souveraine arrondissait tous ses mouvements, et ses gestes étaient si doux, si harmonieusement filés, qu , ils avaient quelque chose de rythmique et de musical. C'était la Parisienne par excellence : on ne pouvait pas dire qu'elle fût précisément belle, et cependant elle avait dans toute sa personne un ragoût si irritant et si hautement épicé de minauderies et de façons particulières, que ses amants eux-mêmes eussent soutenu qu'il n'y avait pas au monde une femme d'une beauté plus parfaite. Un nez un peu capricieux, des yeux d'une grandeur médiocre, mais étincelants d'esprit; une bouche légèrement sensuelle, des joues d'un rose timide encadrées dans des touffes soyeuses de cheveux châtains, lui faisaient le minois le plus adorablement mutin qu'on puisse imaginer. Pour le reste, petit pied, mains frêles, les reins bien cambrés, la cheville fine et sèche, le poignet mince; tous les signes de bonne race. Je vous épargnerai la description de son costume. Contentez-vous de savoir qu'elle était habillée à la mode de demain. - Ah ça! décidément Fortunio nous fausse compagnie, s'écria l'amphitryon en avalant une consciencieuse rasade de vin de Constance. J'ai envie, quand je le rencontrerai, de lui proposer de se couper un peu la gorge avec moi. - Je suis de votre avis, dit Arabelle, mais il n'est pas aisé de rencontrer le seigneur Fortunio; il n'y a que le hasard qui soit assez adroit pour cela. - J'avais affaire à lui, non pas pour lui couper la gorge, au contraire, et je n'ai pas pu lé trouver, quoique je l'aie cherché d'abord dans tous les endroits où il pouvait être : ensuite dans ceux où il ne pouvait pas être : je suis allée au bois, aux Bouffes, à l'Opéra, que sais-je? à l'église! pas plus de Fortunio que s'il n'eût jamais existé. Fortunio, c'est un rêve, ce n'est pas un homme. - Qu'avais-tu donc de si pressé à lui demander? fit Musidora en laissant tomber sur Arabelle un regard indolent. - Les pantoufles authentiques d'une princesse chinoise qui a été sa maîtresse, à ce qu'il m'a conté un matin qu'il était un peu gris, et dont il m'avait promis de me faire cadeau après m'avoir baisé le pied, parce que, disait-il, j'étais la seule femme en France qui les pourrait chausser. - Pourquoi ne pas le relancer chez lui? dit Alfred, l'amant en expectative de Cinthie. - Chez lui? C'est bien aisé à dire et malaisé à faire. - En effet, il doit sortir beaucoup; c'est un homme très répandu, ajouta l'amant réformé. - Vous ne m'avez pas comprise; pour aller chez lui; il faudrait savoir d'abord où il demeure, répliqua Arabelle. - Il doit cependant demeurer quelque part, à moins qu'il ne perche, ce qui est encore possible, dit George; quelqu'une de vous, adorables princesses, sait peut-être sur la branche de quel arbre miraculeux le bel oiseau a fait son nid? - Si je le savais, messer Georgio, je ne serais pas ici, je vous le jure, et vous pouvez m'en croire, dit la silencieuse Romaine. - Bah! dit Alfred, est-ce que l'on a besoin de logis? les dames du temps entendent l'hospitalité d'une si large manière. - Laquelle de vous, mesdames, sert de maison à Fortunio? - Ce que tu dis n'a pas le sens commun, et où mettrait-il ses habite et ses bottes? reprit George gravement : il faut toujours bien un hôtel pour loger ses bottes. - Du reste, nous avons soupé chez Fortunio, il n'y a pas longtemps; tu y étais, si je ne me trompe. ~ C'est vrai, dit Alfred; à quoi songeais-je donc? - J'y étais aussi, reprit Arabelle; et même son souper valait beaucoup mieux que le vôtre, George, quoique vous vous piquiez d'être un adepte en haute cuisine; mais qu'est-ce que cela prouve, sinon que Fortunio est le plus mystérieux des mortels? - Il n'y a rien de mystérieux à donner à souper à vingt personnes. - Assurément non; mais voici où le mystérieux commence : je me suis fait conduire à l'hôtel où Fortunio nous a reçus, et personne n'a eu l'air de savoir ce que je voulais dire; Fortunio était parfaitement inconnu. Je fis prendre des informations qui furent d'abord infructueuses mais enfin je finis par découvrir qu'un jeune homme dont on ignorait le nom et dont le signalement se rapproche parfaitement à celui de Fortunio, avait acheté l'hôtel deux cent mille francs qu'il avait payés comptant en billets de banque, et qu'aussitôt le marché, conclu, une nuée de tapissiers et d'ouvriers de toute sorte avaient envahi la maison et l'avaient mise dans l'état où vous l'avez vue, avec une rapidité qui tenait de l'enchantement. De nombreux domestiques en grande livrée, un chef de cuisine suivi d'une légion d'aides et d'officiers de bouche, portant dans de grandes mannes couvertes de quoi ravitailler une armée, étaient arrivés, on ne sait d'où, le soir même du souper. - Le matin, tout disparut ; les domestiques s'en allèrent comme ils étaient Venus : Fortunio sortit et ne revint pas; il ne resta dans l'hôtel que le vieux concierge pour ouvrir de temps en temps les fenêtres et donner de l'air aux appartements. - Si Arabelle n'avait bu que de l'eau pendant le repas, je pourrais peut-être croire ce qu'elle dit, interrompit Phébé; mais tout ceci m'a l'air aussi fou, aussi désordonné que les globules de vin de Champagne qui montent à la surface de mon verre; elle nous prend pour des enfants et nous débite des contes de fées avec un sérieux déplorable. - Vraiment, lunatique Phébé, c'est là votre avis ? reprit Arabelle avec ce petit ton sec que les femmes seules savent prendre entre elles; mon conte est pourtant une histoire beaucoup plus vraie que d'autres. - Laissez dire Phébé, Arabelle, et continuez. interrompit Musidora, dont la curiosité s'était à la fin éveillée. - J'ai essayé par tous les moyens, c'est-à-dire par le seul moyen avec lequel on puisse corrompre quelqu*un ou quelque chose, de corrompre le vertueux dragon de ce château enchanté. Je lui donnai beaucoup d'argent; mais cette consciencieuse canaille, qui avait peut-être peur que je ne lui reprisse ses louis, ne put cependant rien me dire, attendu qu'il ne savait rien; excellente raison d'être discret. Au reste, ce digne homme, profondément affligé de n'avoir aucun secret à trahir, m'offrit obligeamment de me faire voir l'intérieur de la maison, espérant que, j'y trouverais peut-être quelque indice. J'acceptai. Précédée du vieillard, qui m'ouvrit les recoins les plus occultes, je visitai tout avec un soin extrême; je ne vis rien qui pût m'éclairer dans mes doutes; pas le moindre chiffon de papier, pas un mot, pas un chiffre. J'allai chez le marchand qui avait vendu les meubles, et qui est un des plus célèbres ouvriers de Paris; il n'avait pas vu Fortunio; c'était un homme entre deux âges, avec une figure d'intendant et un moral d'usurier, qui avait fait toutes les emplettes; il ne le connaissait d'ailleurs aucunement. Nous avons tous été les dupes d'une hallucination, et nous avons cru sérieusement souper chez Fortunio. - Ceci est étrange, fort étrange, excessivement étrangel marmotta l'élégant Alfred, qui depuis longtemps n'avait plus besoin de miroir pour y voir double. Ha! ha! voilà des créanciers qui doivent être bien attrapés! - Bah! c'est qu'il aura deménagé ou qu'iI sera allé à la campagne; il n'y a rien de mystérieux là-dedans, fit George. - Qu'est-ce que Fortunio? dit Phébé. - Pardieu, c'est Fortunio, interrompit Alfred; que t'importe? - Un excellent gentilhomme; il est tout ce qu'il y a de plus marquis au monde; mon père a beaucoup connu le sien - il a des armoiries à ne déparer les panneaux d'aucune voiture, ajouta George par manière de réflexion. - Il est très beau, dit la Cinthie, aussi beau que le Saint Michel du Guide à Rome, dont j'ai été amoureuse étant petite fille. - Personne n'a de meilleures manières, et de plus il est spirituel comme Mercutio. continua Arabelle. - On le dit éperdument riche, plus riche que tous les Rotschild ensemble, et généreux comme le Magnifique du conte de la Fontain, reprit Phébé. ~ Quelle est donc la maîtresse de cet heureux personnage, qui paraît avoir eu une fée pour marraine? dit Musidora. - On ne sait; car à toutes ces vertus Fortunio joint une discrétion parfaite; mais ce n'est assurément aucune de vous, car elle l'aurait crié sur les toits, répondit George. Ce sera toi si tu le veux, ou si tu le peux, car le Fortunio paraît solidement cuirassé contre les flèches de l'Amour, et les rayons de tes yeux de chatte, si aigus et si brûlants qu'ils soient, ne me paraissent pas de force à entamer son armure. - Un jeune pair d'Angleterre, qui avait six cent mille livres de rentes, s'est brûlé la cervelle pour moi, fit dédaigneusement la Musidora. - Oui, mais tu te jetteras par-dessus le pont pour Fortunio, avec ta plus belle robe et un chapeau tout neuf. - C'est donc un démon, votre Fortunio? N'importe, je parie le rendre amoureux de moi à en perdre la tête et cela avant six semaines. - Si ce n'est qu'un démon, ce serait peu de chose, et tu en viendrais aisément à bout; tromper le diable n'est qu'un jeu pour une femme. C'est donc un ange! Pas davantage; au surplus tu vas juger toi-même, car on vient d'ouvrir la porte de l'hôtel, et j'entends le bruit d'une voiture dans la cour. Ce ne peut être que lui. "Je parie mon attelage de chevaux gris pomrnelé contre une de tes papillotes que tu ne trouves pas une petite porte grande comme un trou de souris pour te glisser dans le coeur de Fortunio. - J'irai donc à Longchamp dans une calèche attelée à la d'Aumont, dit la petite en frappant joyeusement dans les mains. ~ Monsieur Fortunio! - cria d'une voix glapissante qui domina un moment le bruit des conversations et le cliquetis de la vaisselle, un grand mulâtre bizarrement vêtu. Toutes les têtes se tournèrent subitement de ce côté, les fourchettes qui étaient en l'air n'achevèrent pas leur chemin : le repas fut suspendu. Fortunio s'avança vers le fauteuil de George d'un pas ferme et vif, et lui donna une poignée de mains. - Ha! ha! bonjour, Fortunio! - pourquoi diable es-tu venu si tard? - Vous m'excuserez, mesdames, j'arrive de Venise, où j'étais invité à un bal masqué très brillant chez la princesse Fiamma; j'avais oublié de le dire à George lorsqu'il m'a rencontré à l'Opéra et m'a prié de venir à son sabbat. J'ai eu à peine le temps de changer d'habit. - Ah 1 si tu vas au bal à Venise, il n'y a plus rien à dire : mais je crois, ô Fortunio, t'avoir aperçu au boulevard de Gand il n'y a pas huit jours. Vous mentez comme une épitaphe ou comme un journal officiel, mon jeune ami. - En effet, j'étais au boulevard de Gand avec de Marcilly; qu'y a-t-il d'ëtonnant? - Oh! rien; - à moins de posséder le manteau voyageur de Faust, d'avoir trouvé le moyen de diriger les ballons ou de chevaucher sur des aigles, cette ubiquité me paraît peu probable. - Bah!dit Fortunio en faisant sauter sa bourse avec un geste plein d'insouciance, à cheval sur ceci on fait plus de chemin que si l'on avait l'hippogriffe entre les jambes. Ça, je voudrais bien boire un coup, ma langue me pèle faute d'humidité; Mercure, apporte-moi la coupe d'Hercule! La coupe d'Hercule était un grand vase ciselé aussi vaste que la mer d'airain, supportée par douze boeufs, dont il est parlé dans l'Ecriture, et que les plus rudes buveurs ne soulevaient qu'avec appréhension. - Mercure, verse-moi dans ce dé à coudre une goutte d'un liquide quelconque; car la soif m'étrangle comme une cravate trop serree. Mercure lui versa de haut, comme leâ pages des tableaux de Terburg, le contenu d*une urne antique magnifiquement travaillée et dont les anses étaient formées par deux Amours cherchant à s'embrasser. Le jeune Fortunio empoigna la lourde coupe d'une main ferme et la vida d'un seul trait. Ce beau fait d'armes lui valut l'admiration universelle. - Oh! Mercure, ne reste-t-fl pas encore un peu de cette piquette dans la cave de ton maître? je voudrais bien en boire une autre gorgée. Mercure atterré, hésita un instant, regardant les yeux de George pour savoir s'il devait obéir ; mais les yeux de George, enveloppés d'un nuageux brouillard d'ivresse, ne disaient exactement rien. - Eh bien ! brute, faut-il te répéter deux fois les choses ? Si j'étais ton maître, je te ferais corroyer tout vif et pendre un peu par les pieds, en attendant mieux. Le nègre Mercure courut vite prendre un autre vase sur un autre buffet, le renversa au-dessus de la coupe, puis se retira d'un air craintif et se tint à quelque distance, debout sur un pied, comme un héron dans un marais, attendant l'événement avec une sorte d'anxiété respectueuse. Le brave Fortunio tarit l'immense cratère avec une facilité qui prouvait de longues et patientes études sur la manière de humer le piot, comme dirait maître Alcofribas Nasier. - Maintenant, messieurs, je suis au pair; j'ai rattrapé le temps perdu, et nous pouvons souper tranquillement. Vous aurez peut-être cru que j'étais venu tard de peur de boire, et vous aurez conçu sur mes moeurs les plus horribles soupçons. Maintenant je dois être dans votre esprit aussi pur qu'un agneau de trois mois ou qu'un pensionnaire qui va faire sa première communion. - Oh ! oui, dit Alfred, innocent et vertueux comme un voleur qu'on mène pendre. La prétention que Fortunio avait étalée de souper tranquillement était vraiment exorbitante, et rien au monde n'était plus impossible assurément. Jupiter serait descendu par le plafond avec son aigle et ses carreaux, que l'on n'y aurait fait aucune attention. Musidora est à peu près la seule qui ait sa raison, la présence de Fortunio l'a fait sortir de sa torpeur de marmotte; elle est maintenant aussi éveillée qu'une couleuvre que l'on aurait long- temps agacée avec un brin de paille; ses prunelles vertes scintillent singulièrement, les narines de son petit nez se gonflent, les coins malicieux de sa bouche se relèvent, son dos ne s'appuie plus au coussin du fauteuil; elle se tient droite en arrêt, comme un cavalier debout sur ses étriers, qui s'apprête à frapper et qui assure son coup. L'attelage gris pommelé de George lui trotte et lui piaffe dans la cervelle, et elle se voit déjà couchée sur les coussins de la calèche et faisant voler sous les roues tourbillonnantes la poussière fashionable du bois de Boulogne. D'ailleurs Fortunio seul lui plaît bien autant que les quatre chevaux de George, et l'attelage n'est plus que d'une importance secondaire dans la périlleuse conquête qu'elle tente. Elle cherche au fond de son arsenal l'oeillade la plus assassine, le sourire le plus amoureusement vainqueur pour le lui décocher et lui percer le coeur d'outre en outre; en attendant qu'elle porte le coup décisif, elle observe Fortunio avec une attention profonde, voilée sous des façons badines, elle guette tous ses mouvements; elle l'entoure de lignes de circonvallation et tâche de l'enfermer dans un réseau de coquetteries; car Fortunio est un type vivant de cet idéal viril rêvé par les femmes et que nous avons le tort de réaliser si rarement, aimant mieux abuser outre mesure de la permission qu'on nous a accordée d'être laids. Fortunio parait avoir vingt-quatre ans tout au plus; il est de taille moyenne, bien cambré, fin et robuste, l'air doux et résolu, l'épi ile large, les extrémités minces, un mélange de grâce et de force d'un effet irrésistible; ses mouvements sont veloutés comme ceux d'un jeune jaguar, et sous leur nonchalante lenteur on sent une vivacité et une prestesse prodigieuses. Sa tête offre le type le plus pur de la beauté meridionale; son caractère est plutôt espagnol que français, plutôt arabe qu'espagnol. Le pinceau ne tracerait pas un ovale plus parfait que celui de sa figure; son nez mince, légèrement aquilin, d'une arête brusque et comme coupée au ciseau, relève la pureté toute féminine des autres traits du visage et lui donne quelque chose de fier et d'héroique; des sourcils d'un noir velouté, se fondant en teintes bleuâtres vers les extrémités, se dessinent fermement au-dessus de longues paupières, qu'à leur couleur bistrée on pourrait croire teintes de k'hol à la manière orientale. Par une bizarrerie charmante, les prunelles de ses yeux étincelants sont d'un bleu céleste, aussi limpide que l'azur d'un lac dans les montagnes; un imperceptible cercle brun les entoure et fait ressortir leur éclat diamanté; la bouche a cette rougeur humide et vivace qui accuse une beauté de sang de plus en plus rare. La lèvre inférieure, un peu large, respire toutes les ardeurs de la volupté; la supérieure, plus fine, plus serrée, arquée en dedans à ses coins, avec une expression de dédain humoristique tempérée par la bienveillance du reste de la physionomie, indique de la résolution et une grande puissance de volonté. Une moustache, qui ne semble pas avoir été coupée beaucoup de fois, estompe les angles de cette bouche de ses ombres douces et soyeuses. Le menton, délicatement bombé, frappé au milieu d'une mi- gnonne fossette, s'unit par une ligne d'une ron- deur puissante à un col athlétique, à un col de jeune taureau vierge du joug. Pour le front, sans avoir l'élévation prodigieuse et les proportions triomphales d'un front de poète à la mode, il est large et noble, les tempes pleines sans le plus léger pli, et des lueurs satinées sur les portions habituellement recouvertes par les cheveux; le ton du front est beaucoup plus blanc que celui du reste de la face, où un soleil plus ardent que le nôtre a déposé des couches successives d'un hâle blond et doré, sous lesquelles pointent des demi-teintes rosées et bleuâtres qui ravivent de leur fraîcheur la sécheresse un peu fauve de cette belle nuance chaude si chérie des artistes. Des cheveux noirs comme l'aile vernie du corbeau, longs et faiblement bouclés, retombent autour de ce masque pâle dans le plus savant désordre. L'oreille est petite, incolore, et semble avoir été anciennement percée. Autant que le hideux costume moderne peut permettre de l'apercevoir, ses formes sont admirablement proportionnées, rondes et vigoureuses à la fois : des muscles d'acier sous une peau de velours; quelque chose dans le goût du Bacchus indien que l'on voit au Musée des Antiques, et qui peut lutter de perfection harmonieuse avec la Vénus de Milo elle-même; car rien au monde n'est plus beau que la grâce mariée à la force. - Sous l'éblouissante blancheur de son linge l'on devine une poitrine large et profonde, solide et polie comme du marbre, où il doit être bien charmant pour une femme de reposer sa tête; des bras aussi bien modelés que ceux de l'Antinoüs, terminés par des mains d'une perfection inimitable, se font parfaitement deviner à travers une manche fort juste. Quant au reste du costume, nous ne le décrirons pas; la description d'un gilet, d'un habit et d'un pantalon modernes ferait reculer d'horreur de plus hardis que nous. Vous pouvez seulement vous imaginer ce qu'il devait être en pensant aux chefs-d'oeuvre des plus lyriques tailleurs de Paris, que vous avez admirés sur le dos de quelque merveilleux au concert, à la promenade ou ailleurs; seulement, ajoutez-y mentalement une élégance divine, je ne sais quel laisser-aller aristocratique et nonchalant, une modestie pleine de sécurité et d'aplomb, une grâce distraite, des manières que vous n'avez certainement vues chez aucun merveilleux; de plus, à l'index de la main gauche, un diamant d'une grosseur énorme, d'une eau à rivaliser avec le Régent et le Sancy, et qui lançait à droite et à gauche de folles bluettes de lumière. Musidora était en proie à la plus violente émotion, quoiqu'elle eût l'apparence d'une grande liberté d'esprit. Un instinct délicat, un sentiment profond de la beauté l'avait jusqu'alors préservée d'aimer. A travers la folle vie de courtisane, elle avait conservé une ignorance complète de la passion. Ses sens, excités de trop bonne heure, ne lui disaient rien ou peu de chose, et toutes les liaisons qu'elle nouait et dénouait si facilement n'étaient que d'intérêt ou de pur caprice. - Comme à toutes les femmes qui en ont beaucoup vu, les hommes lui .inspiraient un dégoût profond. Une courtisane connaît mieux un homme en une nuit qu'une honnête femme ne le connaît en dix ans; car l'on n'est vrai qu'avec elles. - A quoi bon se gêner ? Aussi l'être qui résiste à ce terrible laisser-aller et qui paraît aimable encore dans ce déshabillé complet est-il prodigieusement et frénétiquement aimé. La petite Musidora trouvait les hommes profondément méprisables, et de plus fort laids. Le dehors de la boîte ne lui plaisait guère plus que le dedans. Ces figures insignifiantes ou difformes, terreuses ou apoplectiques, infiltrées de fiel ou martelées de rouge, bleuies par la barbe, sillonnées de plis profonds, ces cheveux rudes et sauvages, ces bras noueux et velus la ravissaient médiocrement. La délicatesse excessive de son organisation lui rendait ces défauts beaucoup plus sensibles; un homme, qui n'était qu'un homme pour la robuste Cinthie, lui semblait au sanglier. Musidora, quoiqu'elle eût dix-huit ans, n'était réellement pas une femme, ce n'était pas même une jeune fille, c'était un enfant; un enfant, il est vrai, aussi corrompu qu'un colonel de dragons, et logeant sous sa frêle enveloppe une malice hyper- diabolique; avec son air candide, elle aurait dupé des cardinaux et joué sous jambe M- le prince de Talleyrand. Elle avait donc de merveilleux avantages sur toutes ses rivales; car son indifférence et sa froideur bien connues lui faisaient comme une espèce de virginité que chacun eût été glorieux de lui ravir. Au milieu de sa prostitution, elle avait tout le piquant d'une jeune fille sévèrement gardée; courtisane, elle avait eu l'art de créer un obstacle et de mettre, pour l'irriter, une barrière au-devant du désir. Cependant elle fut moins heureuse cette fois dans ses tentatives de séduction : malgré toutes ses chatteries et ses gentillesses, Fortunio ne s'occupa d'elle que comme tout homme bien né s'occupe d'une femme glacée à côté de lui : il avait toutes ces petites attentions demi-familières que l'on a pour une jolie femme et qui ne tirent point à conséquence. Musidora faisait tous ses efforts pour l'attirer dans une sphère plus intime et lui arracher quelques-unes de ces phrases de galanterie un peu aidente auxquelles on peut à la rigueur donner le sens d'un aveu et d'une déclaration tacite. Mais Fortunio, en poisson rusé jouait prudemment à