l'entour de la nasse et n'y entrait pas, il répondait évasivement aux questions insidieuses de Musidora, et, au moment où elle croyait le tenir, il lui échappait par une brusque plaisanterie. Musidora tenta toute une espèce de moyens elle lui fit de fausses confidences pour en obtenir de vraies; elle l'interrogea sur ses voyages, sur sa vie, sur ses goûts. Fortunio buvait, mangeait, riait, disait un oui ou un non, et lui fuyait entre les doigts, plus fluide et plus mobile que du vif-argent. - Vraiment, George, dit Musidora en se penchant de son côté, cet homme est comme un hérisson; on ne sait par où le prendre. - Prends garde d'embrocher ton coeur à l'un de ses piquants, ma petite reine, répondit George. - Quelle vie a-t-il donc menée et de quelle argile est-il donc pétri ? fit Musidora inquiète. - Le diable seul le sait, répliqua George en' faisant un geste d'épaules intraduisible. - Fortunîo, Fortunio, s'écria Arabelle en se dressant à l'autre bout de la table, et les pantoufles de ta princesse chinoise, quand me les donneras-tu ? - Ma belle dame, elles sont chez- vous délicatement posées au pied de votre lit sur la peau de tigre qui vous sert de tapis. - Vous riez, Fortunio ; jamais vous n'êtes entré dans ma chambre à coucher, et hier soir il n'y avait assurément pas de pantoufles au pied de mon lit. - Vous n'avez sans doute pas bien regardé, car je vous assure qu'elles y sont, dit Fortunio en avalant une magnifique rasade. Arabelle sourit d'un air incrédule. - Est-ce vrai, dit Musidora avec un accent de coquetterie jalouse, que ces pantoufles vous viennent d'une princesse chinoise ? - Je crois que oui, répondit Fortunio. - Elle s'appelait Yeu-Tseu. - Une charmante fillel Elle avait un anneau d'argent dans le nez et le front couvert de plaques d'or. Je lui faisais des madrigaux où je lui disais qu'elle avait la peau comme du jade et les yeux comme des feuilles de saule. - Etait-elle plus jolie que moi ? interrompit Musidora en tournant sa figure du côté de Fortunio, comme pour lui faciliter la comparaison. - C'est selon. Elle avait de petits yeux bridés, retroussés par les coins, le nez épaté et les dents rouges. - Oh! le monstre! Elle devait être hideuse. - Point du tout; elle passait pour une beauté incomparable; tous les mandarins en raffolaîent. - Et vous l'aimiez ? dit Musidora d'un ton piqué. - Elle m'adorait, et je la laissais faire. - Savez-vous, monsieur Fortunio, que vous êtes prodigieusement fat?--- ou bien vous vous moquez de nous. Vous avez acheté ces babouches sur le quai Voltaire, chez quelque marchand de curiosités. - Moi, nullement, je vous le jure; vous m'interrogez, je vous réponds; quant aux pantoufles, elles n'ont pas été achetées; qui est-ce qui n'est pas allé un peu en Chine ? Voulez-vous que je vous fasse servir un doigt de vin de Xérès ? il est fort bon. - Ce n'est pas la peine, dit Musidora avec le plus gracieux sourire, passez-moi votre verre. Fortunio le lui tendit sans paraître étonné d'une si formelle faveur. Musidora le porta a ses lèvres par le côté qu'avait effleuré la bouche de Fortunio. Quand Musidora eut bu, Fortunio remplit le verre et le vida avec simplicité, comme si une jeune et charmante femme ne venait pas d'y tremper familièrement son petit bec rose de colombe. Musidora ne se rebuta pas, et, par un mouvement d'une combinaison supérieure, fit. sauter son soulier de satin et posa son pied sur celui de Fortunio; un bas de soie plus aérien qu'une toile. d'araignée permettait de sentir toute la perfection et le poli d'ivoire de ce pied de Cendrillon. - Croyez-vous, Fortunio, que je ne chausserais pas la pantoufle de votre princesse ? dit Musidora, les joues allumées du rose le plus vif, en pressant légèrement avec son pied le pied de Fortunio. - Elle serait trop large pour vous, répondit tranquillement Fortunio, et il se remit à boire sans plus de façons. Ceci eût pu passer pour un compliment sans la mine indolente de Fortunio; aussi Musidora n'en tira aucun augure favorable, et, voyant que tous ses efforts n'aboutissaient à rien, elle changea de batteries et se mit à jouer l'indifférence (sans tou' ef ois retirer son pied) et ne causa plus qu'avec George. La froideur n'y fit pas plus que la galanterie : Fortunio ne lui adressait la parole que de loin en loin et par manière d'acquit. Cependant Musidora crut s'apercevoir que Fortunio serrait imperceptiblement son genou, mais elle reconnut bientôt son erreur. Pendant toute cette stratégie, il n'est pas besoin de dire que le reste de l'assemblée buvait considérablement et se livrait à la plus triomphante bacchanale que l'on puisse imaginer. Le fashionable Alfred demandait la tête des tyrans et l'abolition de la traite des noirs, au grand ébahissement des négrillons, étonnés d'une philanthropie si subite. Deux compagnons avaient précieusement glissé de leur chaise sous la table et ronflaient comme des chantres à vêpres; les autres gloussaient et piaulaient je ne sais quelle chanson sur un ton lamentable et funèbre, occupation agréable qu'ils interrompaient de temps en temps pour se raconter à eux-mêmes leurs bonnes fortunes, car personne n'était dans le cas d'écouter. Les femmes qui avaient résisté plus longtemps, se laissaient enfin entraÎner au tourbillon général; Arabelle même était si grise, qu'elle oubliait d'être coquette. Phébé, les deux coudes appuyés sur la nappe, regardait avec une fixité stupide une des figures du surtout, qu'elle ne voyait pas. Quant à la Romaine, elle était admirable de quiétude heureuse : elle dodelinait doucement de la tête et semblait marquer la mesure d'une musique entendue d'elle seule; un sourire nonchalant voltigeait sur sa bouche entr'ouverte comme un oiseau autour d'une rose, et les longs cils noirs de ses yeux demi-fermés jetaient une ombre de velours sur les pommettes de ses joues colorées d'une imperceptible vapeur rose; elle avait ses deux mains posées l'une sur l'autre, comme les mains de la Romaine dans le magnifique portrait de M- Ingres, et contrastait singulièrement par son calme parfait avec la turbulence générale. Pour Musidora, la gorgée de vin de Xéres qu'elle avait bue commençait à lui porter à la tête; une légère sueur lui perlait au front; la fatigue l'envahissait en dépit d'elle; quelques grains du sable d'or du sommeil commençaient à, lui rouler dans les yeux; elle s'endormait comme un petit oiseau qui a chaud dans le duvet de son nid : de temps en temps, elle soulevait ses paupières alour- dies pour contempler Fortunio, dont le magnifique profil se découpait fièrement sur un fond d'éblouissante lumière, puis elle les refermait sans cesser pour cela de le voir; car les commencements de rêve qu'elle ébauchait étaient tout pleins de Fortunio. Enfin, elle laissa pencher sa tête comme une fleur trop chargée de pluie, ramena machinalement devant ses yeux deux ou trois boucles de ses beaux cheveux blonds, comme pour s'en faire des rideaux et s'endormit tout à fait. - Ah ! fit George, voilà Musidora qui a mis la tête sous son aile. Regarde quel adorable petit museau; elle dormirait au milieu d'un concerto de tambours; c'est une fort jolie fille, mais je préfère mes Titiens. Entre nous, vois-tu, Fortunio, je n'ai jamais aimé que cette belle fille qui est là-haut couchée au-dessus de cette porte, dans son lit de velours rouge; vois cette main, ce bras, cette épaule : quel admirable dessin ! quelle puissance de vie et de couleur ! - Ah ! si tu pouvais ouvrir une heure ces beaux bras et me presser sur cette poitrine qui semble palpiter, je jetterais avec plaisir toutes mes maîtresses par la fenêtre. Pardieu, je me sens une envie du diable de décrocher le tableau et de le faire porter dans mon lit. - Là là, Georgio carissimo, piano, piano, vous me faites de la peine, vous allez gagner une pleurésie à vous échauffer ainsi dans votre harnois; conservez-vous à vos respectables parents, qui veulent faire de vous un pair de France et un ministre. - Vous avez tort de médire de la nature, qui a bien son prix; - tu parles de l'épaule de cette femme peinte; voilà là-bas Cinthie, qui ne dit rien et laisse errer ses yeux au plafond, en pensant peut-être à son premier amour et à sa petite maison de briques du quartier des Transteverins, et qui a de plus belles épaules que tous les Titiens de Venise et d'Espagne. Approche, approche, Cinthie, montre-nous ta poitrine et ton dos, et fais voir à ce faquin de George que le bon Dieu n'est pas aussi maladroit qu'il veut bien le dire. La belle Romaine se leva, défit gravement l'agrafe de sa robe, qui glissa jusque sur sa taille cambrée, et laissa voir un sein d'une pureté de contour admirable, des épaules et des bras à faire descendre un dieu du ciel pour les baiser. - Je te conseille fort, mon ami George, de lui donner la place que tu destinais tout à l'heure à ton tableau; il ne lui manque que le cadre. En disant cela, Fortunio promenait la main sur le dos de la Cinthie, mais avec le même sang-froid que s'il eût touché un marbre. On eût dit un sculpteur qui passe le pouce sur les contours d'une statue pour s'assurer de leur correction. - Remonte ta robe, nous t'avons assez vue. La Romaine fut lentement se rasseoir à sa place. Quant à George, il répétait toujours : « J'aime mieux mes Titiens. » Les bougies tiraient à leur fin; les negres, harassés de fatigue, dormaient debout, en s'appuyant le dos contre les murs; la table, si bien servie, était dans le plus affreux désordre, tachée de vin, ruisselante de débris; les élégants édifices de sucrerie croulaient de toutes parts, largement éventrés; let; merveilles du dessert, les fruits, les ananas, les fraises du Chili, les assiettes montées avec un soin si curieux, tout cela était détruit, renversé et gaspillé; la nappe avait l'air d'un champ de bataille. Cependant quelques convives acharnés luttaient encore avec le désespoir du courage malheureux, et s'efforçaient de vaincre l'ivresse et le sommeil, mais ils avaient perdu toute leur verve et leur entrain; ils pouvaient à peine faire du bruit et n'avaient plus la force de casser les porcelaines et les cristaux, moyens violents usités pour ranimer une orgie languissante. George lui-même verdissait d'une manière sensible et venait d'entrer dans cette période malsaine de l'ivresse où l'on se met à parler morale et à célébrer les charmes de la vertu. - Fortunio seul, toujours frais, l'oeil limpide, la lèvre rouge, l'air calme et reposé d'une dévote qui va faire ses pâques, l'esprit aussi libre que lorsqu'il était entré, jouait nonchalamment avec son couteau de vermeil et paraissait tout prêt à recommencer. - Eh bien ! dit Fortunio, l'on ne boit donc plus ? Quelle maigre hospitalité ! J'ai soif comme le sable quand il n'a pas plus dp quinze jours. On apporta une immense jatte de punch d'arack, tout allumé; les jolies flammes dansaient à la surface, en agitant joyeusement leurs basquines d'or; c'était comme un bal de feux follets. George remplit son verre et celui de Fortunio, sans éteindre la liqueur enflammée, puis il saisit le bol avec son trépied et le jeta sur le plancher, et dit avec un geste d'ineffable mépris - Il vaut mieux le jeter que de le profaner en le versant à de pareilles brutes. Faisons-les rôtir, puisqu'elles ne veulent pas boire; nous le pouvons en toute sûreté de conscience, ce sont des oies. La liqueur se répandit sur le parquet toute flambante, et les petites langues bleues de la flamme commencèrent à lécher les pieds des dormeurs et à mordre les bords de la nappe. La lueur de ce petit incendie improvisé pénétra sur-le-champ à travers les paupières le plus invinciblement fer- mées, et tout le monde fut bien vite debout, même les deux respectables convives coulés à fond dès le commencement de la tempête, et qui eussent été cuits infailliblement tout vifs, si Mercure le nègre et Jupiter le mulâtre ne les eussent aidés à sortir des lieux souterrains et ténébreux où ils gisaient. - Où est Fortunio ? demanda Musidora en ecartant ses cheveux. - Fortunio ? dit George, il était là tout à.l'heure. - Il est parti, dit respectueusement Jupiter. - Qui sait quand on le reverra ? Il est peut-être allé déjeuner avec le grand-mogol ou le Prêtre-Jean: Ma petite reine, j'ai bien peur que tu ne sois obligée d'aller à pied ou en carrosse de louage, comme une fille vertueuse. Si tu le trouves, tu seras bien habile. - Bah ! dit Musidora, en tirant à demi de son sein un petit portefeuille à coins d'or; j'ai son portefeuille. - Ah çà! tu es donc un vrai diable en jupons? Voilà une fille bien élevée; jamais des parents ordinaires n'auraient l'idée de vous faire apprendre à voler ! CHAPITRE II. Musidora ne se réveilla que sur les trois heures de l'après-midi, heure raisonnable. Elle étendit nonchalamment son joli bras vers le cordon de moire placé au chevet de son lit; mais sa main blanche retomba. Le lit de Musidora était extrêmement simple; il ne ressemblait en rien aux lits des bourgeoises enrichies, qui ont l'air de reposoirs pour la Fête- Dieu; c'était frais et charmant comme l'intérieur d'une coque de clochette sauvage. Deux rideaux de cachemire blanc et de mousseline des Indes, superposés, tombaient en bouil- lons nuageux d'une large rosace argentée, fixée au plafond, autour d'une élégante gondole de bois de citronnier très pâle avec des pieds et des incrustations d'ivoire; des draps de toile de Hollande d'une finesse idéale, un vrai brouillard tissu, laissaient transparaître légèrement le rose doux de l'étoffe qui enveloppait les matelats gonflés par la plus soyeuse laine du Thibet : cette précieuse toison d'or que Jason allait conquêter sur la nef Argo, paraissait à peine assez précieuse à Musidora pour remplir de simples matelas; son petit orgueil de démon était intérieurement flatté de penser qu'il y avait la corruption de vingt honnêtes filles dans sa couchette, et que devant une ou deux aunes de cette laine tissue et teinte les plus fiers scrupules s'humanisaient subitement. Cela l'amusait de conclure ainsi sur beaucoup de déshonneurs en probabilité. Un double oreiller garni en point d'Angleterre cédait avec mollesse sous sa petite tête noyée dans ses blonde cheveux, répandus autour d'elle comme les flots. de l'urne d'une naïade; un couvre-pied de satin blanc, rempli par le précieux duvet que l'eider arrache de ses ailes pour réchauffer ses chers petits, s'étendait sur elle comme une tiède tombée de neige, et l'on entrevoyait vaguemen~ sous l'ondulation de l'étoffe un charmant petit monticule formé par son genou à demi soulevé. Voilà de quelle façon Musidora, la belle enfant, était couchée. - Pour ce lit seulement, l'Afrique avait donné les dents les plus grosses de ses éléphants; l'Amérique son bois le plus précieux ; Mazulipatnam, sa mousseline ; le Cachemire, sa laine; la Norwège, son duvet; la France, son industrie. Tout l'univers s'était mis en quête, et chaque partie du monde avait apporté son plus extrême luxe. Il n'y a au monde que les courtisanes qui ont passé leur enfance à manger des pommes crues pour cracher au front de la richesse avec cet aplomb insolent. Héliogabale et Séguin n'éprouvaient plus de plaisir à souiller l'or et à le rendre plus misérable, que cette frêle jeune fille qui a nom Musidora. Cependant, tout ceci n'empêche pas le lit de l'enfant d'être, comme nous l'avons dit plus haut, de la plus virginale simplicité. Le reste de la cham- bre est aussi ruineusement simple. - Les murs sont tendus de satin blanc relevé de torsades roses et argent, ainsi que le plafond; un tapis blanc, épais comme un gazon, semé de roses que l'on serait tenté de croire naturelles, couvre le parquet de bois des îles; les portes, coupées dans la tenture avec une si grande précision que l'on a peine à les deviner, ont des serrures et des gardes de cristal d'Irlande admirablement taillé. - La pendule se compose d'un bloc de jaspe oriental avec un cadran de patine niellé. Une pendule dont aucun tailleur ne voudrait. A côté du lit, au lieu de veilleuse, une petite lampe étrusque, de la tournure la plus authentique, en terre rouge, avec de ravissants dessins de chimères ailées et de femmes à leur toilette, pose sur un élégant guéridon. - Quelques fauteuils, un sofa, pièce indispensable, fait sur le modèle du sofa de Crébillon fils, une table de mosaîque; voilà tout l'ameublement. Musidora ouvrit sa petite bouche aussi grande qu'elle put sans parvenir à produire un bâillement bien formidable; ses dents perlées brillaient comme des gouttelettes de rosée au fond d'un coquelicot et produisaient l'effet le plus charmant du monde; - un bâillement de Musidora était plus gracieux que le sourire d'une autre femme. Elle abaissa ensuite les franges de ses paupières soyeuses, se coucha sur le côté gauche, puis sur le côté droit, et, voyant qu'elle ne pouvait plus conserver l'espérance de se rendormir, elle laissa échapper un soupir flûté et languissant modulé, aussi plein de rêverie et de pensée qu'une note de Beethoven. Elle allongea une seconde fois son bras vers sa sonnette. Une porte imperceptible cachée dans le mur s'entr'ouvrit, et par l'étroit hiatus se glissa dans la chambre une grande fille svelte et bien tournée, coquettement mise avec un madras chiffonné à la façon des créoles. Elle vint sur la pointe du pied jusqu'au pied du lit de sa maîtresse, et attendit ses ordres en silence. - Jacinthe, relevez un peu les draperies des fenêtres, et venez me mettre sur mon séant. Jacinthe releva les embrasses des doubles rideaux. Un joyeux et pétulant rayon de soleil entra vivement dans la chambre, comme Un garçon mal élevé, mais accoutumé à être bien reçu partout à cause de sa bonne humeur. - Butorde, pendarde, tu veux donc m'aveugler et me rendre plus noire que le museau d'un ours ou les mains d'une danseuse de corde ! fit Musidora d'une voix mourante : éteins bien vite cet affreux soleil. - Bien. Maintenant accommode mes oreillers. Jacinthe en prit deux ou trois, qu'elle fit sauter sur ses bras et qu'elle arrangea par molles assises derrière le dos de sa voluptueuse maîtresse. - Que désire encore madame ? dit Jacinthe, voyant que Musidora n'avait pas fait le geste dont elle la congédiait habituellement. - Dites à Jack de m'apporter ma chatte anglaise, et faites-moi préparer mon bain. La porte s'écarta imperceptiblement, et Jacinthe disparut comme elle était entrée. CHAPITRE III. Nous croyons qu'il n'est pas inutile de consacrer un chapitre spécial à la chatte de Musidora, charmante bête qui vaut bien après tout le lion d'An- droclès, l'araignée de Pélisson, le chien de Montargis et autres animaux vertueux ou savants dont de graves historiens ont éternisé la mémoire. On dit ordinairement : Tel chien, tel maître; on pourrait dire aussi : Telle chatte, telle maîtresse. La chatte de Musidora était blanche, - mais d'un blanc fabuleux, - bien autrement blanche que le cygne le plus blanc; le lait, l'albâtre, la neige, tout ce qui sert à faire des comparaisons blanchcs depuis le commencement du monde eût paru noir à côté d'elle; dans les millions de poils imperceptibles dont sa fourrure d'hermine était composée, il n'y en avait pas un seul qui n'eût l'éclat de l'argent le plus pur. Figurez-vous une grosse houppe à poudre où l'on aurait ajusté des yeux. jamais la femme la plus coquette et la plus maniérée n'a mis dans ses mouvements la grâce et le fini parfait que cette adorable chatte met dans les siens. - Ce sont des ondulations d'échine, des gonflements de dos, des airs de tête, des tournures de queue. des façons d'avancer et de retirer la patte inimaginables. Musidora, la copie tant qu'elle peut, mais en reste bien loin. - Cependant si parfaite que soit l'imitation, elle a fait de Musidora une des plus gracieuses femmes de Paris, - c'est-a-dire du monde, car rien n'existe ici-bas que Paris. Un petit nègre, entièrement vêtu de noir pour rendre le contraste plus frappant, est chargé du soin de cette blanche et discrète personne : il la couche tous les soirs dans son berceau de satin bleu de ciel et va la porter le matin à sa maîtresse quand elle la demande; il est chargé aussi de donner la pâture à madame la chatte, de la peigner, de lui laver les oreilles, de lui lisser les moustaches et de lui mettre son collier de vraies perles fines et d'un très grand prix. Quelques vertueux mortels seront sans doute indignés d'un tel luxe pour un simple animal, et diront qu'il vaudrait bien mieux avec tout cet argent, donner du pain aux pauvres. - D'abord on ne donne pas de pain aux pauvres, on leur donne un sou, - et encore assez rarement; car, si tout là monde leur donnait un sou tous les jours, ils seraient bientôt plus riches que des nababs. - Ensuite, nous ferons observer aux honnêtes philanthropes distributeurs de soupes économiques que l'existence de la chatte de Musidora est aussi utile que quoi que ce soit. Elle fait plaisir à Musidora et l'empêche de souffleter deux ou trois servantes par jour. Premier bienfait. Ce petit nègre, qui n'a d'autre travail que le soin de cette bête, serait sans cela à griller au soleil des Antilles, où il serait fouaillé du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au matin. - Au lieu de cela, il est bien nourri, bien habillé, et n'a pour toute besogne qu'à être noir à côté d'une chose blanche. - Second bienfait. La délicieuse chatte n'a pas de plus grand plaisir que d'aiguiser ses griffes sur la tenture intérieure de son petit boudoir bleu de ciel. Il faut donc lui en faire un neuf à peu près tous les mois. Cela suffit pour payer la pension de deux enfants du tapissier de Musidora. - La France devra donc à une simple chatte blanche un avocat et un médecin. - Troisième bienfait. Quatrième bienfait. - Trois petits paysans se ramassent de quoi acheter un homme, s'ils tombent à la conscription, en prenant à la glu de petits oiseaux pour le déjeuner et le dîner de la chatte, qui ne voudrait pas les manger s'ils n'étaient tout vifs et tout sautillants. Cette mignonne et voluptueuse bête, presque aussi cruelle qu'une femme qui s'ennnuie, aime à entendre pépier son dîner dans son ventre, et il n'y a rien d'assez vivant pour elle. C'est le seul défaut que nous lui connaissions. Quant au collier, il a été donné à Musidora par un général de l'Empire, qui l'avait volé en Espagne à une madone noire, sous la forme d'un bracelet, et il a passé sans intermédiaire du bras très blanc de la jeune fille au col encore plus blanc de la jeune chatte. Nous trouvons un colier de perles beaucoup plus convenable au col velouté d'une jolie chatte qu'autour du cou rouge et pelé d'une vieille Anglaise. Ceci paraîtra peut-être un hors-d'ceuvrei,à quelques-uns de nos lecteurs; nous sommes tout à fait de l'avis de ces lecteurs-là. - Mais sans les hors-d'oeuvre et les épisodes comment pourrait-on faire un roman ou un poème, et ensuite comment pourrait-on les lire ? CHAPITRE IV. Lorsque le négrillon eut apporté la chatte blanche et l'eut posée à côté de sa maîtresse, sur l'édredon neigeux, Musidora, tout à fait réveillée, commença à se souvenir d'un certain Fortunio qu'elle avait vu la nuit précédente au souper de George. Les traits de cette image charmante, estompés par le sommeil, se dessinèrent avec netteté au fond de sa mémoire; elle le revit beau, souriant, calme au milieu de ce bruit insensé, aussi inaccessible à l'ivresse qu'à l'amour. Elle se rappela le pari qu'elle avait fait d'entrer tambours battants, enseignes déployées, dans la forteresse de ce coeur imprenable avant six semaines, et de se chauffer les pieds sur les propres chenêts de cet élégant vagabond dont personne ne connaissait le véritable domicile. La calèche attelée de quatre chevaux gris pommelé avec ses postillons en casaque de satin, son bruit de fouets et ses éclairs de vernis, lui passa devant les yeux comme un tourbillon. Elle frappa de joie dans la paume de ses petites mains, tant elle était sûre du succès : « Ne sera-t-il pas curieux, se dit-elle en riant intérieurement, de promener le Fortunio dans la calèche même qu'il m'aura fait gagner » ? Et, pour ouvrir les hostilités, elle étendit sa main sous l'oreiller et en tira le portefeuille volé, qu'elle avait vainement essayé d'ouvrir la veille. - J'en viendrai bien à bout, dit-elle en le retournant dans tous les sens; - une femme qui sent un secret derrière une si mince cloison, et qui ne la forcerait pas ! J'aurais dénoué le noeud gordien sans avoir besoin d'épée comme ce brutal d'Alexandre. Musidora se dressa tout à fait sur son séant, et avec une activité de belette qui cherche un trou pour fourrer son museau pointu et entrer en quelque resserre pleine de lait et d'oeufs frais, elle se mit en quête du secret qui devait ouvrir ce mystérieux portefeuille, où se trouvaient sans doute de précieuses indications sur notre héros. Elle palpa avec ses doigts, plus subtils que des tentacules d'insecte ou des cornes de colimaçon, toutes les nervures et toutes les rugosités de la peau; elle pressa l'une après l'autre les turquoises et les chrysoprases dont les deux surfaces extérieures du portefeuille étaient constellées; elle appuya de toute sa force et jusqu'à le faire ployer son pouce frêle et mince sur les fermoirs pour vaincre la résistance des ressorts; - autant eût valu essayer d'ouvrir un coffre-fort cerclé de fer. L'enfant mettait dans sa recherche une telle activité, qu'une légère sueur commençait à baigner son front velouté ; depuis bien longtemps elle n'avait autant travaillé. Enfin, désespérant de pouvoir ouvrir le fidèle portefeuille, elle sonna Jacinthe, et se fit donner des ciseaux pour couper un morceau de la couverture et parvenir à retirer par là les lettres et les papiers qui se pouvaient trouver dedans. Mais la peau du portefeuille ne fut pas même rayée par la pointe des ciseaux fins anglais de Musidora. C'était une peau de lézard ou de serpent dont Musidora avait pris les écailles imbriquées, pour une gaufrure ou une symétrie pratiquée à dessein, plus dure que le cuir d'un paysan ou d'un buffle et qui rendait toute incision impossible. Pourtant, Musidora toucha par hasard le point secret qui faisait ouvrir le portefeuille; - la couverture s'écarta avec un mouvement brusque et sec comme celui des joujoux à surprise. L'enfant, effrayée, laissa tomber le portefeuille sur ses genoux, s'attendant à en voir sortir un génie irrité, comme des fioles magiques des contes arabes, ou un aspic assis en spirale sur le bout de sa queue. Pandore ne regarda pas dans une attitude plus craintive la boîte dont le couvercle, soulevé par elle, laissait échapper à travers une noire fumée tous les maux de la terre. Cependant, voyant qu'il n'en sortait rien, elle se rassura et le reprit pour en faire l'examen et procéder à l'inventaire de ses découvertes. Un parfum exotique et bizarre, plein de senteurs enivrantes, ne ressemblant en rien à aucune odeur connue, se répandit dans toute la chambre et mordit voluptueusement le nerf olfactif de la belle curieuse. Elle s'arrêta un instant pour respirer cet arome étrange, puis plongea ses doigts chercheurs dans les différents plis du portefeuille, qui étaient faits d'une soie chinoise ventre de carpe mêlée de reflets dorés et verdâtres. La première chose qu'elle en tira fut une large fleur singulièrement découpée et dont la couleur semblait avoir disparu depuis longtemps. Cette fleur était la Pavetta Indica dont parle le docteur Rumphius dans son Hortus Malabaricus. Il n'y avait rien là de très indicatif relativement au seigneur Fortunio. Musidora amena ensuite une petite tresse de cheveux bleus, entremêlée de fils d'or et terminée à. chaque bout par un sequin d'or percé. Puis une feuille de papier de Chine, toute couverte de caractères bizarres, entrelacés en façon de treillage sur un fond de fleurs argentées. - Il y a tout lieu de croire que c'était quelque épître plaintive de la princesse Yeu-Tseu au volage Fortunio. Musidora ne savait trop que penser de ce portefeuille si fantastiquement garni; toutefois, espérant faire quelque trouvaille plus européenne et plus intelligible, elle vida les deux autres capsules. Il n'en sortit qu'une aiguille d'or rouillée et rougie à sa pointe, et un petit morceau de papyrus, historié d'une grande quantité de barbouillages qui avaient l'air de l'écriture de quelque nation orientale. La petite, désappointée, lança de colère le portefeuille au beau milieu de la chambre. Hélas ! dit-elle en regardant avec un air de commisération profonde ses jolis doigts tout froissés encore du travail inutile qu'elle leur avait donné, hélas ! Je n'aurai pas la calèche, je n'aurai pas Fortunio. - Jacinthe, emporte-moi dans mon bain. Jacinthe entoura sa maîtresse d'un grand peignoir de mousse1ine, la prit sur les bras et la souleva comme un enfant malade. CHAPITRE V. Musidora est assurément fort contrariée, mais nous le sommes bien autant qu'elle. Nous comptions beaucoup sur le portefeuille pour donner à nos lecteurs (qu'on nous pardonne cet amour-propre) des renseignements exacts sur ce problématique personnage. Nous espérions qu'il y aurait dans ce portefeuille des lettres d'amour, des plans de tragédies, des romans en deux volumes et autres, ou tout au moins des cartes de visite, ainsi que cela doit être dans le portefeuille de tout héros un peu bien situé. Notre embarras est cruel! Puisque Fortunio est le héros de notre choix, il est bien juste que nous prenions intérêt à lui et que nous désirions connaître toutes ses démarches; il faut que nous en parlions souvent, qu'il domine tous les autres personnages et qu'il arrive mort ou vif au bout de nos deux cent et quelques pages. - Cependant nul héros n'est plus incommode : vous l'attendez, il ne vient pas; vous le tenez, il s'en va sans mot dire, au lieu de faire de beaux discours et de grands raisonnements en prose poétique, comme son métier de héros de roman lui en impose l'obligation. Il est beau, c'est vrai ; mais, entre nous, je le crois bizarre, malicieux comme une guenon, plein de fatuité et de caprices, plus changeant d'humeur que la lune, plus variable que la peau du caméléon. A ces défauts que nous lui pardonnerions volontiers, il joint celui de ne vouloir rien dire de