dureté; - rien ne mord sur elles; - aucun feu ne peut les fondre, nul acide ne peut les dissoudre : elles résistent à tous les frottements et déchirent de leurs angles à brusques arêtes les âmes faibles et tendres qu'elles rencontrent sur leur chemin. Le monde les accuse de barbarie et de cruauté; elles ne font qu'obéir à une loi fatale qui veut que de deux corps mis en contact le plus dur use et ronge l'autre. Pourquoi le diamant coupe-t-il le verre et le verre ne coupe-t-il pas le diamant? Voilà toute la question. Ira-t-on accuser le diamant d'insensibilité ? Musidora est une de ces natures : elle a vécu indifférente et calme au milieu du désordre; elle a plongé dans l'infamie comme un plongeur sous sa cloche, qui voit tourner autour de lui les polypes monstrueux et les requins affamés, qui ne peuvent l'atteindre. Son existence réelle se sépare complètement de sa pensée intime et se passe tout à fait en dehors d'elle. Souvent il lui semble qu'une autre femme, qui se trouve, par un hasard singulier, avoir son nom et sa figure, a fait toutes les actions que l'on met sur son compte. Mais qu'il se rencontre une âme de force et de résistance pareilles, vous voyez soudain les angles s'abattre, les facettes se former, un chiffre se graver d'une manière ineffaçable : le diamant ne peut se tailler qu'avec le diamant. Fortunio est parvenu à rayer la dure cuirasse de Musidora et à dessiner son image sur ce métal insensible aux morsures de l'eau-forte et du burin. Une femme est sortie de la statue. Ainsi, dans la fabuleuse :antiquité, un jeune chevrier, doué par Vénus de la beauté à qui rien ne résiste, faisait jaillir du coeur noueux et raboteux d'un chêne une nymphe souriante dans tout l'éclat de sa blanche nudité. Musidora sent au dedans d'elle-même s'épanouir une âme nouvelle comme une fleur mystérieuse semée par Fortunio sur le rocher stérile de son coeur; son amour a toutes les puérilités divines, tous les enfantillages adorables de la passion pure et vierge. Musidora est, en effet, une jeune fille innocente qu'un mot ferait rougir et qui resterait interdite sous un regard un peu trop vif. C'est bien sincèrement qu'elle porte sur son bon petit coeur la lettre du cher Fortunio, qu'elle la couche avec elle et la baise vingt fois par jour. Croyez fermement que s'il y avait déjà des pâquerettes, elle en effeuillerait une en disant : « Un peu, beaucoup, pas du tout, » comme la naïve Marguerite dans le jardin de dame Marthe. Qui donc a prétendu qu'il y avait de par le monde une certaine Musidora, haute, fière, capricieuse, dépravée, venimeuse comme un scorpion. si méchante que l'on cherchait sous sa robe pour voir si elle n'avait pas le pied fourchu ? une Musidora sans âme, sans pitié, sans remords, qui trompait même l'amant de son choix ? un vampire d'or et d'argent, buvant les héritages des fils de famille comme un verre de soda-water pour se mettre en appétit ? un démon moqueur jetant sur toutes choses son rire aigre et discordant ? une odieuse courtisane ressuscitant les orgies antiques, sans avoir même pour excuse les ardeurs de Messaline ? Ceux qui disent cela se trompent assurément. Nous ne connaissons pas cette Musidora-là, et nous doutons qu'elle ait jamais existé. D'ailleurs, nous n'aurions pas voulu prendre pour notre héroïne une aussi abominable créature. Il ne faut pas non plus ajouter foi aux propos; les hommes sont si méchants qu'ils ont bien trouvé moyen de calomnier Tibère et Néron. La Musidora que nous connaissons est plus douce et plus blanche que le lait; un agneau de quatre semaines n'a pas plus de candeur : l'odeur des premières fraises a un parfum moins suave et moins printanier que le parfum de son âme fraîche éclose. Ses jeunes rêves errent innocemment sur des gazons d'un vert tendre au long des haies d'aubépine en fleurs. Tout son désir est d'habiter une humble maisonnette au bord d'une onde claire, et d'y vivre dans un éternel tête-à-tête avec le bien-aimé. CHAPITRE XIII. Les jours filaient, et Fortunio ne paraissait pas. Toutes les recherches de Musidora avaient été inutiles. Le mot d'Arabelle : - Fortunio, ce n'est pas un homme, c'est un rêve, - lui revenait en mémoire. En effet, il était si beau qu'il était facile de croire, lorsqu'on l'avait vu, à quelque révélation surnaturelle. L'éclat étourdissant au milieu duquel il était apparu à Musidora contribuait beaucoup à cette poétique illusion, et quelquefois elle doutait de la réalité comme quelqu'un qui aurait vu le ciel entr'ouvert une minute, et qui, le trouvant ensuite inexorablement fermé à son regart', en viendrait à se croire dupe d'une hallucination fiévreuse. Ses amies vinrent lui porter de perfides consolations, avec de petits airs ironiquement dolents et des mines joyeusement tristes. Cinthia lui conseilla, dans toute la sincérité de son coeur de bonne fille, de prendre un nouvel amant, parce que cela l'occuperait toujours un peu. Mais Musidora lui répondit que ce remède, bon pour Phébé et pour Arabelle, ne lui conviendrait nullement. Alors Cinthia l'embrassa tendrement sur le front et se retira en disant : - Povera innamorata, je ferai dire une neuvaine à la madone pour le succès de vos amours. Ce qu'elle fit religieusement. Musidora, voyant que toute lueur d'espoir était éteinte et que Fortunio était plus introuvable que jamais, prit la vie en grand dégoût et roula dans sa charmante tête les projets de ne pas survivre a son premier amour. - Au moins, se dit-elle, puisque j'ai vu celui que je devais aimer, je n'aurai pas la lâcheté de souffrir qu'aucun homme vivant touche ma robe du bout du doigt : je suis sacrée maintenant! Ah! si je pouvais reprendre et supprimer ma vie ! si je pouvais rayer du nombre de mes jours ceux qui ne t'ont pas été consacrés, cher et mystérieux Fortunio ! Je presentais vaguement que tu existais quelque part, doux et fier, spirituel et beau, un éclair dans tes yeux calmes, un sourire indulgent sur tes lèvres divines, pareil à un ange descendu parmi les hommes; je t'aperçus, tout mon coeur s'élança vers toi; d'un seul regard tu t'emparas de mon âme, je sentis que je t'appartenais, je reconnus mon maître et mon vainqueur, je compris qu'il me serait impossible d'aimer jamais personne autre que toi, et que le centre de ma vie était déplacé à tout jamais. Dieu m'a punie de ne t'avoir pas attendu; mais à présent jè sais que tu existes; tu n'es pas un fantôme, un spectre charmant envoyé par le sang de mon coeur à ma tête échauffée; je t'ai entendu, je t'ai vu, je t'ai touché; j'ai fait tous mes efforts pour te rejoindre, pour me jeter à tes pieds et te prier de me pardonner, et de t'aimer un peu. Tu m'as échappé comme une ombre vaine. Il ne me reste plus qu'à mourir. Savoir que tu n'es pas un rêve et vivre, c'est une chose impossible. Musidora chercha dans sa tête mille moyens de suicide. Elle pensa d'abord à se jeter à l'eau; mais la Seine était jaune et bourbeuse, puis l'idée d'être repêchée aux filets de Saint-Cloud et étalée toute nue sur une des dalles de la Morgue lui répugna singulièrement. Elle inclina un moment à se brûler la cervelle; mais elle n'avait pas de pistolet, et d'ailleurs aucune femme ne se soucie d'être défigurée, même après sa mort : il y a une certaine coquetterie funèbre; on veut encore être un cadavre présentable. Un coup de couteau dans le coeur lui souriait assez; mais elle eut peur de reculer devant la morsure du fer et de n'avoir pas le poignet assez ferme. Elle voulait se tuer serieusement et non se blesser d'une manière intéressante. Elle s'arrêta définitivement à l'idée du poison. Nous pouvons assurer nos lecteurs que la pensée inélégante et bourgeoise de s'asphyxier avec un réchaud de charbon allumé ne se présenta pas une minute à notre héroïne; elle savait trop bien vivre pour mourir aussi mal. Tout à coup un éclair lui passa par la cervelle l'aiguille de Fortunio lui revînt en mémoire. « Je me piquerai le sein avec cette aiguille et tout sera dit; ma mort aura quelque douceur puisqu'elle me viendra de Fortunio », se dit-elle en tirant le petit dard d'une des capsules du portefeuille. Elle considéra attentivement la pointe aiguë, ternie par une espèce de sédiment rougeâtre, et la posa sur un guéridon à côte d'elle. Puis elle se revêtit d'un peignoir de mousseline blanche, mit une rose de même couleur dans ses cheveux et s'étendit sur le sofa, après avoir préalablement écarté les plis de sa robe et fait saillir dehors sa gorge ronde et pure pour se piquer plus facilement. Certes, Musidora avait bien la résolution de se tuer, mais nous devons avouer qu'elle mettait de la lenteur dans ses préparatifs, et que je ne sais quel vague et secret espoir la retenait encore. « Je me piquerai à midi juste », se dit-elle. Il était midi moins un quart. Explique qui voudra cet étrange caprice; mais Musidora eût été assurément très affligée de mourir à onze heures trois quarts. Pendant que le temps faisait tomber dans son tablier les grains du fatal quart d'heure, une réflexion se présenta à Musidora. Souffrait-on beaucoup pour mourir de ce poison; laissait-il sur le corps des taches rouges ou noires ? - Elle aurait bien voulu en voir les effets. Au temps de Cléopâtre et dans le monde antique, cela n'aurait pas souffert la moindre difficulté; on eût fait venir cinq ou six esclaves mâles ou femelles, et l'on aurait essayé le poison sur eux; on aurait fait ce que les médecins appellent une expérience "in anima vili". Une douzaine de misérables se seraient tordus comme des anguilles coupées en morceaux sur les beaux pavés de porphyre et les mosaïques étincelantes, devant la maîtresse, accoudée nonchalamment sur l'épaule d'un jeune enfant asiatique et suivant de son regard velouté les dernières crispations de leur agonie. Tout est dégénéré aujourd'hui, et la vie prodigieuse de ce monde gigantesque n'est plus comprise par nous; nos vertus et nos crimes n'ont ni forme ni tournure. N'ayant pas d'esclaves pour essayer son aiguille, Musidora, très perplexe, la tenait entre ses doigts à trois pouces environ de son sein, enviant le sort de Cléopâtre, qui du moins avait vu, avant de livrer sa belle gorge aux baisers venimeux de l'aspic, ce qu'elle aurait à souffrir pour aller rejoindre son cher Antoine. Au moment où Musidora était plongée dans ces incertitudes, sa chatte anglaise sortit de dessous un meuble et vint à elle en miaulant d'un ton doucereux. Voyant que sa maîtresse ne faisait pas attention à ses avances, elle sauta sur ses genoux et poussa plusieurs fois sa main avec son petit nez rose et froid. La chatte fit le gros dos en regardant sa maîtresse avec ses prunelles rondes, traversées par une pupille en forme d'I, et lui exprima son désir d'être caressée par un petit râle particulier aux chats et aux tigres. Une idée diabolique vint à Musidora en caressant sa chatte : elle lui piqua la tête avec son aiguille. Blanchette fit un bond, sauta sur le plancher, essaya deux ou trois fois de marcher, puis tomba comme prise de vertige; ses flancs haletaient, sa queue battait faiblement le parquet; un frisson courut sur son poil; un oeil s'illumina d'une lueur verte, puis s'éteignit. Elle était morte. Tout ceci dura à peine quelques secondes. - C'est bien, dit Musidora, l'on ne doit pas beaucoup souffrir, et elle approcha l'aiguille de son sein. Elle allait égratigner sa blanche peau quand le tonnerre sourd d'une voiture roulant au grand galop sous la voûte de la porte cochère parvint à son oreille et suspendit pour un mo- ment l'exécution de son fatal projet ! Elle se leva et fut regarder à la fenêtre. Une calèche, attelée de quatre chevaux gris pommelé, parfaitement semblables et si fins que l'on aurait dit des coursiers arabes de la race du prophète, faisait le tour de la cour sablée. Les postillons étaient en casaque vert tendre, aux couleurs de Musidora. Il n'y avait personne dans la calèche. Musidora ne savait que penser, lorsque Jacinthe lui remit un petit billet qui lui avait été donné par un des jockeys. Voici ce qu'il contenait: « Madame, « Ma sauvagerie vous a fait perdre une calèche; cela n'est pas juste. Celle-ci vaut mieux que celle de George, daignez l'accepter en échange; si l'envie vous prenait de l'essayer, la route de Neuilly est fort belle, et vous pourriez juger de la vitesse des chevaux; je serais heureux de vous y rencontrer. «FORTUNIO». CHAPITRE XIV. Il est facile de s'imaginer la stupéfaction heureuse de Musidora; elle passait subitement, et sans transition ménagée, du plus extrême désespoir à la joie la plus vive : ce fuyard, cet introuvable et sauvage Fortunio venait se rendre de lui-même au moment où elle s'y attendait le moins. Les fanfares triomphales sonnaient déjà allègrement aux oreilles de Musidora; car elle ne doutait plus de sa victoire et se croyait assurée d'emporter, sans coup férir, le coeur de Fortunio. 0 vivace espérance ! comme tu relèves obstinément tes rameaux élastiques et souples courbés sous le pied lourd du désappointement, et comme il te faut peu de temps pour t'épanouir en fleurs merveilleuses et pousser de tous côtés de vigoureuses frondaisons ! Voici un enfant qui tout à l'heure était plus pâle que la statue d'albâtre que l'on aurait couchée sur son tombeau, et dont les veines bleuâtres semblaient courir dans l'épaisseur d'un marbre plutôt que sous une chair vivante, et qui maintenant sautille en pépiant par la chambre, joyeuse comme un passereau au mois de mai. - Jacinthe, Jacinthe, vite, habille-moi, chausse-moi; je veux sortir ! - Quelle robe veut mettre madame ? répondit Jacinthe en pesant sur chaque syllabe, pour lui donner le temps de la réflexion. - La première que tu trouveras sous la main, fit la petite avec un charmant geste d'impatience. Mais, de grâce, sois prompte. Tu es plus lente qu'une tortue; on dirait que tu as une carapace sur le dos. Jacinthe apporta une robe blanche à laquelle une petite raie d'un rose très pâle donnait une teinte de chair délicate, approchant de celle des hortensias lorsqu'ils viennent de s'épanouir. Musi- dora la mit sans corset, tant elle avait hâte de partir. Elle ne risquait rien d'aill'eurs à cette négli- gence. Elle était du très petit nombre de femmes qui ne se défont pas quand on les déshabille. Cela fait, elle s'entortilla dans un grand cachemire blanc qui lui tombait jusqu'aux talons, et Jacinthe lui posa délicatement sur la tête un chapeau le plus frais, le plus gracieux, le plus délicieusement coquet qu'il soit possible de rêver. Nous n'osons pas décrire en vile prose un pareil chef-d'oeuvre. Bornez-vous à savoir, mesdames, que la passe, un peu élevée, garnie intérieurement d'une aérienne guirlande de petites fleurs sauvages, faisait au charmant visage de Musidora une auréole ravissante, contre laquelle plus d'une sainte eût volontiers échangé son nimbe d'or - figurez-vous un grand camélia dont le coeur serait une figure d'ange. Un petit soulier aile de scarabée. si échancré qu'il couvrait à peine le bout des doigts, se laissait voir sous les derniers plis de sa robe, et don- nait facilement à entendre qu'il chaussait un pied appartenant à la plus jolie jambe du monde. Des bas d'une excessive finesse laissaient trans- paraître à travers leurs broderies à jour la peau légèrement rosée de ce pied adorable. Musidora, prenant à peine le temps de se ganter, descendit l'escalier et monta dans la calèche. - A Neuilly ! dit-elle au groom qui relevait le marchepied. La voiture partit comme l'éclair. - Tiens ! fit Jacinthe en heurtant du pied le cadavre de la chatte, qu'elle n'avait pas encore aperçu, Blanchette qui est crevée ! Hé ! Jack, voyez donc votre bête; elle est défunte. Votre maîtresse va faire un beau train ce soir en rentrant. Jack, consterné, s'agenouilla auprès de la chatte, lui tira la queue, lui pinça les oreilles, lui frotta le nez avec un mouchoir trempé dans l'eau de Cologne, mais hélas ! inutilement. - Oh ! la mauvaise bête ! elle a fait exprès de mourir pour me faire battre par madame, dit le négrillon en roulant ses gros yeux d'un air de terreur bouffonne; elle a une petite main bien dure ! - Taisez-vous, animal ! est-ce que vous croyez que madame se dégradera jusqu'à vous battre elle-même ? Elle vous fera fouetter par Zamore, répondit Jacinthe majestueusement; et, à vrai dire, vous le méritez - n'avoir qu'une chatte à soigner, et la laisser mourir comme un chien! Pauvre bête, va ! - Holà ! ouf ! aîe ! fit le négrillon, comme s'il sentait déjà crever sur ses épaules la pluie cinglante de coups de cravache qui lui était réservée. - Vous crierez tantôt, dit Jacinthe, se plaisant à augmenter les terreurs du nègre; vous savez que Zamore ne peut vous souffrir et qu'il a le bras solide; il vous écorchera tout vif comme une anguille. Comptez là-dessus, monsieur Jack. Jack ramassa la chatte, la porta dans sa niche, lui plia les quatre pattes sous le ventre, rangea sa queue en cercle, lui ouvrit les yeux de façon à lui donner une apparence de vie, puis il fut se cacher dans le grenier, derrière une pile de foin, pour attendre que le nuage fût passé, non sans avoir fourré dans ses poches une bouteille de vin, du pain et un grand morceau de viande froide. Puisque nous en sommes sur le chapitre de la chatte, nous justifierons Musidora du reproche de cruauté qu'on lui aura peut-être fait pour avoir tué sa bête favorite. Musidora pensait qu'elle allait mourir elle-même et que peut-être sa chatte, apres sa mort, serait réduite à courir sur les toits par la pluie et la neige, et exposée à toutes les horreurs de la famine (perspective affligeante!). Elle a été féroce par bonté. D'ailleurs, elle l'a fait très proprement empailler et mettre sous un globe bordé de peluche rouge; elle est couchée sur un petit coussin de soie bleu de ciel, et de ses beaux yeux d'émail s'échappe une lueur verdâtre, absolument comme si elle était vivante; il semble qu'on l'entende faire son ron ron. Qui de nous peut se flatter d'être empaillé et mis sous verre après sa mort ? Qui sera jamais regretté comme une chatte à longs poils ou un chien sachant faire l'exercice ? CHAPITRE XV. Les postillons revêtus de leur casaque vert tendre faisaient joyeusement claquer leur fouet, et la calèche roulait si rapidement, que les roues ressemblaient à un disque étincelant et qu'il eût été impossible d'en distinguer les rayons. La poussière soulevée n'avait pas eu le temps de s'abattre que la voiture était déjà hors de vue. Les équipages le.plus chaudement menés restaient en arrière, et cependant pas une goutte de sueur ne mouillait le poitrail des chevaux gris pommelé; leurs jambes, minces et sèches comme des jambes de cerf, dévoraient le chemin, qui filait sous eux, gris et rayé, comme un ruban qu'on roule. Musidora, nonchalamment renversée sur les coussins, se laissait aller aux plus amoureuses préoccupations; son teint transparent rayonnait éclairé de bonheur, et sa petite main, gantée de blanc, appuyée sur le bord de la calèche, battait la mesure d'un air qu'elle fredonnait intérieurement et sans que le son sortit de ses lèvres. Le ravissement où elle était plongée était si grand, que de temps en temps elle se prenait à rire aux éclats d'un air spasmodique et presque fiévreux; elle sentait le besoin de pousser des cris, de se faire mettre à terre et de courir de toutes ses forces ou de faire quelque action vejhémente pour ouvrir une soupape d'échappement aux jets exu- bérants de ses facultés. Toute langueur avait disparu. Elle qui hier se faisait porter dans son bain et pouvait à peine soulever son pied pour monter une marche, accomplirait en se jouant les douze travaux d'Hercule, ou peu s'en faut. La curiosité, le désir et l'amour, ces trois leviers terribles, dont un seul enlèverait le monde, exal- tent au plus haut degré toutes les puissances de son âme; il n'y a pas en elle une seule fibre qui ne soit tendue à rompre et qui ne vibre comme la corde d'une lyre. Elle va donc voir Fortunio, l'entendre, lui parler, se rassasier de sa beauté, nourriture divine : suspendre son âme à ses lèvres, et boire chacune de ses paroles plus précieuses que les diamants qui tombent de la bouche des jeunes filles vertueuses dans les Contes de Perrault. Ah ! respirer l'air où son souffle s'est mêlé, être caressée du même rayon de soleil qui a joué sur ses cheveux noirs, regarder un arbre, un point de vue où ses yeux se sont arrêtés, avoir quelque chose de commun avec lui, quelle ineffable jouissance, quel océan de secrètes extases ! A cette pensée, le coeur de Musidora dansait la tarentelle sous sa gorge libre de corset. Les dandies mettaient leurs chevaux au galop pour voir la figure de cette duchesse inconnue trainée par un si merveilleux attelage, et plus d'un manqua de tomber à la renverse de stupeur admirative. Musidora, qui en tout autre temps eùt été flattée de ses étonnements, n'y fit pas la moindre attention; elle n'était plus coquette. Une métamorphose s'était opérée en elle; il ne restait plus rien de l'ancienne Musidora que le nom et la beauté. Et encore sa beauté n'avait plus le même caractère : jusque-là elle avait été spirituellement belle, elle était devenue passionnément belle. L'on trouvera sans doute invraisemblable qu'un pareil changement ait lieu d'une manière si subite, et qu'un amour aussi violent se soit allumé à la suite d'une seule rencontre. A cela nous répondrons que rien n'a ordinairement l'air plus faux que le vrai, et que le faux a toujours des apparences très grandes de probabilité, attendu qu'il est arrangé, travaillé, combiné d'avance pour pro- duire l'effet du vrai : le clinquant a plus l'air d'or que l'or lui-même. Ensuite nous ferons remarquer que le coeur de la femme est un labyrinthe si plein de détours, de faux-fuyants et de recoins obscurs, que les grands poètes eux-mêmes qui s'y sont aventurés, la lampe d'or du génie à la main, n'ont pas toujours su s'y reconnaître, et que personne ne peut se vanter de posséder le peloton conducteur qui mène à la sortie de ce dédale. De la part d'une femme on peut s'attendre à tout, et principalement à l'absurde. Beaucoup de gens respectables et de dames fàchées de l'être seront sans doute d'avis que les coups de foudre sont de pures illusions romanesques, et que l'on n'aime pas éperdument un homme ou une femme que l'on n'a vu qu'une fois. Quant a nous, notre avis est que, si l'on n'aime pas une personne la première fois qu'on la voit, il n'y a aucune raison pour l'aimer la seconde et encore moins la troisième. Puis, il fallait bien que Musidora se prît de passion pour Fortunio, sans quoi notre roman n'aurait pu subsister. Notre héros, doué comme il l'est, riche, jeune, beau, spirituel et mystérieux, devait d'ailleurs être adoré au premier coup. Bien d'autres, qui n'ont pas la moitié de ces qualités, reussissent aussi promptement. Qu'y a-t-il d'étrange à ce qu'une jeune femme aime un beau jeune homme ? Ainsi donc, que la chose soit vraisemblable ou non, il est constaté que Musidora adore Fortunio, qu'elle ne connaît pas ou qu'elle n'a vu qu'une fois, ce qui est la même chose. Cette dissertation n'empêche pas la calèche de voler légèrement sur la grande avenue des Champs-Elysées et d'avoir dépassé l'arc de I*Etoile, cette gigantesque porte cochère ouverte sur le vide. La nature présentait un aspect tout différent de celui qu'ellt avait au jour où Musîdora battait le bois de Boulogne au hasard pour y rencontrer le Fortunio : le rouge sombre des bourgeons avait fait place à un vert tendre, couleur d'espérance, et les oiseaux gazouillaient sur les branches de joyeuses promesses, le ciel, où nageaient deux ou trois nuages de ouate blanche, semblait un grand oeil bleu qui regardait amoureusement la terre; une douce senteur dc feuillage nouveau et d'herbe fraîche montait dans l'air comme un encens printanier, de petits papillons jaune-soufre dansaient sur le bout des fleurs et tournaient dans les bandes lumineuses qui zébraient le fond vert du paysage. Une allégresse infinie égayait la terre et le ciel. Tout respirait la joie et l'amour partagé, l'atmosphère était imprégné de jeunesse et de bonheur. Du moins c'était l'impression qu'éprouvait Musidora; elle voyait les objets extérieurs à travers le prisme de la passion. Les passions sont des verres jaunes, bleus ou rouges, qui teignent toute chose de leur couleur. Aussi un site qui a paru affreux, hérissé, décharné Jusqu I aux os, repoussant de misère et de maigreur, plus inhospitalier qu'un steppe de Scythie, vu dans un instant de désespoir, semble diapré, étincelant, fleuri, avec des eaux miroitantes, des gazons vivaces et des fuites d'horizons bleuâtres, un vrai para- dis terrestre, regardé à travers le prisme du bonheur. La nature ressemble un peu à ces grandes symphonies que chacun comprend à sa façon. L'un place le cri suprême de Jésus expirant sur la croix où l'autre croit entendre les roulades perlées du rossignol et le grêle pipeau des bergers. Musidora comprenait pour le moment la symphonie dans le sens amoureux et pastoral. La voiture filait toujours; les grands arbres, inclinant leur panache, fuyaient à droite et à gauche comme une armée en déroute, et Fortunio ne paraissait pas encore. L'inquiétude commençait à picoter légèrement le coeur de Musidora. Si Fortunio allait avoir changé d'idée ? Elle relut son billet, qui lui sembla assez formel et la rassura un peu. Enfin elle aperçut, tout au bout de l'avenue, un petit tourbillon de poussière blanche qui s'approchait rapidement. Elle sentit une émotion si violente, qu'elle fut obligée de s'appuyer la tête sur le dossier de la voiture : ses artères sifflaient dans ses tempes, le sang abandonna et reprit trois ou quatre fois ses joues, sa main mourante laissa échapper le billet, qu'elle tenait serré avec une étreinte presque convulsive. Elle touchait au moment suprême de sa vie; son existence allait se décider. Bientôt la nuée de poussière, s'entr'ouvrant comme une nuée classique recéleuse de quelque divinité, permit de voir distinctement un cheval noir à tous crins, le col arqué, les épaules étroites, les pieds duvetés, l'oeil et les naseaux pleins de feu, qui ressemblait plutôt à un hoppogriffe qu'à un quadrupède ordinaire. Le cheval était monté par un cavalier qui n'était autre que le jeune Fortunio lui-même. A quelques pas galopait le Maure lippu. C'était bien lui : il avait cet air de nonchalante sécurité qui ne le quittait jamais et qui lui donnait tant d'ascendant sur tout le monde. Il semblait qu'aucune des adversités humaines n'eût prise sur lui et qu'il se sentît au-dessus des atteintes du sort. La sérénité siégeait sur sa belle figure comme un piédestal de marbre. Il s'avança vers la calèche en faisant exécuter à son cheval des courbettes prodigieuses; tantôt il l'enlevait des quatre pieds à la fois, tantôt il le faisait tenir debout et avancer ainsi de quelques pas. Le noble animal se prêtait à toutes ses exigences avec une coquetterie et une souplesse merveilleuses; il semblait vouloir lutter de gracieuse hardiesse avec son maître; on eût dit qu'ils ne faisaient qu'un et que la même volonté les animait tous deux; car Fortunio n'avait ni éperons ni cravache, et ne tenait pas seulement la bride en main. Il guidait sa monture par je ne sais quels mouvements imperceptibles, et il était complètement impossible de voir avec quels moyens il transmettait sa pensée à l'intelligent animal. Quand il ne fut plus qu'à une cinquantaine de pas de la calèche, il mit son cheval à fond de train et arriva ainsi à un pied de la voiture. Musidora, éperdue, crut qu'il allait se briser contre les roues et poussa un grand cri, mais Fortunio, par un tour d'adresse familier aux cavaliers arabes, avait arrêté subitement sa monture lancée sur ses quatre jambes, et passé sans transition de la course la plus rapide à l'immobilité la plus complète. On eût dit qu'un enchanteur l'avait figé, lui et son cheval. Après ce temps d'arrêt, il fit danser un peu son barbe, car c'en était un, à la portière de la calèche, et, au milieu d'une ruade violente, il salua Musidora avec la même grâce et la même aisance que s'il eût eu les deux pieds appuyés sur le solide parquet d'un salon. - Madame, dit-il, pardonnez à un pauvre sauvage à qui de longues courses dans l'Inde et l'Orient ont fait perdre l'habitude de la galanterie européenne et qui ne sait plus guère comment on se conduit avec les femmes. Si j'avais été assez présomptueux pour croire que vous désiriez ma présence, croyez que je serais accouru de toute la vitesse des jambes de Tippoo; mais je n'aurais pas pensé qu'un extravagant comme moi, rendu maniaque par des voyages dans des régions étrangères, pût intéresser en rien votre curiosité. Nous voudrions bien rapporter la réponse de Musidora, mais nous n'avons jamais su ce qu'elle répondit. Il est certain cependant qu'elle ouvrit la bouche, en levant sur Fortunio ses beaux yeux noyés d'un éclat onctueux; elle murmura quelque chose, mais nous avons eu beau prêter l'oreille, nous n'avons pu distinguer une seule syllabe. Le grincement du sable sous les roues, le piétinement des chevaux, ont couvert sans doute la voix presque inarticulée de Musidora. Nous le regrettons fort, car il eût été assez curieux de recueillir ces précieuses paroles. - Musidora, reprit Fortunio d'un timbre de voix doux et sonore, l'on vous a sans doute fait bien cl histoires singulières sur mon compte, mes amis ont beaucoup d'imagination; que direz-vous lorsque vous verrez que, loin d'être un héros de roman, un homme étrange et fatal, je ne suis tout bonnement qu'un honnête garçon, assez bon diable quoique capricieux et fantasque par boutades? Je vous assure, Musîdora, que je bois du vin et non de l'or fondu à mes repas; je mange plus d'huîtres que de perles dissoutes dans du vinaigre; je couche dans un lit, quoiqu'il m'arrive plus souvent de coucher dans un hamac, et je marche en général sur mes pieds de derrière, à moins que je n'emprunte ceux de Tippoo, de Zerline ou d'Agandecca, ma jument favorite. Voilà ma façon de vivre. J'aime mieux les vers que la prose, j'aime mieux la musique que les vers, et je ne préfère rien au monde à une peinture de Titien, si ce n'est une belle femme. Je n'ai pas d'autre opinion politique. Je ne hais que mes amis et me sentirais assez porté à la philanthropie si les hommes étaient des singes. Je croirais volontiers en Dieu, s*il ne ressemblait pas tant à un marguillier de paroisse, et je pense que les roses sont plus utiles que les choux. Vous me connaissez maintenant comme si vous aviez dormi dix ans sur mon oreiller. A ceci se bornent tous les renseignements que je puis vous procurer sur moi, car je n'en sais pas davantage. Musidora ne put s'empêcher de rire de la profession de foi de Fortunio. - Vraiment, dit-elle, vous êtes modeste en ne vous croyant pas singulier; savez-vous donc, monsieur Fortunio, que vous êtes d'une excentricité parfaite? - Moi! point du tout; je suis le garçon le plus uni du monde; je ne fais que ce qui me plaît, et je vis absolument pour mon compte, Mais voici le soleil qui devient chaud, et votre ombrelle ne suffira plus tout à l'heure pour vous garantir de ses flèches de plomb. S'il vous plaisait de venir vous reposer un instant dans une cahute, une espèce de wigwam indien que j'ai par là, vous retourneriez ce soir à Paris, pendant les fraîches heures du crepuscule. - Volontiers, répondit Musidora; je ne serais pas fâchée de voir votre verenda, votre wigwam, comme vous dites; car on prétend que vous ne demeurez pas, mais que vous perchez. - Quelquefois, mais pas toujours. J'ai passé plus d'une nuit sur un arbre avec ma ceinture attachée au tronc pour m'empêcher de me casser la tête en tombant à la renverse; mais ici je vis comme le bourgeois le plus débonnaire. Il ne me manque qu'un toit de tuiles rouges et des contre-vents verts pour être le garçon le plus arcadique et le plus sentimental du monde. - Hadji, Hadji! approchez; j'ai deux mots à vous dire. Le Maure en deux bonds fut à côté de Fortunio. Fortunio lui adressa quelques mots dans une langue étrangère, avec une intonation gutturale et bizarre. Hadji partit aussitôt à bride abattue. - Veuillez m'excuser, madame, de m'être servi devant vous d'un idiome inconnu; mais ce drôle ne sait pas un mot de français ni d'aucune autre langue chrétienne. - J'espère, dit Musidora, que vous ne l'avez pas envoyé devant pour préparer quelque chose à mon intention; est-ce que vous voulez me faire recevoir au bas de votre perron par une députation de jeunes filles vêtues de blanc avec des bouquets enveloppés dans une feuille de papier? J'entends que vous ne fassiez point de cérémonie avec moi. .- J'ai envoyé tout bonnement Hadji, reprit Fortunio, pour mettre en cage mon lion privé et ma tigresse Betsy. Ce sont de charmantes bêtes, douces comme des agneaux, mais dont la vue aurait pu vous inquiéter. je suis là-dessus maniaque comme une vieille fille, je ne puis me passer d'animaux. Ma maison est comme une ménagerie. - Les barreaux de la cage sont-ils solides? dit Musidora d'un air assez peu rassuré. - Oh! très solides, reprit Fortunio en riant. Nous voici arrivés. CHAPITRE XVI. La maison de Fortunio n'avait pas de façade. Deux terrasses de rocailles avec des angles de pierre vermiculée, une rampe à balustres ventrus et des piédestaux supportant de grands vases de faïence bleue remplis de plantes grasses, tout à fait dans le goût Louis XIII, s'élevaient de chaque côté d'une porte massive en coeur de chêne, sculptée précieusement et ornée de deux médaillons d'empereurs romains, entourés de guirlandes de feuillage. Ces deux terrasses formaient comme une espèce de bastion où venaient se briser les regards des curieux. Au-dessous étaient pratiquées les écuries. La calèche s'élança au galop de ses quatre chevaux contre la porte, qui s'ouvrit en tournant sur ses gonds comme par enchantement, sans que personne parût en pousser les battants. La voiture fit le tour d'une grande cour sablée, entourée d'une palissade de buis taillé en arcades, ce qui donna à notre héroïne le temps de regarder la maison du cher Fortunio. Au fond de la cour scintillait, sous un vif rayon de soleil, un bâtiment en pierres blanches cimentées avec une telle précision qu'il semblait fait d'un seul morceau. Des niches richement encadrées et occupées par des bustes antiques rompaient seules la plane surface du mur, entièrement dénué de fenêtres. Une porte de bronze, sur