515] A-t-il l'air stupide celui-là. [1516] Haut. [1517] Monsieur, vous m'en voyez au désespoir; une affaire de la dernière importance ---. [1518] Croyez que j'y ai plus perdu que vous. [1519] A part. [1520] Est-ce que je serai comme cela quand je serai marié? [1521] Oh! la bonne et honnête chose qu'un mari! [1522] LE MARI Cela peut se réparer. [1523] Venez demain, si toutefois vous n'êtes pas déjà engagé. [1524] J'ai précisément une loge pour une première représentation. [1525] L'auteur est fort de mes amis ---. [1526] Nous irons tous ensemble. [1527] MADAME DE M--- Vous seriez vraiment bien aimable, monsieur, de nous faire le sacrifice de votre soirée. [1528] RODOLPHE Comment donc, madame! vous appelez cela un sacrifice ? [1529] Où donc la pourrais-je passer plus agréablement ? [1530] MADAME DE M---, minaudant. [1531] Vous diriez cela à une autre comme à moi; c'est une simple politesse. [1532] RODOLPHE Ce n'est qu'une vérité. [1533] LE MARI Ainsi vous acceptez ? [1534] RODOLPHE Vous pouvez compter sur moi. [1535] LE MARI Voilà qui est arrangé. [1536] Mais je vous ai interrompu. [1537] Vous aviez l'air d'avoir une conversation fort intéressante. [1538] RODOLPHE, à lui-même. [1539] Oui, fort intéressante! [1540] Ce mari-là n'est pas un homme, c'est un buffle. [1541] Depuis saint Joseph, personne n'a été cocu de meilleure grâce. [1542] Il y met vraiment une bonne volonté charmante. [1543] MADAME DE M---, aussi à elle-même. [1544] Oui, plus intéressante que la vôtre, mon mari très cher, qui êtes si monosyllabique et si laconique que j'en suis honteuse pour vous. [1545] LE MARI Vous en étiez, je crois, sur la pièce nouvelle. [1546] MADAME DE M--- Oui, et monsieur m'en disait tout le mal du monde. [1547] LE MARI Je suis charmé, Rodolphe, de vous voir revenu à des sentimens plus raisonnables; je vous disais bien que vous vous amenderiez. [1548] Il n'y a que le beau qui soit beau, quoi qu'on en dise; et la langue de Racine est une langue divine. [1549] Votre M. [1550] Hugo est un garçon qui ne manque pas de mérite, il a des dispositions, personne ne lui en refuse; la pièce qui a remporté le prix aux jeux floraux n'était vraiment pas mal; mais depuis il n'a fait qu'empirer; aussi pourquoi ne veut-il pas parler français ? [1551] Que n'écrit-il comme M. [1552] Casimir Delavigne! [1553] J'applaudirais ses ouvrages comme ceux d'un autre. [1554] Je suis un homme sans prévention, moi. [1555] RODOLPHE, bleu de colère, et souriant avec un grâce inexprimable. [1556] Certainement, M. [1557] Hugo a des défauts. [1558] A part. [1559] Vieil as de pique, je ne sais pas à quoi il tient que je ne te jette par la fenêtre, et sans l'ouvrir encore! [1560] Dans quel guêpier me suis-je fourré! [1561] Haut. [1562] Mais qui n'a pas les siens ? [1563] A part. [1564] Coquine de Cyprienne! [1565] LE MARI Oui, tout le monde a les siens; on ne peut pas être parfait. [1566] MADAME DE M---, à part. [1567] Il n'y a rien de plus réjouissant au monde que la figure que fait en ce moment-ci le pauvre Rodolphe. [1568] En vérité, les hommes sont de piètres comédiens; ils manquent totalement d'aplomb, et la moindre chose les démonte : les femmes leur sont bien supérieures en cela. [1569] RODOLPHE Cependant cette pièce, bonne ou mauvaise, a du succès : c'est une chose qui, je crois, ne peut être contestée. [1570] MADAME DE M--- C'est une fureur; on s'y porte. [1571] Madame de Cercey, qui voulait la voir, n'a pu se procurer une loge que pour la troisième représentation. [1572] RODOLPHE On ira la siffler cent fois de suite, elle tombera trois mois durant, et la caisse du théâtre sera pleine à crever. [1573] LE MARI Qu'est-ce que cela prouve? [1574] Athalie n'a pas eu de succès. [1575] Et d'ailleurs, il n'est pas difficile d'attirer le public en ne se refusant aucun moyen, en n'observant aucune règle. [1576] Je ferais une tragédie, moi, si je voulais, avec cette nouvelle manière de faire des vers qui ressemblent à de la prose comme deux gouttes d'eau tout le monde pourra s'en passer la fantaisie; il n'y a rien de plus aisé sur la terre. [1577] Si un mot me gêne dans ce vers-ci, je le mets dans l'autre, et ainsi de suite vous suivez bien mon raisonnement. [1578] RODOLPHE Oui, monsieur, parfaitement. [1579] MADAME DE M--- Il est fort simple. [1580] LE MARI Et alors je parais plein de hardiesse et de génie. [1581] Allez, allez, je les connais bien tous les principes subversifs de vos novateurs rétrogrades, suivant la belle expression de M. [1582] de Jouy. [1583] Est-ce de M. [1584] Jouy la belle expression ? [1585] RODOLPHE, apoplectique et se coupant la langue avec les dents. [1586] Je ne sais pas au juste; je crois pourtant qu'elle est de M. [1587] Etienne, si elle n'est pas de M. [1588] Arnault; mais, assurément, elle est d'un de ces trois, à moins cependant qu'elle ne soit de M. [1589] Baour-Lormian, ce qui n'a rien d'improbable. [1590] LE MARI Hé! hà! hihi! vous en voulez furieusement à ces messieurs, vous avez une vieille dent contre eux; mais vous deviendrez sage en prenant des années. [1591] Il n'y a rien qui mette du plomb dans la tête comme huit ou dix ans de plus, et vous finirez par être de l'Institut comme un autre. [1592] RODOLPHE Ainsi soit-il. [1593] LE MARI Cela rapporte dix-huit cents francs. [1594] Dix-huit cents francs sont toujours bons à prendre. [1595] RODOLPHE Ceci est vrai comme de l'algèbre. [1596] LE MARI Et les jetons de séance, qui sont très-commodes pour jouer aux cartes. [1597] J'ai un de mes amis académicien qui en a plein un grand sac. [1598] A propos de cartes, si nous jouions une partie d'écarté ? que vous en semble, Rodolphe ? [1599] RODOLPHE, la figure aussi longue que le mémoire de son tailleur. [1600] Mais je suis à votre disposition pour cela comme pour autre chose. [1601] MADAME DE M---, ayant pitié de Rodolphe, et n'étant pas fâchée de contrarier son mari en rendant service à son amant. [1602] Fi donc! messieurs, vous êtes insupportables avec vos cartes. [1603] Ne sauriez-vous rester une minute sans jouer ? [1604] Vous allez donc me laisser là à ne rien dire! [1605] LE MARI, du ton le plus obséquieux. [1606] Ma toute bonne, je te ferai observer que tu deviens d'un égoïsme vraiment insociable; tu nous regarderas, et tu nous conseilleras. [1607] Tu vois bien que monsieur se meurt d'envie de faire une partie avec moi. [1608] N'est-ce pas, monsieur Rodolphe ? [1609] RODOLPHE, d'une voix caverneuse, et qui semble sortir de dessous terre comme celle de l'ombre dans Hamlet. [1610] Certainement, je meurs d'envie de faire une partie avec vous. [1611] Le mari arrange la table, et gagne tout l'argent à Rodolphe, qui ronge son frein et n'ose éclater; ce qui prouve que Dieu ne reste pas oisif là-haut dans sa stalle au paradis, mais qu'il veille avec soin sur les actions des mortels, et punit tôt ou tard l'homme peu délicat qui a osé convoiter l'âne, le baeuf ou la femme de son prochain. [1612] Madame de M--- bâille horriblement; le mari déguise à peine sa joie et se frotte les mains de l'air le plus triomphal; Rodolphe a la physionomie la plus piteuse du monde, et pourrait très bien poser pour un "ecce homo". [1613] Il est tantôt minuit, et l'aiguille n'a plus qu'un pas à faire pour attraper l'X. [1614] Rodolphe se lève, prend son chapeau; le mari le reconduit, et madame de M--- trouve à peine le temps de lui serrer la main à la dérobée, et de lui jeter dans le tuyau de l'oreille cette phrase courte, mais significative : - A demain, mon ange, et de bonne heure. [1615] Heureux Rodolphe, il y a bien de quoi consoler de la perte de quelques écus de cent sous à l'effigie de Napoléon ou de Charles X; car, en ce temps-là le roi-citoyen n'était pas inventé. [1616] Le lecteur aura sans doute remarqué que ces dernières pages ne valent pas le diable; cela n'est pas difficile à voir. [1617] Tout cela est d'un fade et d'un banal à vous donner des nausées : on dirait d'une comédie de M. [1618] Casimir Bonjour. [1619] Le style est de la platitude la plus exemplaire, et cet interminable dialogue n'est autre chose qu'un tissu de lieux les plus communs qu'il soit. [1620] Il n'y a pas un seul trait spirituel, et levant la paille, l'auteur qui a écrit cela n'est qu'un petit grimaud à qui il faudrait donner du pied au cul, et dont on devrait jeter le livre au feu. [1621] Mais, à bien considérer les choses comme elles sont, on verra que la faute n'en est peut-être pas entièrement à l'auteur, et que, voulant retracer avec fidélité une situation banale, il a été forcé d'être banal; car je vous prie de croire, ami lecteur, qu'il hait le commun autant que vous, pour le moins, et qu'il n'y tombe qu'à son corps défendant; il a été trompé comme vous, il ne s'imaginait pas avoir à écrire une histoire aussi ordinaire, en entreprenant celle d'un jeune homme aussi excentrique que notre ami Rodolphe. [1622] Il croyait que les situations énergiques et passionnées allaient abonder sous sa plume, et qu'un individu muni de barbe, de moustaches, de cheveux à la Raphaël, de plusieurs dagues, d'un coeur d'homme et d'une peau olivâtre, devait avoir de tout autres allures qu'un épicier gros, gras, rasé de frais, et guillotiné quotidiennement par son col de chemise. [1623] O Rodolphe! ô Rodolphe!! ô Rodolphe!!! tu te vautres dans la prose comme un porc dans un bourbier. [1624] Tu as fait un calembourg et plusieurs madrigaux, tu as eu une bonne fortune, et tu as joué aux cartes; et, pour mettre le comble à ces monstruosités, tu as dit du mal d'une pièce romantique. [1625] Repasse dans la tête toute ta soirée, et rougis, si tu peux rougir encore. [1626] Tu es entré par la porte comme un homme, tu t'es assis sur la causeuse comme un bourgeois, et tu as triomphé comme un second clerc d'huissier. [1627] Pourtant c'était là une belle occasion de te servir de ton échelle de soie, et de casser un carreau avec ta main enveloppée d'un foulard. [1628] Et tu n'as pas pris l'occasion aux cheveux, passionné Rodolphe! [1629] Tu n'aurais eu ensuite qu'à pousser ta belle dans un cabinet, où tu l'aurais violée avec tout l'agrément possible. [1630] Tu n'avais qu'à vouloir pour faire de l'Antonysme première qualité, mais tu n'as pas voulu : c'est pourquoi je te méprise et te condamne à peser du sucre pendant l'éternité. [1631] Le pauvre jeune homme faisait toutes ces réflexions, ou à peu près, en s'en revenant chez lui. [1632] Comment, moi, Rodolphe; moi, majeur; moi, beau garçon; moi, poëte, avec une femme qu'un Italien prendrait pour une Italienne, une femme ornée d'un mari et de tout ce qu'il faut pour établir une scène, avec une dague de Tolède ou peu s'en faut, et le plus grand désir d'en faire usage, je ne puis parvenir à me procurer le plus petit événement, le plus petit incident dramatique! c'est à en mourir de honte et de dépit. [1633] J'ai beau faire, tout s'emboîte le plus naturellement du monde. [1634] J'attaque la femme, elle ne me résiste pas; je veux entrer par la fenêtre, on me donne la clef de la porte. [1635] Le mari, au lieu d'être jaloux de moi, me donnerait sa femme à garder : il tombe du ciel et me prend presque sur le fait, il s'obstine à ne pas voir ce qui lui crève les yeux, et les coussins au pillage, et sa femme toute rouge et toute blanche, et moi dans l'état physique et moral le plus équivoque, il ne tire aucune induction de rien. [1636] Au lieu de me poignarder ou de me jeter par la croisée comme la décence l'exigeait, au lieu de traîner sa femme par les cheveux tout autour de la chambre ainsi qu'un mari dramatique doit faire, il me propose de jouer à l'écarté, et me gagne plus d'argent qu'il ne m'en faudrait pour me soûler à mort moi et tous mes amis intimes. [1637] Je vois décidément que je suis né pour être un marchand de chandelles, et non pour être un second tome de lord Byron. [1638] Ceci est douloureux, mais c'est la vérité. [1639] Oh! mon Dieu! que faire de cette poésie qui bouillonne dans mon sein et qui dévore mon existence ? où trouver une âme qui comprenne mon âme, un cœur qui réponde à mon cœur ? [1640] Lorsque Rodolphe rentra chez lui, il entendit ses chats qui miaulaient du ton le plus piteux du monde Tom en faux bourdon, la petite chatte blanche en contralto, et son chat angora avec une respectable voix de tenor qu'eût enviée Rubini. [1641] Ils vinrent à lui d'un air de contentement ineffable, Tom faisant chatoyer ses grandes prunelles vertes, la petite chatte en faisant le gros dos, le chat angora en dressant sa queue comme un plumet, et ils lui souhaitèrent sa bienvenue au mieux qu'ils purent. [1642] Mariette vint aussi; mais elle avait l'air triste, et lorsque Rodolphe, après l'avoir baisée au front assez distraitement, lui mit la main sur l'épaule pour passer dans sa chambre, au lieu de la hausser amicalement pour lui en éviter la fatigue, elle s'affaissa de telle sorte, que la main de Rodolphe glissa et retomba au long de son corps. [1643] Rodolphe, occupé de tout autre chose, ne fit pas attention à ce mouvement, et se coucha d'assez mauvaise humeur pour un homme qui vient d'avoir une bonne fortune. [1644] Mariette, avant de se retirer, tracassa long-temps dans la chambre, remua des porcelaines, ouvrit et ferma plusieurs tiroirs, et mit tout en oeuvre pour attirer l'attention de Rodolphe, et peut-être pour se faire engager à rester; mais Rodolphe avait d'excellentes raisons pour n'en rien faire. [1645] Voyant qu'elle n'y parvenait pas, elle prit le bougeoir, et se retira en jetant sur son maître, plus d'à moitié endormi, un long regard plein d'amour et de colère. [1646] Le lendemain matin, quand Mariette entra pour lui apporter à déjeuner, Rodolphe fit cette remarque qu'elle avait les yeux rouges. [1647] RODOLPHE Comme vous avez les yeux rouges, Mariette! [1648] MARIETTE Moi, monsieur ? [1649] RODOLPHE Oui, vous. [1650] MARIETTE C'est apparemment que j'aurai mal dormi, ou que je viens de les frotter. [1651] RODOLPHE On dirait, en vérité, Mariette, que vous venez de pleurer. [1652] MARIETTE Pourquoi donc pleurer? il ne m'est pas mort de parent, que je sache. [1653] RODOLPHE Ce ne serait pas une raison pour pleurer, bien au contraire. [1654] Votre chocolat est détestable, il sent le brûlé d'une lieue à la ronde. [1655] MARIETTE J'ai fait de mon mieux. [1656] RODOLPHE Votre mieux est fort mal. [1657] Vous n'avez pas mis de sucre dans mon eau. [1658] MARIETTE Ah! mon Dieu! je n'y avais pas pensé. [1659] RODOLPHE A quoi pensez-vous donc ? [1660] Mariette, levant sur lui ses longues paupières, le regarda avec une expression si indéfinissable de douleur et de reproche, que Rodolphe ne put s'empêcher d'être ému et troublé, et, se repentant de lui avoir parlé avec dureté, lui fit quelques caresses, et lui dit quelques mots qui, dans la bouche d'un maître, pouvaient passer pour des excuses. [1661] Mariette se retira, et Rodolphe, demeuré seul, se prit, tout en tirant les moustaches de son vieux chat, à gémir sur sa malheureuse destinée. [1662] Lui qui s'était bâti d'avance un roman plein de scènes dramatiques et de péripéties sanglantes, rencontrer dans son chemin une coquette véritable, et un mari encore plus véritable. [1663] De la plus belle situation du monde, n'avoir pu faire jaillir la moindre étincelle de passion : il y avait réellement de quoi se pendre. [1664] Trois heures sonnèrent. [1665] Il se rappela que madame de M--- l'avait prié de venir de bonne heure, il s'habilla, et se dirigea vers la maison de sa princesse; mais, au lieu de marcher du pas leste et bref d'un amoureux, il allait comme un limaçon, et l'on eût plutôt dit d'un écolier qui rampe à contre-coeur jusqu'au seuil de l'école, que d'un galant en bonne fortune. [1666] Il fut bien reçu, cela est inutile à dire. [1667] Au reste, cette entrevue ne différa en rien de la première, sauf les préliminaires qui furent singulièrement abréviés. [1668] Rodolphe se comporta très honorablement pour un homme qui s'était déjà comporté très-honorablement la veille; cependant nous devons à la postérité de l'informer qu'il y eut plus de dialogue et moins de pantomime, quoique cette substitution n'eût pas tout-à-fait l'air d'être du goût de madame de M---. [1669] Ce serait ici le lieu de placer une belle dissertation; Pourquoi les femmes aiment plus après, et les hommes avant ? [1670] Je ne crois pas que cela tienne, comme elles le disent, à ce qu'elles ont l'âme plus élevée et les sentimens plus délicats. [1671] Un pauvre diable d'homme, qui a eu ce qu'on appelle une bonne fortune, est souvent bien infortuné, surtout s'il a le malheur de voir sa maîtresse tous les jours. [1672] Il y a une certaine amabilité qu'il est fort malaisé d'avoir à heure fixe, et c'est ce que les femmes ne veulent pas comprendre; il est vrai qu'elles peuvent toujours être aimables dans ce sens-là, du moins, et c'est une des mille raisons pourquoi j'ai toujours désiré d'être femme. [1673] Somme toute, il est bien plus aisé d'être amoureux en expectative, qu'amoureux en fonction. [1674] Dire : J'aime, est beaucoup moins pénible que de le prouver, avec cela que chaque preuve que l'on en donne rend la suivante plus difficile. [1675] Quoiqu'il en soit, madame de M--- trouva encore Rodolphe charmant, et dut s'avouer qu'elle n'avait jamais été aimée ainsi. [1676] Le mari revint : on dîna, et l'on partit ensemble vertueusement, patriarcalement et bourgeoisement pour la première représentation de la pièce. [1677] Rodolphe afficha madame de M--- de la manière la plus indécente, et fit tout ce qu'il put pour exciter la jalousie du mari; celui-ci, charmé d'être allégé du soin de sa femme, s'obstinait à ne rien voir, et madame de M--- ne se contraignait guère pour répondre aux agaceries de Rodolphe. [1678] Décidément, ce mari-là était pétri d'une pâte sans levain. [1679] Rodolphe rentra chez lui furieux, et ne sachant que faire pour forcer M. [1680] de M--- à s'othellotiser un tant soit peu. [1681] Un éclair soudain lui illumina le cerveau. [1682] Il se donna un grand coup de poing sur le front, et renversa sa table par terre d'un coup de pied, comme quelqu'un qui vient d'avoir une idée phosphorescente. [1683] Pardieu! c'est cela, je suis un grand sot de ne pas y avoir songé plus tôt. [1684] Holà! [1685] Mariette, holà! une plume, de l'encre et du papier. [1686] Mariette releva la table, et mit dessus tout ce qu'il fallait pour écrire. [1687] Rodolphe passa deux ou trois fois la main dans ses cheveux, roula les yeux, ouvrit les narines comme une sibylle sur le trépied, et commença ainsi : Monsieur, Il y a de par le monde une espèce de gens que je ne saurais honnêtement qualifier, qui cachent sous des dehors aimables la plus profonde démoralisation. [1688] Pour eux, il n'y a rien de respectable, les choses les plus sacrées sont tournées en dérision, l'innocence des filles, la chasteté des femmes, l'honneur des maris, tout ce qu'il y a de pur et de saint au monde, leur est sujet de risée et de plaisanterie; ils s'introduisent dans les familles, et avec eux la honte et l'adultère. [1689] J'ai appris avec douleur, monsieur, que vous receviez chez vous un nommé Rodolphe. [1690] Cet individu, que j'ai eu l'occasion de connaître et d'étudier à fond, est un homme extrêmement dangereux : sa réputation est fort mauvaise, et il vaut encore moins que sa réputation. [1691] Ses moeurs sont on ne peut plus dépravées et se dépravent de jour en jour; il n'y a pas de noirceur dont il ne soit capable : c'est littéralement ce qu'on appelle un drôle. [1692] Il est connu pour le nombre de femmes qu'il a séduites et perdues; car, malgré tous ses défauts, il ne manque ni d'esprit, ni de beauté, ce qui le rend doublement à craindre. [1693] Si vous m'en croyez, monsieur, vous le surveillerez de près ainsi que madame votre femme. [1694] Je souhaite de tout mon ceeur qu'il ne soit pas déjà trop tard. [1695] Quelqu'un qui s'intéresse sincèrement à votre honneur. [1696] Adresse de la lettre. [1697] A M. [1698] de M---, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, n° ---. [1699] En ville. [1700] Rodolphe cacheta son étrange missive, l'envoya à la poste, et se frotta la main d'un air aussi réjoui qu'un membre du Caveau qui vient d'achever son dernier couplet. [1701] Par saint Alipantin! ceci est bien la scélératesse la plus machiavélique qui ait jamais été ourdie par un homme ou par une femme. [1702] Certainement c'est un moyen nouveau, et je ne pense pas qu'il ait encore été employé. [1703] O ter quaterque! avoir fait du nouveau sous ce soleil où rien n'est nouveau, et cela avec la chose la plus usée du monde, une lettre anonyme, le pont aux ânes, la ressource de tous les petits intrigailleurs et machinateurs subalternes. [1704] Vraiment, je me respecte infiniment moi-même, et si je le pouvais, je me mettrais à genoux devant moi. [1705] Se dénoncer soi même au mari, cela est parfaitement inédit. [1706] S'il ne devient pas jaloux à ce coup, c'est qu'il est créé pour ne pas l'être, et je veux le proclamer comme le plus indifférent en matière de mariage qu'il y ait eu depuis Adam, le premier marié, et le seul de tous qui soit à peu près certain de n'avoir pas été cocu, attendu qu'il était le seul homme. [1707] Ce qui n'est toutefois pas une raison, car l'histoire du serpent et de la pomme me parait terriblement louche, et doit nécessairement cacher quelque allégorie cornue. [1708] Ou le vieillard stupide dissimulera, épiera et nous prendra "flagrante delicto", ou il éclatera sur-le-champ, et de toutes les manières il me fournira deux ou trois scènes poétiques et passionnées. [1709] Peut-être jettera-t-il madame de M--- par la fenêtre et me poignardera-t-il, cela aurait vraiment une tournure espagnole ou florentine qui me siérait à ravir. [1710] O cinquième acte tant rêvé, que j'ai poursuivi si opiniâtrément à travers toute la prose de la vie, que j'ai préparé avec tant de soin et de peine, te voilà donc arrivé! [1711] Je ne ferai donc plus de l'Antonysme à la Berquin; je m'en vais devenir un héros de roman, et cela en réalité. [1712] Vienne un autre Byron, et je pourrai poser pour une autre Lara; j'aurai du remords et du sang au fond de ma destinée, et chaque poil de mes sourcils froncés couvrira un crime sous son ombre : les petites filles oublieront de sucrer leur thé en me regardant, et les femmes de trente ans songeront à leurs premiers amours. [1713] Rodolphe s'en fut le lendemain chez M. [1714] de M---, fondant les plus grandes espérances sur son stratagème; il s'attendait à voir une scène de désolation, madame de M--- tout en pleurs et convenablement échevelée, le mari les poings crispés et arpentant la chambre d'un air mélodramatique : rien de tout cela. [1715] Madame de M--- en peignoir blanc, coiffée avec un soin remarquable, lisait un journal de modes dont la gravure était tombée à terre, et que M. [1716] de M--- ramassait le plus galamment du monde. [1717] Rodolphe fut aussi surpris que s'il avait vu quelque chose d'extraordinaire; il en resta les yeux écarquillés sur le seuil de la porte, incertain s'il devait entrer ou sortir. [1718] Ah! c'est vous, Rodolphe! fit le mari; enchanté de vous voir. [1719] Et il n'y avait réellement rien de méphistophélique dans la manière dont il disait cela. [1720] Bonjour, monsieur Rodolphe, fit madame de M---; vous arrivez à propos, nous nous ennuyons à périr. [1721] Que savez-vous de neuf ? [1722] Et il n'y avait réellement rien de contraint ou d'embarrassé dans la manière dont elle disait cela. [1723] Diable! diable! voici qui est prodigieux, murmura intérieurement Rodolphe. [1724] Est-ce que par hasard il n'aurait pas reçu ma lettre ? [1725] Ce vieux drôle a un air de sécurité tout-à-fait insultant. [1726] La conversation roula pendant quelque temps sur des choses si insignifiantes, que ce serait une cruauté hors de propos que d'en assassiner le lecteur. [1727] Nous la prenons à l'endroit intéressant. [1728] LE MARI A propos, Rodolphe, vous ne savez pas une chose ? [1729] RODOLPHE Je sais plusieurs choses, mais je ne sais pas celle dont vous me voulez parler, ou du moins je ne m'en doute pas. [1730] LE MARI Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille. [1731] RODOLPHE Frédérick a chanté juste ? [1732] LE MARI Non. [1733] RODOLPHE Onuphre est devenu raisonnable ? [1734] LE MARI Non. [1735] RODOLPHE Théodore a payé ses dettes ? [1736] LE MARI Plus drôle que cela. [1737] RODOLPHE Un cheval de fiacre a pris le mors aux dents ? un académicien a composé une ode lyrique ? [1738] LE MARI Toujours romantique; vous êtes vraiment incorrigible. [1739] Mais ce n'est pas cela : allons, devinez. [1740] RODOLPHE Je m'y perds. [1741] LE MARI, avec triomphe. [1742] Mon ami, vous êtes un scélérat. [1743] RODOLPHE, au comble de la joie. [1744] A part) Enfin, voilà la scène qui arrive. [1745] Haut. [1746] Je suis un scélérat! [1747] LE MARI, toujours de plus en plus radieux. [1748] Vous êtes un scélérat! la chose est connue; vous avez une réputation infâme, et vous êtes pire que votre réputation. [1749] RODOLPHE, charmé, mais affectant un air de dignité blessée. [1750] Monsieur, vous venez de me dire des choses bien étranges : je ne sais ---. [1751] LE MARI, riant aux éclats, et faisant avec son nez plus de bruit que les sept trompettes devant Jéricho. [1752] Hi ! hi ! ho! ho! ah! ah! [1753] Mais c'est qu'il a un air d'innocence, ce jeune scélérat! les plus matois s'y tromperaient. [1754] Hi! hi! c'est comme Hippolyte devant Thésée. [1755] Allons, la main sur votre estomac, le bras en l'air, Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon coeur. [1756] Hé! romantique, vous voyez que je sais mon Racine. [1757] RODOLPHE, à demi-voix. [1758] Vieillard stupide, il l'aime. [1759] Hé! classique, tu vois que je sais mon Hugo. [1760] Haut, et du ton le plus sépulcral. [1761] Monsieur, votre gaîté est pour le moins intempestive. [1762] MADAME DE M--- Tu es insupportable avec tes rires. [1763] RODOLPHE Faites-nous la grâce de nous communiquer le motif de votre hilarité, afin que nous la partagions. [1764] LE MARI Permettez-moi de déboutonner mon gilet, j'ai mal aux côtes. [1765] D'un ton tragique. [1766] Vous voulez savoir pourquoi je ris, jeune homme ? [1767] RODOLPHE Je ne désire pas autre chose. [1768] LE MARI, du même ton. [1769] Tremblez! [1770] Avec sa voix naturelle. [1771] Approchez, monstre, que je vous dise cela dans le tuyau de l'oreille. [1772] RODOLPHE, digne. [1773] Eh bien! monsieur ? [1774] LE MARI, avec l'accent de J. [1775] Prudhomme. [1776] Vous êtes l'amant de ma femme. [1777] MADAME DE M--- Si vous continuez sur ce ton-là, je m'en vais; vous me direz quand vous aurez fini. [1778] RODOLPHE, jouant l'homme attéré. [1779] L'amant de votre femme ? [1780] LE MARI, Se frottant les mains. [1781] Oui; vous ne saviez pas cela ? [1782] RODOLPHE, naïvement. [1783] A part. [1784] J'en ai eu la première nouvelle. [1785] Haut). [1786] Mon Dieu non! et vous ? [1787] LE MARI Ni moi non plus. [1788] Et de cette façon, je serais le dernier de M. [1789] de Kock, minotaure, comme dit M. [1790] de Balzac. [1791] Il a bien de l'esprit, ce garçon-là; vraiment, ce serait d'un bouffon achevé. [1792] Dans deux ou trois mille ans les commentateurs pourraient être embarrassés dans ce passage, et ils se tortureraient inutilement pour l'interpréter. [1793] Nous leur éviterons cette peine. [1794] En ce temps il venait de paraître un roman de M. [1795] Paul de Kock, intitulé le Cocu. [1796] Ce fut un scandale merveilleux; une affiche colossale se prélassait effrontément à tous les coins de rue et derrière les carreaux de tous les cabinets de lecture. [1797] Ce fut un grand émoi parmi toute la gent liseuse. [1798] Les lèvres pudibondes des cuisinières se refusaient à prononcer l'épouvantable mot. [1799] Toutes les virginités de magasin étaient révoltées, la rougeur monta au front des clercs d'huissiers, il fallait bien pourtant se tenir au courant et demander le maudit roman. [1800] Alors (admirez l'escobarderie!) fut trouvée cette honnête périphrase. [1801] Avez-vous le dernier de M. [1802] de Kock. [1803] Dernier de M. [1804] de Kock, par cette raison, a signifié cocu pendant quinze jours, et c'est à quoi M. [1805] de M--- fait allusion avec sa finesse ordinaire. [1806] RODOLPHE, vexé de voir sa scène tourner en eau de boudin. [1807] C'est d'un bouffon achevé, comme vous le dites fort agréablement. [1808] LE MARI J'ai dit ce serait, et non pas c'est; il y a une furieuse différence de l'indicatif au conditionnel. [1809] Hi! hi! [1810] RODOLPHE Comme il vous plaira, monsieur. [1811] Mais comment avez-vous fait cette découverte importante ? [1812] LE MARI C'est une lettre qu'on m'a écrite, une lettre anonyme encore. [1813] Il n'y a rien que je méprise sur la terre comme une lettre anonyme. [1814] Gresset, le charmant auteur de "Vert-Vert", a dit quelque part: Un écrit clandestin n'est pas d'un honnête homme. [1815] Je suis parfaitement de son avis. [1816] RODOLPHE, gravement. [1817] Il faut être bien infâme pour ---. [1818] LE MARI, tirant la lettre de sa poche. [1819] Tenez, lisez-moi cela. [1820] Qu'en pensez-vous? [1821] Cela n'est pas médiocrement curieux, c'est un vrai style de papier à beurre; c'est probablement quelque cuisinière renvoyée qui aura fabriqué cette belle missive pour me faire pièce et me mettre martel en tête. [1822] RODOLPHE, un peu piqué dans son amour-propre d'auteur. [1823] Il me semble que le style n'est pas aussi mauvais que vous le dites : il est simple, correct, et ne manque pas d'une certaine élégance. [1824] LE MARI Fi donc! il est d'une platitude. [1825] . [1826] . [1827] MADAME DE M---, impatientée. [1828] Messieurs, laissez là cette sotte conversation, c'est à périr d'ennui. [1829] LE MARI, sans l'écouter. [1830] Voyez donc à quoi tient la paix des ménages! [1831] A un fil; c'est effrayant. [1832] Hein! si j'avais été jaloux; mais, heureusement, je ne le suis pas. [1833] Je suis sûr de ma femme comme de moi-même, et d'ailleurs M. [1834] Rodolphe est parfaitement incapable. [1835] . [1836] . [1837] RODOLPHE, de l'air d'un grand homme méconnu. [1838] Ah! monsieur, parfaitement incapable, sans fatuité ---. [1839] MADAME DE M---, à part. [1840] Est-il fat! il grille de raconter toute l'affaire à mon mari pour lui prouver qu'il est capable. [1841] LE MARI, avec un clignement d'yeux excessivement malin. [1842] Quand je dis incapable, ce n'est pas physiquement, c'est moralement que j'entends la chose, mon jeune ami. [1843] MADAME DE M---, d'un ton d'humeur très-!marqué. [1844] En voilà assez là-dessus. [1845] Jetez cette lettre au feu, et qu'il n'en soit plus question. [1846] LE MARI, jetant la lettre au feu et prenant une attitude des plus solennelles. [1847] Voilà le cas que l'on doit faire des lettres anonymes. [1848] RODOLPHE, sentencieusement. [1849] C'est le parti le plus sage. [1850] Décidément, mon pauvre Rodolphe, tu ne pourras parvenir à te procurer la plus petite péripétie; le drame ne veut évidemment pas de toi, et il se sauveaussitôt que tu fais ton entrée; je crains bien qu'il ne te faille rester bourgeois toute ta vie, et après ta mort jusqu'au jugement dernier; car ta passion d'artiste n'est, il faut bien l'avouer, qu'un menu fait de cocuage bien bête et bien commun, un épicier, un caporal de la garde nationale, ne font pas autrement les cocus. [1851] Vrai Dieu! la vergogne te devrait prendre d'en user de la sorte. [1852] Si j'étais toi, je me serais déjà pendu une vingtaine de fois. [1853] Il n'y a donc pas de corde, pas de fusil, pas de mortier, pas de tromblon, pas de dague, pas de rasoir, pas de septième étage, pas de rivière; les couturières amoureuses ont donc fait monter le charbon à un prix excessif et au-dessus de tes moyens, que tu restes là à fumer le cigarre de ta vie comme un étudiant après avoir joué sa poule ? [1854] O lâche! ô couard! jette-toi dans les latrines, comme feu l'empereur Héliogabale, si tu trouves les autres genres de mort que je viens de te proposer trop ponsifs et trop académiques. [1855] Mon cher Rodolphe, je t'en supplie à deux genoux, fais-moi l'amitié de te tuer. [1856] Un suicide, quoique la chose soit assez commune et menace de devenir mauvais genre, a toujours une certaine tournure, et produit un effet assez poétique; cela te releverait peut-être un peu aux yeux de mes lecteurs, qui te doivent trouver un bien misérable héros. [1857] Puis, ta mort me procurerait l'ineffable avantage de me dispenser d'écrire le reste de ta vie. [1858] Je pourrais poser au bas de cette histoire interminable le bienheureux mot FIN, qui n'est pas, à coup sûr, attendu avec plus d'impatience par le lecteur que par moi, ton illustre biographe. [1859] D'ailleurs, il fait un temps le plus beau du monde, et je t'assure, ô Rodolphe, que j'aimerais mille fois mieux m'aller promener au bois que de faire trotter ma plume éreintée et poussive tout le long de ces grandes coquines de pages. [1860] Ici, je pourrais faire une vingtaine de lignes en prose poétique, comme les feuilletonistes ont l'habitude d'en faire chaque printemps sur le malheur qu'ils ont d'être obligés de voir des vaudevilles et des opéras comiques, et de ne pouvoir s'en aller à la campagne à Meudon ou à Mont-morency. [1861] Mais je résisterai vertueusement à la tentation, et je ne parlerai ni du ciel bleu, ni des rossignols, ni des lilas, ni des pêchers, ni des pommiers, ni en général d'aucun légume quelconque; c'est pourquoi je demande que l'univers me vote des remerciements, et me décerne une couronne civique. [1862] Et pourtant cela m'aurait été fort utile pour remplir cette feuille, où je ne sais en vérité que mettre, et l'imprimeur est là, dans l'antichambre, qui demande de la copie, et allonge ses griffes noires comme un vautour à jeun. [1863] Considérez, lecteurs et lectrices, que je n'ai pas, comme les autres auteurs mes confrères, la ressource des clairs de lune et des couchers de soleil, pas la plus petite description de château, de forêt ou de ruines. [1864] Je n'emploie pas de fantômes, encore moins de brigands; j'ai laissé chez le costumier les pantalons mi-partis, et les surcots armoriés; ni bataille, ni incendie, ni rapt, ni viol. [1865] Les femmes de mon livre ne se font pas plus violer que la vôtre ou celle de votre voisin, ni meurtre, ni pendaison, ni écartellement, pas un pauvre petit cadavre pour égayer la narration et étouper les endroits vides. [1866] Vous voyez combien je suis malheureux, obligé tous les deux jours de fournir, jusqu'à ce que mort s'ensuive une feuille in-octavo de vingt-six lignes à la page, et de trente-cinq lettres à la ligne. [1867] Et tel soin que je prenne de faire de petites phrases, et de les couper par de fréquents alinéas, je ne puis guère voler qu'une vingtaine de lignes et une centaine de lettres à mon respectable éditeur, n'ayant pas eu l'idée de diviser mon histoire en chapitres, ou du moins ne l'ayant eu que trop tard. [1868] D'ailleurs, ce qui rend ma tâche encore plus difficile, je suis décidé à ne mettre dans ce volume que des choses mathématiquement admirables. [1869] Avec des connaisseurs comme vous, je ne puis farcir ma dinde de marrons au lieu de truffes; vous êtes trop fins gourmets pour ne pas vous en apercevoir tout de suite, et vous crieriez haro sur moi, ce que je veux éviter par-dessus toute chose. [1870] Rodolphe sortit tout désespéré de la platitude et du peu de tournure de la scène sur laquelle il avait tant compté. [1871] Il marchait devant lui, son mouchoir mettant le nez hors de sa poche, son chapeau en arrière, sa cravate dénouée, ses deux pouces dans les goussets de sa culotte, dans l'attitude physique et morale d'un homme anéanti. [1872] Il se heurta contre quelque chose de trop flasque pour être une muraille, et de trop dur pour être une nourrice, et il vit, à son grand ébahissement, que ce n'était autre chose que son ami Albert. [1873] RODOLPHE Sacredieu! tu devrais bien prendre garde quand tu marches à ce que tu as devant toi. [1874] ALBERT Voici une morale assez déplacée, d'autant que tu allais le nez en terre comme un porc qui cherche des truffes. [1875] RODOLPHE Merci de la comparaison; elle est flatteuse. [1876] ALBERT Un porc qui trouve des truffes vaut bien, ou je meure, un poëte qui ne trouve que des rimes. [1877] RODOLPHE De bonnes truffes sont bonnes, ceci est incontestable; mais de bonnes rimes ne sont pas à dédaigner, surtout par le temps qui court : une bonne rime est la moitié d'un vers. [1878] ALBERT Et qu'est-ce qu'un vers tout entier? [1879] Tu as beau faire, la rime est une viande bien creuse; et si tu farcissais une poularde de rimes au lieu de truffes, je crois que personne ne goûterait l'innovation. [1880] RODOLPHE Et si je mettais une truffe au lieu d'une rime au bout de chaque vers ? [1881] ALBERT Malgré tout le respect que je te dois, je crois que le débit en serait beaucoup plus sûr que de l'autre manière. [1882] RODOLPHE Parlons d'autre chose : voilà assez de concetti dépensés en pure perte. [1883] Puisque nous sommes seuls, nous n'avons pas besoin d'avoir d'esprit; cela est bon devant les bourgeois qu'on veut illusionner, et non autre part. [1884] ALBERT Soyons bêtes, puisque tu le veux; cela est pourtant plus difficile. [1885] Pour y parvenir plus aisément, je ne vais faire que te servir d'écho. [1886] RODOLPHE Où allais-tu ? [1887] ALBERT Où allais-tu ? [1888] RODOLPHE Chez toi. [1889] ALBERT Chez toi. [1890] RODOLPHE Te demander de me rendre un service ---. [1891] ALBERT, vivement, et ne faisant plus l'écho. [1892] Mon cher ami, tu ne peux plus mal tomber, je n'ai pas le sou en ce moment-ci; en toute autre occasion, tu peux compter sur moi; mais il y a marée basse dans mes poches : nous sommes au quinze, et j'ai déjà mangé tout l'argent du mois. [1893] RODOLPHE Qui te parle d'argent ? c'est un service d'homme que je te demande. [1894] ALBERT Ah! c'est différent. [1895] Faut-il te servir de second dans un duel ? je te montrerai une botte ---. [1896] RODOLPHE Hélas! ce n'est pas pour cela. [1897] ALBERT Faut-il te faire un article laudatif sur tes dernières poésies ? je suis prêt. [1898] Tu vois que je suis un homme dévoué. [1899] RODOLPHE Un plus grand service que tout cela. [1900] Tu connais madame de M---. [1901] ? [1902] ALBERT Belle question! c'est moi qui te l'ai fait connaître. [1903] RODOLPHE Tu connais aussi M. [1904] de M--- ? [1905] ALBERT La moitié, au moyen de quoi elle fait un tout, vulgairement parlant l'époux d'icelle, je le connais comme le mari de ma mère. [1906] RODOLPHE Tu sais aussi que j'ai une passion pour madame de M--- ? [1907] ALBERT Par les tripes du pape, je le sais! je l'ai vue toute petite, ta passion; elle est venue au monde devant moi, au balcon de l'Opéra, ayant pour mère une bouteille de vin d'Espagne, et pour père un bol de punch. [1908] Je l'ai enveloppée des langes de mon amitié, je l'ai bercée, je l'ai choyée jusqu'à ce qu'elle ait été grande fille et capable de marcher toute seule; j'ai entendu ses premiers bégaiemens, et j'ai lu les premiers vers qu'elle ait bavés - ils étaient assez méchants par parenthèse -. [1909] Tu vois que je suis parfaitement au courant. [1910] RODOLPHE Ecoute, et tâche d'être sérieux, si tu peux, au moins une fois dans ta vie. [1911] ALBERT Je le serai cette fois, et une autre avec, seulement, c'est quand je mourrai ou que je serai marié. [1912] RODOLPHE Je voulais me donner une tournure artiste, je voulais mêler un peu de poésie à ma prose, et je croyais qu'il n'y avait rien de meilleur pour cela qu'une belle et bonne passion bien conditionnée. [1913] Je me suis épris de madame de M---, sur la foi de sa peau brune et de ses yeux italiens; je ne pensais pas qu'avec des symptômes si évidents de fougue et de passion, l'on pût être aussi froid qu'une Flamande couleur de fromage, les cheveux roux et les prunelles bleues larges comme des molettes d'éperon; je m'attendais aux élans les plus forcenés, aux explosions les plus volcaniques, à des allures de lionne ou de tigresse. [1914] Mon Dieu! la femme à 1'œi1 noir, aux narines roses et ouvertes, malgré son teint olivâtre et vivace, sa lèvre humide et lascive, a été douce comme un des moutons de madame Deshoulières, et tout s'est passé le plus tranquillement du monde; pas une larme, pas un soupir; un air calme et enjoué à vous faire sauter au plafond. [1915] Je pensais qu'elle me pourrait fournir au moins vingt à trente sujets d'élégies; à grand-peine, en m'aidant de réminiscences de Pétrarque, ai-je pu en faire cinq ou six sonnets, qui, j'espère, me serviront pour une autre fois; car elle comprend autant la poésie que je comprends le grec, et je regarde les vers que je lui ai adressés comme des vers perdus. [1916] Oh! ma pauvre échelle de soie, avec quoi je pensais grimper à son balcon, je vois bien qu'il faut renoncer à se servir de toi, et continuer à passer bêtement par l'escalier comme monsieur le mari. [1917] Enfin, ne sachant plus où donner de la tête pour mouvementer un peu ce drame sans action, je me suis décidé à écrire au mari, sous le voile de l'anonyme, que j'étais du dernier mieux avec sa femme; j'espérais qu'il prendrait de la jalousie et ferait quelque scène, tout cela n'a abouti qu'à une citation de Gresset, et à une invitation de revenir le lendemain. [1918] ALBERT Tout cela est fort douloureux, et je te conseille d'en faire un roman intime en deux volumes in-octavo j'ai un libraire dans ma manche, il ne demanderait pas mieux que de le prendre; mais je ne vois pas autrement en quoi je te puis rendre service. [1919] RODOLPHE M'y voici. [1920] Tu es mon ami intime. [1921] ALBERT C'est un honneur que je partage avec deux ou trois cents autres. [1922] RODOLPHE Eh bien! pour l'amour de moi, fais la cour à madame de M---. [1923] ALBERT A ta maîtresse ? [1924] RODOLPHE Oui. [1925] ALBERT Pardieu! ceci est nouveau. [1926] Je présume que tu veux te moquer de moi. [1927] RODOLPHE En aucune manière. [1928] Ce que je dis est-il donc bouffon? [1929] ALBERT Passablement. [1930] RODOLPHE Je n'ai pas envie de rire, je te jure. [1931] ALBERT Cela peut être; mais tu n'en es pas moins risible. [1932] RODOLPHE Qu'est-ce que cela te fait ? [1933] ALBERT Oh! rien, absolument. [1934] Eh bien! mets que je fais la cour à ta maîtresse : après ? [1935] RODOLPHE Ainsi, tu consens ? [1936] ALBERT Je ne consens pas du tout, c'est une façon de parler seulement pour voir où tu veux en venir. [1937] RODOLPHE Alors je suis jaloux : tu comprends ? [1938] ALBERT Pas le moins du monde; mais fais absolument comme si je comprenais. [1939] RODOLPHE Je suis jaloux, mais jaloux romantiquement et dramatiquement, de l'Othello double et triple. [1940] Je vous surprends ensemble : comme tu es mon ami, le trait serait des plus noirs et la scène se composerait admirablement bien; il serait impossible de trouver rien de plus don Juan, de plus méphistophélique, de plus machiavélique et de plus adorablement scélérat. [1941] Alors je tire ma bonne dague, et je vous poignarde tous les deux, ce qui est très espagnol et très passionné. [1942] Qu'en dis-tu ? [1943] Ici Albert regarde à trois reprises Rodolphe de la tête aux pieds, et des pieds à la tête, après quoi il s'enfuit en faisant des cabrioles et en riant comme un voleur qui voit pendre un juge. [1944] Rodolphe, très scandalisé, ravale sa salive, et tâche de prendre une attitude majestueuse. [1945] Voyant qu'Albert court toujours, il entre dans sa maison, aussi en colère que Géronte après avoir été bâtonné par Scapin. [1946] Cinq ou six jours se passèrent sans qu'il eût occasion de retourner chez madame de M---; il resta chez lui en tête-à-tête avec ses chats et Mariette. [1947] Mariette, qui depuis quelque temps paraissait en proie à quelque souffrance morale, avait perdu ses fraîches couleurs et sa belle gaîté; elle ne chantait plus, elle ne riait plus, elle ne sautait plus par la chambre, et demeurait toute la journée à coudre dans l'embrasure de la fenêtre, ne faisant de bruit non plus qu'une souris. [1948] Rodolphe était on ne peut plus surpris de ce changement, et ne savait à quoi l'attribuer. [1949] N'ayant rien à faire, et la trouvant d'ailleurs plus intéressante avec sa pâleur nacrée et ses beaux yeux battus, il voulut reprendre avec elle ses anciennes privautés; car il est inutile de dire que ses conversations fréquentes avec madame de M--- avaient dû singulièrement nuire à ses dialogues avec Mariette. [1950] Mais celle-ci, loin de se prêter de bonne grâce aux caresses de son maître, ainsi qu'elle le faisait autrefois, se débattit courageusement, et lui glissant entre les doigts comme une vraie couleuvre qu'elle était, elle courut se réfugier dans sa chambre, dont elle ferma la porte en dedans. [1951] Rodolphe tenta d'entamer des négociations à travers le trou de la serrure; mais ce fut une peine perdue, Mariette resta muette comme un poisson. [1952] Rodolphe, voyant que ses belles paroles n'aboutissaient à rien, abandonna la partie, et reprit la lecture qu'il avait interrompue. [1953] Au bout d'une heure, Mariette rentra; elle était habillée, et portait sous son bras un paquet assez gros. [1954] Rodolphe leva la tête, et la vit qui se tenait debout adossée au mur sans proférer une seule parole. [1955] RODOLPHE Que signifie tout ceci, Mariette ? et pourquoi avez-vous un paquet sous le bras ? [1956] MARIETTE Cela signifie que je m'en vais, et que je vous demande congé. [1957] RODOLPHE Congé ? et pourquoi donc ? [1958] N'êtes-vous pas bien ici, et mon service est-il si pénible que vous ne puissiez en venir à bout? [1959] Alors prenez quelqu'un pour vous aider, et restez. [1960] MARIETTE Monsieur, je n'ai pas à me plaindre, et ce n'est pas là le motif pourquoi je vous quitte. [1961] RODOLPHE Est-ce que j'aurais oublié, par hasard, de te payer ton dernier quartier de gage ? [1962] MARIETTE Je ne m'en irais pas pour cela, monsieur. [1963] RODOLPHE Alors, c'est que tu as trouvé une meilleure maison que la mienne. [1964] MARIETTE Non; car je m'en retourne chez nous, chez ma mère. [1965] RODOLPHE Tu ne t'en retourneras pas; car je veux te garder, moi. [1966] Quel est donc ce caprice ? [1967] MARIETTE Ce n'est pas un caprice, ô mon maître! c'est une résolution immuable. [1968] RODOLPHE Une résolution immuable! c'est un singulier mot dans la bouche d'une femme, l'être le plus variable qui soit au monde. [1969] Tu resteras, Mariette. [1970] MARIETTE Je n'ai pas l'esprit qu'il faut pour disserter avec vous; mais tout ce que je sais, c'est que je ne coucherai pas ici. [1971] RODOLPHE C'est ce qui te trompe, ma toute belle; tu y coucheras, et avec moi, encore. [1972] MARIETTE Pour cela, non, ou je ne m'appellerai pas Mariette. [1973] RODOLPHE Eh bien! appelle-toi Jeanne, et qu'il n'en soit plus parlé. [1974] Sais-tu, Mariette, que tu deviens monstrueusement vertueuse! si cela continue, on te pourra mettre au calendrier comme vierge et martyre. [1975] C'est pourtant quelque chose de bien ignoble et de bien rococo que la vertu, et je ne comprends pas à propos de quoi tu t'avises d'en avoir, étant passablement jolie et n'ayant guère que vingt ans. [1976] Laisse la vertu aux vieilles et aux difformes, celles-là seules font bien d'en avoir, et l'on doit les en remercier; mais avec de beaux yeux comme ceux-ci et une gorge comme celle-là, tu n'as pas le droit d'être vertueuse, et tu aurais mauvaise grâce à vouloir l'être. [1977] Allons, mauvaise, jette là ton paquet et ne fais plus la bégueule; embrassons-nous, et soyons bons amis comme par le passé. [1978] MARIETTE Je ne vous embrasserai pas; laissez-moi, monsieur; allez embrasser madame de M---. [1979] RODOLPHE J'en viens, et n'ai guère envie d'y retourner. [1980] MARIETTE Oh! les hommes, voilà comme ils sont, celle-ci et celle-là, tout leur est bon, et celle qui se trouve au devant de leurs lèvres est toujours la préférée. [1981] RODOLPHE Tu philosophes avec une profondeur tout-à-fait surprenante, et ces hautes réflexions ne seraient pas déplacées dans un opéra comique. [1982] Or, tu te trouves au-devant de ma bouche, donc je te préfère. [1983] MARIETTE, laissant aller son paquet et se défendant faiblement. [1984] Monsieur Rodolphe, je vous en prie, n'allez plus chez madame de M---; c'est une méchante femme. [1985] RODOLPHE Tu ne la connais pas, comment peux-tu le savoir ? [1986] MARIETTE C'est égal, j'en suis sûre; je ne peux pas souffrir cette femme. [1987] Oh! n'y allez pas, et je vous aimerai bien. [1988] RODOLPHE S'il ne faut que cela, petite, pour te rendre contente, c'est bien facile; mais explique-moi un peu comment cette idée t'est venue d'être jalouse de moi. [1989] Voilà assez long-temps que tu es à mon service, et tu ne t'en étais pas encore avisée. [1990] MARIETTE Comme vous parlez de cela, monsieur! vous riez, et j'ai la mort dans l'âme. [1991] Ah! vous croyez que, pour être votre servante, j'ai cessé d'être femme; si vous avez compté sur cela, vous vous êtes trompé et bien étrangement. [1992] Je sais que cela est bien hardi et bien audacieux à moi de vous aimer, vous, mon maître; mais je vous aime, est-ce ma faute à moi ? je ne vous ai pas cherché, au contraire, et j'ai bien pleuré pour venir avec vous. [1993] Vous m'avez prise toute jeune à ma vieille mère, et vous m'avez amenée ici : me trouvant jolie, vous n'avez pas dédaigné de me séduire. [1994] Cela ne vous a pas été difficile, j'étais isolée, sans défense aucune, vous abusiez de votre ascendant de maître et de ma soumission de servante; et puis, à quoi bon le cacher ? si je ne vous aimais pas encore, je n'avais pas d'autre amour; vous avez le premier éveillé mes sens, et cet enivrement m'a fait supporter des choses que je ne supporterai plus. [1995] Je vous le déclare, je ne veux plus être pour vous un jouet sans conséquence, qu'on prend et qu'on jette là, une chose agréable à toucher comme une étoffe ou une fourrure; je suis lasse de tenir le milieu entre vos chats et votre chien. [1996] Moi, je ne sais pas comme vous séparer mon amour en deux : l'amour de l'âme pour celle-ci, l'amour du corps pour celle-là. [1997] Je vous aime avec mon âme et mon corps, et je veux être aimée ainsi. [1998] Je veux, c'est un étrange mot, n'est-ce pas, de moi à vous, de moi servante à vous maître ? [1999] Mais vous m'avez prise pour être votre servante et non votre maîtresse; si vous l'avez oublié, pourquoi ne l'oublierais-je pas ? [2000] RODOLPHE, à part. [2001] Par la virginité de ma grand'mère, voilà qui se pose assez passionnément. [2002] Haut et d'un ton caressant. [2003] Pauvre Mariette! [2004] A part. [2005] C'est décidé, je quitte l'autre. [2006] MARIETTE, pleurant. [2007] Ah! [2008] Rodolphe, si vous pouviez savoir combien est douloureuse la position où je suis, vous pleureriez comme moi, tout insensible que vous êtes. [2009] RODOLPHE, buvant ses larmes sur ses yeux. [2010] Allons donc, enfant, avec tes pleurs, tu me fais boire de l'eau pour la première fois depuis que j'ai atteint l'âge de raison. [2011] MARIETTE, lui passant timidement le bras autour du col. [2012] Aimer et ne pouvoir le dire, sentir son coeur gros de soupirs et prêt à déborder, et ne pouvoir cacher sa tête sur le sein bien-aimé pour y pleurer à son aise, et n'oser risquer une caresse, être comme le chien l'oreille au guet, 1'œil attentif, qui attend qu'il plaise au maître de le flatter de la main : voilà quel est notre sort. [2013] Oh! je suis bien malheureuse! [2014] RODOLPHE, ému. [2015] Tu es bête comme plusieurs oies. [2016] Qui t'empêche de me dire que tu m'aimes, et de me caresser quand l'envie t'en prend ? ce n'est pas moi, j'espère. [2017] MARIETTE Qu'ont donc les autres femmes de plus que moi ? [2018] Je suis aussi belle que plusieurs qui ont la réputation de l'être beaucoup. [2019] C'est vous qui l'avez dit, Rodolphe; je ne sais si j'ai raison de vous croire, mais je vous crois. [2020] On ne prend guère la peine de flatter sa servante; à quoi bon ? on n'a qu'à dire je veux, cela est plus commode. [2021] Voyez mes cheveux, ils sont noirs et à pleines mains, je vous ai souvent entendu louer les cheveux noirs; mes yeux sont noirs comme mes cheveux, vous avez dit bien des fois que vous ne pouviez souffrir les yeux bleus; mon teint est brun, et si je suis pâle, ô Rodolphe! c'est que je vous aime et que je souffre. [2022] Si vous avez fait la cour à cette femme, c'est parce qu'elle avait un teint brun et des yeux noirs. [2023] J'ai tout cela, Rodolphe, je suis plus jeune qu'elle, et je vous aime plus qu'elle ne peut vous aimer; car son amour est né dans les rires, et le mien dans les larmes, et cependant vous ne faites pas attention à moi; pourquoi ? parce que je suis votre servante, parce que je veille sur vous nuit et jour, parce que je vais au-devant de tous vos désirs, et que je me dérange vingt fois dans une heure pour satisfaire vos moindres caprices. [2024] Il est vrai que vous me jetez au bout de l'année quelques pièces d'argent; mais croyez-vous que de l'argent puisse dédommager d'une existence détournée au profit d'un autre, et que la pauvre servante n'ait pas besoin d'un peu d'affection pour se consoler de cette vie toute de dévouement et d'amertume ? [2025] Si j'avais de beaux chapeaux et de belles robes, si j'étais la femme d'un notaire ou d'un agent de change, vous monteriez la garde sous mon balcon, et vous vous estimeriez heureux d'un coup d'oeil lancé à travers la persienne. [2026] RODOLPHE Je ne suis pas assez platonique pour cela. [2027] Je t'aime plus étant ce que tu es, que la plus grande dame de la terre. [2028] C'est convenu, tu restes ? [2029] MARIETTE Et madame de M---, vous savez ce que j'ai dit! [2030] RODOLPHE Qu'elle aille au diable! je romps avec elle. [2031] A part. [2032] Il y a plus de passion véritable dans cette pauvre fille que dans vingt mijaurées de cette espèce, et d'ailleurs elle est plus jolie. [2033] MARIETTE Vous me promettez donc ---. [2034] RODOLPHE Sur tes yeux et ta bouche. [2035] MARIETTE, avec explosion. [2036] Je reste! [2037] RODOLPHE Çà, notre chambrière, maintenant que vous voilà promue au grade de notre maîtresse en titre, cherchez quelqu'un qui vous remplace et fasse votre ouvrage. [2038] MARIETTE Non, Rodolphe, je veux être ici seule avec vous, et d'ailleurs je vous aime trop pour laisser le soin de vous servir à un autre. [2039] RODOLPHE Tu es une bonne fille, et je suis un grand sot d'avoir été chercher si loin le trésor que j'avais chez moi. [2040] Je t'aime de coeur et de corps, je me sens en humeur tout-à-fait pastorale, et nous allons refaire à nous deux les amours de Daphnis et Chloé. [2041] Il la prend sur ses genoux et la berce comme un petit enfant. [2042] Intrat ALBERT, l'homme positif. [2043] Voilà un groupe qui se compose assez bien; mais je doute fort qu'il fût du goût de madame de M--- si elle le voyait. [2044] RODOLPHE Je voudrais qu'elle le vît. [2045] ALBERT Tu ne l'aimes donc plus RODOLPHE Est-ce que je l'ai aimée ? [2046] ALBERT A vrai dire, j'en doute. [2047] Et ta passion d'artiste ? [2048] RODOLPHE Au diable la passion! je courais après elle, elle est venue chez moi. [2049] ALBERT C'est toujours ainsi. [2050] Je suis charmé de te voir revenu à des sentimens raisonnables. [2051] Je vote des remerciemens à Mariette pour cette cure importante. [2052] MARIETTE Ce n'est pas sans peine, monsieur Albert, que je l'ai opérée. [2053] ALBERT Je le crois, le malade était au plus mal : gare les rechutes. [2054] MARIETTE Oh! j'en aurai bien soin, soyez tranquille. [2055] RODOLPHE N'aie pas peur, ma petite Mariette, tu es trop jolie et trop bonne pour qu'il y ait le moindre danger. [2056] ALBERT O mon ami! il faut être bien fou pour sortir de chez soi dans l'espoir de rencontrer la poésie. [2057] La poésie n'est pas plus ici que là, elle est en nous. [2058] Il y en a qui vont demander des inspirations à tous les sites de la terre, et qui n'aperçoivent pas qu'ils ont à dix lieues de Paris ce qu'ils vont chercher au bout du monde. [2059] Combien de magnifiques poëmes se déroulent depuis la mansarde jusqu'à la loge du portier, qui n'auront ni Homère, ni Byron ! combien d'humbles cœurs se consument en silence, et s'éteignent sans que leur flamme ait rayonné au-dehors! que de larmes ont coulé que personne n'a essuyées! que de passions, que de drames que l'on ne connaîtra jamais, que de génies avortés, que de plantes étiolées faute d'air! [2060] Cette chambre où nous sommes, toute paisible, toute calme, toute bourgeoise qu'elle est, a peut-être vu autant de péripéties, de tragédies domestiques et de drames intérieurs, qu'il s'en est joué pendant un an à la Porte-Saint-Martin. [2061] Des époux, des amants, y ont échangé leurs premiers baisers, des jeunes femmes y ont goûté les joies douloureuses de la maternité; des enfants y ont perdu leur vieille mère. [2062] On a ri et l'on a pleuré, on a aimé et l'on a été jaloux, on a souffert et l'on a joui, on a râlé et l'on est mort entre ces quatre murs : toute la vie humaine dans quelques pieds. [2063] Et les acteurs de tous ces drames, pour n'avoir pas le teint cuivré, un poignard et un nom en i ou en o, n'en avaient pas moins de colère et d'amour, de vengeance et de haine; et leurs cœurs, pour ne pas battre sous un pourpoint ou un corselet, n'en battaient pas moins fort, ni moins vite. [2064] Les dénouements de ces tragédies réelles, pour ne pas être un coup de poignard ou un verre de poison, n'en étaient pas moins pleins de terreurs et de larmes. [2065] Je te le dis, ô mon ami, la poésie, toute fille du ciel qu'elle est, n'est pas dédaigneuse des choses les plus humbles; elle quitte volontiers le ciel bleu de l'orient, et ploie ses ailes dorées au long de son dos pour se venir seoir au chevet de quelque grabat sous une misérable mansarde; elle est comme le Christ, elle aime les pauvres et les simples, et leur dit de venir à elle. [2066] La poésie est partout: cette chambre est aussi poétique que le golfe de Baya, Ischia, ou le lac Majeur, ou tout endroit réputé poétique; c'est à toi de trouver le filon et de l'exploiter. [2067] Si tu ne le peux pas, demande une place de surnuméraire dans quelque administration, ou fais des articles de critique pour quelque journal; car tu n'es pas poëte, et la muse détourne sa bouche de ton baiser. [2068] Regarde, c'est dans ces murs que s'est passée la meilleure partie de ton existence, tu as eu là tes plus beaux rêves, tes visions les plus dorées. [2069] Une longue habitude t'en a rendu familiers les coins les plus secrets : tes angles sortants s'adaptent on ne peut mieux avec leurs angles rentrants; et, comme le colimaçon, tu t'emboîtes parfaitement dans ta coquille. [2070] Ces murailles t'aiment et te connaissent, et répètent ta voix ou tes pas plus fidèlement que tout autre; ces meubles sont faits à toi, et tu es fait à eux. [2071] Quand tu entres, la bergère te tend amoureusement les bras, et meurt d'envie de t'embrasser; les fleurs de ta cheminée s'épanouissent et penchent leur tête vers toi pour te dire bonjour; la pendule fait carillon, et l'aiguille, toute joyeuse, galoppe ventre à terre pour arriver à l'heure dont le son vaut pour toi toutes les musiques célestes, à l'heure du dîner ou du déjeuner; ton lit te sourit discrètement du fond de l'alcôve, et, rougissant de pudeur entre ses rideaux pourprés, semble te dire que tu as vingt ans, et que ta maîtresse est belle; la flamme danse dans l'âtre, les bouilloires bavardent comme des pies, les oiseaux chantent, les chats font ron, ron; tout prend une voix pour exprimer le contentement, le tilleul du jardin allonge ses branches à travers la jalousie pour te donner la main et te souhaiter la bienvenue; le soleil vient au devant de toi par la croisée, et les atomes valsent plus allégrement dans les raies lumineuses. [2072] La maison est un corps dont tu es l'âme et à qui tu donnes la vie : tu es le centre de ce microcosme. [2073] Pourquoi donc vouloir se déplacer et devenir accessoire, lorsqu'on peut être principal ? [2074] O Rodolphe! crois-m'en, jette au feu toutes tes enlumineuses espagnoles ou italiennes. [2075] Une plante perd sa saveur à être changée de climat, les pastèques du Midi deviennent des citrouilles dans le Nord, les radis du Nord des raiponces dans le Midi. [2076] Ne te transplante pas toi-même, ce n'est que dans le sol natal que l'on peut plonger de puissantes et profondes racines : d'un bon et honnête garçon que tu es, ne cherche pas à devenir un petit misérable bandit, à qui le premier chevrier des Abruzzes donnerait du pied au cul, et qu'il regarderait à juste titre comme un niais. [2077] Aime bien Mariette qui t'aime bien, et, sans te soucier si tu as ou non une tournure artiste, fais tes vers comme ils te viendront, c'est le plus sage, et tu te feras ainsi une existence d'homme qui, sans être très-dramatique, n'en sera pas moins douce, et te mènera par une route unie et sablée au but inconnu où nous allons tous. [2078] Si quelqu'un te fait insulte, bats-toi en duel avec lui; mais ne l'assassine pas à la mode italienne, parce que l'on te guillotinerait immanquablement, ce qui me fâcherait fort, car tu vaux trop, quoique tu sois un grand fou. [2079] En faveur de l'amitié que je te porte, pardonne-moi la longue tartine que je viens de te faire avaler, et sur quoi j'étale depuis une heure les confitures de mon éloquence; passe-moi, en outre, une allumette pour allumer ma pipe, et je te voue une reconnaissance égale au service. [2080] Rodolphe fit ce qu'il demandait, et bientôt un nuage de fumée emplit la chambre. [2081] La soirée se passa on ne peut plus joyeusement. [2082] Et Albert se retira fort tard. [2083] Mariette, le lendemain, n'eut qu'un lit à faire, et de nouvelles couleurs commençaient à poindre sur ses joues rondes et potelées. [2084] Et madame de M---, que devint-elle ? [2085] Elle avait déjà pris un amant quand Rodolphe la quitta, le tout par crainte d'en manquer. [2086] Et M. [2087] de M--- ? [2088] Il resta ce qu'il était, c'est-à-dire le plus dernier de M. [2089] de Kock qu'il soit possible d'être, si les façons de plus font quelque chose à l'affaire. [2090] Rodolphe et madame de M--- se rencontrèrent quelquefois depuis dans le monde; ils se traitèrent avec toute la politesse imaginable, et comme des gens qui se connaissent à peine. [2091] La belle chose que la civilisation! [2092] Enfin, nous voilà arrivés au bout de cette admirable épopée, je dis épopée avec une intention marquée; car vous pourriez bien prendre tout ceci pour une histoire libertine, écrite pour l'édification des petites filles. [2093] Il n'en est rien, estimable lecteur. [2094] Il y a un mythe trèsprofond sous cette enveloppe frivole : au cas que vous ne vous en soyez pas aperçu, je vais vous l'expliquer tout au long. [2095] Rodolphe incertain, flottant, plein de vagues désirs, cherchant le beau et la passion, représente l'âme humaine dans sa jeunesse et son inexpérience; madame de M--- représente la poésie classique, belle et froide, brillante et fausse, semblable en tout aux statues antiques, déesse sans cœur humain, et à qui rien ne palpite sous ses chairs de marbre; du reste, ouverte à tous, et facile à toucher malgré ses grandes prétentions et tous ses airs de hauteurs; Mariette, c'est la vraie poésie, la poésie sans corset et sans fard, la muse bonne fille qui convient à l'artiste qui a des larmes et des rires, qui chante et qui parle, qui remue et palpite, qui vit de la vie humaine, de notre vie à nous, qui se laisse faire à toutes les fantaisies et à tous les caprices, et ne fait la petite bouche pour aucun mot, s'il, est sublime. [2096] M. [2097] de M---, c'est le gros sens commun, la prose bête, la raison butorde de l'épicier; il est marié à la fausse poésie, à la poésie classique : cela devait être. [2098] Il est inférieur à sa femme; ceci est un sous-mythe excessivement ingénieux, qui veut dire que M. [2099] Casimir Delavigne est inférieur à Racine, qui est la poésie classique incarnée. [2100] Il est cocu, M. [2101] de M---, cela généralise le type; d'ailleurs, la fausse poésie est accessible à tous, et ce cocuage est tout allégorique. [2102] Albert, qui ramène Rodolphe dans le droit chemin, est la véritable raison, amie intime de la vraie poésie, la prose fine et délicate qui retient par le bout du doigt la poésie qui veut s'envoler de la terre solide du réel, dans les espaces nuageux des rêves et des chimères c'est don Juan qui donne la main à Childe-Harold. [2103] J'espère que voilà une superbe explication à laquelle vous ne vous attendiez guère, garde national de lecteur que vous êtes ? [2104] Je ne sais pas, avec tout cela, si l'histoire de Rodolphe sera de votre goût; mais j'ai assez bonne opinion de vous pour croire qu'en pareille occurrence vous n'eussiez pas hésité entre celle-ci et celle-là. [2105] Elias Wildmanstadius ou l'homme moyen-âge. [2106] Laudator temporis acti. [2107] HORACE La cathédrale rugueuse était sa carapace. [2108] Victor Huco ELIAS WILDMANSTADIUS Parmi les innombrables variétés de jeunes France, une des plus remarquables, sans contredit, est celle dont nous allons nous occuper. [2109] Il y a le jeune France byronien, le jeune France artiste, le jeune France passionné, le jeune France viveur, chiqueur, fumeur, avec ou sans barbe, que certains naturalistes placent entre les pachydermes, d'autres dans les palmipèdes, ce qui nous paraît également fondé. [2110] Mais de toutes ces espèces de jeunes France, le jeune France moyen âge est la plus nombreuse, et les individus qui la composent ne sont pas médiocrement curieux à examiner. [2111] J'en chercherai un entre tous, ami lecteur, il pourra te donner une idée du genre, si tu n'as pas eu le bonheur d'en voir un vivant ou empaillé. [2112] Comme il est mort, je puis te dire son véritable nom; il se nommait Elias Wildmanstadius; c'était un très beau nom pour un homme moyen âge, d'autant que ce n'était pas un pseudonyme. [2113] Je vous prie, lecteur, de ne pas trop rire de lui; car c'était mon ami, et il fut sincère dans sa folie, bien différent de tant d'autres qui ne le sont que par mode et par manière. [2114] J'espère que vous me pardonnerez l'espèce de teinte sentimentale répandue sur ce récit. [2115] Songez qu'Elias Wildmanstadius fut mon plus cher camarade, et qu'il est mort, et d'ailleurs j'ai besoin de faire reposer un peu mes lèvres, qui, depuis trois cents pages environ, se tordent en ricanemens sardoniques. [2116] L'ange chargé d'ouvrir aux âmes la porte de ce monde, par la plus inexplicable des distractions, n'avait livré passage à la sienne qu'environ trois cents ans après l'époque fixée pour son entrée dans la vie. [2117] Le pauvre Elias Wildmanstadius, avec cette âme du XVe siècle au XIXe, ces croyances et ces sympathies d'un autre âge au milieu d'une civilisation égoïste et prosaïque, se trouvait aussi dépaysé qu'un sauvage des bords de l'Orénoque dans un cercle de fashionables parisiens. [2118] Se sentant gauche et déplacé dans cette société pour laquelle il n'était pas fait, il avait pris le parti de s'isoler en lui-même et de se créer une existence à part. [2119] Il s'était bâti autour de lui un moyen-âge de quelques toises carrées, à peu près comme un amant qui, ayant perdu sa maîtresse, fait lever son masque en cire, et habille un mannequin des vêtemens qu'elle avait coutume de porter. [2120] A cet effet, il avait loué une des plus vieilles maisons de S---, une maison noire, lézardée, aux murailles lépreuses et moisies, avec des poutres sculptées, un toit qui surplombe, des fenêtres en ogive, aux carreaux en losange, tremblant au moindre coup de vent dans leur résille de plomb. [2121] Il la trouvait un peu moderne; elle ne datait que de 1550, tout au plus. [2122] Quelques bossages vermiculés, quelques refends, quelques essais timides de colonnes corinthiennes, où le goût de la renaissance se faisait déjà sentir, gâtaient, à son grand regret, la façade de la rue et altéraient la pureté toute gothique du reste de l'édifice. [2123] C'était d'ailleurs la maison la plus incommode de toute la ville. [2124] Les portes mal jointes, les châssis vermoulus, laissaient passer la bise comme un crible. [2125] La cheminée au manteau blasonné, sous lequel toute une famille se fût assise, eût avalé un chêne entier à chaque bouchée de sa gueule énorme; il eût fallu deux hommes pour changer de place ses lourds chenets de fer, ornés de grosses boules de cuivre. [2126] Les tapisseries de haute lisse, représentant des passes d'armes et des sujets de chevalerie, s'en allaient en lambeaux; les murs suaient à grosses gouttes à force d'humidité. [2127] Quelques tableaux noirs et enfumés étaient pendus çà et là dans leurs cadres poudreux. [2128] Pour compléter l'illusion, Elias Wildmanstadius avait rassemblé à grands frais les meubles les plus anciens qu'il eût pu trouver : de grands fauteuils de chêne à oreillettes, couverts de cuir de Cordoue avec des clous à grosses têtes, des tables massives aux pieds tortus, des lits à estrade et à baldaquin, des buffets d'ébène, incrustés de nacre, rayés de filets d'or, des panoplies de diverses époques, tout ce bagage rouillé et poussiéreux, qu'un siècle qui s'en va laisse à l'autre comme témoin de son passage, et que les peintres disputent aux antiquaires chez les marchands de curiosités. [2129] Afin d'être assorti à ses meubles et de ne pas faire dissonance, il portait toujours chez lui un costume de moyen âge. [2130] Rien n'était plus divertissant que de le voir, ce bon Elias Wildmanstadius, avec un surcot de samit armorié, des jambes mi-parties, des souliers à la poulaine, les cheveux fendus sur le front, le chaperon en tête, la dague et l'aumônière au côté, se promener gravement à travers les salles désertes, comme une apparition des temps passés. [2131] Quelquefois il se revêtait d'une armure complète, et il prenait un grand plaisir à entendre le son de fer qu'il rendait en marchant. [2132] Cet amour de l'antiquité s'étendait jusque sur la cuisine : il fallait mettre sur sa table des drageoirs et des hanaps; il ne voulait manger que faisans avec leurs plumes, paons rôtis, ou tout autre viande chevaleresque. [2133] Dès qu'il voyait paraître quelque mêts plus bourgeois et plus confortable, il entrait en fureur; et il aurait presque battu Marthe, sa vieille gouvernante, lorsqu'elle lui versait du faro ou du lambick au lieu d'hydromel et de cervoise. [2134] Par le même motif, il n'admettait dans sa bibliothèque aucun livre imprimé, à moins que ce ne fût en gothique; car il détestait l'invention de Guttemberg, autant que celle de l'artillerie. [2135] En revanche, les rayons étaient chargés de force beaux manuscrits sur vélin, aux coins et aux fermoirs d'argent, à la reliure de parchemin ou de velours. [2136] Il admirait avec une naïveté d'enfant les images des frontispices, les fleurons des marges, les majuscules ornées aux commencements des chapitres; il s'extasiait sur les raides figures des saintes aux cils d'or et aux prunelles d'azur, les beaux anges aux ailes blanches et roses; il avait peur des diables et des dragons, et croyait à toute légende si absurde qu'elle fût, pourvu que le texte fût en bonne gothique ligaturée et le titre en grandes lettres rouges. [2137] En peinture, ses opinions étaient fort étranges; au-delà des tableaux du quinzième siècle, il ne voyait plus rien; il n'aimait que Mabuse, Jacquemain Gringoneur, Giotto, Pérugin, et quelques peintres de ce genre. [2138] Raphaël commençait à être trop nouveau pour lui. [2139] De la musique telle que l'ont faite Rossini, Mozart et Wéber, il n'en connaissait rien; au lieu du "di tanti palpiti", il chantait "Tout est verlore La tintelore Tout est frelore, bei gott !" de la défaite des Suisses à Marignan, par Clément Janequin, ou quelque autre air d'Ockeghem, de Francesco Rosello, de Constantio Festa, ou d'Hobrecht : il n'allait pas plus loin. [2140] Pour les instruments dont on se sert aujourd'hui, il n'en savait pas même le nom; en récompense, il savait à merveille ce que c'était qu'une sambucque, des naquerres, des regales, une épinette, un psaltérion et un rebec : il en eût même joué au besoin. [2141] En littérature, il eût cité juste le plus obscur roman Parthénopex de Blois, Huon de Bordeaux, Atys et Profilas, le Saint-Graal, Dolopathos, Perceforest, et mille autres; il ne se doutait pas de Byron et de Goëthe. [2142] Il vous eût raconté de point en point la chronique de tel roitelet breton antérieur à Grâlon et à Konan, et vous l'eussiez fort surpris en lui parlant de Napoléon. [2143] Lorsqu'il était forcé d'écrire à quelqu'un, c'était dans un style si plein d'archaïsme, avec un caractère si hors d'usage, qu'il était impossible d'en déchiffrer un mot, et qu'il fallait en déférer au chartrier de la ville. [2144] Sa conversation était hérissée d'expressions vieillies, de tours tombés en désuétude, si bien que chaque phrase était une énigme, et qu'il y fallait un commentaire. [2145] Pourtant, avec tout cela, il avait une âme aimante et pieuse; il comprenait l'art, mais l'art naïf et qui croit à son oeuvre, l'art gothique, patient et enthousiaste, qui fait des miniatures géantes, des basiliques travaillées en bijou, des clochers de deux cents pieds, finis comme des chatons de bague. [2146] Il sentait admirablement bien l'architecture; il eût trouvé Notre-Dame et la cathédrale de Bourges, si elles avaient été à faire. [2147] Trois cents ans plus tôt, le nom d'Elias Wildmanstadius nous fût parvenu, porté par l'écho des siècles, avec ces quelques noms rares qui surnagent et ne meurent point; mais, comme beaucoup d'autres, il avait manqué son entrée en ce monde, il n'était qu'une espèce de fou, il eût été un des plus hauts génies, sa vie eût été pleine et complète : il était obligé de se créer une existence factice et ridicule, et de se jouer lui-même de lui. [2148] Choqué de la tournure bourgeoise et mercantile des habitants, de la monotonie anti-pittoresque des maisons neuves, il en était réduit à ne pas sortir; ou, s'il le faisait, ce n'était que pour visiter et pour fureter dans tous ses coins sa bonne vieille cathédrale. [2149] C'était le plus grand plaisir qu'il eût; il y restait des heures entières en contemplation. [2150] Le clocher déchiqueté à jour, les aiguilles évidées, les pignons tailladés en scie, les croix à fleurons, les guivres et les tarasques montrant les dents à l'angle de chaque toit, les roses de vitraux toujours épanouies; les trois porches avec leurs collerettes de saints, leurs trèfles mignonement découpés, leurs faisceaux de colonnes élancées et fluettes, les niches curieusement ciselées et toutes folles d'arabesques, les bas-reliefs, les emblèmes, les figures héraldiques, la plus petite dentelure de cette broderie de pierre, la plus imperceptible maille de ce tulle de granit, il aurait tout dessiné sans rien voir, tellement il avait présent à la mémoire jusqu'au moindre détail de son église bien-aimée. [2151] La cathédrale, c'était sa maîtresse à lui, la dame de ses pensées, il ne lui eût pas fait infidélité pour la plus belle des femmes: il en rêvait, il en perdait le boire et le manger; il ne se trouvait à l'aise qu'à l'ombre de ses vieilles ogives; il était là chez lui : le fond était en harmonie avec le personnage. [2152] A force de vivre avec les colonnettes fuselées, au milieu des piliers sveltes et minces, il en avait en quelque sorte la forme : à le voir si maigre et si long, on l'eût pris pour un pilier de plus, ses cheveux bouclés ne ressemblant pas mal aux acanthes des chapiteaux. [2153] Il avait étudié à fond l'histoire de la basilique et de sa construction; il vous eût dit précisément à quelle année avaient été bâtis le choeur et l'abside, le maître-autel et le jubé, la nef et les chapelles latérales : il avait constaté l'âge de chaque pierre; il savait combien avait coûté la menuiserie des stalles, du banc de l'œuvre et de la chaire, ce qu'il avait fallu de temps pour poser la clef de voûte, suspendre la lancette et le pendentif; il lisait couramment les inscriptions de toutes les tombes; il expliquait les blasons; il connaissait le sujet de tous les tableaux et de toutes les peintures des vitrages; il vous eût conté comment l'orgue, don d'un empereur d'Orient, était le premier qu'on eût vu en Europe; et bien d'autres, si vous l'eussiez laissé faire, car il ne tarissait pas sur ce sujet; et quand il en parlait, sa figure s'animait singulièrement; ses yeux, d'un bleu terne, brillaient d'un éclat extraordinaire. [2154] Cette pauvre âme, oubliée dans un coin du ciel par son ange gardien, amoureux sans doute de quelque Eloa, et jetée ensuite dans un monde dont toutes ses sueurs s'en étaient allées, nageait alors dans une joie ineffable et pure, elle se croyait en 1500. [2155] Pour tromper son ennui, le bon Elias Wildmanstadius sculptait, avec un canif, de petites cathédrales de liége, peignait des miniatures à la manière gothique, transcrivait de vieilles chroniques, et faisait des portraits de vierges avec des auréoles et des nimbes d'or. [2156] Il vécut ainsi fort long-temps, peu compris et ne pouvant comprendre. [2157] Sa fin fut digne de sa vie. [2158] Il y a deux ans, le tonnerre tomba sur la cathédrale, et y fit de grands ravages. [2159] Par l'effet d'une sympathie mystérieuse, le bon Elias mourut de mort subite, précisément à la même heure, dans sa maison (c'est elle qui fait l'angle du vieux marché, et où l'on voit une madone), assis dans un grand fauteuil, au moment où il achevait un dessin de la cathédrale. [2160] On l'enterra, comme il l'avait toujours demandé, dans la chapelle où il avait passé tant d'heures de sa vie, sous la pierre qu'il avait usée de ses genoux. [2161] Il est maintemant là-haut, en compagnie des chérubins, de la vierge et des saints, qu'il aimait tant, dans son beau paradis d'or et d'azur, et sans doute il ne manquerait rien à son bonheur, si l'épitaphe de son tombeau n'était pas en style et en caractères évidemment modernes. [2162] LE BOL DE PUNCH C'était une chambre singulière que celle de notre ami Philadelphe. [2163] Elle avait bien, comme toutes les chambres possibles, comme la vôtre ou la mienne, quatre murs avec un plafond et un plancher; mais la façon dont elle était décorée lui donnait une physionomie étrangement incongrue. [2164] Les peintures les plus bizarres étaient appendues aux murs dans des cadres curieusement sculptés, des pastels de la régence, fardés et sourians, se pavanaient à côté de raides figures d'anges sur fond d'or dans la manière de Giotto ou d'Orcagna. [2165] Les gravures, les eaux-fortes, se pressaient au long des lambris si serrés et si mal en ordre, qu'on ne pouvait en voir une seule sans en déranger deux ou trois. [2166] Rembrandt heurtait Watteau du coude, une fête galante de Pater couvrait la figure d'une sibylle de Michel-Ange, un tartaglia de Callot donnait du pied au cul au portrait du grand roi, par Hyacinthe Rigaud, une nudité charnue et sensuelle de Rubens faisait baisser les yeux à un dessin ascétique de Moralès, une gouache libertine de Boucher montrait impudemment son der- rière à une prude madone du rigide Albert Durer, la muraille était hérissée d'antithèses comme une tragédie du temps de l'empire. [2167] Sur toutes les tables, les consoles, les guéridons, les chaises, les fauteuils, et en général sur tout ce qui présentait une surface à peu près plane, étaient entassés une foule d'objets de formes baroques et disparates. [2168] Dans une duchesse, inoccupée au milieu de plats bosselés et d'émaux de Bernard de Palissy, une longue fiole flamande allongeait son col de cigogne. [2169] Des pots bleus du Japon, des nids d'hirondelles salanganes, des carpes et des chats verts de la Chine, jonchaient des escabeaux vermoulus du temps de Louis XIII. [2170] Une tête de mort, des besicles sur le nez, une calotte grecque sur le crâne, une pipe culottée entre les mâchoires, faisait la grimace à un magot de porcelaine placé à l'autre bout de la cheminée, des mandragores difformes se tortillaient hideusement pêle-mêle avec des pétrifications et des madrepores sur un rayon vide de la bibliothèque. [2171] Sur la table du milieu, c'était bien autre chose; il était certainement impossible de réunir dans un plus petit espace un plus grand nombre d'objets ayant de la tournure et du caractère. [2172] Une babouche turque, Une pantoufle de marquise, Un yataghan, Un fleuret, Un missel, Un arétin, Un médaillon d'Antonin Moine, Du papel espaiïol para cigaritos, Des billets d'amour, Une dague - de Tolède -, Un verre à boire du vin de Champagne, Une épée à coquille, Des priapées de Clodion, Une petite idole égyptienne, Des paquets de différens tabacs (lesdits paquets largement éventrés et laissant voir leurs blondes entrailles), Un paon empaillé, Les Orientales de Victor Hugo, Une résille de muletier, Une palette, Une guitare, Un n'importe quoi d'une belle conservation. [2173] Que sais-je! un fouillis, un chaos indébrouillable à faire tomber la plume de lassitude au nomenclateur le plus intrépide, à Rabelais et à Charles Nodier. [2174] Les chaises et les fauteuils avaient probablement été à Marignan avec les escabeaux de Saltabadil; les unes étaient boiteuses et les autres manchots, pas plus de trois pieds et pas plus d'un bras. [2175] Il n'est pas besoin de vous faire remarquer, judicieux lecteur, que cette description est véritablement superbe et composée d'après les recettes les plus modernes. [2176] Elle ne le cède à aucune autre, hormis celle de M- de Balzac, qui seul est capable d'en faire une plus longue. [2177] J'ai attifé un peu ma phrase jusqu'ici assez simple, j'ai cousu des paillettes à sa robe de toile, je lui ai mis des verroteries et du stras dans les cheveux, je lui ai passé aux doigts des bagues de chrysocale, et la voilà qui s'en va toute pimpante, aussi fière et aussi brave que si tous ses bijoux n'étaient pas du clinquant, et ses diamans des petits morceaux de cristal. [2178] Je fais cela, parce que l'on croirait à la voir aller humble et nue comme elle va, que je n'ai pas le moyen de la vêtir autrement. [2179] Pardieu! je veux montrer que j'en suis aussi capable que si je n'avais pas de talent, et je dois supposer que j'en ai beaucoup, si j'ai eu l'art de vous amener, à travers trois cents pages, jusqu'à cette assertion audacieuse et immodeste. [2180] En deux traits de plume, je m'en vais lui faire une jupe d'adjectifs, un corset de périphrases, et des panaches de métaphores. [2181] D'alinéa en alinéa, je veux désormais tirer des feux d'artifices de style; il y aura des pluies lumineuses en substantifs, des chandelles romaines en adverbes, et des feux chinois en pronoms personnels. [2182] Ce sera quelque chose de miroitant, de chatoyant, de phosphorescent, de papillotant, à ne pouvoir être lu que les yeux fermés. [2183] Cette description, outre qu'elle est magnifique et digne d'être insérée dans les cours de littérature, l'emporte sur les descriptions ordinaires par le mérite excessivement rare qu'elle a d'être parfaitement à sa place, et d'être d'une utilité incontestable à l'ouvrage dont elle fait partie. [2184] En effet, ayant entrepris d'écrire la physiologie du bipède nommé Jeune France, j'ai cru qu'après avoir constaté le nombre de ses ongles et la longueur de son poil, la couleur de son cuir, ses habitudes et ses appé- tits, il ne serait pas d'un médiocre intérêt de vous faire savoir où il vit et où il perche; et j'ai pensé que la description de cette chambre aurait autant d'importance aux yeux des naturalistes que celle du nid de la mésange des roseaux, ou du petit perroquet vert d'Amérique. [2185] Les sept à huit personnages réunis dans cette chambre singulière n'étaient guère moins singuliers : les figures étaient en tout dignes du fond. [2186] Leur costume n'était pas le costume français, et l'on eût été fort embarrassé de désigner précisément à quelle époque et à quelle nation il appartenait. [2187] L'un avait une barbe noire taillée à la François Ier, l'autre une pointe et les cheveux en brosse à la Saint-Megrin, un troisième une royale comme le cardinal Richelieu. [2188] Les autres, trop jeunes pour posséder cet accessoire important, s'en dédommageaient par la longueur de leur chevelure; l'un avait un pourpoint de velours noir, et un pantalon collant comme un archer du moyen âge, l'autre un habit de conventionnel, avec un feutre pointu de Raffiné : celui-ci une redingote de dandy d'une coupe exagérée, et une fraise à la Henri IV. [2189] Tous les autres détails de leur ajustement étaient entendus dans le même style, et l'on eût dit qu'ils avaient pris au hasard et les yeux fermés, dans la friperie des siècles, de quoi se composer tant bien que mal une garde-robe complète. [2190] Les occupations de ces dignes individus étaient tout-à-fait en rapport avec leur extérieur. [2191] Le François Ier chantait faux et avec un accent normand une romance espagnole. [2192] Le Saint-Megrin jouait au bilboquet, ou lançait des boulettes avec une sarbacane. [2193] Le Richelieu fumait gravement un cigarre éteint. [2194] Le conventionnel racontait d'une voix de Stentor une de ses bonnes fortunes à son ami le fashionable, et il lui recommandait le secret. [2195] L'archer lisait le Courrier des Théâtres, le dandy guillotinait des mouches avec des queues de cerises. [2196] Philadelphe, le maître de la maison, faisait de ses bras un Y, et de sa bouche un grand O, en bâillant de la façon la plus paternelle du monde. [2197] Bref, toute l'assemblée avait l'air de jouir médiocrement et de se souhaiter dans un autre endroit; je crois, tant ils étaient désespérés et embarrassés d'eux-mêmes, qu'ils n'eussent pas refusé des billets d'Opéra-Comique ou de Vaudeville. [2198] ALBERT Par les cornes de mon père! on s'ennuie ici comme en pleine académie. [2199] RODOLPHE On se croirait au Théâtre-Français. [2200] THÉODORE Que faire pour couper le col au temps ? [2201] Si nous faisions des armes ? [2202] ALBERT Le fleuret est cassé. [2203] THÉODORE Si nous jouions aux dés ? [2204] ALBERT Les dés de Philadelphe sont pipés. [2205] THÉODORE Si nous lisions un conte de M. [2206] de Bouilly, ce serait quelque chose de colossalement bouffon. [2207] ALBERT Autant nous faire avaler de la panade sans sel. [2208] THÉODORE Si chacun racontait ses bonnes fortunes ? [2209] TOUS Allons donc! [2210] Ponsif! [2211] Pompadour! ce serait bien amusant et bien varié! [2212] A bas la motion, à bas l'orateur. [2213] RODERICK Si nous faisions de la musique ? [2214] Tous, avec une expression de terreur profonde. [2215] Non! non! non! [2216] PHILADELPHE Le piano n'est pas d'accord, et d'ailleurs c'est un plaisir très médiocre de voir un pauvre diable se démener sur un clavier comme le lapin savant qui tambourinait en l'honneur de Charles X. [2217] THÉODORE J'aime mieux que Roderick ait la gueule remplie avec de la bouillie bien chaude, qu'avec des sol et des ut, d'autant que très-souvent le sol est un ut et l'ut un sol, et que la bouillie est toujours de la bouillie, et le bâillonne hermétiquement. [2218] PHILADELPHE Cela aurait une belle tournure de chanter des romances de société comme des tartines qui sortent de pension. [2219] Tous Au diable la musique, et le musicien surtout. [2220] RODERICK Qu'allons-nous faire, au bout du compte ? [2221] ALBERT, de l'air le plus dithyrambique du monde. [2222] Pardieu ! messieurs, vous mériteriez d'avoir des membranes entre les doigts, car vous n'êtes et ne serez jamais que de francs oisons. [2223] PHILADELPHE L'oie est blanche comme le cygne, et le cygne blanc comme l'oie; on court risque de s'y tromper, quand on a la vue courte. [2224] O mon ami! l'on voit bien que tu as oublié de chausser tes lunettes; frottes-en les verres au parement de ton habit, et regarde, tu verras que nous sommes de hauts génies et non des imbéciles, des cygnes et non des oies. [2225] ALBERT Oie ou cygne, n'importe; de loin l'effet est le même. [2226] J'ai en ce moment-ci un avantage sur toi en particulier, et sur vous tous en général; c'est que j'ai une idée, et que vous n'en avez évidemment pas. [2227] PHILADELPHE Est-il fat, celui-là, avec sa prétention d'avoir une idée! tu n'as pas plus d'idée que de femmes. [2228] ALBERT C'est en quoi tu te trompes, j'ai trois femmes et une idée; différent en cela de toi, qui as peut-être trois idées, et qui n'as certainement pas de femme. [2229] Tous L'idée! l'idée! l'idée! [2230] ALBERT Messeigneurs, la voici; elle est simple et triomphante. [2231] Je m'étonne que pas un d'entre vous ne l'ait eue avant moi. [2232] TOUS Voyons. [2233] ALBERT, solennellement. [2234] Faisons une orgie! [2235] Une orgie est indispensable pour nous culotter tout-à-fait : il ne nous manque que cela. [2236] Nous nous compléterons, et nous passerons la soirée très-agréablement. [2237] Tous, avec un enthousiasme frénétique. [2238] Bravo! bravo! [2239] ALBERT Rien n'est plus à la mode que l'orgie. [2240] Chaque roman qui paraît a son orgie : ayons aussi la nôtre. [2241] L'orgie est aussi nécessaire à une existence d'homme, qu'à un in-octavo d'Eugène Renduel --- . [2242] En vérité, je ne sais trop pourquoi j'ai pris la forme du dialogue pour vous narrer ce conte véridique; il est clair qu'elle s'y adapte fort mal, et la page précédente est un chef-d'œuvre de mauvais goût. [2243] Je ne crois pas qu'il soit possible d'écrire d'une manière plus prétentieuse et plus fatigante : chaque interlocuteur prend le dernier mot de l'autre, et le renvoie comme un volant avec une raquette. [2244] Je pense que le seul motif qui m'a poussé à cette abomination, est le désir de faire le plus de pages possibles avec le moins de phrases possibles. [2245] Je souhaite de tout mon cœur que ce bienheureux conte, intitulé le Bol de Punch, aille jusqu'à la page 370, qui est la colonne d'Hercule où je dois arriver, et que je ne dois pas dépasser, parce que dans l'un ou l'autre de ces deux cas mon volume serait galette ou billot : écueil également à redouter. [2246] Le dialogue a cela d'agréable qu'il foisonne beaucoup : chaque demande et chaque réponse étant sépa- rées par le nom des personnages écrit en lettres majuscules, l'on peut, avec un peu d'adresse, composer une page sans y mettre plus de cinq ou six lignes, en ayant soin de hacher son style court et menu. [2247] Il y a dans les Marrons du feu une feuille qui ne contient que treize syllabes; c'est le nec plus ultra du genre, et il n'est pas donné à beaucoup de s'élever à cette hauteur. [2248] Vestigia pronus adoro". [2249] Quoi qu'il en soit, je renonce au dialogue, temporairement du moins, et le lecteur y gagnera une superficie de deux ou trois pouces carrés par feuillet de pensées exclusivement admirables, ainsi que je me suis engagé à les livrer à mon éditeur très cher. [2250] Cette grandeur d'âme est d'autant plus antique et digne qu'on la loue, qu'elle recule l'instant fortuné où je toucherai l'argent qui m'est dû pour ce merveilleux volume, destiné à opérer une régéneration sociale, et à faire progresser l'humanité dans la route de l'avenir. [2251] Et si vous désirez savoir, ami lecteur, pourquoi je veux avoir de l'argent, je vous répondrai, primo, comme Gubetta à Lucrèce Borgia, --- Pour en avoir, ce qui est très-logique; secundo, pour acheter des vieux pots du Japon et des magots de la Chine; tertio, pour manger du flan et des pommes de terre frites le long des quais et des boulevards, ce que personne ne pourra trouver subversif de l'ordre de choses, et provoquant au mépris de la monarchie citoyenne. [2252] Maintenant, au bol de punch. [2253] Si vous n'avez pas de gastrite, ce que je souhaite de toute mon âme, ô vénérable lecteur, tendez votre verre, que je vous verse de ce délectable breuvage. [2254] Et vous, ô charmante lectrice (il n'y a aucun doute que vous ne soyez charmante); avancez le vôtre, que je ne répande rien sur la nappe. [2255] Vous direz probablement, qu'il est d'une force horrible, vous ferez, en disant cela, la plus jolie petite moue, et la plus adorable grimace que l'on puisse imaginer; mais vous n'en boirez pas moins le calice jusqu'à la dernière goutte, et vous vous en trouverez on ne peut mieux, vous et vos chastes amies. [2256] Oui! oui! une orgie pyramidale, phénoménale, crièrent tous les drôles à la fois, une orgie folle, échevelée, hurlante, comme dans la Peau de M. [2257] de Balzac, comme dans le Barnave de M. [2258] Janin, comme dans la Salamandre de M. [2259] Eugène Sue, comme dans le Divorce du bibliophile Jacob. [2260] Non, non, à bas celle-là; c'est empire, c'est ponsif! [2261] Comme dans la Danse macabre du même. [2262] A la bonne heure, c'est moyen âge, au moins, cela a une tournure! [2263] Qu'est-ce qui tient pour la Peau ? [2264] Moi, - moi, - moi! [2265] C'est bien : passez par là, dit Philadelphe. [2266] Les Balzaciens se rangèrent à sa droite. [2267] Qui pour Barnave ? [2268] Nous quatre. [2269] A droite aussi, vous êtes les aristocrates de l'orgie, t nous vous guillotinerons à la fin entre la poire et le fromage. [2270] Les Janinphiles, les Janinlâtres, ou les Janiniens, car ces trois mots sont d'une composition également régulière, allèrent se placer à côté des Balzaciens. [2271] Où sont les flambarts ? [2272] Ici, - ici. [2273] A gauche les flambarts. [2274] Et ils passèrent à gauche. [2275] Où sont les truands ? [2276] Voilà, - voilà. [2277] Et plusieurs mains se levèrent. [2278] A gauche, avec les flambarts; vous êtes les démocrates. [2279] C'est pourquoi vous chiquerez du caporal, tandis que ces messieurs fumeront du Maryland; c'est pourquoi vous boirez du vin bleu comme les filles de Barbier, tandis que les autres boiront du vin de Cham- pagne. [2280] Vous vous râperez le gosier avec du rhum et du rack, avec le trois-six et le sacré-chien dans toute sa pureté, tandis qu'ils se l'humecteront avec les onc- tueuses liqueurs des îles. [2281] Ce qui vous prouve que les aristocrates vous sont aussi supérieurs, canailles que vous êtes, que le vin de Chypre est supérieur au vin de Brie. [2282] Les truands se mêlèrent aux flambarts. [2283] C'est bien, maintenant, où ferons-nous la kermesse ? [2284] Pas ici, c'est trop petit. [2285] Dans la maison de Théodore, dans la maison du faubourg, vous savez, il y aura plus de place. [2286] Que vous en semble ? [2287] C'est convenu. [2288] A quand l'orgie ? [2289] Il est six heures. [2290] A minuit, il faut bien cela pour les préparatifs. [2291] A propos, comment nous arrangerons-nous pour la décoration de la salle ? [2292] Je ne sais trop comment, à moins de faire plusieurs compartiments comme dans le Roi s'amuse. [2293] Il me paraît difficile de concilier la Salle à manger du Millionnaire de M. [2294] de Balzac avec la Cuisine de P. [2295] L. [2296] Jacob, la Petite Maison de M. [2297] Jules Janin avec l'Auberge de Saint-Tropez de M. [2298] Eugène Sue. [2299] Ceci est épineux. [2300] Et d'ailleurs, le temps nous galoppe; admettons pour cette fois-ci le lieu vague que propose Corneille dans les préfaces de ses tragédies, un lieu qui n'est ni un cabinet, ni un antichambre, ni une maison, ni une rue, mais qui est un peu de tout cela. [2301] La chambre de Théodore sera tout à la fois cuisine, salon, auberge et boudoir. [2302] Nous y mettrons un peu de complaisance, et nous nous aiderons nous-mêmes à nous faire illusion. [2303] On établira une table en fer à cheval : à l'une des extrémités, il y aura une belle nappe damassée, des assiettes de porcelaine, des cris- taux et de l'argenterie; à l'autre, un torchon de toile à voile, des plats de terre, des bouteilles de grès et des fourchettes en métal d'Alger. [2304] Et des filles, il nous faut absolument des filles! [2305] Des filles! je m'en charge, fit Roderick; mais pour la partie fashionable seulement. [2306] Je connais tout ce qu'il y a de mieux de ce genre, et je vous amènerai ce qu'on peut nommer à juste titre l'élite de la société. [2307] Quant aux autres, les premières que vous rencontrerez, vous les enverrez ici; plus elles seront laides et ignobles, mieux elles vaudront. [2308] Ainsi soit fait comme il est dit. [2309] Nous comptons sur toi, Roderick. [2310] Soyez tranquilles. [2311] Après avoir échangé plusieurs poignées de mains, les dignes jeunes France se séparèrent pour vaquer aux préparatifs de ces mystères orgiaques. [2312] Théodore courut à sa maison, fit débarrasser la chambre de tout ce qui pouvait gêner; il envoya chercher de l'eau-de-vie, du rhum, et plusieurs paniers de vin; il posa lui-même un chef et trois ou quatre marmitons auprès des fourneaux; et casseroles, poêles, marmites, d'entrer en danse, et de siffler, et de chanter, et de faire flah-flah, et de faire floh-floh le plus joyeusement du monde. [2313] Sancho, Falstaff, Panurge, et tous les moines goinfres de Rabelais, auraient eu la joie au cœur, et se fussent léché les babines rien que de manger leur pain à la fumée de cette cuisine. [2314] Le lieu de réunion présentait l'aspect le plus étrange d'un côté, des sièges élégans, un service splendide, des bougies dans des flambeaux dorés; de l'autre, des bancs de chêne, des tables sur des tréteaux, de grosses chandelles de suif ou de poix-résine dans des chandeliers de fer-blanc : la plus complète opposition. [2315] La maison, ainsi illuminée, jetait feux et flammes par toutes les ouvertures, et inondait d'une lueur dédai- gneuse les autres maisons, ses voisines, qui s'étaient couchées à neuf heures, et avaient fermé 1'œi1 pour jusqu'au lendemain matin en bonnes rentières et en bourgeoises de la vieille roche, qu'elles étaient effectivement. [2316] Cependant les fiacres commençaient à arriver : on criait, on jurait. [2317] D'étranges silhouettes se découpaient entre les portes des voitures et les portes de la maison. [2318] C'était tantôt des marquis poudrés en habit à la française, l'épée au côté, la poignée en bas, la pointe en l'air, tenant par le doigt des comtesses en panier, avec du rouge, des mouches, des paillettes et un éventail; tantôt des marins le chapeau ciré sur la tête, le poing sur la hanche, la pipe à la gueule, une catin au bras, ou bien des merveilleux haut cravatés, corsés, bridés, gantés, menant des dames chargées de panaches, de fleurs, de rubans et de bijoux, ou des truands et des mauvais garçons avec le camail et le chaperon, la grande plume rouge haute de trois pieds, la dague au poing, un jurement à la bouche, tous pêle-mêle avec des Bohémiennes et des filles folles de leur corps, en jupes bigarrées et étincelantes de clinquant. [2319] Au bruit que menait tout ce monde, les maisons les plus voisines commencèrent à se réveiller un peu, à se frotter les yeux, à mettre leurs lunettes sur leur nez, et le nez à la fenêtre, toutes surprises qu'elles étaient d'un pareil tapage à une heure aussi indue. [2320] On entrevoyait sous les jalousies de vénérables bonnets de coton avec leur mèche patriarcale, de mystérieuses cornettes et de chastes fontanges. [2321] Plus d'un épicier retiré gagna cette nuit-là un rhume de cerveau, plus d'une grisette oublia de faire une corne à la page du roman commencé, plus d'un chat amoureux ébloui de ces clartés et de ces rumeurs insolites, se laissa tomber du haut d'un toit dans la rue. [2322] A chaque entrée, c'était un hurrah frénétique; tous les carreaux dansaient dans les châssis, les assiettes remuaient dans les buffets comme par un tremblement de terre. [2323] Les honnêtes bourgeois du quartier, ne sachant à quoi attribuer ce tintamarre, s'imaginaient qu'on allait donner une seconde représentation des immortelles au profit de la république. [2324] Les bonnes vieilles édentées descendaient à la cave, persuadées que c'était la fin du monde, et que le bon Dieu nous punissait d'avoir renvoyé Charles X. [2325] Un abonné du Constitutionnel, le même qui fait des remarques si ingénieuses au quatrième acte d'Antony, prétendit que c'était un conciliabule de jésuites, attendu que plusieurs de ces messieurs avaient des cheveux longs; ce qui est éminemment jésuitique. [2326] Un abonné de la Gazette jura ses grands dieux que c'était le comité directeur qui s'assemblait secrètement pour se guillotiner lui-même et manger des petits enfans, ainsi qu'il en a contracté la vicieuse habitude. [2327] Un lecteur de M. [2328] Jay, oui, un lecteur de M. [2329] Jay, quoiqu'au premier coup d'oeil il puisse paraître fabuleux que M. [2330] Jay ait eu un lecteur, affirma que c'était des romantiques qui se réunissaient pour insulter aux bustes, et brûler les aeuvres de ces morts immortels que la pudeur m'empêche de nommer. [2331] Chacun prit place : les balzaciens et les janinlâtres au bout aristocrate, les autres plus bas; mais ce qu'il y avait de plaisant, c'est qu'à côté de chaque assiette était posé un volume, soit de Barnave, soit de la Peau, soit de la Salamandre, ou de la Danse macabre, ouvert précisément à l'endroit de l'orgie, afin que chacun pût suivre ponctuellement le livre, et en garder consciencieusement la tournure. [2332] Les premiers plats se désemplirent, les premières bouteilles se vidèrent, sans qu'il se passât rien de fort remarquable, sans qu'il se dît rien de très superlatif. [2333] Un cliquetis de verres et de fourchettes, un bruit sourd de déglutition et de mastication, coupé çà et là de quelques rires stridents, était à peu près tout ce qu'on entendait. [2334] De temps en temps, une feuille de livre retombait sur une autre feuille avec un frissonnement satiné. [2335] Diable! je ne suis encore qu'à la description du premier service, dit un balzacien. [2336] Ce gredin de Balzac n'en finit pas, ses descriptions ont cela de commun avec les sermons de mon père. [2337] J'ai encore au moins dix pages pour arriver au bon endroit, cria un flambart de l'autre bout de la salle; j'ai déjà bu deux ou trois bouteilles de vin, Frédéric en a bu autant, et aucun des effets décrits dans la Salamandre n'a daigné se produire. [2338] Le nez de Rodolphe est toujours de la même couleur; il n'est que rouge, quoique M. [2339] Eugène Sue ait dit formellement que, dans une orgie caractéristique, le rouge devenait pourpre, et le pourpre violet. [2340] Bah! bah! c'est que nous ne sommes pas encore assez gris, buvons. [2341] Buvons, reprit toute la troupe en cheeur. [2342] Et ces messieurs, quoique déjà passablement ivres, s'enton- nèrent rasades sur rasades. [2343] C'est une chose à remarquer, les descripteurs orgiaques et les faiseurs de livres obscènes outrepassent les proportions humaines de la manière la plus invraisemblable; les uns font tenir dans le corps d'un misérable petit héros, qui a six pieds tout au plus, dix fois plus de punch et de vin qu'il n'en tiendrait dans la tonne d'Heidelberg; les autres font accomplir à de minces freluquets de vingt ans des travaux amoureux qui énerveraient plusieurs douzaines d'Hercules. [2344] Je voudrais bien savoir quel but ont ces exagérations. [2345] Peut-être est-ce une flatterie indirecte adressée au lecteur, je penche à le croire. [2346] En tout cas, de pareils livres sont très-pernicieux; ils nous font mépriser des marchands de vin et des petites filles, qui, en nous comparant à ces types grandioses, doivent nous trouver de tristes buveurs et de plus tristes amants. [2347] Comme j'ai le malheur d'avoir petite poitrine et assez mauvais estomac, et que par conséquent je ne puis guère boire que de l'eau coupée de lait, je laisse mon verre plein à côté de moi, pendant que mes dignes camarades ne font que vider le leur, et semblent en vérité plutôt des pompes ou des éponges, que des hommes ayant reçu le sacrement du baptême. [2348] En attendant qu'ils soient tout-à-fait ivres morts, je vais, pour passer le temps, vous faire, ami lecteur, une toute petite description qui, Dieu et les épithètes aidant, n'aura guère que cinq ou six pages. [2349] Je ne sais pas si vous vous en souvenez (pourquoi vous en souviendriez-vous ? on oublie bien son chien et sa maîtresse); mais j'ai promis, quelques lignes plus haut, de vous régaler du beau style et des belles manières de dire, en usage aujourd'hui. [2350] Vous devez être las de m'entendre jargonner, dans mon grossier patois, comme un vrai paysan du Danube que je suis, et que je serai probablement jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de me retirer de ce monde. [2351] Cette description sera aussi belle que celle par où commence ce conte panthéistique et palingenésique. [2352] Si toutefois (ce dont je doute) elle ne vous satisfait pas complètement, j'espère, mesdames, que vous dai- gnerez m'excuser, vu le peu d'habitude que j'ai de ces sortes de choses. [2353] Certes, c'était un spectacle étrange à voir que tous ces jeunes hommes réunis autour de cette table; on eût dit un sabbat de sorciers et de démons ---. [2354] Pouah! pouah! voilà un commencement fétide; c'est le ponsif de 1829. [2355] Cela est aussi bête qu'un journal d'hier, aussi vieux qu'une nouvelle de ce matin. [2356] Si vous n'êtes pas difficile, lecteur, moi je le suis, et comme Cathos ou Madelon des Précieuses ridicules, il n'y a pas jusqu'à mes chaussettes qui ne soient de la bonne faiseuse, il n'y a pas jusqu'à mes descriptions qui ne soient dans la dernière mode : donc je recommence. [2357] Oh! l'orgie! [2358] Laissant aller au vent sa gorge folle, toute rose de baisers; l'orgie, secouant sa chevelure parfumée sur ses épaules nues, dansant, chantant, criant, tendant la main à celui-ci et le verre à celui-là; l'orgie, chaude courtisanne, qui fait la bonne à toutes les fantaisies, qui boit du punch et qui rit, qui tache la nappe et sa robe, qui trempe sa couronne de fleurs dans un bain de Malvoisie; l'orgie, débraillée, montrant son pied et sa jambe, penchant sa tête allourdie à droite et à gauche; l'orgie, querelleuse, blasphématrice, prompte à chercher son stylet à sa jarretière; l'orgie frémissante, qui n'a qu'à étendre sa baguette pour faire un poëte d'un idiot, et un idiot d'un poëte; l'orgie, qui double notre être, qui fait couler de la flamme dans nos veines, qui met des diamans dans nos yeux et des rubis à nos lèvres; l'orgie, la seule poésie possible en ces temps de prosaïsme; l'orgie ---. [2359] Ouf! voilà une phrase terriblement longue, plus longue que l'amour de ma dernière maîtresse, je vous jure. [2360] Ravalons notre salive, et reprenons haleine. [2361] La rosse qui me sert de Pégase est tout essoufflée, et renâcle comme un âne poussif. [2362] J'aurais pu la bâtir autrement, comme ceci, par exemple: L'orgie, avec ses rires, avec ses cris, avec, etc. [2363] etc. [2364] pendant autant de pages que j'aurais voulu; mais cette forme de phrase, qui florissait la semaine passée, n'est plus déjà de mise celle-ci, et d'ailleurs l'autre est plus échevelée et plus dithyrambique. [2365] Je crois, lecteur, que la partie lyrique de ma description est suffisamment développée. [2366] Je vais, avec votre permission, passer à la partie technique. [2367] Je ne dirai pas que la nappe avait l'air d'une couche de neige fraîchement tombée, attendu que je ne suis pas assez poëte pour cela, surtout en prose; mais je pren- drai sur moi d'affirmer qu'elle était d'un assez beau blanc, et qu'elle avait probablement été à la lessive. [2368] Quant aux verres, ils avaient été sérieusement rincés, et les carafes mêmement. [2369] Chaque convive avait une assiette devant lui, et une serviette pour lui tout seul; il avait aussi la jouissance d'un couteau, d'une cuillère et d'une fourchette. [2370] Je ne sais si tous ces détails sont très-utiles; mais je me ferais un scrupule d'en priver les lecteurs de cette glorieuse histoire : dans un si grand sujet, il n'y a pas de petite chose. [2371] Je voudrais bien vous raconter ici de quoi se composait le fantastique souper; mais je vous avoue, en toute humilité, que je suis d'une ignorance profonde en fait de cuisine. [2372] Je suis indigne de manger, car je n'ai jamais su distinguer l'aile gauche d'une perdrix de son aile droite, et pourvu que du vin soit rouge et me grise, je l'avale pieusement, et je dis c'est du bon vin. [2373] Pourtant il faut que vous sachiez, plat par plat, bouteille par bouteille, bouchée par bouchée, ce qu'ont mangé et bu les héros de cette mémorable soirée. [2374] Je n'ai jamais de ma vie assisté à un grand dîner ma pitance habituelle se compose de mêts très-humbles et très-bourgeois, et vous ne vous figurez pas l'embar- ras où je suis pour trouver les noms d'une vingtaine de plats assez drôlatiques, pour en composer la carte de ce merveilleux festin. [2375] Quelle soupe leur ferai-je manger ? [2376] Du riz au gras ou de la julienne ? [2377] Fi donc! c'est un potage de rentier, de marchand de bonnets de coton retiré. [2378] Il me faut un potage fashionable, un potage transcendant. [2379] Bon, j'y suis : de la soupe à la tortue. [2380] Avez-vous mangé de la soupe à la tortue, vous ? [2381] Je veux que le diable m'em- porte si j'en ai mangé, moi, je n'en ai même jamais vu, ni flairé; mais ce n'en doit pas moins être une merveilleuse soupe. [2382] Après ? [2383] La tortue avec sa carapace et du persil dessous, en guise de bouilli. [2384] Après ? [2385] Après, après, vous croyez, vous autres, qu'un dîner se compose aussi facilement qu'un poëme. [2386] Un cuisinier ferait plutôt une bonne tragédie, qu'un auteur tragique ne ferait un bon dîner. [2387] Mais je vois que si je continue ainsi, je cours grand risque de faire avaler à mes héros des côtelettes de tigres, des beefsteaks de chameau et des filets de crocodile, au lieu de les régaler de mêts congrus et approuvés par Carême. [2388] Que faire ? [2389] Je ne sais qu'un expédient pour me tirer de ce mauvais pas. [2390] Mariette! [2391] Mariette! [2392] Plaît-il, monsieur ? [2393] Apportez-moi votre livre de cuisine. [2394] Voilà, monsieur. [2395] Je m'en vais tout bonnement transcrire un menu de dîner de vingt-quatre couverts, au moins nous serons sûrs de ce qu'ils mangeront. [2396] Diable! ce n'est que la Cuisinière bourgeoise; je croyais que c'était le Cuisinier royal. [2397] Il n'y a pas de dîner de vingt-quatre couverts, et ces mêts-là ne m'ont pas l'air anacréontiques. [2398] Ma foi, tant pis, vous vous en accommoderez pour cette fois-ci. [2399] Je transcris littéralement. [2400] TABLE de quatorze couverts, et qui peut servir pour vingt à dîner. [2401] Premier service. [2402] Pour le milieu un surtout qui reste pour tout le service. [2403] Très-bien. [2404] Aux deux bouts deux potages. [2405] Un potage aux choux. [2406] Un potage aux concombres. [2407] Quatre entrées pour les quatre coins du surtout, Une d'une tourte de pigeons. [2408] Une de deux poulets à la reine et sauce appétissante. [2409] Une d'une poitrine de veau en fricassée de poulets. [2410] Ceci est peut-être fort simple, et me parait néanmoins assez bouffon; je ne comprends guère comment une poitrine de veau est une fricassée de poulets. [2411] N'im- porte, le livre le dit, "g-autos g-ephe", et il n'y a que la foi qui sauve. [2412] Une d'une queue de bœuf en hoche-pot. [2413] Est-ce que vous mangeriez de la queue de bœuf ? [2414] Il me semble qu'il faut être anthropophage pour cela. [2415] Six hors-d'oeuvres pour les deux flancs et les quatre coins de la table. [2416] Un de côtelettes de mouton sur le gril. [2417] Je comprends ceci parfaitement. [2418] Ce morceau est très-agréablement écrit, et pensé avec beaucoup de profondeur. [2419] Un de palais de bœuf en menus droits. [2420] Du palais de bceuf! allons donc, autant vaudrait une empeigne de botte. [2421] Au reste, il paraît que les cuisiniers font tout servir. [2422] Le cuisinier de Sully lui voyant jeter une vieille culotte de peau, lui dit: Pourquoi donc jetez- vous cette culotte ? [2423] Donnez-la-moi, je la ferai manger à un ambassadeur. [2424] En menus droits, comprenez-vous ce que cela veut dire ?c'est du haut allemand, pour moi, je trouve Hegel et Kant plus clair. [2425] Un de boudin de lapin. [2426] Par exemple, voilà un cuisinier qui est bien jovial avec son boudin de lapin; je trouve le boudin de lapin très-drôle, et je ne doute pas qu'il n'ait un très-grand succès. [2427] Un de choux-fleurs en pain. [2428] Le chou-fleur est un estimable légume que je connais particulièrement, et que j'apprécie comme il le mérite; habituellement je le mange à l'huile, parce que je ne peux pas souffrir la sauce blanche. [2429] Je ne relèverai pas l'expression en pain, ce n'est pas que je la comprenne, au contraire; mais j'ai vraiment honte d'ignorer des choses si simples, et j'espérais, en n'en parlant pas, vous faire croire que je savais parfaitement ce que c'était. [2430] Deux hors-d'ceuvres de petits pâtés friands pour les deux flancs. [2431] Les petits pâtés sont bien trouvés, et l'épithète friands est du plus beau choix. [2432] Second service. [2433] Deux relevés pour les potages. [2434] Un de la pièce de bœuf. [2435] Un d'une longe de veau à la broche. [2436] Au diable! je n'aurais jamais, fini si je voulais dire tout. [2437] Figurez-vous qu'il y a encore toute une grande page écrite d'un style aussi soutenu que celui de la page précédente; il est impossible de voir une phraséologie plus substantielle, chaque mot est représentatif d'une indigestion. [2438] Et tout cet immense entassement de gibier et de viandes pour quatorze personnes! il y aurait de quoi nourrir pendant quatorze jours quatorze Gargantuas, toute une armée de dîneurs pantagruélistes! [2439] Mais ceci n'est que la partie technique. [2440] Je ne vois pas en quoi vous avez mérité que je vous fasse grâce de la partie pittoresque; cependant, ces messieurs continuent à boire et cherchent le caractère. [2441] Des bougies blanches et transparentes comme des stalactites brûlent en répandant une odeur parfumée, sur de grands flambeaux précieusement ciselés. [2442] Leur lumière rose et bleue danse autour de la mèche, tantôt calme, tantôt échevelée, selon les mouvemens des convives et les courans d'air qui traversent la salle, elle monte droite comme un poignard, ou s'éparpille comme une crinière. [2443] Les cristaux la répercutent dans leurs mille facettes, et les renvoient à toutes les saillies de l'argenterie et de la porcelaine. [2444] Chaque ustensile a son reflet et sa paillette étincelante : tout reluit, tout miroite, le satin des chairs, le satin des robes, les diamants des colliers, les diamans des yeux, les perles des bouches et celles des boucles d'oreilles, les rayons se croisent, se confondent et se brisent; des iris prismatiques se jouent sous toutes les paupières, un brouillard chatoyant, une espèce de poussière lumineuse, enveloppe les convives : c'est le beau moment. [2445] Les langues se délient, les mains se cherchent, les confidences et les propos d'amour vont leur train; on mange, on rit, on chante, les verres circulent et se choquent, les bouteilles se brisent, les bouchons du champagne vont frapper le plafond, on pille les assiettes, on se trompe de genoux; c'est un désordre ravissant, un tapage à rendre l'ouïe à un sourd. [2446] Je crois qu'en voilà assez pour montrer qu'au besoin je pourrais faire une description, remerciez-moi de ne mettre que cela, car je pourrais continuer sur ce ton pendant huit jours de suite - les heures de repas exceptées - sans que cela m'incommodât aucunement, et m'empêchât de recevoir mes visites, de fumer mon cigarre et de causer avec mes amis. [2447] D'ailleurs, je crois que nos drôles sont à point, et que leur conversation doit commencer à être intéressante. [2448] Je reprends le dialogue. [2449] THÉODORE C'est ici que je dois verser du vin dans mon gilet, et donner à boire à ma chemise. [2450] La chose est dite expressément page 171 de la Peau de Chagrin. [2451] Voici l'endroit. [2452] Diable! c'est précisément mon plus beau gilet, un gilet de velours, avec des boutons d'or guillochés. [2453] N'im- porte, il faut que le caractère soit conservé; le gilet sera perdu. [2454] Bah ! j'en aurai un autre. [2455] Il se verse un grand verre de vin dans l'estomac. [2456] Ouf! c'est froid comme le diable; j'aurais dû avoir la précaution de le faire tiédir. [2457] Je serai bien heureux si je n'attrape pas une pleurésie. [2458] C'est joliment commode d'avoir la poitrine toute mouillée comme je l'ai. [2459] RODERICK, à l'autre bout de la table. [2460] Allons, voyons, ne fais pas la bête, mets-y un peu de bonne volonté. [2461] Tu vois bien, puisque c'est toi qui fais Bénard, qu'il faut que je te fourre une serviette dans la bouche; il n'y a pas à alléguer que tu n'en manges pas, et que c'est une viande trop filandreuse pour ton estomac. [2462] Je ne puis pas entrer dans tous ces détails : le texte est formel, voilà ton affaire, page 152. [2463] Allons, flambart, ouvre le bec et avale; tu ne voudrais pas faire manquer la scène pour si peu, et chagriner le plus tendre de tes amis. [2464] Après tout, ce n'est pas si mauvais une serviette; quand une fois tu t'y seras mis, tu en redemanderas toi-même, et tu ne voudras plus manger autre chose. [2465] Voyant qu'il sème en vain les fleurs de sa rhétorique, il passe de la parole à l'action. [2466] Rodolphe crie et se débat). [2467] RODOLPHE Que quatre-vingts diables te sautent au corps, mille tonnerres! sacré nom de Dieu! [2468] Ici Roderick, profitant de l'hiatus occasionné par l'émission de cet horrible jurement, lui fourre subtilement une demi-aune de serviette dans le gosier. [2469] L'UN Il étouffe : laisse-le tranquille. [2470] L'AUTRE Qu'il tienne seulement le bout de la serviette dans sa bouche, cela suffira pour conserver le caractère. [2471] PHILADELPHE Il a manqué d'avaler sa langue avec la serviette; il n'y aurait pas eu grand mal. [2472] THÉODORE Pardieu! c'est ici et non autre part que je dois jeter en l'air une pièce de cent sous, pour savoir s'il y a un Dieu. [2473] Il fouille dans sa poche. [2474] Je ne trouverai pas une scélérate de pièce. [2475] Je m'en vais rater ma scène. [2476] O mon Dieu! [2477] Il fouille dans son gilet. [2478] Rien, je n'ai pas seulement sur moi un gredin de sou marqué pour empêcher que le diable m'emporte. [2479] ALBERT Qu'est-ce que tu cherches donc comme cela ? et pourquoi retournes-tu toutes tes poches comme un avare qui veut trouver ses pièces fausses pour faire l'aumône avec ? [2480] THÉODORE Mon ami, si tu pouvais me prêter cinq francs, je t'en serais reconnaissant jusqu'à la mort, et même après. [2481] ALBERT Les voilà, tâche de me les rendre, et je te tiens quitte de la reconnaissance. [2482] THÉODORE Pile ou face ? [2483] ALBERT Face pour Dieu. [2484] THÉODORE, jetant la pièce, qui casse un verre en retombant. [2485] C'est face. [2486] ALBERT Diable! voilà une pièce de cent sous qui est plus catholique que nous; elle ira en paradis après sa mort avantage que j'espère ne pas avoir. [2487] Pièce de cent sous, mon amie, tu n'es qu'une menteuse, il n'y a pas de Dieu; s'il y avait un Dieu, comme tu le dis, il ne laisserait as vivre M. [2488] Delrieu, qui a fait Artaxerce. [2489] ROSETTE Non, non, je ne le veux pas, c'est une horreur! [2490] Monsieur, messieurs, finissez; a-t-on jamais vu pareille chose ? [2491] Allez donc, vous êtes ivre comme la soupe. [2492] PHILADELPHE Voyons, Rosette, soyons raisonnable. [2493] ROSETTE Je le suis : c'est vous qui ne l'êtes pas. [2494] PHILADELPHE Au contraire. [2495] PLUSIEURS VOIX Qu'est-ce, qu'est-ce ? [2496] Rosette qui fait la bégueule pour la première fois de sa vie ? [2497] C'est scandaleux! [2498] ROSETTE Embrassez-moi et caressez-moi tant que vous voudrez, cela m'est égal, je suis ici pour cela; mais pour ce que vous dites, je n'y consentirai pas. [2499] PHILADELPHE, se dressant tant mal que bien sur ses pieds de derrière. [2500] Messieurs, ne croyez pas que j'exige de cette auguste princesse quelque chose de monstrueux; ne prenez pas, je vous en prie, une si mauvaise idée de mes mœurs. [2501] Je lui demande une petite faveur toute pastorale, et qui ne tire nullement à conséquence. [2502] Rien, moins que rien, il ne s'agit que d'une bagatelle, c'est de me laisser mettre mes bottes sur sa gorge : j'ai une autorité pour cela, et je suis dans mon droit; c'est moi qui fais Raphaël, et Rosette Aquilina. [2503] Voici le passage dont je m'appuie; vous jugerez vous-mêmes si j'ai tort - Si tu n'avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina ---. [2504] C'est Emile qui parle à Raphaël; il n'y a pas à sourciller, c'est on ne peut plus formel. [2505] DIFFÉRENTES VOIX Il a raison, il a raison. [2506] Allons, Rosette, exécute-toi de bonne grâce. [2507] ROSETTE Me faire meurtrir la gorge et tacher ma robe pour satisfaire un pareil caprice ? [2508] Jamais. [2509] UN OFFICIEUX Il ôtera ses bottes. [2510] Philadelphe ôte ses bottes : deux ou trois de ses camarades prennent Rosette et la couchent par terre. [2511] Philadelphe pose légèrement son pied dessus. [2512] Rosette crie, se débat, et finit par rire : c'est par où elle aurait dû commencer. [2513] VOIX DE FEMMES, à l'autre bout de la table. [2514] Au secours! au secours! [2515] UN FLAMBART Eh bien! quoi ? qu'avez-vous à crier ? [2516] On veut vous jeter par les fenêtres, c'est bacchique, c'est échevelé, et cela a une belle tournure, rien au monde n'est moins bourgeois. [2517] LAURE Mais c'est un vrai coupe-gorge ici. [2518] CELUI-CI On sait vivre, on a des égards pour les dames, on les ouvrira auparavant, non pas les dames, mais les fenêtres; il faut éviter l'amphibologie. [2519] Le Français est essentiellement troubadour. [2520] CELUI-LA, qui est un peu moins ivre que celui-ci. [2521] N'ayez pas peur, mes mignonnes, nous sommes au rez-de-chaussée, et l'on a eu soin, crainte d'accident, de mettre des matelas au dehors. [2522] VOIX DE FEMMES ET AUTRES Aie! aie! morbleu ! oh! ah! mille sabords, etc. [2523] Ici l'on jette les femmes par les fenêtres. [2524] L'économie de quelques jupons est un peu dérangée, et si les assistants avaient été en état de voir, ils auraient vu plusieurs choses et beaucoup d'autres. [2525] THÉODORE Heuh ! heuh ! [2526] UNE AME CHARITABLE Tenez-lui la tête. [2527] THÉODORE Ouf! [2528] SECONDE AME CHARITABLE Rangez-le dans un coin, qu'on ne lui marche pas dessus. [2529] UN FARCEUR Portons-le au tas avec les autres. [2530] Quand il y en aura assez, nous les fumerons pour les conserver à leurs res- pectables parens, selon la recette de la Salamandre. [2531] ALBERT Combien suis-je ? [2532] Il me semble que je suis plusieurs, et que je pourrais faire un régiment à moi tout seul. [2533] RODERICK Tu n'es pas même un : la partie la plus noble de toi n'existe plus, elle s'est noyée dans la mer de vin dont tu t'es rempli l'estomac. [2534] Ainsi, l'on peut parler de toi au prétérit défini : Albert fut. [2535] ALBERT Mon verre doit être à gauche ou à droite, à moins qu'il ne soit dans le milieu, et cependant je ne le vois nulle part. [2536] Qu'est-ce qui a mangé mon verre ? [2537] Ah ça, il y a donc des filous ici ? [2538] Fermez les portes, et fouillez tout le monde, on le retrouvera. [2539] Un honnête homme ne peut pourtant pas se laisser périr faute de boire quand il a soif. [2540] Voilà un saladier qui remplacera mer- veilleusement le verre. [2541] Il verse une bouteille tout entière et l'avale d'un seul trait. [2542] Certainement, Dieu est un très-bon enfant d'avoir donné le vin à l'homme. [2543] Si j'avais été Dieu, j'en aurais gardé la recette pour moi seul. [2544] O dive bouteille! [2545] Quant à moi, j'ai toujours regretté de ne pas être entonnoir au lieu d'être homme. [2546] RODERICK En vérité, je crois que tu es plus près de l'un que de l'autre ALBERT Entonnoir! entonnoir! être entonnoir! [2547] O rage! [2548] Ne pas l'être. [2549] GUILLEMETTE Malaquet, mon doux ami, mon gentil ladre, tu n'es mie dans l'esprit de ton rôle : tu as omis un très-beau et très mirifique passage Ils léchaient le plancher couvert d'un enduit gastronomique. [2550] MALAQUET Cuides-tu, Ribaude, que j'aie envie de faire un balai de ma langue ? [2551] HOURA GÉNÉRAL - Le bol de punch! le bol de punch! [2552] Un bol de punch, grand comme le cratère du Vésuve, fut déposé sur la table par deux des moins avinés de la troupe. [2553] Sa flamme montait au moins à trois ou quatre pieds de haut, bleue, rouge, orangée, violette, verte, blanche, éblouissante à voir. [2554] Un courant d'air, venant d'une fenêtre ouverte, la faisait vaciller et trembler; on eût dit une chevelure de Salamandre ou une queue de comète. [2555] Eteignons les lumières, cria la bande. [2556] Les lumières furent éteintes; on n'y voyait pas moins clair. [2557] La lueur du bol se répandait par toute la chambre, et pénétrait jusque dans les moindres recoins. [2558] L'on se serait cru au cinquième acte d'un drame moderne, quand le héros monte au ciel ou à la potence au milieu des feux du Bengale. [2559] Des reflets verdâtres et faux couraient sur ces figures déjà pâlies, hébétées par l'ivresse, et leur donnaient un air morbide et cadavéreux. [2560] Vous les eussiez pris pour des noyés de la Morgue en partie de plaisir. [2561] Ce fut l'instant le plus triomphal de la soirée. [2562] Le punch fut versé tout brûlant dans les verres, qui se fendaient et claquaient avec un ton sec. [2563] En moins d'un quart d'heure il n'en restait pas une goutte, et l'obscurité la plus complète régna dans la salle. [2564] Au reste, le tapage continuait de plus belle; c'était un bruit unique composé de cent bruits, et dont on ne rendrait compte que très-imparfaitement, même avec le secours des onomatopées. [2565] Des juremens, des soupirs, des cris, des grognemens, des bruits de robes froissées, d'assiettes cassées, et mille autres. [2566] Pan, pan. [2567] Glin, glin. [2568] Brr. [2569] . [2570] . [2571] Humph. [2572] Fi. [2573] Euh, euh. [2574] Pouah. [2575] Frou, frou. [2576] Clac. [2577] Aie, aie. [2578] Ah! [2579] Oh! [2580] Paf. [2581] Ouf. [2582] Tous ces bruits finirent par s'absorber et se confondre dans un seul, un ronflement magistral qui aurait couvert les pédales d'un orgue. [2583] Phaebus, ayant fait sa nuit, ôta son bonnet de coton à rosette jonquille, donna un coup de peigne à sa per- ruque blonde, monta dans un fiacre, et vint éclairer l'univers. [2584] La première chose qu'il vit, ce fut nos drôles dormant comme des morts. [2585] Tout indigné, il leur décoche un magnifique rayon très-bien doré, afin de les réveiller et de leur faire honte de leur paresse : il y perdit son latin. [2586] Il fit ainsi le tour du quartier; il trouva tout le monde dormant. [2587] Il eut beau tirer l'oreille à celui-là, donner une chiquenaude à celui-ci, personne ne se leva que lorsqu'il s'en fut coucher. [2588] Le train de l'orgie avait tenu tous les bourgeois d'alentour éveillés jusqu'au matin. [2589] Les maris s'en plaignirent plus que les femmes, et quelques neuf mois après la population de l'arrondissement fut augmentée de plusieurs petits épiciers futurs extrêmement intéressants. [2590] Pour nos drôles, ils furent bien surpris de se trouver la figure bleue ou verte; ils eurent beau se laver, ils ne purent se débarrasser de cette étrange teinte. [2591] Le reflet du punch s'était collé à leur peau, et en était devenu inséparable; ils étaient comme l'Homme-Vert de la Porte-Saint-Martin. [2592] Dieu avait permis cela pour les punir d'avoir voulu se rendre autrement qu'il ne les avait faits. [2593] Ceci démontre aux jeunes hommes le danger qu'il y a de mettre en action les romans modernes. [2594] J'oubliais de dire que l'estimable société, au sortir de la salle du banquet, fut interceptée par les sergents de ville, et conduite en prison comme prévenue de tapage nocturne.