CHAPITRE XVIII. La calèche aux chevaux gris pommelé est retournée vide chez Musidora, au grand étonnement de Jacinthe, de Jack et de Zamore. La colombe Musidora a choisi, pour cette nuit, le nid du milan Fortunio. Un rayon de soleil rose et vermeil glisse sous les rideaux d'un lit somptueux à colonnes torses et surmonté d'une frise sculptée. Comme une abeille incertaine qui va se poser sur une fleur, il tremble sur la bouche de Musidora, endormie dans ses cheveux dénoués et les bras gracieusement arrondis au-dessus de sa tête. Les oreillers au pillage, les couvertures rejetées, tout indiquait une veille voluptueuse prolongée bien avant dans la nuit. Fortunio, appuyé sur un coude, regardait avec une attention mélancolique la jeune fille abritée sous l'aile de l'ange du sommeil. Ses formes délicates et pures apparaissaient dans toute leur perfection; sa peau, fine et soyeuse comme une feuille de camelia, légèrement rosée en quelques endroits par l'impression d'un pli du drap ou la marque d'un baiser trop vivement appuyé, luisait sous la tiède moiteur du repos; une tresse de ses cheveux débouclés, passant entre son col et son bras, descendait en serpentant sur sa poitrine jusqu'à la pointe de sa gorge, qu'elle semblait vouloir mordre comme l'aspic de Cléopâtre. Au bout du lit, un de ses pieds nu, blanc, potelé, avec des ongles parfaits semblables à des agates, un talon rose, des chevilles mignonnes au possible, sortait de la couverture. L'autre, replié assez haut, se devinait vaguement sous l'abondance des plis. La couleur fauve et blonde de Fortunio contrastait heureusement avec l'idéale blancheur de Musidora; c'était un Georgione à côté d'un Lawrence, l'ambre jaune italien à côté de l'albâtre à veines bleuâtres de l'Angleterre, et l'on eût vraiment hésité à dire lequel était le plus charmant des deux. L'oeil exercé de Fortunio analysait les beautés de sa maîtresse avec le double regard de l'amant et de l'artiste. Il se connaissait en femmes aussi bien qu'en statues et en chevaux; ce qui n'est pas peu dire. Il paraît que son examen le satisfit, car un sourire de contentement erra sur ses lèvres; il se pencha vers Musidora et l'embrassa doucement, de peur de l'éveiller, puis il reprit sa contemplation silencieuse. - Elle est très belle, dit-il à demi-voix, mais décidément j'aime encore mieux Soudja-Sari la javanaise. J'irai la voir demain. - N'avez-vous pas parlé, mon cher seigneur ? fit Musidora en soulevant ses longues franges de cils. - Non, petite reine, répondit Fortunio en la pressant dans ses bras. Nous pouvons affirmer que Fortunio ne paraissait guère en ce moment penser à Soudja-Sari la javanaise. CHAPITRE XIX. Nous voici retombé de nouveau dans nos perplexités. Nous étions parvenu à découvrir l'origine de la richesse de Fortunio; nous nous étions procuré des renseignements assez satisfaisants sur la façon dont il avait été élevé, ses habitudes de vivre, sa morale et sa philosophie; malgré toute son habileté à ne pas se laisser prendre et sa souplesse de protée pour se dérober aux curieux, nous étions venu à bout de lui mettre la main sur le collet et de pénétrer dans une de ses retraites, peut-être même dans son terrier principal; et voilà que toutes nos peines sont perdues; il faut nous remettre en quête et flairer sur tout les pavés la trace de ce nouveau mystère. Quelle scélérate idée a poussé ce damné Fortunio à prononcer dans le lit, à côté de Musidora, un nom aussi incongru que celui de Soudja-Sari ? Il est évident que nos lectrices voudront savoir ce que c'est que Soudja-Sari. - Soudja-Sari la javanaise ! - Est-ce une maîtresse que Fortunio a eue dans les Indes, la femme à qui est adressé le "pantoum" malais trouvé dans le portefeuille volé et traduit par le rajah marchand de dattes ? Il nous est impossible de décider cette question importante; c'est pour la première fois que nous entendons le nom de Soudja-Sari; elle nous est aussi inconnue que le grand khan de Tartarie, et nous avouons que ce souvenir de Fortunio est tout à fait déplacé. N'a-t-il pas Musidora, une ravissante créature, une perle sans pareille, dont l'âme, régénérée par l'amour, est aussi charmante que l'enveloppe; le suprême effort de la nature pour prouver sa puis- sance, tout ce qu on peut imaginer de suave, de délicat, de parfait et d'achevé ? -N'est-ce pas assez pour un roman, et devons-nous favoriser à ce point le libertinage de notre héros, que de lui accorder deux maîtresses à la fois ? Il voudrait mieux donner six amants à Musidora que deux maîtresses à Fortunio. Les femmes nous le pardonneraient plus facilement, Dieu sait pourquoi. - Nous ferons tous nos efforts pour contenter la curiosité de nos lectrices. - Soudja-San n'est pas une ancienne maîtresse de Fortunio, puisqu'il vient de dire qu'il l'ira voir demain. Où l'ira-t-il voir ? --- Je ne pense pas que ce soit à Java; et, quand même Fortunio possèderait le bâton d'Abaris, il ne pourrait faire ce voyage du soir ou lendemain, et il a promis à Musidora de se montrer avec elle, en grande loge, à l'Opéra, à la prochaine représentation. Ainsi Soudja-Sari est donc à Paris ou dans la banlieue. - Mais dans quel endroit ? Est-ce cité Bergère, où logent les houris, ou dans le faubourg Saint-Germain ? à Saint-Maur ou à Auteuil ? "Hic iacet lepus"; c'est là que gît le lièvre. - Nous nous bornerons à dire que Soudja-Sari signifie : oeil plein de langueur, suivant l'usage oriental, qui donne aux femmes des noms tirés de leurs qualités physiques. Grâce à la traduction de ce nom significatif que nous devons à l'obligeance d'un membre de la Société asiatique très fort sur le javan, le malais et autres patois indiens, nous savons que Soudja-Sari est une belle à l'oeil voluptueux, au regard velouté et chargé de rêverie. - Qui l'emportera, des yeux de jais de Soudja-Sari ou des prunelles d'aigue-marine de Musidora? CHAPITRE XX. L'habitation de Fortunio avait un pied dans la rivière; un escalier de marbre blanc, dont l'eau montait ou descendait quelques marches, suivant l'abondance des pluies ou l'ardeur de la saison, conduisait de la chambre de Fortunio à une petite barque dorée et peinte, couverte d'un tendelet de soie. Fortunio proposa de faire un tour sur la rivière avant de déjeuner; Musidora y consentit. Elle se plaça, à l'ombre du tendelet, sur une estrade de carreaux; Fortunio se coucha à ses pieds, fumant son hooka, et quatre nègres, vêtus de casaques rouges, firent voler la barque comme un martin-pêcheur qui coupe l'eau du tranchant de son aile. Musidora plongeait sa main délicate dans les cheveux soyeux et noirs de Fortunio avec un ravissement ineffable; elle le tenait donc enfin, ce Fortunio tant souhaité, assis à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux ! elle avait mangé à sa table, couché dans son lit, dormi entre ses bras, d'un seul pas elle était parvenue au fond de cette vie si inconnue et si difficile à pénétrer. Elle possédait un homme qu'elle aimait, elle qui jusque-là n'avait été possédée que par des gens qu'elle haïssait; elle éprouvait cet oubli parfait de toutes choses que donne le véritable amour, et elle se laissait emporter avec insouciance par le rapide courant de la passion. Son existence antérieure était complètement abolie; elle ne datait que de la veille : elle n'avait vraiment commencé a vivre que du jour où elle avait vu Fortunio. Sa seule crainte était que sa vie ne fût pas assez longue pour prouver son amour à Fortunio; le terme de dix ans, le plus éloigné qu'on ose porter à une liaison, lui paraissait bien court et bien rapproché. Elle aurait voulu garder sa chère passion au delà du tombeau; elle qui jusqu'alors avait été plus athée et plus matérialiste que Voltaire lui-même, crut fermement à l'immortalité de l'âme pour se donner l'espérance d'aimer éternellement Fortunio. La barque glissait rapidement sur le miroir tranquille de la rivière; les quatre avirons des rameurs ne faisaient pas jaillir une seule perle, et l'unique bruit qu'on entendait, c'était le grésillement de l'eau qui filait des deux côtés de la barque en festons écumeux. Fortunio laissa son hooka, prit les deux pieds de Musidora, les posa sur sa poitrine comme sur un escabeau d'ivoire, et se mit à siffler nonchalamment un air de mélodie bizarre et mélancolique. L'ombre des peupliers de la rive flottait sur sa barque, qui semblait nager dans une mer de feuillage; des libellules au corselet grêle venaient papillonner jusque sous le tendelet, au milieu du tourbillon transparent de leurs ailes de gaze, et regardaient nos deux amants de leurs gros yeux d'émeraude. Quelque poisson au ventre d'argent sautait de loin en loin et écaillait la surface huileuse de l'eau d'une fugitive paillette de lumière. Il ne faisait pas un souffle d'air; les pointes flexibles des roseaux ne tressaillaient seulement pas, et la bannière de la barque descendait jusque dans l'eau, à plis flasques et languissants. Le ciel, noyé de lumière, était d'un gris d'argent, car l'intensité des rayons du midi en éteignait l'azur, et, au bord de l'horizon, montait un brouillard chaud et toux comme un ciel égyptien. - Pardieu ! dit Fortunio en ôtant le bernous de cachemire blanc dont il était enveloppé, j'ai une furieuse envie de me baigner. Et il sauta par-dessus le plat-bord de la barque. Musidora, quoiqu'elle sût nager elle-même, ne put s'empêcher de sentir un mouvement de frayeur en voyant le gouffre se refermer sur la tête de Fortunio; mais il reparut bientôt secouant sa longue chevelure qui ruisselait sur ses épaules. Fortunio nageait comme le plus fin et le plus élégant Triton de la cour de Neptune. Les poissons n'auraient pas eu de grands avantages sur lui. Rien n'était plus charmant à voir. Ses belles épaules, fermes et polies, tout emperlées de gouttes d'eau, luisaient comme un marbre submergé; l'onde amoureuse frissonnait de plaisir en touchant son beau corps et suspendant à ses bras des bracelets d'argent. Quelques plantes aquatiques qu'il avait posées dans ses cheveux en relevaient le noir vif et lustré par leur vert pâle et glauque; on l'eût pris pour le dieu du fleuve lui-même. Musidora ne pouvait se lasser d'admirer cette beauté supérieure aux perfections de la plus belle femme. Ni Phoebus Apollon, le dieu jeune et rayonnant, ni le Scamandre funeste aux virginités, ni Endymion, le bleuâtre amant de la Lune, aucune des formes idéales réalisées par les sculpteurs et les poètes n'auraient pu soutenir la comparaison avec notre héros. Il était le dernier type de la beauté virile, disparue du monde depuis l'ère nouvelle. Phidias lui-même ou Lysippe, le sculpteur d'Alexandre, n'eussent rien rêvé de plus pur et de plus parfait. - Pourquoi ne te baignes-tu pas ? dit Fortunio à Musidora en se rapprochant de la barque. On m'a dit que tu savais nager, petite. - Oui, mais ces nègres qui sont là. - Ces nègres ? eh bien ! qu'est-ce que cela fait ? ce ne sont pas des hommes. S'ils n'étaient muets, ils pourraient très bien chanter le "Miserere" à la chapelle Sixtine. Musidora défit sa robe et se laissa couler dans le fleuve. Ses longs cheveux flottaient derrière elle comme un manteau d'or, et de temps en temps on voyait luire à la surface de l'eau ses reins satinés comme ceux des nymphes de Rubens, et ses petits talons rosés comme les doigts de l'Aurore. Ils glissaient tous les deux côte à côte comme des cygnes jumeaux, et, après avoir décrit quelques courbes gracieuses pour rompre la force du courant, ils revinrent à leur point de départ, et prirent pied sur les dernières marches de l'escalier de marbre. Deux belles mulâtresses les attendaient avec de grands peignoirs d'étoffe moelleuse et tiède dont elles les enveloppèrent. - Eh bien ! ma blanche naïade, dit Fortunio drapé dans son étoffe, n'avons-nous pas l'air de deux statues antiques ? Je fais un Triton passable, et l'eau douce n'a plus rien à envier maintenant à l'onde amère : il en est sorti une Vénus qui vaut bien l'autre. Pourquoi n'y a-t-il pas un Phidias sur le rivage ? le monde moderne aurait sa Vénus Anadyomède. Mais nos sculpteurs ne sont bons qu'à tailler des grès pour paver les rues ou des hommes illustres en habit à la française; avec cette maudite civilisation, qui n'a d'autre but que de jucher sur un piedestal l'aristocratie des savetiers et des fabricants de chandelle, le sentiment de la forme se perd, et le bon Dieu sera obligé un de ces matins de quitter son fauteuil à la Voltaire pour venir repétrir la boule du monde, aplatie par ces populations de cuistres envieux de toute splendeur et de toute beauté qui forment les nations modernes. Un peuple tant soit peu civilisé dans le vrai sens du mot t'élèverait un temple et des statues, ma petite reine; on te ferait déesse la déesse Musidora, cela ne sonnerait pas mal. - Mariée au dieu Fortunio, à la mairie et à l'église de l'Olympe; sans quoi les divinités un peu prudes ne voudraient pas me recevoir à leurs soirées du mercredi ou du vendredi, reprit Musidora en riant. En devisant ainsi, les deux amants rentrèrent dans la maison. Et Soudja-Sari ? Lectrices curieuses, nous vous donnerons bientôt de ses nouvelles. CHAPITRE XXI. La journée se passa comme un beau rêve. Nos amants s'enivraient à longs traits de leur beauté et de leur jeunesse; leurs bouches de rose étaient les coupes charmantes où ils buvaient le vin capiteux de la volupté; ils ne se donnèrent qu'un baiser mais il dura jusqu'au soir. Musidora appuyait sa joue brûlante et veloutée contre la fraîche poitrine de Fortunio; elle était ramassée sur elle-même dans une attitude adorablement puérile, comme un enfant qui s'arrange dans le giron de sa mère pour dormir à son aise; elle fermait ses paupières, dont les cils descendaient jusqu'au milieu des joues, puis elle les relevait lentement pour regarder Fortunio. - Ah! fit-elle après une de ces muettes contemplations en le serrant contre sa poitrine avec une force surhumaine, le jour où tu ne m'aimeras plus, je te tuerai. - Bon ! se dit Fortunio, voici la cent cinquante troisième femme qui me fait la même promesse, et je me porte encore passablement; cela ne m'empêchera pas de vivre en joie. Il sentit la moelleuse écharpe que Musidora avait nouée autour de son corps se relâcher tout à coup; il la regarda et la vit pâle, la tête nerveusement renversée en arrière, les dents serrées, les lèvres décolorées, et comme plongée dans un paroxysme de rage. - Diable!dit Fortunio, est-ce qu'elle parlerait sérieusement ? Ces petits démons délicats et frêles sont capables de tout; voici qui promet d'être amusant. Après tout, c'est une jolie mort, et je n'en choisirais pas d'autre; personne ne m'a encore assez aimé pour me tuer. Il serait assez singulier, apres avoir passé par toutes les furies des passions indiennes et tropicales, d'être gentiment égorgillé par une Parisienne blondine, proprette, et ayant tout au plus la force nécessaire pour se battre en duel avec un hanneton. - En ce cas, ma reine, dit-il tout haut, tu viens de me signer un brevet d'éternité; je passerai les ans de Mathusalem et de Melchisedech. - Tu m'aimeras donc toujours ? fit Musidora en lui donnant un long et voluptueux baiser. - Assurément; quand on aime, c'est pour toujours; autrement, à quoi bon s'aimer ? Ne faut-il pas l'éternité à l'infini ? Je t'adorerai dans ce monde-ci et dans l'autre, s'il y en a un, et il doit y en avoir un exprès pour cela; l'amour a des magasins d'éternités à sa disposition. - Oh ! le méchant railleur qui ne croit à rien! dit Musidora avec une charmante petite moue. - Moi! je crois à tout; je crois à la charité des philanthropes, à la vertu des femmes, à la bonne foi des journalistes, aux épitaphes des cimetières, à tout ce qu'il y a de moins vraisemblable. Je voudrais qu'il y eût quatre personnes dans la Trinité pour que ma foi fût plus méritoire. - Vous êtes athée, monsieur, fi donc ! cela est bien mauvais genre, reprit Musidora en jouant avec l'amulette qui scintillait au col de Fortunio. - Athée ! j'ai trois dieux : l'or, la beauté et le bonheur! Je suis aussi pieux pour le moins que le "pius Eneas" de benoîte mémoire. - Croyez au bon Dieu, cela ne fait jamais de mal, comme disent les vieilles femmes en proposant un remède pour la migraine ou le mal de dents. - Ah ça ! mon coeur, allons-nous parler théologie ? J'aimerais autant dîner et aller à l'Opéra. Il faut que je te présente à l'univers. Nous allons nous mettre à table, et nous partirons. - Y pensez-vous, Fortunio ? faite comme je suis ! - Nous passerons chez toi, et tu mettras une autre robe. Apres le dîner, qui ne fut pas moins somptueux que la veille, le charmant couple monta en voiture. Musidora s'arrêta chez elle et fit une ravissante toilette. Par un caprice d'enfant, elle se mit en blanc des pieds à la tête comme une jeune mariée. L'expression douce et virginale de sa figure, illuminée par une immense félicité intérieure, s'accor- dait admirablement avec sa parure. Fortunio, devinant l'intention qui avait présidé au choix de cette toilette, tira d'une petite boîte de maroquin rouge, qu'il avait dans sa poche, un collier de perles parfaitement rondes, des boucles d'oreilles et des bracelets aussi en perles d'un prix inestimable. - Voici mon présent de noces, madame la marquise. Et il lui accrocha lui-même les pendants d'oreilles, lui posa les bracelets et le collier. Mainenant, mon infante, vous êtes au mieux ; et je vous reponds que vingt femmes, ce soir, vont éclater de jalousie dans leur peau comme des marrons qu'on a oublié de fendre. Vous allez causer bien des jaunisses, et plus d'un amant, cette nuit, sera traité comme un nègre, par suite de la mauvaise humeur que vous ne pouvez manquer d'exciter dans le camp féminin. Quand Musidora parut avec le Fortunio sur le devant de la loge, ce fut dans la salle un frémissement d'admiration universelle; peu s'en fallut qu'on n'applaudit. Phébé, qui était dans une avant-scène avec Alfred, devint pâle comme la lune à l'instant où se montre le soleil; la peau d'Arabelle, qui avait des prétentions au coeur de Fortunio, s'injecta de fibrilles jaunes, comme si son fiel se fût répandu, et la violence de son émotion fut telle, qu'elle manqua de se trouver mal. Quant à la Romaine Cinthia, elle sourit doucement, et pendant l'entracte elle vint avec Phébé voir Musidora dans sa loge. - Vous avez l'air d'une mariée à s'y méprendre, dit Phébé d'un air contraint et avec un sourire venimeux. - En effet, répondit Musidora, je me suis mariée hier avec le rêve de mon coeur. - J'en étais bien sûre, dit Cinthia; jamais une neuvaine avec un cierge de trois livres n'a manqué son effet; notre madone vaut mieux que tous vos saints laids et barbus. - Madame, dit George, qui entra dans sa loge permettez-moi de mettre mes hommages à vos pieds, s'il y a de la place. La calèche est à vous; quand faut-il vous l'envoyer ? p153> - Merci, Giorgo, Fortunio vous a devancé. - Eh bien 1 Fortunio, continua George, revenons-nous de Singapour, de Calcutta ou de l'enfer? C'est peut-être là que Musidora t'a rencontré; elle est très bien avec le diable. - Non, je reviens tout bourgeoisement de Neuilly, ni plus ni moins qu'un roi constitutionnel. As-tu fait encadrer Cinthia ? La Romaine fit un signe de silencieuse dénégation. Phébe, se penchant à l'oreille de Fortunio, lui apprit que Cinthia était amoureusc d'une espèze de bravo, mélange de spadassin et de maître d'armes, haut de six pieds, avec des favoris noirs et trois rangées de dents comme un crocodile, à qui elle donnait tout son argent. - Je la reconnais bien là, dit Fortunio à demi-voix. Pendant que cette conversation se tenait dans la loge de Fortunio, Alfred resté seul, lorgnait de son mieux la Musidora. Décidément, se dit-il à lui-même, je vais me remettre à faire la cour à Musidora; Phébé est trop froide. Il serait du meilleur goût de supplanter le Fortunio malgré ses grands airs de satrape; cela ferait un éclat merveilleux et restaurerait ma réputation d'homme à bonnes fortunes, qui a besoin d'être un peu ravivée; car je ne puis me dissimuler que voilà trois femmes quc je manque. Comment diable ce Fortui:iio peut-il suffire à toutes les dépenses qu'il fait ? Il y a quelque chose là-dessous. On ne lui connaît pas un pouce de terre au soleil. Etrange ! fort étrange ! excessivement étrange, en vérité; mais je pénêtrerai ce mystère, et j'aurai la Musidora. Alfred, ayant pris cette louable résolution, se sentit fort content de lui-même, et passa à plusieurs reprises sa main gantée de blanc dans ses cheveux frisés, de l'air le plus avantageux et le plus triomphant du monde. CHAPITRE XXII. Nous prions le lecteur de se souvenir d'un certain lit de bois de citronnier, à pieds d'ivoire et à rideaux de cachemire blanc, qui se trouve vers le commencement de ce bienheureux volume ; qu'il y ajoute mentalement un second oreiller garni de point d'Angleterre, et qu'il fasse ruisseler sur la toile de Flandre les longs cheveux noirs de Fortunio avec les boucles blondes de Musidora, comme deux fleuves qui coulent ensemble sans se mêler, et le tableau sera complet. Nous n'entreprendrons pas de raconter, jour par jour, heure par heure, la vie que menaient nos deux amants. Quel langage humain serait assez suave pour rendre ces adorables riens, ces ravissants enfantillages dont se compose l'amour ? Comment dire en humble prose ces belles nuits plus blanches que le jour, ces longues extases, ces ravissements prcfonds, cette volupté poussée jusqu'à la frénésie, ce désir infatigable renaissant de ses cendres, comme le phénix, toujours plus avide et plus ardent, sans tomber dans le pathos et dans le galimatias ? Fortunio s'était laissé pénétrer par la passion de Musidora. L'amour véritable est contagieux comme la peste. Tout railleur et tout sceptique qu'il parût, il n'avait pas cette sécheresse de coeur qu'amènent les jouissances trop précoces et trop faciles. Il haïssait plus que la mort les grimaces de la sensibilité, et ne se laissait nullement séduire par les minauderies; l'hypocrisie d'amour était celle qui le révoltait le plus, cependant qu'il était touché du moindre signe d'affection vraie, et il n'eût pas rudoyé une chiffonnière ou un chien galeux qui l'eussent aimé réellement. Quoique ses immenses richesses lui facilitassent l'accès et la possession de toutes les réalités éclatantes et splendides, la petite fleur bleue de l'amour naïf s'épanouissait doucement dans un coin de son coeur; un sérail de deux cents femmes et les faveurs de toutes les belles courtisanes du monde ne l'avaient aucunement blasé. Il était plus roué qu'un diplomate octogénaire, et plus candide que Chérubin aux pieds de sa marraine, Il avait mené la vie de don Juan, et se serait promené avec une pensionnaire en veste de satin vert-pomme sur les bords du Lignon. Il s'abandonnait tranquillement aux contradictions les plus étranges, et ne se souciait pas le moins du monde d'être logique. Ses passions le menaient où elles voulaient, sans qu'il essayât jamais de résister; il était bon le matin et méchant le soir, plus souvent bon que méchant, car il se portait bien; il était beau et riche, et penchait naturellement à trouver le monde assez bien ordonné; mais à coup sûr, quelle que fût son humeur, il était ce qu'il paraissait être. Il concevait très bien les choses les plus diverses; il aimait également l'écarlate et le bleu de ciel, mais il détestait les phrases de roman et le jargon à la mode, et, ce qui l'avait charmé principalement dans Musidora, c'est qu'elle s'était donnée à lui sans le connaître et sans lui rien dire. Il n'était bruit de par le monde que de la victoire remportée par Musidora sur le Fortunio introuvable et sauvage, qui s'était singulièrement apprivoisé; la petite chatte parisienne aux yeux verts avait dompté le tigre indien; elle le tenait en cage dans son amour, dont les imperceptibles barreaux était plus solides que des grilles de fer; elle paraissait l'avoir complètement fasciné; sa beauté était vaincue par la gentillesse de Musidora. Fortunio se conduisait avec elle plus européennement qu'avec toutes les autres femmes qu'il avait eues depuis son arrivée en France : il l'allait voir presque tous les jours et toutes les nuits, et passait quelquefois des semaines entières sans la quitter. Le sultan Fortunio avait pris des façons d'Amadis; on n'eût pas montré à une princesse des adorations plus ferventes et des respects plus humbles. Cependant il lui prenait quelquefois des retours de férocité asiatique très prononcés ; les griffes du tigre sortaient acérées et menaçantes du velours de ses pattes. Une nuit qu'il était couché à côté d'elle, je ne sais quelle idée saugrenue lui passa par là cervelle; il se leva, s'habilla, prit la lampe, qu'il approcha des franges de rideaux, et y mit le feu avec un grand sang-froid puis il entra dans la pièce voisine, et fit la même opération. Les larges langues de la flamme noircissaient déjà le plafond; cette éblouissante clarté pénétra à travers les yeux assoupis de Musidora; elle se réveilla, et, croyant la chambre pleine de flammes et de fumée, elle poussa un cri d'effroi. - Fortunio, Fortunio, cria-t-elle, sauvez-moil Fortunio était debout, appuyé fort tranquillement contre la cheminée, et regardait les progrès de l'incendie d'un air de satisfaction. - J'étouffe! dit Musidora en se jetant à bas du lit et en courant vers la porte; mais que faites-vous donc, Fortunio, et pourquoi n'appelez-vous pas au secours? - Il n'est plus temps, répondit Fortunio. Et, prenant Musidora comme un petit enfant qu'on va emmailloter, il la roula dans une couverture et l'emporta. Une chaleur insupportable et suffocante rendait le passage à travers l'enfilade de pièces qui composaient l'appartement difficile et périlleux pour un homme moins leste et moins vigoureux que Fortunio. En quelques bonds il eut franchi la dernière porte; il descendit l'escalier avec la légèreté d'un oiseau, ouvrit lui-même, il eût été trop long d'éveiller le suisse enseveli sous les doubles pavots de l'ivresse et du sommeil, et monta avec son précieux fardeau dans une voiture qui paraissait l'attendre. Après s'être assis, il posa Musidora sur ses genoux, et la voiture partit. Les flammes avaient crevé les fenêtres et sortaient en noires colonnes; toute la maison s'était enfin réveillée, et le cri : « Au feu! au feu!» répété sur tous les tons, courait d'un bout à l'autre de la rue. Les étincelles voltigeaient et scintillaient en paillettes d'or sur le fond rouge de l'incendie. On eût dit une magnifique aurore boréale. - Je parie que Jack ne se réveillera que lorsqu'il sera tout à fait cuit, dit Fortunio en riant. Musidora ne répondit pas. Elle était évanouie. CHAPITRE XXIII. Quand Musidora reprit ses sens, elle se trouva couchée sur un lit d'une élégante simplicité; Fortunio était assis à côté d'elle. Rien n'était plus charmant et plus coquet que l'intérieur de cette chambre : tous les meubles étaient d'un choix exquis; ce n'était pas ce luxe tout royal et presque insolent qui éblouit plus qu'il ne charme; c'était quelque chose de doux, d'intime et de chastement vaporeux, qui plaisait à l'âme encore plus qu'à l'oeil. Il fallait que le tapissier qui avait présidé à l'arrangement de cette chambre à coucher fût un grand poète. Ce poète, c'était Fortunio. - Comment trouves-tu ce petit nid? est-il de ton goût? - Parfaitement, reprit Musidora; mais à qui appartient cette maison où suis-je? - Question classique;chez toi. - Chez moil dit Musidora étonnée. - Oui, j'ai acheté cette maison ayant l'intention de brûler la tienne, répondit négligemment Fortunio, comme s'il eût dit la chose la plus naturelle du monde. - Commentl c'est vous qui avez brûlé ma maison? dit Musidora. - Le feu ne s'y serait pas mis tout seul, c'est une réflexion profonde que j'avais faite; alors je l'y ai mis moi-même. - Etes-vous fou, Fortunio, ou voulez-vous vous jouer de moi? - Point du tout; est-ce que j'ai dit quelque chose de déraisonnable? L'architecture de ta bicoque était d'ordre dorique, ce qui m'est spécialeent odieux; et puis ---. - Et puis quoi? Voilà un beau motif pour incendier peut-être tout un quartier, dit Musidora, voyant que Fortunio s'était arrêté au milieu de sa phrase. - Et puis --- reprit Fortunio, dont le teint avait pris une nuance verdâtre et dont les yeux s'allumaient, je ne voulais plus te voir dans cette maison qui t'avait été donnée par un autre, où d'autres t'avaient possédée. Cela me faisait horreur; j'en haïssais chaque fauteuil, chaque meuble, comme un ennemi mortel; j'y voyais un baiser ou une caresse. J'aurais poignardé ton sofa comme un homme. Tes robes, tes bagues, tes bijoux me produisaient la sensation froide et venimeuse que produit au toucher la peau d'un serpent; tout me rappelait chez toi des idées que j'aurais voulu chasser sans retour, mais qui revenaient, plus importunes et plus acharnées que des essaims de guêpes, m'enfoncer dans le coeur leurs aiguillons empoisonnées. Tu ne peux pas te figurer avec quelle satisfaction vengeresse j'ai vu la flamme mordra de ses dents ces impures draperies qui avaient avant moi jeté leur perfide demi-jour sur tant de scènes voluptueuses. Comme l'incendie embrassait éperdument ces exécrables murailles, et qu'il semblait bien comprendre ma fureur! Honnête feu, qui purifies tout, ta pluie d'étincelles et de flammèches ardentes tombait sur moi plus fraiche qu'une rosée de mai, et je sentais reverdir la paix de mon coeur comme sous une ondée bienfaisante. Maintenant il ne doit plus y avoir un seul pan de mur debout, tout s'est écroulé, tout est abîmé; il n'y a plus qu'un tas de cendres et de charbons. je respire plus librement, et je sens ma poitrine se dilater. - Mais tu as encore sur toi ce peignoir plus odieux que la robe de Nessus; il faut que je le déchire, que je le mette en mille pièces, que je le foule aux pieds comme s'il était vivant. Et Fortunio arracha le tissu, qui craqua et se rompit; il le jeta par terre et se mit à trépigner dessus avec la rage insensée d'un taureau qui soulève sur ses cornes la banderole écarlate abandonnée par les cholulos. Musidora, effarée de ces transports de bête fauve, s'était pelotonnée sous la couverture, les bras croisés sur sa poitrine, et attendait dans une anxiété muette la fin de cette scène singulière. - Ah ! je voudrais t'écorcher vive! dit Fortunio en se rapprochant du lit. L'enfant eut peur un moment qu'il ne mît son souhait à exécution, et que, selon son habitude, il ne passât de l'optatif au présent; mais le jeune jaguar mal apprivoisé continua ainsi : - Cette peau si douce, si soyeuse, sur qui se sont posées les lèvres épaissies par la débauche de tes infâmes amants, je l'arracherais de ton corps avec délices; je voudrais que jamais personne ne t'ait vue, ni touchée, ni entendue; je briserais les glaces sur lesquelles ton image a passé et qui l'ont gardée quelques instants. je suis jaloux de ton père, car enfin son sang est dans ton coyps et circule librement dans les charmants réseaux de tes veines azurées; jaloux de l'air que tu respires, et