[6,0] LIVRE SIXIÈME. [6,1] CHAPITRE PREMIER. Lorsque nous lisons dans les écrits authentiques des saints Pères l'histoire des batailles qui furent livrées sous la protection de Dieu ; lorsque nous voyons de si grands événements accomplis par de si petits hommes dont la foi était en quelque sorte nulle (non cependant que nous appelions de petits hommes les bienheureux Josué, David ou Samuel, leurs mérites furent agréés, comme ceux de tous les autres hommes dont l'Église de Dieu a célébré jusqu'à ce jour les hauts faits) ; lorsque nous apprenons enfin à mépriser la vanité du peuple Juif, nous pourrions, si la raison ne s'y opposait, être amenés à penser que les plus malheureux des hommes, qui ne servaient Dieu que pour l'amour de leurs entrailles, lui étaient cependant plus agréables que ceux dont la servitude a été toute spirituelle. Ceux-là, en effet, exempts seulement de l'idolâtrie, voyaient prospérer toutes choses entre leurs mains, ils remportaient de fréquentes victoires, ils avaient tout en abondance; ceux-ci au contraire ne triomphaient qu'à travers mille difficultés, la victoire même ne s'achetait que par de grands sacrifices ; ils avaient peu de richesses, ils se voyaient sans cesse exposés à des souffrances nombreuses autant que cruelles; ils menaient enfin une vie, non de chevaliers, mais de moines, du moins par la sainteté et par l'obligation continuelle de se soumettre à toutes sortes de privations. Tout cela cependant s'explique par une considération consolante ; car nous savons que Dieu châtie celui qu'il aime, et il frappe de ses verges tous ceux qu'il reconnaît pour ses enfants: ceux à qui il retire les biens temporels, dans la rigueur de ses arrêts, sont aussi ceux à qui il réserve dans son amour les biens spirituels d'une douceur à jamais durable. Après le récit de Pierre, à qui le bienheureux apôtre André avait, comme je l'ai dit, révélé l'existence de la lance du Seigneur, le peuple chrétien se releva avec des transports de joie, et l'attente d'un si grand événement le tira de l'abîme de désespoir dans lequel il était plongé. D'après les indications de Pierre, tous coururent au lieu qu'il avait désigné, et l'on prescrivit aussitôt de faire une fouille dans l'église du bienheureux Pierre, auprès de l'autel du Seigneur. Depuis le point du jour jusques au soir, treize hommes travaillèrent à enlever la terre qu'on avait soulevée, et Pierre lui-même découvrit la lance. En voyant que les faits se rapportaient exactement à la vision qu'il avait eue, tous les Chrétiens en éprouvèrent une grande joie, et furent animés d'un nouveau courage contre tous leurs ennemis. Ils enlevèrent en grande pompe la lance miraculeusement découverte, et dès ce jour ils s'occupèrent avec confiance de leurs projets de recommencer la guerre. Les princes de l'armée tinrent conseil, cherchant avec un égal empressement ce qu'il y avait à faire dans les circonstances, et résolument, avant de combattre, d'envoyer une députation aux Turcs pour les engager à se désister de leurs prétentions sur le territoire des Chrétiens, à ne pas vouloir expulser ou frapper de mort les serviteurs du Christ, et à demeurer tranquillement dans les limites de leurs États. Ayant donc fait appeler Pierre l'Ermite, qui avait pris part aux premiers événements de l'expédition, et lui ayant adjoint un nommé Herluin, qui connaissait les deux langues et pouvait servir d'interprète, les princes leur enjoignirent de se rendre auprès du prince infidèle, et leur donnèrent des instructions pour leur discours. Arrivés à la tente du Gentil, les deux députés furent admis à voir, non sans horreur, cet homme diabolique, et le haranguèrent en ces termes : "Sachez que nos princes ont été extrêmement étonnés que vous ayez entrepris si méchamment et sans aucun sentiment de respect, d'occuper et d'usurper une terre possédée dès longtemps et en parfaite liberté par la foi chrétienne. Vous avez appris, à ne pouvoir en douter, par les nombreuses victoires que nous avons remportées sur les vôtres, et dont vous avez certainement entendu parler, que la puissance du Christ n'est nullement affaiblie ; et comme votre expérience a dû vous démontrer suffisamment que vous ne pouvez rien contre lui, nos princes se persuadent qu'après avoir été tant de fois repoussés à la guerre, vous ne porterez point la démence jusqu'à oser recommencer encore ces combats contre Dieu. Aussi nous pensions unanimement que vous n'étiez venus, dans votre sagesse, jusques en ces lieux, que dans le désir d'être imbus des dogmes de notre foi par les enseignements des pontifes chrétiens qui sont avec nous. Mais nous savons d'une manière certaine que vous ne prenez aucun soin de votre salut, et que vous voudriez tenter de nouveau la guerre contre les croyances catholiques. Cependant, ayant égard à votre ignorance, nous vous demandons de renoncer à ces prétentions, car sachez que, par l’assistance de Dieu, le bienheureux Pierre apôtre revendique pour lui la ville dont il a été le premier évêque, et qu'il veut en employant nos bras, quoique nous soyons pécheurs, rétablir dans cette ville le culte de Dieu qu'il y enseigna le premier. Nos princes vous permettent, dans leur extrême générosité, d'emporter toutes les provisions que vous avez transportées jusqu'ici, et si vous vous retirez paisiblement, aucun des nôtres ne vous fera le moindre mal". Corbaran fut blessé au cœur par ces paroles remplies de grandeur, et taudis que les Turcs qui les avaient entendues manifestaient un orgueil farouche, il répondit : "Cette terre que vous dites avoir été dans les temps antiques sujette de votre foi, nous prouverons qu'elle est nôtre et qu'elle nous appartient à bon droit, surtout lorsque nous l’aurons enlevée par notre admirable valeur à cette race d'hommes que l’on peut à peine comparer à des femmes. Nous regardons comme une étrange folie que vous veniez des extrémités de la terre nous menacer, même avec le déploiement de toutes vos forces, de nous chasser des lieux où nous habitons, tandis que vous n'avez, pour réussir dans une telle entreprise, ni les richesses, ni les armes, ni le nombre d'hommes nécessaires. Non seulement nous n'accueillons pas le christianisme, mais nous le repoussons avec le plus profond mépris. Et, afin que je réponde brièvement au message que vous apportez, vous qui êtes venus remplir les fonctions d'ambassadeurs, retournez au plus tôt auprès de vos princes, et dites-leur que s'ils veulent devenir semblables à nous, et renier ce Christ auquel ils paraissent si attachés, non seulement nous leur donnerons cette province, mais en outre un territoire beaucoup plus riche et plus vaste; et, qu'après leur avoir généreusement accordé ces châteaux et ces villes, nous ne souffrirons pas qu'aucun d'eux demeure à pied, que nous ferons d'eux tous, sans exception, autant de chevaliers, et que dès que nous serons réunis par les mêmes rites, nous nous réjouirons de leur amitié et de leur voisinage. Mais s'ils se déterminent à refuser nos propositions, ils mourront bientôt, sans aucun doute, d'une mort affreuse, ou seront soumis dans l'exil à une éternelle captivité, et destinés à servir nous et notre postérité dans tous les siècles". Il dit, et nos députés, repartant aussitôt, allèrent rendre compte de tout ce qu'ils avaient entendu aux chefs des chrétiens. [6,2] CHAPITRE II. Cependant l'armée continuait à se trouver dans une situation infiniment critique, tourmentée d'une part par une affreuse disette, et d'autre part, en proie aux craintes que lui inspiraient les Gentils qui l'enveloppaient de tous côtés. Enfin, les Chrétiens se confièrent uniquement aux secours du Ciel, et célébrèrent un jeûne de trois jours, d'après les ordres de l'illustre évêque du Puy. On chanta d'église en église des litanies de supplications, tous se purifièrent par une confession sincère de leurs péchés, les évêques et les prêtres leur donnèrent ensuite l'absolution; ils reçurent en toute plénitude de foi le sacrement du corps et du sang du Seigneur; chacun distribua des aumônes selon la mesure de ses facultés, et de toutes parts on implora à grands cris l'office du sacrifice divin. L'accomplissement de ces cérémonies leur ayant inspiré la confiance, ils s'occupèrent des soins de la guerre, et formèrent aussitôt six corps d'armée dans l'intérieur de la ville. Dans le premier corps destiné à soutenir les premiers efforts des Turcs, on plaça Hugues, véritablement grand comme son nom, et on lui adjoignit tous, les escadrons des Français, et, en outre, le comte de Flandre. J'ai entendu raconter, au sujet de cet homme de sang royal, qu'avant qu'on vint à cette bataille, son intendant lui acheta à grands frais un pied de chameau, qui fut le seul aliment digne de lui qu'il pût trouver en ce moment. Le défaut de nourriture avait exténué cet homme du Seigneur, à tel point qu'il pouvait à peine se tenir à cheval; et comme on voulait l'engager à ne pas aller au combat, et à demeurer dans la ville avec ceux qui assiégeaient la citadelle : Dieu m'en garde, répondit-il vivement, j'irai au contraire, et plaise à Dieu que j'y puisse trouver une bienheureuse fin avec ceux qui mourront en ce jour ! L'illustre duc Godefroi forma le second corps avec son armée. Le comte Robert de Normandie se mit à la tête du troisième avec tous les siens. Le quatrième était dirigé par le respectable évêque du Puy, qui portait avec lui la lance du Sauveur, récemment découverte. Ce corps était composé de ceux qui marchaient à la suite de l'évêque et du comte Raimond de Saint-Gilles. Celui-ci demeura dans la ville pour continuer à bloquer la citadelle, afin que les habitants rie fissent point d'irruption dans la place. Tancrède commandait le cinquième corps auquel se ralliaient tous les hommes de sa suite ; et Boémond s'avançait enfin à la tête du sixième, conduisant ses chevaliers. Les évêques, les prêtres, les clercs, les moines, revêtus de leurs ornements ecclésiastiques, marchaient en avant, portant les croix, empressés à soutenir les combattants de leurs prières et de leurs larmes, et s'attendant eux-mêmes à recevoir la couronne du martyre, si la mort venait frapper quelqu'un d'entre eux. D'autres se placèrent sur les murailles élevées, pour voir l'issue de la bataille. Ils tenaient dans leurs mains les croix du Seigneur, les portaient en avant pour les montrer, et faisaient le signe de la croix sur l'armée qui s'avançait. Marchant donc dans l'ordre que j'ai décrit, les Chrétiens sortirent par la porte située en avant du temple des Gentils, que les nôtres appellent une mahomerie, s'avançant à pied et si lentement qu'une vieille femme infirme n'aurait pas même eu besoin de demander que le pas fut ralenti. O Dieu tout-puissant, quels élans de cœur s'élevaient alors jusques à toi ! Avec quelle rapidité, tandis que les faibles corps étaient épuisés par les fatigues d’une longue abstinence, les témoignages de la douleur de ces malheureux encore remplis de frayeur montaient jusques à tes oreilles ! Que d'angoisses agitaient ces esprits qui semblaient survivre à leur corps ! La faiblesse eût désespéré de la victoire ; le pieux désir de tout supporter pour toi, ô Dieu, soutenait seul tous les courages. Les cœurs étaient brisés de douleur, desséchés par leurs longues souffrances ; les têtes n'avaient plus de larmes à répandre, l'homme extérieur était comme anéanti, les désirs spirituels s'agitaient seuls avec violence. O Dieu plein de bonté, quelles choses pouvais-tu refuser, au milieu de ces transports de dévotion, à ceux que tu voyais ou plutôt que tu faisais toi-même brûler de tant de feux? En voyant tous les Chrétiens portant sur le visage l'air martial des chevaliers, dans le fond du cœur la résignation des martyrs, je pense que dans aucun autre siècle aucune autre armée n'a montré une fermeté comparable à celle-là ; et l’on peut dire en toute vérité qu'ils poussaient leurs acclamations jusqu'aux cieux : on doit reconnaître qu'ils faisaient véritablement résonner les trompettes sacrées, ces hommes qui, dénués alors des forces du corps, ne se distinguaient que par l'intrépidité toute particulière de leur cœur. Cependant Corbaran les voyant sortir de la ville et s'avancer lentement, l'un après l'autre et à petits pas, se moquant de cette poignée d'hommes, selon ce qu'il en jugeait: Laissez, disait-il, laissez avancer ceux qui sortent, afin qu'on puisse mieux les empêcher de retourner vers la ville, lorsqu'ils auront pris la fuite. Mais, après que toute l'armée fut sortie des portes, Corbaran, lorsqu'il eut vu la race des Francs puissante par son ordre de bataille et par sa force numérique, commença enfin à trembler. Faisant déjà des préparatifs de fuite, il ordonna aussitôt à ceux de sa maison, s'ils voyaient allumer des feux dans la partie la plus avancée du camp, d'envoyer sans retard des hérauts, et de faire publier, parmi les corps ennemis répandus de toutes parts, que les corps triangulaires des Francs avaient remporté la victoire. Lui-même commença à se retirer lentement en arrière, se dirigeant vers les montagnes, et les nôtres se disposèrent en même temps à le poursuivre sans ménagement. Les Turcs, par un artifice bien superflu, se divisèrent aussi ; les uns se portèrent vers les bords de la mer, les autres, immobiles, attendirent l'arrivée des Francs ; et tous crurent, par cette manœuvre, pouvoir envelopper nos Chrétiens. Mais ceux-ci, ayant reconnu ce mouvement, s'abandonnèrent à leur audace téméraire, et se dirigèrent sur eux, se séparant ainsi du reste de leurs frères : aussi furent-ils les seuls de notre armée qui, par cette démarche hasardée, eurent à souffrir en ce jour des pertes considérables ; quelques chevaliers se sauvèrent, mais presque aucun fantassin ne put réussir à échapper aux ennemis. Parmi ceux qui se laissèrent entraîner à cette entreprise aventureuse, on distinguait un nommé Clairambaut de Vandeuil, illustre dans son pays, mais qui ne fit rien de bon dans les provinces d'Asie. Cependant on forma un septième corps pour marcher contre ceux qui occupaient les bords de la mer ; et ce corps, pris dans les deux corps du duc Godefroi et du comte de Normandie, fut commandé par un comte nommé Renaud. Il combattit toute la journée en ce lieu avec un extrême acharnement, et un grand nombre des nôtres périt sous les flèches des ennemis. La cavalerie des Gentils s'étendait depuis le fleuve du Farfar jusques aux montagnes, et se déployait sur un terrain de deux milles de longueur. Leurs escadrons s'élancèrent de tous côtés et vinrent attaquer à coups de flèches et de javelots le corps des Francs, formé en triangle, que les nôtres avaient placé en avant, comme le plus fort, pour résister aux premières charges des Turcs. Celui qui le commandait, l'illustre Hugues, à l'âme royale, digne en tout de ses valeureux ancêtres, criait à ses serviteurs, tandis qu'ils étaient accablés des traits ennemis : Patience, supportez encore avec fermeté la seconde et la troisième décharge de traits, bientôt ils se retireront plus promptement que la parole. Voici cependant des bandes innombrables sortirent des montagnes ; leurs chevaux et leurs étendards resplendissaient de blancheur. A cet aspect les nôtres furent frappés d'une grande stupeur, craignant que ces troupes ne vinssent porter secours à leurs adversaires; lorsqu'enfin ils reconnurent par leurs propres yeux que c'étaient les auxiliaires mêmes que le Christ leur envoyait. A la suite de la bataille, ils pensèrent que cette troupe s'était présentée sous la conduite particulière des glorieux martyrs George, Mercure et Démétrius. Et certes, si nous lisons dans les Ecritures que jadis les Macchabées, combattant pour la circoncision et la viande de porc, virent aussi apparaître une armée céleste pour les secourir, à combien plus forte raison ce secours n'était-il pas dû à ceux qui versaient leur sang et se dévouaient au service du Christ, pour purifier les églises et travailler à la propagation de la foi? Ceux des ennemis qui s'étaient les premiers arrêtés sur les bords de la mer, ne pouvant supporter d'être plus longtemps repoussés par les nôtres, mirent le feu aux herbes pour donner le signal de fuite convenu entre eux et ceux des leurs qui gardaient les tentes pendant que l’on combattait. Avertis par ce signal, tous se mirent à fuir, emportant avec eux leurs plus précieux effets. Les Francs cependant se dirigèrent vers ces mêmes tentes, où ils voyaient réunies les plus grandes forces. Le duc Godefroi, le comte de Flandre et Hugues-le-Grand, qui longeaient le fleuve à cheval, réunirent leurs efforts. Ces trois princes, suivis de leurs chevaliers, ayant sans cesse présent à leurs yeux le fils de Dieu, crucifié pour eux, s'élancèrent vigoureusement au plus épais des rangs ennemis, et dès que toutes nos autres troupes, eurent vu ce mouvement, elles se portèrent en avant avec une égale impétuosité. D'autre part, les ennemis accoururent aussi en foule et poussant des cris de forcenés ; car tel est leur usage lorsqu'ils sont formés en ordre de bataille. Ils font un fracas épouvantable avec des tuyaux en bronze, dont ils se servent comme de hallebardes, et avec les cymbales retentissantes; poussant en outre de telles clameurs, que les hommes et les chevaux ont peine à résister à la frayeur que répand cet horrible bruit. Mais tant d'efforts furent impuissants, et toutes leurs entreprises ne tardèrent pas à être déjouées. Dès le premier choc, les nôtres battirent les ennemis sur tous les points, et les contraignirent à réaliser au plutôt ces projets de fuite qu'ils nourrissaient depuis longtemps dans leur cœur. Aussitôt, et sans leur laisser un seul moment de repos, les nôtres les poursuivirent jusque dans l'enceinte même de leur camp. D'abord ils ne se laissèrent point entraîner à l'ardeur du butin et préférèrent se rassasier du sang des ennemis du Christ. Ils les poursuivirent donc jusqu'au pont de Farfar, et jusqu'au lieu où était établie la redoute de Tancrède. Mais lorsque les Gentils eurent abandonné la plaine, les nôtres la trouvèrent couverte de riches dépouilles que personne ne défendait plus: les tentes étaient remplies d'or, d'argent et d'ornements variés; partout on rencontrait des troupeaux de moutons, de chèvres, de bœufs; on voyait des chevaux, des mulets, des ânes en grande quantité; ou enlevait des provisions considérables en grains, en vin et farine. Les colons Syriens et Arméniens, qui occupaient tous les environs, voyant les Francs maîtres d'une victoire aussi inattendue, se portèrent aussitôt à la rencontre des Turcs qui fuyaient de toutes parts, occupèrent les passages des montagnes et massacrèrent tous ceux dont ils purent se saisir. Les nôtres cependant revinrent sur leurs pas, et, dans les transports de leur joie, ils exaltèrent par des louanges infinies le Christ leur puissant auxiliaire, et rentrèrent dans la ville avec les honneurs d'un triomphe tout divin. Celui qui commandait dans la citadelle de la ville, voyant le prince des Gentils fuir devant les nôtres qui le poursuivaient, fut lui-même saisi d'une grande frayeur, et jugeant bien que désormais il n'y aurait plus de sûreté pour lui à défendre sa position, il demanda sans le moindre délai la bannière de l'un de nos princes. Le comte de Saint-Gilles, qui se trouvait en ce moment non loin du lieu où se faisait cette proposition, l'ayant entendue, donna sur-le-champ l’ordre de présenter sa propre bannière à celui qui en faisait la demande, et le gouverneur de la citadelle l'ayant aussitôt reçue, la fit attacher sur le haut de la tour. Mais les Lombards, jaloux de tous les autres en faveur de Boémond leur patron, crièrent au même instant au chef de la citadelle : Ce n'est pas la bannière de Boémond. Celui-ci ayant donc demandé à qui appartenait cette bannière, et ayant appris que c'était celle du comte de Saint-Gilles, la fit descendre et la rendit au comte. Il demanda, et reçut au même moment celle de Boémond, et stipula en outre une condition qui lui fut accordée, savoir, que ceux des hommes enfermés dans la citadelle avec lui, qui voudraient se réunir à notre foi, auraient la faculté de demeurer avec Boémond lui-même, et que s'ils ne le voulaient pas, tous pourraient se retirer sans aucun empêchement. La citadelle passa donc sous la juridiction de Boémond, et fut aussitôt confiée à la garde d'hommes qui étaient à son service; peu de jours après, celui qui l'avait rendue reçut le sacrement du baptême et avec lui ceux qui aimèrent mieux se rallier au christianisme. Ceux au contraire qui voulurent demeurer fidèles à leurs lois, le purent faire en toute liberté, et Boémond les fit accompagner lui-même jusque sur le territoire des Sarrasins. Pierre et Paul ayant pris compassion des misères de cette ville, et ne pouvant tolérer la destruction et l'exil des nouveaux habitants qui en avaient expulsé les nations par lesquelles le saint temple de Dieu avait été souillé, Pierre et Paul, dis-je, livrèrent cette grande bataille le 28 juin et la veille même de l'anniversaire de leur Passion. Et certes, il était bien juste qu'ils prissent en pitié la ville que l'un et l'autre avaient éclairée par leurs prédications. Dans l'enceinte de cette ville, les églises avaient été converties par les Gentils en écuries; une portion de la grande basilique du bienheureux Pierre était devenue le temple de leur Mahomet. Cependant les ennemis vaincus et fuyant de toutes parts, les montagnes et les vallons, les campagnes et les forêts, les chemins et les lieux impraticables furent couverts d’hommes à demi-morts, de morts et d'un nombre infini de blessés. De leur côté, les Chrétiens, visités soudainement par la miséricorde du Dieu, virent finir par le plus heureux changement les calamités d'une affreuse disette. Aux mêmes lieux où naguère un œuf se vendait deux sous, on trouvait alors à acheter un bœuf pour douze deniers au plus; et, pour tout dire en peu de mots, là où l’on avait éprouvé toutes les horreurs de la famine, on se trouva avoir une si grande abondance d'argent et de toutes sortes de vivres, qu'il semblait que toutes choses sortissent soudainement de terre, ou bien encore que le Seigneur venait d'ouvrir les cataractes du ciel. On enleva une si grande quantité de tentes que, lorsque chacun des nôtres en eut pris, lorsque tous furent enrichis et déjà dégoûtés du fardeau de leur butin, on ne trouvait presque plus personne qui voulût encore enlever quelque nouvel objet. Lorsqu'un pauvre s'emparait d'un effet quelconque, nul homme plus riche ne survenait pour lui faire violence, chacun se retirait devant un autre sans aucune contestation. [6,3] CHAPITRE III. Après cela, nos princes, le duc Godefroi, le comte de Saint-Gilles, Boémond, le comte de Normandie, Robert de Flandre et tous les autres, ayant tenu conseil, envoyèrent à l'empereur Hugues-le-Grand, Baudouin, comte de Mons, et beaucoup d'autres hommes portant des noms illustres, pour inviter ce souverain à recevoir de leurs mains la ville d'Antioche, et à exécuter les engagements qu'il avait pris avec les nôtres. Ces députés partirent; mais, dans la suite, ils tardèrent à revenir auprès de ceux qui les avaient envoyés. Poursuivis par les Turcs, en un lieu qui m'est inconnu, ceux d'entre eux qui eurent des chevaux à leur disposition s'échappèrent; les autres furent emmenés en captivité, ou périrent par le fer. On n'a pu savoir encore avec quelque certitude quelle a été la misérable fin du comte de Mons. Voici ce que disent quelques personnes pour expliquer le refus d’Hugues-le-Grand de retourner auprès de ses compagnons d'armes. Malgré sa brillante valeur, Hugues se montra toujours peu empressé à rechercher les choses qui semblaient nécessaires à l'existence et aux besoins d'un homme aussi considérable ; et, dans la délicatesse de son honneur, il redoutait d'avoir à souffrir des privations au milieu de ceux qui étaient ou plus avares ou plus ardents à amasser des ressources, quoique lui-même fût plus grand, ou du moins ne cédât à aucun d'entre eux en distinction. Au surplus, personne ne saurait se plaindre avec justice des retards de celui qui revint cependant dans la suite, et qui succomba enfin illustré par la couronne du martyre, et emportant la réputation du plus brave chevalier. Peu de temps après, on commença à rechercher le moyen d'arriver enfin à Jérusalem, objet de tant de fatigues et de souffrances, et de conduire à l'issue de cette entreprise le peuple chrétien qui aspirait avec une ardeur extrême à ce grand résultat. Les princes jugèrent qu'en se mettant en route pendant les chaleurs de l’été, l’on aurait beaucoup à souffrir du défaut d'eau, et, en conséquence, ils résolurent de différer leur départ jusqu'aux calendes de novembre. Tout le monde consentit à cette décision : les seigneurs de l'armée se répandirent alors dans les villes et places qu'ils avaient conquises et qu'ils partagèrent entre eux; et ils envoyèrent aussitôt des hérauts parcourir les pays soumis, et publier en tous lieux que ceux qui auraient besoin d'eux pourraient s'attacher aux plus puissants, avec certitude de recevoir des gratifications. Il y eut entre autres un homme de l'ordre équestre, illustre par ses hauts faits d'armes et l'un des premiers fidèles du comte Raimond de Saint-Gilles, nommé aussi Raimond et surnommé Pelet, autour duquel se rallièrent un grand nombre de chevaliers et d'hommes de pied. Sa générosité et son habileté reconnues ayant attiré un grand concours auprès de lui, il forma une nombreuse armée, se porta avec elle sur le territoire des Sarrasins, et assiégea d'abord un fort appelé Talamanie. Les habitants, qui étaient Syriens, se rendirent aussitôt à lui. Il demeura huit jours dans la place, et ayant appris qu'il y avait, non loin de là, un château occupé par un nombre infini de Sarrasins, il s'y rendit avec les siens. Ils l'attaquèrent avec une extrême impétuosité ; Dieu pénétra avec eux dans le fort, et ils s'en rendirent maîtres. Ceux des habitants qui consentirent à recevoir les sacrements du christianisme, sauvèrent ainsi leur vie; tous les autres furent mis à mort. Après cette expédition, les Chrétiens, rendant à Dieu des actions de grâces, retournèrent à Talamanie, et le troisième jour ils en sortirent de nouveau, pour se diriger vers une ville appelée Marrah, redoutable par ses fortifications et fière de servir de point de réunion à des nations diverses. Elle était voisine du fort dont je viens de parler, et servait d'asile en ce moment à la canaille des Turcs et des Sarrasins qui s'étaient enfuis des places et villes environnantes, et principalement d'Alep. Un corps de Gentils se porta à la rencontre des nôtres pour leur livrer bataille ; ces derniers crurent pouvoir les combattre comme ils avaient fait en d'autres occasions ; mais ils ne tardèrent pas à être détrompés, envoyant leurs ennemis tourner le dos très promptement. Les Gentils, cependant, firent de fréquentes sorties et ne cessèrent de harceler les nôtres, et toute la journée fut ainsi employée en mouvements d'attaque et de retraite échangés des deux côtés. Les nôtres, pendant ce temps, étaient brûlés d'une chaleur dévorante, et livrés au tourment d'une soif extraordinaire, sans trouver aucun moyen de l'apaiser. Ils résolurent, cette même nuit, de dresser leurs tentes auprès de la ville. Les habitants, instruits que les nôtres commençaient à souffrir en un point important, et que les Syriens se montraient les premiers disposés à prendre la fuite, devenus plus audacieux par la crainte qu'éprouvaient leurs ennemis, ne craignirent plus de les presser vivement. Accablés par cette nouvelle irruption, un grand nombre des nôtres succombèrent sous l'excès de leur zèle, et remirent leur âme entre les mains de Dieu. Ils moururent le 5 du mois de juillet, vers le matin. Les autres Francs retournèrent à Talamanie, et y demeurèrent encore plusieurs jours avec leur chef Raimond. Pendant ce temps, ceux qui étaient restés à Antioche y jouissaient d'une grande tranquillité, et vivaient dans l'opulence. Bientôt cependant Dieu permit, par une disposition dont les causes nous sont inconnues, que les plus sombres nuages vinssent voiler un ciel brillant de sérénité. Celui qui avait guidé les Chrétiens, qui avait tendrement soigné le dehors ainsi que l'intérieur, l’homme respectable devant Dieu et devant les hommes, l'évêque du Puy, Adhémar tomba malade, et le Tout-Puissant, dans sa généreuse miséricorde, lui donna d'essuyer enfin ses pieuses sueurs dans le repos d'un éternel sabbat. Il mourut le jour de la fête dite de Saint-Pierre-aux-Liens, et mérita d'être absous par celui à qui appartiennent les clefs du royaume des cieux et le pouvoir de délier, et de l'avoir pour introducteur dans les demeures célestes. Soudain l’armée tout entière du Christ fut saisie de tristesse et plongée dans la douleur la plus amère; chaque individu de tout ordre, de tout âge et de tout sexe, se rappelant les nombreux bienfaits de cet homme très miséricordieux, et le voyant perdu sans retour, se montrait inconsolable. Ses funérailles furent honorées d'autant de cris de douleur, d'autant de lamentations des princes eux-mêmes que si on leur eut annoncé la ruine prochaine de toute l'armée. Avant même qu'il fût enseveli, son cercueil fut chargé d'offrandes en argent par tout ce peuple qu'il avait gouverné si paternellement, à tel point que je ne pense pas que personne en ait jamais vu porter autant, dans le même espace de temps, sur les autels de quelque nation que ce soit. Toutes ces offrandes furent aussitôt après distribuées aux pauvres pour le salut de l’âme du pontife. Tant qu'il avait vécu, il n'avait cessé de prendre soin de ces pauvres, avec une tendre sollicitude, s'attachant avant toutes choses à répéter tous les jours aux riches qu'ils eussent à aimer les indigents et à les assister dans leurs besoins, et leur disant sans cesse qu'ils étaient les gardiens de la vie même des pauvres. Celui qui n'aura pas fait miséricorde, ajoutait-il, sera jugé sans miséricorde. Si vous ne vous montrez remplis d'humanité pour vos inférieurs, qui sont cependant d'une même nature que vous, si vous ne leur faites part des choses que Dieu a créées pour eux comme pour vous, et que nous vous voyons toutefois retenir dans une si grande inégalité, vous vous fermerez, sans aucun doute, l'asile de la miséricorde divine. Réchauffez-les donc en leur donnant quelque petite portion de ces biens qui vous appartiennent, et par lesquels vous êtes bien nourris; et soyez bien convaincus que de même qu'ils ne peuvent sans vous vivre de la vie temporelle, de même vous ne pouvez sans eux vivre de la vie éternelle. Par ces discours et d'autres du même genre qu'il leur adressait sans cesse, cet homme admirable ne cessait de les entretenir dans le sentiment de leurs devoirs. [6,4] CHAPITRE IV. Raimond, comte de Saint-Gilles, entra ensuite dans les provinces des Sarrasins, et conduisit son armée vers une ville qui s'appelle Albar. Il s'en empara dès qu'il y fut arrivé, et mit à mort tous les Sarrasins et les femmes qu'il y trouva. Dès qu'il s'en fut rendu maître, il la repeupla, autant qu'il lui fut possible, d'habitants chrétiens; et, ayant pris l'avis des hommes sages, il résolut d'instituer dans cette ville un évêque qui prît soin d'instruire peu à peu les païens des dogmes de la foi chrétienne, de pratiquer le ministère de piété, et d'accomplir les mystères de la régénération dans les temples même des Gentils, toutefois après les avoir purifiés. Après avoir élu un homme d'un âge convenable et recommandable en outre par ses connaissances, on le conduisit à Antioche pour y être consacré. Institué évêque, celui-ci ne renonça pas cependant au voyage de Jérusalem, et, ayant laissé en sa place un homme qui s'offrit volontairement pour remplir ses fonctions, et qui fut en outre chargé de veiller à la défense de la ville, l'évêque poursuivit son voyage avec les autres Chrétiens. Son suppléant, doué d'un courage extraordinaire, et n'ayant que de très modiques revenus, ne garda auprès de lui qu'un petit nombre de compagnons, avec lesquels il entreprit cependant de garder la citadelle de la place ; et comme les Sarrasins ne fréquentaient plus cette ville, quelques Gentils qui y demeuraient encore se soumirent à sa juridiction, et lui payèrent quelques redevances sur le produit de leur travail, pour obtenir grâce de la vie. Tandis que ceux qui habitaient à Antioche jouissaient de toutes sortes de prospérités, le jour de la Toussaint s'approchait, et avec lui le terme fixé par les Chrétiens pour poursuivre leur expédition. Les princes, se souvenant de leurs résolutions, se réunirent de toutes parts à Antioche, et commencèrent à se concerter entre eux pour chercher les meilleurs moyens de parvenir le plus promptement possible au but de leur entreprise. Mais, avant que la milice du Seigneur se remît en mouvement, Boémond voulut traiter l'affaire de l'occupation de la ville qui lui avait été promise par ses compagnons ; et le comte de Saint-Gilles, se souvenant avec crainte des serments par lesquels il s'était engagé envers l'empereur, s'opposa aux prétentions de Boémond. Les princes se portèrent pour médiateurs entre eux, et se rassemblèrent à diverses reprises dans l'église du bienheureux Pierre. Boémond disait que, lorsque la ville lui avait été livrée par Pierre, les princes eux-mêmes lui en avaient généreusement concédé tous les quartiers. Le comte de Saint-Gilles répondait qu'il s'était engagé par serment à remettre Antioche à l'empereur de Constantinople, sauf, de la part de celui-ci, l'accomplissement des conventions arrêtées, et que tous ces arrangements avaient été stipulés sur l'avis de Boémond lui-même. Cependant les évêques, qui avaient à cœur de terminer ce différend, ayant appelé auprès d'eux le duc Godefroi, les comtes de Flandre et de Normandie, et les autres seigneurs, et ayant entendu chacun en particulier, se séparèrent d'eux, afin de pouvoir se former une opinion par la comparaison des divers arguments, et prononcer ensuite un jugement. Mais, après avoir examiné les discours des parties plaignantes, ils demeurèrent en quelque sorte neutres, et lorsqu'ils rentrèrent dans l'assemblée, craignant d'irriter l'un ou l'autre de ces hommes considérables, ils différèrent de déclarer leur jugement. Le comte, ayant reconnu leur intention, dit alors : Afin que la contestation présente ne jette point de trouble parmi les fidèles du Christ, et que la délivrance du sépulcre du Seigneur ne soit pas plus longtemps différée, afin d'éviter en tout point tout reproche de cupidité, je déclare que je me soumettrai à la décision de nos pairs et des princes ici présents, sauf le maintien des serments par lesquels je me suis engagé malgré moi envers le prince de Constantinople, comme vous le savez tous, ô vous frères et seigneurs qui êtes ici assemblés. Aussitôt Boémond acquiesça à cette proposition dans les mêmes termes. Tous deux, écartant toute nouvelle discussion, unirent leurs mains et prêtèrent serment entre les mains des évêques, protestant solennellement que désormais la milice de Dieu ne serait plus troublée par leurs querelles. Boémond, ayant pris conseil, fortifia la citadelle située dans la montagne, en hommes et en vivres. Le comte de Saint-Gilles ayant aussi tenu conseil avec les siens s'occupa, avec une plus grande profusion, à mettre en état de défense le palais de Cassien, que les Gentils appelaient émir dans leur langue, ainsi que la tour qui domine au dessus de la porte du pont, par laquelle on sort pour se rendre au port de Saint-Siméon. [6,5] CAPUT V. Antioche, ville d'une beauté incomparable, et qui ne le cède à nulle autre pour la majesté de ses édifices, est située dans une position agréable; la température du pays est douce, son territoire est riche en vignes et d'une grande fertilité. A l'orient, la ville est enveloppée par quatre montagnes d'une grande élévation ; à l'occident, elle est arrosée par les eaux du fleuve nommé Farfar, dont on retrouve le nom dans les livres sacrés, et qui fournit du poisson en abondance. Sur le point le plus élevé de l’une des montagnes est un fort, digne d'admiration et plus remarquable encore par la parfaite sécurité que sa position garantit à ceux qui l'occupent; plus bas est la ville comblée de gloire, fière encore de ses nobles et antiques monuments et qui contient dans son enceinte trois cent soixante églises. Le pontife, héritier des Apôtres et revêtu des honneurs du patriarcat, est le chef privilégié de cent cinquante-trois évêques ses suffragants. La ville est enceinte d'une double muraille, dont l’une est d'une largeur inconcevable, d'une hauteur extraordinaire, construite en pierres énormes et garnie de quatre cent cinquante tours qui enveloppent toute sa circonférence. Jérôme établit dans son cinquième livre des Explications sur Isaïe que la ville de Reblata, dans laquelle le roi Nabuchodonosor fit arracher les yeux au roi Sédécias et tuer ses fils, est la même que la ville d'Antioche. On prétend qu'elle fut fondée par cet Antiochus le plus ancien du nom, dont la puissance est attestée par beaucoup de monuments qui subsistent encore, et qu'il se fit aider par cinquante rois, qui étaient, dit-on, ses sujets et ses vassaux, tant pour élever les belles fortifications que pour construire une grande quantité de maisons. Mais cette assertion est tout-à-fait fausse, et Trogue-Pompée rapporte avec vérité que cette ville dut son origine au roi Séleucus, qui lui donna d'abord le nom de son père, et l'agrandit ensuite, de même que firent après lui ses successeurs, comme le même roi avait aussi fondé sous le nom de sa mère Laodice la ville de Laodicée, et sous son propre nom celle de Séleucie. Tous les efforts des machines et des balistes avaient été insuffisants pour réduire cette place; et si la trahison de Pirrus ne fût venue au secours des assiégeants, ou plutôt si Dieu n'eût employé pour les assister les bras de ceux qu'il lui plut de désigner, les magnanimes Francs eussent vainement enduré la famine et toutes les misères qu'ils rencontrèrent en ce lieu. Ils demeurèrent devant la place qu'ils assiégeaient durant huit mois et un jour. Ensuite ils y furent eux-mêmes enfermés pendant trois semaines par les troupes innombrables de Gentils qui accouraient de toutes parts, et, après les avoir vaincus, les nôtres y habitèrent encore cinq mois et huit jours. Alors les princes sollicitèrent le peuple chrétien de se remettre en route pour Jérusalem. Comme je pense que je ne retrouverai plus d'occasion de parler de ce Pirrus d'Antioche, je dois dire ici quelle fut sa fin. Il avait embrassé le christianisme, reçu les sacrements, et pris dans le saint Baptême le nom de Boémond, qui l’avait présenté à cette solennité : il accompagna ensuite les nôtres au siège de Jérusalem, y coopéra avec eux, et, après la prise de cette ville, il retourna à Antioche. Là, ayant fait publier que tout chrétien de la ville ou des environs qui se trouverait dans le besoin, pouvait se rendre avec lui dans sa lointaine patrie, où il avait de grandes propriétés, et ayant promis à tous ceux qui le suivraient de riches présents, il rassembla une foule immense de gens du peuple entraînés par ces espérances, et les conduisit, dit-on, dans son pays pour les tromper. Arrivé avec eux dans les places qui lui appartenaient, il frappa d'exil ou de mort une portion des chevaliers qui l'avaient accompagné ; et quant aux autres qui, se trouvant en trop grand nombre, s’étaient logés en dehors de la place, s'ils n'eussent été avertis de cette trahison et ne se fussent empressés de fuir ou de se cacher, tous eussent également perdu la vie ou la liberté. Désertant alors le christianisme, Pirrus retourna à ses anciennes habitudes de désordre et se plongea de nouveau dans les souillures des Gentils. Et certes, ce n'est point étonnant ; car si le mot grec pyrrhus est le même que le mot latin rufus (roux), et s'il est certain que les roux portent une tache toute brûlante d'infidélité, cet homme, en se conduisant ainsi, ne fit que suivre ses penchants naturels. [5,6] CHAPITRE VI. Vers la fin du mois de novembre, le comte de Saint-Gilles sortit d'Antioche avec son armée, et, ayant dépassé les villes de Rugia et d'Albar, le quatrième jour et le dernier de novembre, il arriva à Marrah. Une foule immense de Sarrasins, de Turcs et d'Arabes s'y était rassemblée, et dès le lendemain de son arrivée le comte fit ses dispositions pour l'attaquer avec toutes ses forces. Boémond le suivit de près avec son armée et alla dresser son camp tout près de lui, un jour de dimanche. Le lendemain, tous ensemble s'élancèrent vers les murs de la place avec une grande impétuosité; ils dressèrent leurs échelles et les murs plièrent sous le poids de leurs efforts. Ce jour-là, cependant, les habitants, pleins d'ardeur et d'activité, résistèrent avec une grande vaillance, et les nôtres n'obtinrent aucun résultat. Alors le comte de Saint-Gilles, voyant que les siens s'épuisaient en vaines tentatives, leur ordonna de construire une tour en bois, d'une grande élévation, non sans qu'il en coûtât beaucoup de travail. Cette machine, au sommet de laquelle un grand nombre de chevaliers s'établirent, était postée sur quatre roues, et d'autres chevaliers armés, s'étant placés en dessous, la poussèrent à force de bras contre la muraille, et tout près d'une tour. De leur côté les habitants construisirent promptement une autre machine avec laquelle ils lançaient d'énormes blocs de pierre, afin de détruire notre tour, et ils en jetaient une si grande quantité que la machine et ceux qui l'occupaient se trouvèrent en effet exposés aux plus grands dangers. Ils lançaient en outre des feux grégeois sur la tour, afin de l'embraser ; mais Dieu trompa leur attente en ce point. La machine dominait les murailles de la ville, et au milieu des efforts réciproques, les sons de la trompette retentissante animaient l'ardeur des combattants. Quelques-uns de nos chevaliers qui occupaient l'étage supérieur de la tour, Guillaume de Montpellier et plusieurs autres, lançaient d'énormes pierres sur ceux qui défendaient les remparts ; ces pierres brisaient presque toujours les boucliers, en sorte que ces boucliers et ceux qui les portaient, mis tout-à-fait hors de combat, ne tardaient pas à être précipités du haut des murailles. D'autres, pendant ce temps, portant des lances garnies, à leur extrémité, de crochets en fer, faisaient les plus grands efforts pour accrocher et attirer ensuite à eux ceux des Sarrasins qui leur résistaient sur les murailles. Ce combat se prolongea avec acharnement et fut à peine interrompu pour quelques instants, lorsque le soir arriva. Sur les derrières du camp des Chrétiens, les prêtres, les clercs et les moines, revêtus de leurs ornements, chacun selon son grade, adressaient dans le même temps d'ardentes prières à Dieu, lui demandant d'anéantir les forces des Gentils et d'en donner de nouvelles aux défenseurs de la foi, De l'autre côté de la machine, d'autres chevaliers avaient aussi dressé leurs échelles contre les murailles, et menaçaient de les envahir; et les païens enflammés de zèle les repoussaient avec la plus grande fureur. Un nommé Guilfer, impatient d'une si longue résistance, s'élança le premier sur les murailles, suivi seulement d'un petit nombre d'hommes. Les citoyens assaillirent ces téméraires avec une extrême impétuosité, les pressant vivement à coups de flèches et de javelots, et quelques-uns d'entre eux, effrayés de cette violente agression, sautèrent du haut des murailles en bas. Ceux qui demeurèrent supportèrent les traits des ennemis, et dédaignant de fuir, résistèrent avec habileté aux efforts de leurs armes, jusqu'à ce que ceux de leurs compagnons qui se trouvaient au dessous fussent parvenus à miner les murailles. Bientôt les citoyens se voyant perdus par reflet de cette nouvelle opération, et ne cherchant plus leur salut que dans la fuite, se retirèrent dans l'intérieur de la place. Ces événements se passèrent un jour de sabbat, à l'heure où le soleil commence à plonger vers l'occident, et lorsque déjà le mois de décembre était arrivé à son onzième jour. Boémond envoya aussitôt un interprète aux chefs des Sarrasins, pour les inviter à se renfermer avec leurs chevaliers, leurs enfants, leurs femmes, et tous leurs effets, dans un palais situé au dessus de la porte de la ville, leur promettant en outre de protéger leur vie et de les défendre, eux et tout ce qui leur appartenait. S'étant ainsi rendus maîtres de la ville, les Chrétiens prirent possession de tout ce qu'ils trouvèrent dans les caves et dans les maisons. La nuit étant passée, et le crépuscule commençant à paraître, ils parcoururent la ville en foule et massacrèrent tous ceux des Gentils qu'ils purent rencontrer. Il n'y eut pas un seul point dans l'intérieur de la place qui ne fut marqué par la mort de quelque Sarrasin, et les passages même les plus étroits devinrent impraticables, tant toutes les rues furent jonchées des cadavres des païens. Boémond attaqua aussi ceux qui d'après ses ordres, s'étaient enfermés dans le palais dont j'ai parlé ; il leur enleva tout ce qu'ils possédaient, fit tuer les uns et envoya les autres à Antioche pour y être vendus. Les Francs demeurèrent dans cette ville tout le reste du mois, et quatre jours de plus. Ils eurent beaucoup à souffrir de la famine. Quelques-uns d'entre eux, manquant de beaucoup de choses et même de toutes les choses nécessaires à la vie, et ne trouvant plus rien à piller dans les environs, ouvrirent les cadavres des Sarrasins et osèrent fouiller jusque dans leurs entrailles, parce qu'ils avaient entendu dire que ceux-ci, lorsqu'ils se trouvaient serrés de près, étaient dans l'usage d'avaler de l'or et de l'argent. On rapporte même que d'autres coupaient des morceaux de chair sur ces cadavres, et les mangeaient après les avoir fait cuire ; mais cela se fit si rarement et tellement en cachette que tout le monde a mis en doute que l'on eût pu se porter à de telles extrémités. [6,7] CHAPITRE VII. Cependant Boémond, n'oubliant point le sujet de la querelle qui s'était élevée entre lui et le comte de Saint-Gilles, et irrité de voir que celui-ci ne lui cédât point, retourna à Antioche. Le comte y envoya aussi des députés pour demander au duc Godefroi, aux comtes de Flandre et de Normandie, et à Boémond lui-même, une conférence dans la ville de Rugia, dont j'ai déjà parlé. Les princes, s'empressant de s'y rendre, cherchèrent, en une assemblée générale, les moyens de mettre un terme à ces divisions, afin que l'expédition de Jérusalem ne fût pas plus longtemps retardée. Boémond se montra aigre et refusa toute conciliation, si le comte ne faisait sa volonté, en lui cédant la portion de la ville d'Antioche dans laquelle il exerçait le commandement, et le comte fut encore plus inflexible, opposant toujours le serment qu'il avait prêté à l'empereur. Ils se séparèrent dans ces dispositions hostiles, et le comte de Saint-Gilles, Boémond et le duc retournèrent de nouveau à Antioche. Cependant le comte, après avoir confié aux soins de ses chevaliers la garde du palais et du château qui domine au dessus de la porte du pont, retourna à Marrah, dont il s'était auparavant rendu maître. Toutefois, n'étant pas absolument dépourvu de raison, appréciant les maux qui résultaient de son obstination, et jugeant qu'elle seule retardait la délivrance du sépulcre du Seigneur, l'illustre comte sortit de la ville de Marrah, pieds nus, le 13 du mois de janvier, se rendit à Capharda et y demeura trois jours. Le comte de Normandie, renonçant à terminer ces différends, alla rejoindre Raimond. Pendant ce temps, le roi de Césarée avait adressé de fréquents messages au comte de Saint-Gilles pour l'engager à conclure avec lui un solide traité, lui promettant de prêter assistance aux Chrétiens sur tous les points de ses Etats, et de leur accorder la faculté d'acheter des vivres, des vêtements, des chevaux, et toutes les choses dont ils auraient besoin. Joyeux de ces offres, les nôtres se déterminèrent à dresser leurs tentes auprès de la ville et sur les bords du Farfar, qui coule non loin de ses murailles. Mais le roi de cette ville, ayant vu une si grande armée, fut mécontent d'un pareil voisinage, et leur interdit tout commerce, s'ils ne se retiraient au plus tôt de cette position. Le lendemain, il leur envoya deux des siens pour leur montrer les gués du fleuve, et les conduire on des lieux où ils pussent enlever quelque butin. Les guides leur firent voir, au dessous d'un fort, une vallée dans laquelle ils trouvèrent une grande quantité de bestiaux ; ils enlevèrent environ cinq mille bêtes, et prirent, en outre, beaucoup de grains et d'autres denrées de première nécessité, qui servirent à réparer les forces de toute la cavalerie. Le fort se rendit aussi et passa sous la juridiction du comte; les habitants lui fournirent beaucoup d'or et de chevaux, et s'engagèrent, en outre, à ne le point traverser. Après y être demeurés cinq jours, les nôtres repartirent, et arrivèrent auprès d'un autre fort, occupé par des Arabes. Ils dressèrent leurs tentes dans les environs ; le seigneur de ce lieu vint à leur rencontre, et conclut un accord avec le comte. Bientôt, les Chrétiens levèrent leur camp, et se rendirent vers une très belle ville, nommée Céphalie, remplie de toutes sortes de richesses, et située au milieu d'une vallée. Les habitants prirent la fuite des qu'ils furent instruits de l'approche des Francs ; et laissant leurs maisons remplies de denrées, leurs jardins tout à l'entour couverts de fruits, ils ne songèrent qu'à se sauver de leur personne. Après y avoir demeuré trois jours, les Chrétiens en sortirent, gravirent des montagnes escarpées et couvertes de rochers, et descendirent de là dans une autre vallée, non moins fertile que celle de Céphalie. Ils y passèrent à peu près quinze jours, jouissant d'une grande abondance, et se reposant de leurs fatigues. Ayant ensuite appris qu'il y avait, non loin de là, un autre château dans lequel s'étaient réfugiés un grand nombre de païens, ils allèrent l'investir sans aucun retard, et étaient déjà sur le point de s'en rendre maîtres, lorsque les habitants leur offrirent beaucoup de gros bétail, et les engagèrent, par ces flatteries, à abandonner le siège pour quelque temps. Mais, dès le point du jour du lendemain, les nôtres rapprochèrent leurs tentes de la ville dans le dessein de l'attaquer, et les Gentils, ayant reconnu leurs intentions, abandonnèrent le fort, et prirent rapidement la fuite. Les chevaliers entrèrent alors dans la place, et y trouvèrent de grandes provisions en grains, vin, farine, huile, et autres denrées utiles. Les Chrétiens y célébrèrent, en toute dévotion, la fête de la Purification de la Bienheureuse Marie, et reçurent, en outre, des députés du roi de la ville de Caméla. Celui-ci fit promettre au comte de l'or et de l'argent par ses messagers, assurant, en outre, que loin de faire aucun mal aux Chrétiens, il leur rendrait le respect qui leur était dû. Le roi de Tripoli fit aussi demander au comte de Saint-Gilles s'il était disposé à conclure un traité avec lui, et lui envoya dix chevaux, quatre mulets et de l'or. Le comte répondit qu'il ne voulait nullement traiter de paix avec lui, s'il ne recevait les sacrements de notre foi. Les Chrétiens sortirent ensuite de la riche vallée que j'ai déjà désignée, et arrivèrent, le 13 de février et le second jour de la semaine, auprès d'une place très bien fortifiée par la nature, située sur le sommet d'un rocher, et qui se nomme Archas, et ils dressèrent leurs tentes dans le voisinage. Une multitude innombrable de païens, Turcs, Sarrasins et Arabes, y était entassée, et ajoutait ainsi à la force de la position celle de ses nombreux défenseurs. Quatorze chevaliers de l'armée chrétienne se portèrent vers la ville de Tripoli, voisine de la citadelle d'Archas, sans autre intention, si je ne me trompe, que de chercher des vivres. Ces chevaliers étant, comme j'ai dit, au nombre de quatorze, rencontrèrent soixante Turcs environ, suivis même d'autres hommes qui conduisaient devant eux des hommes et des animaux qu'ils avaient enlevés, et qui étaient plus de quinze cents. Mettant eux-mêmes à effet les paroles du Seigneur qui a dit : Deux en feront fuir dix mille, un seul en chassera mille, les chevaliers, faisant du fond du cœur le signe de la croix et comptant sur la protection de Dieu, attaquèrent les Turcs avec une bravoure inconcevable, leur tuèrent six hommes, et leur prirent autant de chevaux. Deux hommes de la suite du comte de Saint-Gilles, ce Raimond surnommé Pelet, dont j'ai déjà parlé, dont la valeur mérite d'être souvent mentionnée dans ce petit écrit, homme illustré par son courage bouillant et par ses hauts faits d'armes, et un autre chevalier, portant un surnom qui m'est inconnu, et remplissant les fonctions de vicomte, se rendirent ensuite vers la ville de Tortose, et dès le premier assaut qu'ils livrèrent avec une grande impétuosité, ils portèrent la terreur parmi les habitants de ce lieu : une foule innombrable de Gentils, semblable à un essaim de mouches, s'était réfugiée dans cette place pour y chercher un asile qui paraissait sûr. La nuit suivante, les nôtres s'avancèrent vers l'un des côtés de la ville; ils y dressèrent même leurs tentes, et allumèrent un nombre infini de feux pour veiller à leur défense, et pour faire croire que toute l'armée des Francs était rassemblée. Les Gentils, remplis d'effroi, s'abandonnant à leur désespoir, et jugeant qu'ils ne pourraient se défendre par la force de leurs armes, résolurent d'échapper à la mort de quelque manière que ce fût, fallût-il même se sauver à pied, ils sortirent donc en silence pendant la nuit, laissant la ville toute remplie de richesses et entièrement dégarnie d'habitants, se montrant, pour ainsi dire, pieusement empressés à accomplir ces paroles de l'Ecriture : L'homme donnera peau pour peau, et il abandonnera tout ce qu'il a pour sauver sa vie. Cette ville de Tortose, située sur les bords de la mer, dans son faubourg un port excellent. Le lendemain, les nôtres se réunirent pour attaquer la place avec toutes leurs forces, mais lorsqu'ils se présentèrent pour le combat, ils ne rencontrèrent absolument personne. Etant donc entrés dans la ville, ils y séjournèrent jusqu'au moment où ils en repartirent pour aller assiéger la citadelle d'Archas, dont j'ai déjà parlé. Celle-ci est située dans le voisinage d'une autre ville qui se nomme Maraclée : celui qui commandait dans cette dernière, et que les Gentils appellent émir, se hâta de conclure un traité avec les nôtres, et bientôt après il les reçut, eux et leurs bannières, dans l'intérieur de la place. [6,8] CHAPITRE VIII. Cependant le duc Godefroi, Boémond et le comte de Flandre arrivèrent à Laodicée. Là, Boémond ne pouvant demeurer plus longtemps éloigné de sa chère Antioche, prit congé de ses compagnons, et retourna dans cette ville. Les autres princes se disposèrent alors avec une égale ardeur à aller assiéger une place qui se nommait Gibel. Le comte Raimond de Saint-Gilles apprit dans le même temps, par la rumeur publique, que des corps innombrables de Gentils s'étaient réunis, et se préparaient à venir lui faire la guerre. Il convoqua aussitôt tous les chevaliers de sa suite, et leur demanda ce qu'il y avait à faire dans ces circonstances; l’assemblée lui répondit que ce qui paraissait le plus convenable était d'appeler ses compagnons d'armes qui avaient entrepris avec lui l'expédition du Seigneur, et de leur demander du secours. Le comte approuva ces propositions et s'occupa aussitôt du soin de les exécuter. Les princes, c'est-à-dire, le duc Godefroi et Robert, comte de Flandre, ayant appris la position difficile et les besoins du comte de Saint-Gilles, leur compagnon, conclurent un traité avec l'émir de la place de Gibel, qui leur donna de magnifiques présents en chevaux et en or, et, abandonnant le siège qu'ils avaient entrepris, ils se réunirent pour aller porter secours au comte Raimond. Mais ils furent trompés dans leur attente, et n'ayant point rencontré l'occasion de combattre, tous ensemble convinrent de se rendre de nouveau devant le fort d'Archas. Ils n'y allèrent cependant qu'à contrecœur, et sans prendre goût à cette entreprise. Peu de temps après, ils désirèrent de faire avec l'armée une expédition contre les habitants de Tripoli ; mais ils trouvèrent ceux-ci sur leurs gardes et, en avant des remparts de la ville, des corps ennemis, composés de Turcs, de Sarrasins et d'Arabes. Les nôtres les attaquèrent avec la plus grande vigueur, et les forcèrent bientôt à chercher leur salut dans la fuite. Ils firent en cette journée, je ne dirai pas seulement un massacre, mais une véritable boucherie des nobles même de Tripoli, comme s'ils eussent été des troupeaux de moutons, à tel point que les eaux du fleuve qui traverse la ville furent rougies du sang des morts, et que cet horrible mélange infecta toutes les citernes. Dès ce moment, les habitants de Tripoli furent comme frappés d'une sentence de mort, et ceux qui survécurent à ce désastre éprouvèrent un tel sentiment de frayeur, qu'aucun d'eux n'osa même plus essayer de sortir seulement des murailles de la place, pour quelque affaire que ce fut. Le lendemain les nôtres se portèrent au-delà d'une certaine vallée, dite de Desen. C'était celle dans laquelle j'ai déjà dit qu'étaient arrivés les Chrétiens de la suite du comte Raimond, le troisième jour après la prise de Céphalie, vallée très riche, dans laquelle ceux-ci demeurèrent pendant quinze jours. Là, ayant trouvé des bœufs, des ânes, des moutons, beaucoup d'autres animaux et trois mille chameaux, ils enlevèrent ce riche butin, et repartirent avec joie. Ils assiégèrent le fort d'Archas pendant trois mois de suite, moins un jour, et y célébrèrent la Pâque du Seigneur, le dixième jour d'avril. Tandis qu'ils continuaient à s'occuper de ce siège, leur flotte, qui avait coutume de leur apporter des vivres, aborda dans un port voisin, chargée d'une grande quantité de froment, de vin, de viande, de fromage, d'orge et d'huile, et l'armée du Seigneur se trouva ainsi dans la plus grande abondance. Mais, quoiqu'elle n'ait eu à souffrir en ce lieu aucune espèce de privation, il me semble qu'il ne fut pas extrêmement sage de demeurer aussi longtemps à poursuivre vainement le succès d'une entreprise aussi inutile que peu importante en elle-même. Après la mort de l'admirable évêque du Puy, qui, par un mélange de tendresse et de sévérité pastorale, avait su réunir tous les cœurs dans des sentiments de paix et d'affection, on vit s'élever de temps en temps entre les princes des dissensions et des difficultés inaccoutumées, et les hommes de la classe moyenne, ainsi que les gens du peuple, prirent en outre des libertés fort peu convenables ; en sorte qu'on eût pu croire voir s'accomplir de nouveau ces paroles des anciennes Écritures : Il n'y avait point de roi dans Israël, et chacun faisait ce qui paraissait droit et juste à ses yeux. Quoique les autres évêques fussent demeurés dans l'armée, après la mort de cet homme de glorieuse mémoire, qui avait été chargé de servir de père et de chef aux Chrétiens, ceux-ci n'avaient pas autant de considération pour eux, sachant surtout qu'ils n'avaient pas, à leur confiance, les mêmes titres que l'évêque du Puy seul avait pu faire valoir. Aussi, comme ils n'obéissaient à personne, croyant que tout était égal entre eux, les nôtres tombaient plus souvent dans l’erreur et se livraient plus aisément à leurs passions. Il arriva, par exemple, au sujet de la découverte de la lance du Seigneur, dont le légat défunt avait reçu la révélation en toute dévotion, qu'il s'éleva bientôt, à la honte publique, un murmure général d'incrédulité : les uns disaient que le légat ne l'avait point réellement découverte, que c'était un artifice, et qu'on avait présenté, non point la lance du Seigneur, mais une lance quelconque. La multitude du petit peuple ne tarda pas à chuchoter tout bas sur cette affaire, et l'on finit, à force de paroles trompeuses, par séduire ceux-là même qui avaient cru et qui avaient fait de la lance l'objet de leur vénération. On demanda des preuves de la découverte, on voulut que celui qui l'avait faite fût soumis au jugement de Dieu. On exigea qu'il rendît témoignage devant ceux qui doutaient: on lui extorqua son consentement, et il fut forcé de se soumettre, uniquement pour ramener ceux qui se montraient dénués de foi. On éleva donc, d'après ses ordres, deux bûchers, séparés l'un de l'autre tout au plus à la distance d'une coudée. Le peuple, toujours avide de nouveauté, entassa une grande quantité de combustibles, et, la foule se pressant de toutes parts à grands flots, on ne laissa entre les bois embrasés qu'un sentier extrêmement étroit. Alors, invoquant par une prière lamentable, comme c'était bien l'occasion, la miséricorde du Dieu qui est vérité et qui savait bien que rien n'avait été fait dans cette circonstance au-delà de sa volonté, l'homme s'élança entre les flammes, les traversa vivement, et revint aussitôt par le même chemin. Toute la milice de l'Occident, qui portait alors les armes, assistait à ce spectacle, et chacun, animé de sentiments divers, attendait avec anxiété l'issue d'une entreprise si courageuse et si extraordinaire. L'homme donc, ayant de nouveau traversé les flammes, et en étant sorti sain et sauf, fut reçu au milieu de la foule innombrable du peuple qui se précipitait de tous côtés ; tous, en le voyant sortir sain et sauf du milieu du feu, empressés d'avoir quelque chose de sa personne ou de ses vêtements, pour le conserver comme une relique, le déchiquetant et le tiraillant en tous sens, firent si bien, au milieu de cet extrême désordre, qu'ils lui enlevèrent enfin la vie. Comme il était sorti du milieu des flammes, pour ainsi dire, à demi mort, par suite de l'étonnement et de la frayeur qu'il éprouvait, d'une part en se voyant exposé au danger qui le menaçait, si Dieu ne lui était favorable, d'autre part en se retrouvant si promptement délivré, et se sentant aussitôt après étroitement enfermé au milieu de l'immense foule qui le pressait de tous côtés, encore tout tremblant de l'anxiété qu'il venait d'éprouver, et harassé de fatigue, il put être facilement étouffé par les efforts qui se faisaient autour de lui. Après sa mort le peuple, léger et inconstant, se trouva de nouveau livré à une incertitude encore plus funeste ; chacun appréciait diversement l'issue du jugement de Dieu que cet homme avait subi ; les uns allumaient qu'il était sorti des flammes tout brûlé, d'autres qu'il avait reparu sain et sauf; ceux-ci se querellaient avec les premiers et leur reprochaient d'avoir tué cet homme sans motif. Mais, quoi qu'il en soit de ces diverses opinions populaires, nous savons que l'illustre légat avait accueilli la lance sainte avec la plus grande vénération, à tel point que, conformément à ses ordres, son corps fut enseveli dans le lieu même où elle avait été découverte. Tels furent les événements qui se passèrent au sujet de cette lance. Tandis que les nôtres se consumaient en longs et vains efforts devant la citadelle d'Archas, située sur le sommet d'un rocher fort élevé, et que l’armée assiégeante avait dressé ses tentes dans le fond de la vallée, Anselme, surnommé de Ribourgemont (car il avait été seigneur de ce château et de beaucoup d'autres biens très considérables), homme généreux, magnifique, et doué d'une merveilleuse habileté pour diriger des chevaliers, voyant combien il était difficile de parvenir à s'emparer de la place, et ne pouvant supporter de si longs délais, invita les nôtres à préparer leurs machines pour lancer des pierres sur les assiégés. Déjà les Chrétiens avaient pratiqué un très long conduit de mine, pour parvenir à renverser une tour extrêmement élevée : à mesure qu'ils avançaient dans ce travail, ils étançonnaient avec des poutres et des bois, chaque jour ils recommençaient leur ouvrage et poussaient celle entreprise avec une si grande activité que les femmes même et les épouses des hommes les plus considérables, relevant leurs robes ou leurs jupons, travaillaient, même les jours de fête, à enlever et à transporter au dehors les matériaux dégagés par les fossoyeurs. Cependant, dès que les habitants de la citadelle eurent connaissance de ces travaux, ils opposèrent une vive résistance aux efforts des nôtres, non sans mettre en grand danger ceux qui s'employaient à prolonger la mine. Voyant que l'entreprise de renverser la tour était entièrement déjouée, Anselme imagina alors d'engager les autres à faire leurs dispositions pour se servir des balistes. Ils les dressèrent en effet et attaquèrent la tour en lançant incessamment une grande quantité de pierres, quand tout à coup les assiégés en firent autant de leur côté. Ils construisirent une machine avec laquelle ils jetèrent sur les nôtres d'énormes blocs de pierre; et, pour le malheur de tous les Francs, Anselme fut le premier ou du moins l'un des premiers à en être frappé. Il avait toujours montré, dans l'armée du Seigneur, une fidélité et une constance à toute épreuve; et parmi les actions qui attestèrent son habileté et la puissance de sa foi, il en est une qui fut plus particulièrement précieuse à tous les hommes lettrés, et par laquelle il s'est spécialement distingué. Il adressa par deux fois à Manassès, archevêque de Reims, homme de sainte mémoire et qui est mort il y a environ deux ans, des lettres dans lesquelles il lui exposait, dans le plus grand détail, tout ce qui s'était passé dans l'expédition du Seigneur pendant le siège de Nicée, lorsque les Chrétiens traversèrent la Romanie et l'Arménie, lorsqu'ils assiégèrent, prirent et défendirent Antioche après l'avoir prise, et enfin lorsque d'autres Chrétiens combattirent dans le même temps contre le roi d'Alep, contre celui de Damas, et contre celui de Jérusalem, qu'Anselme appelait dans cet écrit un roi adultère. Le jour même de sa mort, Anselme, en témoignage de la pieuse affection qu'il éprouvait pour un noble martyr, avait rassemblé un grand nombre de clercs pour célébrer avec tous les honneurs possibles l'anniversaire de la passion du bienheureux Quentin, et avait offert à ses convives un festin magnifique. D'autres encore, en ce même jour, reçurent la couronne du martyre, et méritèrent le royaume des cieux par une sainte et prompte mort.