[3,0] VIE DE SAINT-BERNARD. LIVRE TROISIEME PAR GEOFFROI, MOINE DE CLAIRVAUX. PREFACE. Plusieurs hommes distingués ont, par leurs écrits, transmis à la postérité, pour la plus grande gloire du Christ et l'édification de tous, la mémoire de notre très illustre père, Bernard, abbé de Clairvaux. Certes, ils ont trouvé une abondante matière, et suivant que chacun l'a pu, ou que la vérité lui a été bien connue sur les actions de ce saint personnage, ils ont rapporté, non pas toute sa vie, mais seulement quelques parties de son histoire. Il a paru à certaines personnes que, sur un tel sujet, celui-là devait, moins que tout autre, garder le silence qui avait été l'enfant et le nourrisson de la sainteté, de l'honneur et de la bienfaisance de Bernard, et qu'après environ treize ans, la mort enfin, mais la mort seule, avait pu arracher du sein de ce grand homme. Ce malheur, je ne dois et ne puis ni me le rappeler, ni le redire, sans que les sanglots me suffoquent! Puisses-tu, père très saint, te complaire aujourd'hui dans l'ouvrage de ce nourrisson, comme autrefois, et pendant quelque temps, tu as paru te complaire en son zèle. Et quel autre t'a jamais dû davantage, te fut aussi dévoué, a été plus complétement tien? La mort cruelle a, je l'avoue, déchiré de sa dent funeste, et déchiré durement, les liens qui m'unissaient à toi; mais elle ne les a pas brisés tout entiers; elle les a coupés, mais non détruits; elle en a pris sans pitié la portion qui lui était dévolue; elle m'a enlevé le bonheur de te voir, la douceur de t'entendre, et tout ce qu'il y avait de corporel dans mon obéissance; mais elle n'a pu m'ôter la foi dans ton secours, même actuel; elle ne m'a point arraché l'espérance de jouir un jour encore de ta vue; enfin, elle n'a pas étouffé en moi cette affection d'un dévoûment filial que le souvenir de tes bienfaits passés a si bien enraciné dans mon cœur. Au surplus, certes, et je le sais très bien, je manque de l'instruction et de l'éloquence nécessaires au grand œuvre que j'entreprends, plus qu'à aucun autre; mais, ni le génie d'Origène, ni la faconde de Cicéron ne suffiraient à célébrer tes hauts faits, et à chanter dignement tes louanges. Il ne faut point désespérer cependant qu'un lecteur sage ne s'attache davantage aux fruits qu'il peut recueillir du récit de tes actions, qu'aux feuilles sans aucun prix où sont consignées mes paroles; qu'il ne goûte la saveur des unes plus qu'il ne se rebutera de la sécheresse des autres; et qu'il n'éprouve moins de répugnance à mâcher celles-ci qu'il ne trouvera de délices à se nourrir de ceux-là. Les choses qu'on a vues de ses yeux, on les raconte en effet, pour l'ordinaire, avec plus de certitude et de sincérité que celles qu'on a entendu rapporter; et les liqueurs transvasées dans une troisième coupe s'aigrissent plus facilement. On boit avec plus de plaisir l'eau puisée à sa source, dans un lit étroit, à la vérité, mais qu'elle vient remplir d'un filet jaillissant, que l'onde puisée dans un ruisseau qui déjà s'est étendu au loin, ou dans un fleuve considérable. Ainsi donc, sans rien emprunter aux livres de ceux qui ont écrit ou sur les premières années de notre très bien heureux père, ou même sur celles du milieu de sa vie, et pour ne pas paraître ne bâtir que sur des fondements élevés par d'autres, mon ouvrage se renfermera plus spécialement dans les choses à la plupart desquelles j'ai assisté comme témoin. Cependant j'y joindrai aussi celles, quoiqu'en petit nombre, que j'ai connues par le rapport de frères dignes de toute confiance, et qui étaient présents quand elles se sont passées. Cet ouvrage, toutefois, le lecteur le trouvera divisé en trois livres: le premier traitera particulièrement de ce qui paraît concerner la manière de vivre, les mœurs et la doctrine de ce bienheureux père; dans le second, je rapporterai beaucoup des grandes choses qu'a faites ce saint homme, et j'en compléterai l'utile récit dans le troisième. Il est bon d'avertir, au surplus, que dans la narration des faits, je m'attacherai plus à la liaison et aux rapports de similitude qui existeront entre eux, qu'à la suite des temps. Ainsi donc, ni ses miracles, ni certaines de ses œuvres ne sont rapportés en mon ouvrage suivant l'ordre dans lequel ils se sont passés; mais quelques-uns ont été insérés ça et là dans mon récit, selon qu'ils m'ont paru y trouver une place plus convenable. Tout écrit, en effet, qui s'embellit et s'appuie d'exemples tirés du sujet même, semble plus solide, et est d'ordinaire tenu pour plus agréable: il en est de lui comme d'un monument soutenu par des colonnes d'une exacte proportion. J'ai donc transposé quelques faits, et pour les réunir à d'autres semblables, et parce que ceux qui étaient d'un même genre se liaient mieux entre eux. Cela, cependant, je ne l'ai fait que dans les deux premiers livres. Quant au troisième, la marche de la narration suit, presque en tout, l'ordre exact des temps. [3,1] CHAPITRE PREMIER. 1. Toujours le Seigneur met son orgueil dans ses saints; aussi a-t-il, dans son admirable majesté, glorifié, comme tout le monde le sait, par des prodiges et des miracles nombreux, le nom de son fidèle serviteur Bernard, abbé de Clairvaux, Au surplus, ainsi que Bernard l'a dit de saint Malachie, le premier et le plus grand miracle qu'on vit en lui fut lui-même. D'un visage serein, modeste dans ses manières, circonspect dans ses paroles, réservé dans ses actions, assidu à la méditation des choses saintes, d'un zèle pieux pour l'oraison, il avait appris souvent, et par sa propre expérience, comme lui-même l'enseignait aux autres, à se reposer plus en toute chose sur l'efficacité de la prière que sur ses efforts et sa propre habileté. Il se montrait grand et ferme dans la foi, confiant avec magnanimité dans l'espérance, et prodigue dans la charité; il brillait au dessus de tous par son humilité, et tenait le premier rang par la piété. Sage dans ses conseils, actif et habile en affaires, jamais il n'était moins oisif que dans le repos. Recevant avec une sorte de plaisir les humiliations, il n'accueillait les hommages qu'avec pudeur et embarras. Doux par ses mœurs, saint par ses mérites, couvert de gloire par ses miracles, il abondait en sagesse, en grâce et en vertu devant Dieu et devant les hommes. Le Seigneur avait doué cette sainte âme d'un auxiliaire tout semblable à elle, en lui adaptant un corps formé par l'effet d'une bénédiction toute spéciale. Dans tout le physique de ce saint homme paraissait une grâce particulière, plus spirituelle cependant que charnelle: sur son visage resplendissait un éclat moins terrestre que vraiment céleste; ses yeux rayonnaient d'une pureté d'ange et d'une simplicité de colombe; la beauté intérieure de cet homme était telle qu'elle se manifestait au dehors par certains indices évidents; et dans toute sa personne paraissaient abondamment répandues la perfection et la grâce qu'il possédait au plus haut point au dedans de lui. La chair ne surchargeait pas son corps extrêmement mince, et sa peau très fine se teignait sur les joues d'un léger incarnat; l'habitude de la méditation et les efforts de la componction absorbaient tout ce qu'il y avait de chaleur en lui. Le blanc se mêlait au blond dans sa chevelure, et sa barbe qui tirait sur le roux était, vers la fin de sa vie, parsemée de poils blancs. Sa taille moyenne et bien prise semblait cependant plutôt élevée que petite. Du reste, son âme, ce trésor inappréciable, était logée dans une enveloppe d'argile entièrement brisée et rompue de toutes parts. Sa chair, en effet, souffrait d'une foule de maux et d'infirmités que Dieu lui envoyait pour que la force de son âme se développât ainsi dans toute sa perfection. La plus dangereuse de ses incommodités était le resserrement de son gosier, tellement étroit qu'il ne donnait passage à rien de sec, et n'admettait qu'avec peine quelques aliments solides; mais c'était surtout de la faiblesse de son estomac et de l'altération de ses viscères qu'il souffrait davantage. Ces maux le tourmentaient continuellement, et beaucoup d'autres venaient souvent s'y joindre pour l'accabler. Il mettait sa principale étude à se dérober à l'admiration et à se conduire comme le premier venu d'entre ses moines; mais la gloire, qui fuit d'ordinaire ceux qui s'efforcent de la saisir en s'écartant de la bonne voie, poursuivait le saint homme qui l'évitait. Il avait souvent à sa bouche, et toujours dans le cœur, ce proverbe: «Celui qui fait ce que personne ne fait, tout le monde l'admire.» C'est dans cette conviction que Bernard se soumettait chaque jour davantage à la règle et à la vie commune, ne laissant rien paraître dans ses actions qui eût quelque chose d'une observance particulière et plus rigoureuse. C'est encore par suite de cette idée qu'il aima mieux quitter le cilice qu'il avait porté secrètement pendant plusieurs années, que de s'exposer à ce qu'on sût qu'il en était revêtu, disant que celui-là ne veut pas assez demeurer ignoré qui ne se conforme pas strictement à ce qui lui est commun avec les hommes de la même profession que lui. Mais aussi dans ces devoirs, égaux pour tous, il portait une pureté toute particulière et une piété qui n'avait rien d'ordinaire, ne négligeait rien, et donnait aux plus petites choses une attention et un zèle soutenus. Aussi avait-il coutume, d'après sa propre expérience, de définir le vrai sage, celui pour qui chaque chose est ce qu'elle doit être. 2. Dès ses plus jeunes ans il sut si bien échapper aux attraits de la gourmandise, qu'il perdit en grande partie la faculté de pouvoir même distinguer la saveur des choses. Combien de fois n'arrivait-il pas que, trompé par la pieuse supercherie de ceux qui le servaient, il but certaines liqueurs pour d'autres? Une fois entre autres, il avala, sans s'en apercevoir, de l'huile qu'on lui versa par erreur, et on ne le reconnut que parce que quelqu'un qui entrait s'étonna de lui voir les lèvres toutes grasses. Des petits morceaux de pain détrempés dans de l'eau chaude, et de légers bouillons composaient toute sa nourriture; encore n'en prenait-il que très peu, et son estomac en rejetait-il la plus grande partie sans l'avoir digérée. Ainsi donc, pour qu'il ne trouvât aucune volupté à manger, il y avait pour lui danger à avaler quelque aliment, douleur à le garder après l'avoir pris, et fatigue à le rendre. Par là, certes, la bonté divine traita son fidèle serviteur suivant ses propres desirs, permettant qu'il ne fut pas privé des avantages d'une abstinence plus qu'ordinaire, et que cependant il pût, en cachant cette vertu sous l'apparence de la nécessité, se soustraire à l'admiration qu'il ne cessait de fuir. En parlant du vin, il nous disait souvent qu'il était décent à un moine de ne faire qu'en goûter quand il lui fallait en prendre, et de bien montrer qu'il ne vidait pas son verre. Ce précepte, lui-même l'observait si rigoureusement que, toutes les fois qu'il souffrait qu'on lui servît du vin, le verre dans lequel on lui présentait à boire, quoique fort petit, paraissait, lorsqu'on l'enlevait de dessus la table, être à peine moins plein que quand on l'avait apporté, et cela non après qu'il avait bu un seul coup, mais après son repas entier, quel qu'il fût. Ne pouvant se tenir debout que très difficilement, il était presque constamment assis et se remuait fort rarement. Toutes les fois qu'il réussissait à se soustraire aux affaires, on le voyait priant, lisant, écrivant, instruisant ses frères, et travaillant à leur édification, ou bien absorbé dans de saintes méditations. Il avait acquis, dans ce dernier genre d'exercice tout spirituel, la grâce particulière de n'y trouver jamais ni ennui ni difficulté. C'était avec une aisance parfaite qu'il se renfermait en lui-même, promenait ses regards dans toute l'étendue de son cœur, et en développait l'intérieur, dans sa solitude pleine et entière, aux yeux du Christ, ainsi que d'habitude il recommandait aux autres de le faire. Tous les instants, quelque courts qu'ils fussent, tous les lieux lui étaient bons pour méditer. Cependant, quel que fût son goût pour cette occupation, soit que la crainte de Dieu le poussât, ou que les inspirations de l'Esprit saint le dirigeassent, il la sacrifiait toujours aux travaux d'un avantage général et plus positif, accoutumé qu'il était à rechercher en toute chose, l'utile, non pour lui seul, mais pour le plus grand nombre. Autrement, dans quelque nombreuse assemblée et au milieu de quelque tumulte qu'il se trouvât, il savait, à moins que l'affaire qui se traitait n'exigeât ses soins, recueillir son esprit avec une facilité merveilleuse, et jouir de cette solitude intérieure dont il portait partout l'habitude en lui-même, sans donner la moindre attention à tout ce qui se disait et se faisait entendre autour de lui. [3,2] CHAPITRE II. De la visite que fit Bernard à Hugues, évoque de Grenoble, et des frères Chartreux, et de l'admirable surveillance de ce saint homme sur ses sens. 3. Après que ce serviteur de Dieu eut passé quelques années à Clairvaux, il lui vint en pensée, et par piété, de visiter le saint homme Hugues, évêque de Grenoble, et ses frères chartreux; le susdit prélat, sentant qu'il y avait quelque chose de divin dans la présence de l'hôte qui venait le voir, le reçut avec tant de reconnaissance et de respect, qu'il se prosterna devant lui jusqu'à terre, et alla presque jusqu'à l'adorer. Le serviteur du Christ, voyant un évêque d'un âge fort avancé, célèbre dans le monde et remarquable par la sainteté de sa vie, se jeter à ses pieds, fut vivement troublé. Lui-même, alors, se précipita aux pieds du prélat, en reçut enfin dans cette posture le baiser de paix, et se plaignit, non sans de profonds gémissements, de voir ainsi son humilité couverte de confusion par l'hommage que lui rendait un si grand personnage. De ce moment, il obtint une place si grande et si intime dans le cœur de cet évêque, que ces deux enfants de la gloire céleste ne firent plus qu'un cœur et qu'une âme, et jouirent mutuellement l'un de l'autre en Jésus-Christ. C'est ainsi que la reine de Saba, parlant de Salomon, rapporte qu'elle et lui se félicitaient d'avoir trouvé l'un dans l'autre beaucoup plus que n'avaient dit les bruits répandus par la renommée. 4. Le serviteur du Christ fut accueilli à la Chartreuse par le très vénérable Guigue, prieur, et par tous les autres religieux, avec la même affection et le même respect. Tous furent transportés de joie de trouver ce saint homme, maintenant qu'ils le voyaient, tel qu'il s'était fait connaître à eux par la lettre qu'il leur avait adressée. Cependant, au milieu de toutes les autres choses qui édifiaient ces bons moines, il y en eut une qui troubla quelque peu le susdit prieur Guigue; ce fut de voir la mule sur laquelle était monté le vénérable abbé, bien enharnachée et n'ayant rien qui ressentît la pauvreté religieuse. Le digne rival de Bernard en vertu ne garda pas le silence sur ce qui avait frappé son esprit, mais en parla à un de ses frères qui accompagnait l'abbé, et avoua que cela l'étonnait et le tourmentait. Celui-ci ayant rapporté au saint abbé les propos qu'il avait entendus, l'homme de Dieu, non moins surpris à son tour, demanda quelle était donc cette monture dont on parlait. Il était en effet venu dessus de Clairvaux jusqu'à la Chartreuse, sans jamais l'avoir ni remarquée, ni même vue, et ignorait totalement, et encore même au moment présent, ce qu'était cet animal. Cette mule en effet n'était pas la sienne, mais lui avait été prêtée par un certain moine de Cluny, son oncle, qui demeurait dans le voisinage de Clairvaux, et était restée harnachée comme elle était quand ce religieux s'en servait. Le prieur dont on a déjà parlé plusieurs fois, entendant quelle était la réponse du saint homme, admira beaucoup comment ce serviteur de Dieu pouvait si parfaitement fermer les yeux à toutes les choses du dehors, et occuper son esprit au dedans de lui-même, qu'il n'eût pas aperçu, pendant l'espace d'une si longue route, ce qui l'avait blessé, lui, au premier coup d'œil. C'est encore ainsi qu'ayant durant tout un jour cheminé le long du lac de Lausanne, il ne le vit en aucune manière, ou remarqua si peu qu'il l'avait vu, que le soir, à la couchée, ses compagnons s'étant mis à parler de ce lac, il leur demanda où il était, et les confondit tous d'étonnement. 5. Dès le principe il avait toujours ardemment souhaité se délivrer du soin de toute affaire, ne jamais sortir pour aller en quelque lieu que ce fût, et rester renfermé dans son monastère. Croyant dans la suite avoir trouvé, dans la faiblesse de son tempérament, un prétexte favorable pour réaliser ce projet, il le déclara un beau jour, et y tint même pendant quelque temps: mais enfin il fut contraint de sortir de son couvent par les nécessités pressantes où se trouvaient l'Eglise du Seigneur ainsi que le souverain pontife, et par le commandement de tous les abbés de son ordre, aux avis desquels, lui, le véritable père de tous, déférait en toutes choses comme s'ils eussent été ses pères. Ce fut aussi d'après ce que lui prescrivirent ces mêmes abbés, que dans les dernières années de sa vie, il porta, outre le capuchon et la tunique, un morceau de drap fait en laine, et taillé en forme de petit manteau, et un bonnet de même étoffe; mais quant à des fourrures de peau, jamais il ne voulut consentir à s'en servir, malgré les maux cruels et les infirmités dont son corps était tourmenté. La pauvreté lui plut toujours dans ses vêtements; mais jamais il n'y put souffrir la saleté, disant qu'elle était l'indice d'un esprit négligent, ou qui se glorifiait follement en soi-même, ou qui affectait au dehors un orgueil purement humain. Sa démarche et toutes ses manières, parfaitement modestes et bien réglées, portaient l'empreinte de l'humilité, répandaient une odeur de piété, attestaient la grâce d'en haut, commandaient le respect, remplissaient d'une sainte joie et édifiaient à son seul aspect ceux qui le voyaient. Quant au rire, nous disons ce que nous avons entendu fréquemment sortir de sa propre bouche, lorsqu'il s'étonnait de voir des hommes consacrés à la vie religieuse se permettre des éclats de rire, qu'il ne se souvenait pas de s'être jamais, depuis les premières années de sa conversion, abandonné au rire d'une manière telle qu'il ne lui fallût pas plus d'efforts pour le laisser éclater que pour le contenir, et qu'il avait plutôt sur ce point à se stimuler qu'à se retenir. [3,3] CHAPITRE III. Du peu de recherche, de la modestie et de la grâce qu'on remarquait tout ensemble dans ses discours, et de son empressement à fuir les dignités. 6. Dieu, qui prédestina Bernard dès le sein de sa mère aux travaux de la prédication, lui donna, dans un corps débile, une voix forte, et qui se faisait bien entendre. Ses discours, toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion et à quelque personne qu'il s'adressât, avaient pour but l'édification des âmes; toujours il les mettait à la portée de ses auditeurs, pourvu, cependant, qu'il connût leur capacité, leurs mœurs et leurs occupations habituelles. Ainsi il parlait aux rustiques habitants de la campagne, comme s'il n'eût jamais été nourri que dans les champs; de même, quand il s'adressait aux autres classes d'hommes, quelles qu'elles fussent, on aurait cru qu'il s'était exclusivement adonné aux travaux dont elles s'occupaient. Lettré avec les érudits, simple avec les simples, abondant en instructions pleines de science et de vertu avec les hommes éminents par leur esprit, dans son ardent désir de gagner tout le monde au Christ, il appropriait son langage aux besoins de tous. Toujours il était attentif et habile à observer le précepte qu'en écrivant au pape Eugène il énonçait hautement et dans l'abondance de son cœur: «Si des plaisanteries, dit-il à ce pontife, se présentent quelquefois à l'esprit, peut-être est-il permis de les laisser échapper, mais jamais on ne doit les répéter et y insister: c'est avec prudence et réserve qu'il faut s'y livrer; aussi est-il bon de recourir promptement à quelque chose de sérieux, qu'on écoute non seulement avec plus de profit, mais même avec plus de plaisir, et qui apprend à dédaigner les choses oiseuses.» 7. Combien Dieu avait donné à Bernard une éloquence conciliatrice, persuasive et pleine d'érudition, combien il savait toujours parfaitement quand et comment il devait parler, à quelles gens il convenait de distribuer les consolations ou les prières, les exhortations ou les réprimandes, c'est ce que connaîtront, jusqu'à un certain point, ceux qui liront ses écrits; mais cependant ils le sauront beaucoup moins bien que ceux qui ont fréquemment entendu ses discours. En effet, une telle grâce était répandue sur ses lèvres, et il y avait tant de véhémence et de feu dans ses paroles, que sa plume même, quoique parfaite, ne pouvait conserver ni rendre toute cette douceur et toute cette chaleur. Le miel et le lait découlaient de sa langue, et néanmoins une loi de feu était dans sa bouche, selon ce qui est dit dans le Cantique des cantiques: «Vos lèvres sont comme une bandelette d'écarlate, et votre parler est agréable.» (Cantic. IV, 3) Aussi, par suite de cet heureux don, lors même qu'il parlait aux peuples de la Germanie, il s'en faisait écouter avec un étonnant attachement; leur piété semblait plus puissamment édifiée par ses discours, que cependant ces gens, parlant une autre langue, ne pouvaient comprendre, qu'elle ne l'eût été par les phrases, quoiqu'intelligibles pour eux, de l'homme le plus habile qui eût discouru après lui pour interpréter ce qu'il venait de dire; et la vertu de ses paroles les remuait plus fortement. Ce fait étonnant, les coups dont les Germains se frappaient la poitrine, et les larmes qu'ils répandaient avec abondance, l'attestaient avec certitude. Ce saint abbé citait les Ecritures si à propos et avec une telle facilité qu'on aurait cru, non pas qu'il en suivait le texte, mais qu'il le devinait, pour ainsi dire, et qu'il le pliait comme il le voulait, en cédant à la seule inspiration de l'Esprit saint qui les a dictées. Le Seigneur qui, en effet, l'appelait à faire entendre sa voix au milieu de l'assemblée des fidèles, l'avait rempli de l'esprit de sagesse et d'intelligence, afin que, conformément à ce qu'on lit dans le livre de Job: «Il pénétrât jus qu'au fond des fleuves, et produisît au jour les choses les plus secrètes.» (Iob XXVIII, 11) Aussi a-t-il déclaré que, pendant qu'il priait et méditait, il avait vu toute la sainte Ecriture placée pour ainsi dire à ses pieds, et développée à ses regards. 8. Qui pourrait, au surplus, publier dignement et assez admirer le désintéressement avec lequel ce saint homme a prêché l'Evangile? Il crut en effet que ce ne serait point assez de ne solliciter pour lui-même, de la générosité de ses auditeurs, aucuns biens périssables, s'il ne refusait aussi les dignités ecclésiastiques qu'on lui offrit souvent. Ce fut peu pour lui de combattre sans demander de prix, il ne consentit pas même à recevoir des marques d'honneur. Comme un autre David enfin, au moment de marcher au combat, il allégua que les armes dont, dans son temps surtout, il voyait tant de gens accablés, étaient trop pesantes pour lui, (I Reg. XVII, 39) et il triompha plus glorieusement, avec son armure simple et légère. La vertu divine, en effet, lui avait départi le don de la grâce à un tel degré que, quoiqu'il eût préféré de demeurer au dernier rang dans la maison du Seigneur, il s'y éleva cependant plus haut que certains autres hommes revêtus des plus grandes dignités, et que de dessous, pour ainsi dire, le boisseau de son humilité, il éclaira davantage l'Eglise de sa lumière, que d'autres placés sur le chandelier. Certes, plus il se montra humble, plus il servit à répandre les saintes doctrines parmi le peuple de Dieu, au milieu duquel il ne voulut jamais occuper le haut rang de docteur. Bienheureux, en effet, celui qui, comme le dit Bernard lui-même de l'un des saints, a aimé la loi mais n'a pas prétendu à briller dans la chaire! Combien, certes, n'a pas mérité de goûter la félicité d'être assis dans la chaire des vertus celui qui dédaigna de se placer dans la chaire des dignités! En un mot il travailla en homme fort et juste à la prédication de l'Evangile, et se tint toujours éloigné, en homme sage et modéré, de tout poste élevé dans l'Eglise. Jamais, au surplus, il ne mit la moindre arrogance dans ses refus; mais élu fréquemment aux fonctions les plus importantes et les plus honorables, il fit si bien, avec la coopération de la grâce céleste, qu'il évita d'être contraint à les accepter. Moïse, saint homme très certainement, céda le pontificat à son frère Aaron, mais Moïse avait un extrême embarras dans la langue; quant à notre Bernard, aucune nécessité ne le tint écarté de l'œuvre évangélique, il n'en a fui que les seuls honneurs, et par humilité. C'est donc à bien juste titre qu'il a joui d'une faveur toute particulière auprès de Dieu et des hommes, celui qui fit fleurir l'Evangile sans vouloir, pour prix de son travail, non seulement des richesses temporelles, mais même l'élévation à quelque dignité ecclésiastique, non cependant sans servir fructueusement au salut de ses frères, et qui, s'efforçant toujours d'être utile au peuple de Dieu, n'a jamais supporté l'idée de lui commander. Il ne sortait de son. monastère, même pour prêcher la parole du Seigneur, que rarement, et encore était-ce pour aller dans des lieux voisins; mais toutes les fois que quelque nécessité le contraignait de quitter Clairvaux, il annonçait la parole de Dieu, tant en particulier qu'en public, et la répandait sur toutes les eaux, quelles qu'elles fussent. Cela, il le faisait souvent d'après l'ordre exprès du souverain pontife, et aussi sur le moindre desir des autres évêques, partout où il arrivait qu'il se rencontrât quelqu'un d'entre eux; car plus il se grandissait en s'humiliant, en toutes choses, plus il marquait de déférence aux prélats, sentant mieux que personne quel respect on devait aux ministres de Jésus-Christ. [3,4] CHAPITRE IV. Du mauvais succès d'une expédition en Orient, et des murmures qui s'élevèrent à ce sujet contre le saint homme. 9. Nous ne devons pas taire que Bernard ayant excité par ses prédications à marcher pour la délivrance de Jérusalem, certains hommes, soit par ignorance, soit par malignité, s'élevèrent contre lui en criant au scandale, vu que cette expédition eut une issue malheureuse. Cependant nous pouvons affirmer qu'il ne fut pas le premier moteur de cette affaire. Le bruit du fâcheux état où se trouvait Jérusalem avait déjà remué fortement l'âme d'une foule de gens; déjà aussi l'homme de Dieu avait été sollicité par le roi des Français, non pas une seule fois seulement, mais plusieurs, et pressé par des lettres apostoliques, de se mêler de la chose. Il ne consentit cependant à parler et à donner son avis sur un tel sujet, que lorsqu'enfin le souverain pontife lui eut prescrit, par une épître adressée à tous les fidèles, comme l'interprète naturel de l'Eglise romaine, d'exposer aux peuples et aux princes la nécessité de la croisade. La teneur de cette lettre était que les uns et les autres devaient, par pénitence et pour la rémission de leurs péchés, aller à Jérusalem, soit pour délivrer leurs frères, soit pour sacrifier leur vie pour eux. Ces choses et d'autres semblables pourraient se redire ici avec vérité, mais il vaut mieux, raconter ce qui arriva de mieux aussi. Bernard prêcha donc l'expédition de la manière la plus convaincante, avec le secours du Seigneur, qui confirma la vérité des discours de son serviteur par les miracles dont on va parler. Combien ces miracles furent grands et multipliés! qu'il serait difficile de les compter, et plus encore de les raconter! Dans le temps on avait bien commencé à les écrire, mais à la fin le nombre des prodiges à rapporter surpassa les forces de l'écrivain, et la grandeur du sujet excéda les facultés de l'auteur qui avait entrepris de le traiter. On vit en effet jusqu'à vingt malades, et même davantage, guéris de divers maux dans un seul jour, et il ne se passa guères de jour qu'il ne se fit de pareils miracles; en un mot, dans ce temps, le Christ permit que son serviteur, par son attouchement et ses prières, fît voir des hommes sortis aveugles du sein de leur mère, marcher des boiteux, guérir des étiques, entendre des sourds et parler des muets, et les rendît ainsi à un état de santé d'autant plus admirable qu'ils en avaient reçu un plus fâcheux. 10. L'Eglise d'Orient n'obtint pas, il est vrai, le bonheur d'être délivrée par l'expédition dont il s'agit; mais au moins l'Eglise céleste se remplit d'âmes pieuses, et put se réjouir. Que si, dans cette occasion, il a plu au Seigneur d'arracher non pas le corps de beaucoup d'orientaux aux païens, mais l'ame de plusieurs occidentaux au péché, qui osera lui dire «: Pourquoi, Seigneur, en as-tu agi ainsi?» Quel homme vraiment sage ne s'affligera pas bien plus sur le malheur de ceux qui sont revenus à leurs anciens crimes, ou même à des crimes pires que ceux qu'ils avaient commis précédemment, que sur la mort de ceux qui ont rendu au Christ leur âme purifiée par une foule de tribulations diverses et nourrie des fruits de la pénitence? Au surplus, permis aux Egyptiens, permis aux enfants de ténèbres, qui ne sont capables ni de voir, ni de proclamer la vérité, de dire: «Il les a tirés d'Egypte avec adresse, pour les tuer dans le désert.» (Exod. XXXII, 12) Le Christ, notre sauveur, supporte patiemment cette injure que compense largement le salut d'un si grand nombre d'âmes. Notre vénérable père se souvint de ces paroles de l'Ecriture, quand il dit entre autres choses: «S'il faut absolument que l'on fasse une de ces deux choses, de murmurer contre Dieu ou contre moi, j'aime mieux voir les murmures des hommes tomber sur moi que sur le Seigneur. Ce m'est un bonheur que Dieu daigne se servir de moi comme d'un bouclier pour se couvrir. Les coups de langue déchirants des calomniateurs, et les dards empoisonnés des blasphémateurs, je les recois volontiers sur moi, si je puis empêcher ainsi qu'ils n'arrivent jusqu'au Très-Haut. Je ne refuse pas d'être humilié, pourvu qu'on n'attaque pas sa gloire.» {Bernard de Clairvaux, De la considération, livre II, 1} Ces paroles sont celles mêmes dont Bernard se sert dans le second livre de son ouvrage sur la Considération. Il arriva cependant qu'au moment même où le premier bruit de la déroute lamentable de l'armée des Croisés retentit dans les Gaules, un père vint présenter son fils aveugle au serviteur de Dieu, pour qu'il lui rendît la lumière, et réussit à force de prières à vaincre ses refus. Le saint, imposant donc les mains à cet enfant, demanda au Seigneur que, si c'était vraiment sa parole que lui Bernard avait fait entendre dans sa prédication sur la croisade, et si l'Esprit saint l'avait réellement inspiré quand il parlait sur ce sujet, le Très-Haut daignât le prouver en ouvrant à la lumière les yeux de cet aveugle. Tandis qu'après cette prière on en attendait le résultat, l'enfant s'écria: «Que dois-je faire maintenant car je vois?» Aussitôt s'éleva une immense clameur parmi les assistants. Là étaient en effet un grand nombre non seulement de religieux, mais encore de séculiers, qui, reconnaissant que le jeune enfant voyait, furent grandement consolés, et rendirent à Dieu des actions de grâces. 11. Nous croyons au surplus que quelques personnes auront observé, non sans peine, que, comme Bernard l'avait souvent annoncé, à leur connaissance, dans la même semaine où l'âme bienheureuse de l'homme de Dieu fut délivrée des liens de la chair, l'Eglise de Jérusalem reçut de puissantes consolations de la munificence divine. C'est alors qu'en effet fut prise Ascalon, cette place très forte, qui n'était distante que de peu de milles de la cité sainte, et la menaçait d'un éminent danger. Les Chrétiens, après s'être fatigués cinquante jours et plus devant cette place, n'avaient fait contre elle aucun progrès: aussi ce ne fut pas sous des efforts humains, mais sous la puissance divine qu'elle succomba. Il ne sera pas même hors de propos d'insérer ici les propres mots qu'il écrivit cette même année à un excellent chevalier du Temple, son oncle, alors officier et maintenant grand-maître de la milice du Temple. «Malheur à nos princes, dit-il, dans la terre du Seigneur, ils n'ont rien fait de bon, et dans leurs domaines où ils sont revenus en toute hâte, ils déploient une invincible malice, et ne savent pas compatir à l'affliction de Joseph. Nous espérons cependant que le Seigneur ne repoussera pas son peuple et ne délaissera pas son héritage. Que dis-je? la droite de Dieu sera la force de ce peuple, et son bras lui rêtera son secours, afin que tous connaissent qu'il vaut mieux espérer dans le TrèsHaut que dans les grands de la terre.» Mais c'en est assez sur ce sujet. [3,5] CHAPITRE V. Des erreurs de Pierre Abailard et de Gilbert de La Porée, réfutées par les soins de Saint-Bernard. 12. Il est bon maintenant de rappeler, pour l'édification de la postérité, combien la sainte Eglise s'est utilement servie de la science de l'homme de Dieu pour corriger les mœurs des catholiques, comprimer les fureurs des schismatiques et réfuter les erreurs des hérétiques, sans compter, en effet, tous ceux auxquels il apprit à vivre, au milieu du siècle, avec sobriété, justice et piété. A combien ne persuada-t-il pas de faire mieux encore et de quitter le siècle? La preuve évidente en est que, tant qu'il vécut, il ne cessa de peupler les solitudes de la terre de gens qu'il amenait à déserter le monde. C'est de son ministère que paraissent avoir été dites dans le sens corporel ces paroles du prophète: « Il a changé les déserts en des étangs, et la terre qui était sans eau en des eaux courantes, et il y a établi ceux qui étaient affames; ils y ont bâti une ville pour y demeurer, semé des champs et planté des vignes qui ont produit une grande abondance de fruits; il les bénit, et ils se multiplièrent extrêmement, et il augmenta leurs bestiaux.» (Psal. CVI, 35-38) Quelle fut encore dans les jours du schisme général l'assiduité du serviteur de Dieu à se tenir, pendant le déchirement de l'Eglise, en la présence du Seigneur, afin de détourner sa colère; avec quel succès il pria, apaisa Dieu et en obtint que ce déchirement cessât; comment, enfin, la réconciliation s'opéra publiquement au temps même où les haines étaient les plus animées, il n'est pas nécessaire de le développer plus au long; il nous suffira de rapporter les paroles que lui écrivait à cet égard le pape Innocent. «Combien, lui mande-t-il, n'a pas été ferme et persévérante la constance avec laquelle la ferveur de ta piété et ta sagesse ont appris à soutenir la cause du bienheureux saint Pierre et de ta sainte mère, l'Eglise romaine, que le schisme de Pierre de Léon mettait tout en feu! Avec quelle force, te présentant comme un rempart inexpugnable pour la défense de la maison de Dieu, n'as-tu pas bravé toutes les fatigues, pour éclairer, par l'abondance d'argumens que fortifiait une raison puissante, les ames des rois, des princes et d'une foule d'autres personnes appartenant soit à l'Eglise, soit au siècle, et les ramener à l'unité de l'Eglise catholique, à la soumission envers le bienheureux Pierre et à notre obéissance! Le grand avantage que l'Eglise de Dieu et nous nous avons retiré de tes travaux, rend cela manifeste aux yeux de tous.» Mais il est bon de rapporter en peu de mots en quelle chose ce fidèle et prudent serviteur a encore servi la foi non moins courageusement. 13. Dans ce temps existait Pierre Abailard, fameux docteur, célèbre dans l'opinion de tous par sa science, mais qui avançait sur la foi des dogmes dangereux. Comme ses écrits remplis des plus grands blasphêmes commençaient à se répandre de toutes parts, des personnages érudits et fidèles rapportèrent à l'homme de Dieu les nouveautés profanes qu'ils renfermaient, tant dans leurs expressions que dans leur sens. Bernard qui, avec sa bonté et sa bénignité ordinaires, desirait redresser l'erreur d'Abailard, mais non le couvrir de confusion, lui adressa secrètement de sages avertissements, et en agit envers lui avec tant de raison et de modestie que celui-ci touché de componction promit de s'en remettre sur tous les points à son jugement et de se corriger. Mais ce même Pierre n'eut pas plutôt quitté l'homme de Dieu, que stimulé par d'iniques conseils, vain des forces de son esprit et se fiant malheureusement à sa grande expérience dans l'art de disputer, il rétracta l'engagement plus sage qu'il avait pris. Suppliant en outre l'évêque de Sens, métropolitain de la province, de réunir dans son église un nombreux Concile, il accuse l'abbé de Clairvaux d'attaquer ses livres en secret, ajoute qu'il est prêt à défendre ses ouvrages à la face de tout le monde, et prie que, si le susdit abbé a quelque chose contre lui, il soit appelé à ce concile. Il est fait ainsi qu'il le demande; mais notre abbé refuse d'abord nettement de se rendre à l'invitation qu'on lui adresse et de venir à ce concile, disant que cette affaire n'est pas sienne. Cependant ensuite, cédant aux conseils d'hommes importants et craignant que, par l'effet de son absence, le scandale ne s'augmente parmi le peuple et les forces ne croissent à son adversaire, il consent enfin à se mettre en route; mais ce n'est pas sans tristesse et sans larmes qu'il fait cet effort sur lui-même, ainsi qu'il le dit dans une lettre au pape Innocent, où il détaille pleinement et clairement toute cette affaire. 14. Le jour arrive enfin où, devant une nombreuse assemblée du clergé, le serviteur de Dieu présente les écrits de Pierre Abailard et en désigne les passages erronés. En définitif, on donne à celui-ci le choix, ou de nier que ces ouvrages soient de lui, ou de reconnaître humblement et de rectifier ses erreurs, ou de répondre, s'il le peut, aux raisons et aux preuves tirées des saints Pères qu'on lui opposera; mais lui qui ne voulait pas se repentir et se sentait hors d'état de résister à l'esprit de sagesse qui parlait contre lui, en appelle, pour gagner du temps, au siége apostolique. Bernard, cet admirable défenseur de la foi catholique, lui dit alors qu'il devait être bien certain qu'on ne se porterait à aucune rigueur contre sa personne, le conjure de répondre librement et en toute sécurité, lui demande seulement d'entendre et de supporter avec patience tout ce qu'on aurait à lui objecter, et lui répète qu'il ne sera frappé d'aucune sentence. Mais cela même Abailard le refuse complétement; aussi avoua-t-il dans la suite aux siens, comme eux-mêmes le disent, qu'à cette heure il sentit sa mémoire se troubler presque entièrement, sa raison s'obscurcir et son sens intérieur s'évanouir. Malgré cette obstination, le concile renvoya cet homme libre, mais sévit contre son abominable erreur, et s'abstint de toucher à sa personne, mais condamna ses dogmes dépravés. Comment, au reste, ce Pierre, qui s'écartait tant de la foi de Saint-Pierre, aurait-il pu trouver un refuge auprès de la chaire du bienheureux Pierre? Aussi le pontife, qui occupait le siége apostolique, enveloppant dans la même sentence et les doctrines hérétiques et leur auteur, condamna les ouvrages d'Abailard au feu et l'écrivain au silence. 15. Il en arriva de même de Gilbert, surnommé de La Porée, évêque de Poitiers, homme fort exercé dans les lettres sacrées, mais qui osa scruter des mystères trop sublimes pour sa faible intelligence. Ne comprenant pas avec un esprit simple l'unité de la sainte Trinité et la simplicité de la divinité, et n'écrivant pas avec foi, il distribuait à ses disciples un pain caché, leur versait une eau secrète, et n'avouait pas facilement aux hommes de quelque poids ce qu'il admettait ou rejettait. Il craignait en effet le sort dont Pierre Abailard l'avait, dit-on, menacé à Sens par ces mots: "Il y va maintenant de ta propre maison, celle qui l'avoisine est en feu". {Horace, Épîtres, I, 18, 84} A la fin cependant, comme les fidèles commençaient à se scandaliser fortement à ce sujet, et que les murmures allaient croissant, Gilbert fut cité devant une assemblée du clergé, et reçut l'ordre de représenter l'ouvrage dans lequel il avait vomi des blasphêmes, certes très graves, mais enveloppés sous des paroles qui en déguisaient l'horreur. Dans le concile donc que tint le vénérable pape Eugène à Rheims avec la plus grande solennité, Bernard, le plus remarquable champion qu'eut dans son temps la sainte Eglise, combattit corps à corps ce Gilbert. D'abord, il mit dans un jour évident tout ce que cet évêque s'était efforcé de cacher sous des subtilités de mots; ensuite, dans une discussion qui dura deux jours, il en fit voir le faux, tant par ses propres raisonnemens que par des témoignages puisés dans les saints Pères; mais remarquant clairement que plusieurs de ceux qui occupaient le premier rang dans ce concile, tout en reconnaissant les blasphêmes que contenait la doctrine de Gilbert, cherchaient cependant à détourner de lui la peine qu'il méritait, il se sentit enflammé d'un saint zèle, et appela spécialement à son aide l'Eglise Gauloise. Enfin, dans une assemblée générale, où se trouvaient les pères de dix provinces, ainsi que d'autres évêques et beaucoup d'abbés, on opposa aux nouveaux dogmes un nouveau symbole que dicta l'homme de Dieu. Chacun de ceux qui étaient présents le souscrivit de son nom. afin qu'il fût bien connu de ceux de la première assemblée que leur zèle à tous n'était pas moins irréprochable que leur foi: ainsi donc, en définitif, l'erreur dont il s'agit fut condamnée par le jugement apostolique et l'autorité de l'Eglise universelle. L'évêque Gilbert, interrogé s'il se soumettait à cette même condamnation, la reconnut, désavoua publiquement ce qu'il avait écrit et annoncé précédemment, et obtint par là qu'on usât d'indulgence envers lui. Ce qui détermina surtout à en agir ainsi, c'est que, dès le principe, il avait eu la précaution de ne s'engager dans cette discussion qu'en promettant de se soumettre sans aucune obstination au jugement de l'Eglise, et de réformer librement et de lui-même ses opinions. [3,6] CHAPITRE VI. De l'hérésie de Henri, réprimée dans le Toulousain, et des miracles opérés par Saint-Bernard dans ce pays. 15. Dans le Toulousain, un certain Henri, autrefois moine, alors vil apostat, menait la vie la plus infâme, et, enseignant la doctrine la plus pernicieuse, s'était emparé, par des paroles pleines de persuasion, de l'esprit léger des peuples de ce pays; comme l'apôtre l'a prédit de certaines gens, il parlait la langue du mensonge et de l'hypocrisie, et ne se servait jamais que de paroles feintes: cet homme, au reste, se déclarait manifestement l'ennemi de l'Eglise, et attaquait avec une égale irrévérence et ses sacrements et ses ministres. Déjà cependant sa malice avait obtenu de grands succès: en effet, notre vénérable père abbé, dans une lettre adressée sur ce sujet au seigneur de Toulouse, dit entre autres choses: « On trouvait de tous côtés des églises sans troupeaux, des troupeaux sans prêtres, des prêtres auxquels on ne portait pas le respect qui leur est dû, et enfin des chrétiens qui ne reconnaissaient plus le Christ; le chemin de la vie en Jésus-Christ était fermé aux petits enfants des chrétiens, car on leur refusait la grâce même du baptême; on tournait en dérision les « prières et les ablutions pour les morts, l'invocation des saints, les excommunications lancées par les prêtres, les pélerinages des fidèles, la construction des basiliques, le repos prescrit pendant les jours de fêtes solennelles, la consécration du chrême et de l'huile sainte; en un mot, on couvrait de mépris toutes les institutions de l'Eglise.» (Epist. 241) 17. Dans cette pressante conjoncture, le saint homme, dont l'église de ce pays avait souvent réclamé le secours, se laissa enfin persuader alors par les sollicitations du révérendissime Albéric, évêque d'Ostie et légat du siége apostolique, et se mit en route. A son arrivée, le peuple de cette contrée le reçut avec une piété incroyable et comme un ange envoyé du Ciel. Il ne put demeurer longtemps parmi ce peuple, parce qu'il ne fut au pouvoir de personne de contenir la foule de ceux qui se précipitaient sur ses pas, tant était grand le nombre de ceux qui accouraient jour et nuit pour demander sa bénédiction, et solliciter son assistance. Il prêcha toutefois pendant quelques jours dans la cité de Toulouse et quelques autres endroits que ce misérable hérétique avait fréquentés davantage et plus cruellement infectés de sa doctrine; partout il allait éclairant beaucoup de gens simples dans leur foi, raffermissant ceux qui chancelaient dans la bonne voie, ramenant les égarés, relevant ceux qui étaient entièrement tombés, pressant et accablant de son autorité les corrupteurs des âmes et les obstinés, de manière qu'aucun d'eux n'avait tant de présomption que d'oser, je ne dis pas lui résister, mais paraître en sa présence et même se montrer. Au surplus, quoiqu'alors l'hérétique fût parvenu à fuir et à se cacher, cependant les chemins lui furent tellement interceptés, et il trouva les moindres issues si bien fermées, que pouvant à peine espérer de se voir en sûreté quelque part, il fut enfin pris, chargé de chaînes et livré à l'évêque. Pendant ce voyage, le Seigneur fut glorifié dans son serviteur par plusieurs miracles; car les uns, dont les cœurs étaient égarés par des doctrines impies, revinrent à la foi, et d'autres, dont les corps languissaient épuisés par diverses maladies, obtinrent leur guérison. 18. Il est dans ce même pays un lieu nommé Sarlat, où, quand le sermon fut achevé, on présenta au serviteur de Dieu plusieurs pains pour être bénis, ainsi que cela se pratiquait partout. Lui, élevant les mains et faisant le signe de la croix, les bénit au nom du Seigneur, et dit: «Si les malades de cette ville, qui auront goûté de ces pains, recouvrent la santé, vous reconnaîtrez alors que c'est nous qui vous enseignons des choses vraies, et que les hérétiques vous en annoncent de fausses.» A ces paroles, le vénérable évêque de Chartres, l'illustre Geoffroi, qui était présent et tout proche de l'homme de Dieu, fut saisi de crainte, et reprit: «Oui, s'ils mangent de ces pains avec une foi sincère, ils seront guéris.» Mais le saint abbé, plein d'une confiance sans borne en la puissance du Seigneur répliqua: «Non, je n'ai point dit cela, mais bien que tous ceux qui en goûteraient seraient guéris, afin que tous connaissent que nous sommes des hommes véridiques et les vrais envoyés de Dieu.» Alors tant de malades goûtèrent de ce pain et revinrent à la santé, que le bruit de ce miracle se répandit dans toute la province, et que l'homme de Dieu, passant à son retour par des endroits voisins, évita et craignit de reparaître en ce lieu, à cause de la foule intolérable qui se serait réunie sur ses pas. 19. Le principal miracle que le Christ opéra par l'intermédiaire de son serviteur dans la cité de Toulouse fut la guérison d'un certain clerc paralytique. Cet homme vivait dans la maison des clercs réguliers de saint Saturnin, dont il faisait partie; l'homme de Dieu qui, à la prière de l'abbé et des autres frères, visitait cette maison à l'entrée de la nuit, trouva ce clerc mourant et paraissant rendre le dernier soupir. Le fidèle serviteur de Jésus-Christ consola ce malheureux, lui donna sa bénédiction, sortit, et, comme il l'a depuis avoué, s'adressa dans son cœur au Seigneur avec non moins de confiance que de foi, disant: «Qu'attendez-vous, Seigneur mon Dieu? Ce peuple a besoin de prodiges; nous gagnerons peu sur lui par nos paroles, si vous ne les confirmez et faites suivre par des miracles.» Au moment même, le paralytique sautant en bas de son lit accourut, suivit et atteignit Bernard, et baisa, comme il le devait, les traces de ses pas sacrés avec la plus grande piété. Un des chanoines, ses confrères, le rencontrant comme il s'avançait en toute hâte, est saisi de frayeur et crie, pensant voir un fantôme. Comment, en effet, aurait-il cru que ce moribond pût se lever de son grabat? aussi s'enfuit-il persuadé que c'était bien plutôt l'âme de son confrère qui, après avoir quitté son corps, lui apparaissait sous la forme d'un fantôme. Mais enfin, la vérité de la chose se fit bien connaître tant à lui qu'aux autres. Les frères ne cessèrent bientôt de parler entre eux de ce miracle; on accourut pour jouir de l'agréable vue du malade guéri. L'évêque légat fut un des premiers à venir. Tous se rendent ensuite à l'église, précédés de celui qui a recouvré la santé; tous chantent à l'envi les louanges du Seigneur, et le clerc paralytique mêle sa voix à ces chants; le peuple se précipite en foule de toutes parts, le Christ est béni, la foi triomphe et l'infidèle est confondu; la piété se glorifie et l'impiété sèche de honte. Quant à l'homme de Dieu, dès qu'il est rentré dans la cellule qu'il occupe, il ordonne de bien regarder à toutes les issues et de fermer exactement toutes les portes, de peur qu'aucune entrée ne reste ouverte au peuple qui courait en foule autour de sa demeure. Pour Bernard, car ainsi s'appelait le clerc' qui avait été guéri, bien loin de se montrer ingrat au bienfait corporel qu'il avait reçu, il ne fut que plus desireux des remèdes spirituels, suivit le serviteur du Christ, embrassa la vie monastique à Clairvaux et prit l'habit de l'ordre. Renvoyé depuis par le saint homme dans le pays de Toulouse et nommé abbé en ce lieu, il y est aujourd'hui à la tête d'un monastère qu'on nomme Valdeau. [3,7] CHAPITRE VII. Des mœurs douces du bienheureux Bernard, de ses brillantes vertus, et de ce que lui-même pensait touchant ses propres miracles. 20. Comme cependant, durant toute la route que fit le saint homme en revenant de la province de Toulouse, les miracles qu'il opérait devenaient grands de plus en plus et se multipliaient de jour en jour, il ne faut point omettre de dire quels sentiments occupaient, au milieu de tant de prodiges, l'âme de celui qui avait appris du Christ l'humilité du cœur et la mansuétude. Discutant ce sujet avec lui-même et dans le fond de ses pensées, et s'en expliquant ensuite dans toute l'abondance de son cœur, il en parlait dans ces termes à quelques-uns des moines ses frères: «Je me demande avec un profond étonnement ce que signifient ces miracles, et pourquoi Dieu a trouvé bon de faire de telles choses par de telles mains. Il me semble n'avoir rien lu dans les pages des saintes Ecritures sur cette espèce de miracles. En effet, les prodiges sont opérés quelquefois par des hommes saints et parfaits, et quelquefois aussi par des imposteurs. J'ai bien la conviction d'être loin de la perfection, mais j'ai aussi celle d'être étranger à toute imposture. Je sais que je ne possède pas les mérites des saints qui se sont illustrés par des prodiges, mais j'ai la confiance que je n'appartiens pas à cette classe d'hommes qui exécutent beaucoup de grandes choses au nom du Seigneur, et sont cependant complétement inconnus au Seigneur.» De ces choses et d'autres semblables, il en conférait souvent et en secret avec des hommes tout spirituels. Dans les derniers temps de sa vie, il crut avoir trouvé la vraie route pour sortir de ces difficultés. «Les miracles de l'espèce en question, disait-il, ont lieu, je ne l'ignore pas, en vue non de la sainteté d'un seul, mais du salut de beaucoup; Dieu considère dans l'homme par lequel il effectue de telles choses, non pas tant sa perfection que l'opinion qu'on a de lui, et c'est ainsi qu'il met en recommandation parmi les peuples les vertus qu'on croit à celui-ci. Ces prodiges en effet se font, non pour ceux par qui ils se font, mais bien plutôt pour ceux qui les voient ou les entendent raconter. Ces choses, le Seigneur les opère dans la fin, non de prouver que ceux dont il se sert pour les mettre à fin sont plus saints que les autres, mais d'inspirer aux autres plus d'amour et de zèle pour la sainteté. Il n'y a donc rien qui m'appartienne en propre dans les miracles exécutés par moi; ils sont, je le reconnais, le résultat de la renommée dont je jouis plus que de ma vie; et ils arrivent moins à ma considération que pour l'avertissement des autres.» Si nous ne nous trompons, celui qui pèsera soigneusement dans son esprit ces sages paroles admirera, comme il le doit, l'âme de ce saint homme; appréciateur équitable du mérite, il pensera qu'opérer tant de merveilles n'est pas une plus grande preuve de perfection et de prodige, que de les expliquer ainsi après les avoir faites; enfin encore il ne croira pas moins utile pour lui-même d'imiter les sentiments de Bernard, que d'admirer ses actions, et de savoir tout ce qu'il y avait de remarquable dans ses mœurs, que de connaître ce qu'on voyait de miraculeux dans ses œuvres. Mais quel homme serait capable de s'élever jusque-là? 21. Et certes, en effet, la douceur et la pureté avaient, par une sorte d'accord, établi sur un pied égal leur demeure dans le cœur de cet homme de Dieu. Chacune de ces deux vertus y était sans doute admirable en elle-même; mais l'union de toutes deux en lui était plus admirable encore. Ce qui explique comment les vœux de tout l'univers se réunissaient si unanimement et si exclusivement sur ce seul homme, c'est qu'en lui la douceur rendait la pureté aimable, comme la pureté prêtait des charmes à la douceur. Aussi eût-il été difficile de prononcer s'il obtenait plus de respect que d'amour. Quel était en effet l'homme d'une vie si rigide qu'il ne respectât pas au plus haut degré l'abbé de Clairvaux? Quel était aussi l'homme d'une conduite si dissolue qu'il ne se sentît pénétré pour lui des sentiments les plus affectueux? Lui-même, certes, portait un cœur rempli des affections les plus douces; mais qu'il savait bien les réprimer toutes les fois que l'occasion l'exigeait! Très humain dans ses sentiments, il se montrait cependant plus courageux encore dans sa foi. Pour être court, nous ne citerons à cet égard qu'un seul exemple, et nous le citerons comme lui-même le rapporte dans son discours vingt-sixième, sur le Cantique des cantiques. Ce fut avec les yeux secs qu'il célébra les funérailles de son frère, et d'un frère qui lui était si nécessaire et si cher, Gérard; ce fut avec les yeux secs qu'il livra son corps à la tombe, et cela pour que sa tendresse ne parût pas surpasser en lui sa foi. A peine, en effet, pouvait-il enterrer même un étranger, sans répandre des larmes, ou plutôt il ne lui arriva jamais de le faire. La main de Dieu l'avait donc formé si parfaitement propre à travailler pour le Seigneur avec grand fruit, que chez lui la douceur faisait disparaître ce que les mœurs avaient d'austères, et que cependant sa sainteté leur conservait toute leur autorité. A qui, en effet, tant de bénignité aurait-elle été à charge? qui ne se serait senti honoré de tant de bonté? Nous lisons, touchant Salomon, que toute la terre desira voir son visage: voilà, certes, un grand éloge; mais peut-être Bernard n'y a-t-il pas moins de droit que Salomon. Il n'est guère croyable, en effet, que ce roi, dans toute sa gloire, ait obtenu de l'univers une faveur plus générale que celle dont notre abbé a joui dans son humilité; bien plus, il paraîtrait extrêmement difficile de trouver, dans une histoire quelconque, un seul homme qui, pendant qu'il vivait encore au milieu des hommes, se soit acquis dans toute la terre un nom aussi célèbre et aussi généralement chéri, de l'orient au couchant, et du nord au midi. 22. Pour ne parler que des contrées d'où l'on sait que sont venues des preuves certaines, et qui subsistent encore aujourd'hui, de cette célébrité, on eut de Bernard l'opinion la plus haute dans l'Eglise d'orient, sous le soleil occidental de l'Hibernie, au sud jusques aux frontières les plus reculées des Espagnes, au septentrion, enfin dans les îles qui touchent à la Dacie et à la Suède. Il recevait fréquemment des lettres de tous les pays, et en écrivait partout. De toutes parts on lui envoyait des offrandes et on sollicitait sa bénédiction. Enfin, tel qu'un cep riche et vigoureux, il étendit ses rameaux de tous côtés; il faut toutefois en excepter la terre de Jérusalem, où, à cause des incursions des payens et de l'insalubrité de l'air, il ne consentit jamais à envoyer de ses frères, quoique le roi de cette contrée eût fait préparer un lieu propre à les recevoir. Aussi, certes, il ne parut pas s'être trop avancé, ni avoir proféré quelque chose d'inconvenant, cet évêque qui, après la sainte mort de Bernard, voulant consoler ses religieux, dit, entre autres choses, à la louange de cet abbé, que sa voix s'était répandue dans toute la terre et que ses paroles avaient retenti jusqu'aux dernières bornes de l'univers; et cependant l'humilité de son cœur surpassait encore la sublime renommée de son nom, et le monde tout entier ne pouvait autant l'élever que seul il se rabaissait lui-même. Tous le réputaient le premier des hommes, mais lui se regardait comme le dernier; et celui que tous préféraient à eux-mêmes ne se préférait lui-même à personne. Enfin, comme il nous l'a dit souvent, au milieu des honneurs insignes et des témoignages de faveur que lui prodiguaient les peuples ou les personnages les plus élevés en dignité, il se considérait comme transformé en un autre homme, ou plutôt se croyait réellement absent, et se défiait de tout cela comme d'un songe. Au contraire, dès que le plus simple de ses frères lui parlait avec un entier abandon, comme ils avaient l'habitude de le faire, et qu'il lui était permis de jouir pleinement de son humilité, il se réjouissait de s'être retrouvé lui-même et d'avoir pour ainsi dire recouvré sa propre personne. Cette modestie innée en lui dès l'enfance, il y persévéra jusqu'à son dernier jour; aussi arrivait-il de là que, quoiqu'il fût si grand et si distingué par la gloire de sa parole, cependant, ainsi que nous l'avons entendu souvent le déclarer, jamais il ne se présenta sans crainte et ne parla sans trouble au milieu d'une assemblée quelque peu imposante qu'elle fût, préférant toujours garder le silence, à moins qu'il ne se sentît stimulé par les aiguillons de sa propre conscience, la peur de Dieu, ou la charité pour le prochain. 23. Quant à sa patience, nous n'ignorons pas combien elle a été cruellement exercée et éprouvée par les tribulations que lui a envoyées le Seigneur. En effet, depuis les premiers moments de sa conversion jusqu'au jour où ce saint homme déposa sa dépouille charnelle, il eut à supporter tant d'afflictions que, pour ceux qui le connaissaient, sa vie ne paraissait être qu'une sorte de mort prolongée. Du reste, dans ses rapports avec les hommes, des occasions plus rares, il est vrai, ont pu mettre sa patience à des épreuves peut-être moins fortes; mais on peut dire, en peu de mots, qu'alors aussi on ne l'a jamais vu manquer de cette vertu. Comme il avait coutume de dire «que sa patience était de trois espèces, selon qu'il souffrait ou des offenses en paroles, ou des dommages dans ses biens, ou des lésions en son corps,» nous citerons pour chacune de ces trois espèces un exemple de sa patience, et nous prendrons les premiers faits qui se présentent à notre esprit. Ce serviteur de Dieu avait un jour écrit à un certain évêque attaché à la cour et au conseil du roi, l'avertissant, à propos de quelques paroles échappées à ce prince, de lui donner des avis et des conseils meilleurs. Ce prélat, violemment irrité, lui répondit une lettre fort dure, et qui, dans la salutation mise en tête, selon l'usage, portait ces mots: «Salut, et non esprit de blasphême;» comme si le saint homme, ce qui fait horreur à dire, lui avait écrit ce dont il s'agit dans un esprit de blasphême. Le très doux serviteur de Dieu se souvenant de la réponse du Seigneur, «je n'ai point en moi le démon,» répliqua simplement, ainsi que le contient sa lettre encore existante aujourd'hui: «Je ne crois point avoir le moins du monde l'esprit de blasphême: (Jean VIII, 49) je ne sache pas même avoir jamais injurie, ou seulement voulu injurier qui que ce soit, et surtout le prince de ma nation.» Dans la suite, il ne tint pas cet évêque pour moins cher, ne le traita pas avec une amitié moins intime, et la salutation injurieuse rapportée ci-dessus fut pour lui comme non avenue. 24. L'abbé de Farfa avait appelé de Clairvaux une colonie de religieux auxquels il se proposait de bâtir un couvent; le pontife romain empêcha que la chose ne se fît, et, s'emparant de ces moines pour lui-même, les plaça dans un autre endroit. Le susdit abbé, homme vraiment grand et d'une insigne piété, s'en affligea beaucoup, et, rassemblant une somme d'environ six cents marcs d'argent, il en fit un dépôt contre une reconnaissance, vint trouver l'homme de Dieu, lui offrit cet argent, et le pria de fonder avec ces fonds, de l'autre côté des Alpes, le nouveau monastère qu'il n'avait pas eu le bonheur d'obtenir dans son propre pays. On envoya pour toucher la somme, mais elle fut entièrement perdue. Quand on vint l'annoncer à l'homme de Dieu, il ne répondit que ces paroles: «Béni soit le Seigneur qui nous a délivré d'un tel fardeau! Quant à ceux qui ont pris cet argent, il faut leur pardonner avec douceur; ils sont Romains, la somme leur a paru considérable, et la tentation était bien forte.» Il s'était cependant beaucoup félicité de ce don, et calculait qu'avec cet argent, qu'on lui enleva par la violence et la fraude, il pouvait fonder environ dix monastères, ou du moins acquérir les terres nécessaires pour les bâtir; toutefois il ne voulut pas engager de procès, aimant mieux laisser aux autres l'avantage sur lui que de l'obtenir sur eux. 25. Un jour vint à Clairvaux un certain clerc, de ceux qu'on nomme réguliers, qui pressa avec quelque importunité Bernard de l'admettre parmi ses moines; le saint abbé l'engagea à retourner à l'église à laquelle il appartenait, et refusa de le recevoir. «Pourquoi donc, dit le clerc, as-tu tant recommandé la perfection dans tes livres, si tu refuses tes secours à celui qui souhaite y parvenir?» Puis violemment agité par l'esprit de malice et de colère, comme on le reconnut évidemment par la suite, il ajouta: «Si je tenais maintenant ces livres, je les mettrais en pièces.» «Je crois, lui répondit l'homme de Dieu, que tu n'as lu dans aucun de ces livres que tu ne pourrais arriver à la perfection dans ton couvent; dans tous mes écrits, si j'ai bonne mémoire, je recommande de corriger ses mœurs et non de changer de demeure.» Le clerc alors, se jetant comme un véritable furieux sur Bernard, lui porta dans la mâchoire un coup tellement rude que la rougeur parut sur-le-champ, et qu'à la rougeur succéda l'enflure. Tous ceux qui étaient présents se précipitent à l'instant sur le sacrilége, mais le serviteur de Dieu les retient, s'écrie et les adjure, au nom du Christ, de ne toucher ce malheureux en aucune manière, mais de le mettre dehors doucement, d'en avoir grand soin, et de veiller à ce que personne ne lui fasse le moindre mal. Enfin, il en donna l'ordre si positivement que ce misérable, qui tremblait de frayeur, fut reconduit et mis dehors sans avoir reçu la plus petite injure. 26. Le serviteur de Dieu brillait encore à un haut degré par une si grande hardiesse d'esprit, et y joignait toutefois tant de mansuétude et d'humilité, qu'il semblait ne craindre personne et respecter en même temps tout homme, quel qu'il fût: très rarement il avait recours aux réprimandes et leur préférait les avertisssements et les prières; c'était toujours de premier mouvement et malgré lui, jamais par aigreur de cœur, qu'il employait des paroles amères. Aussi l'admirait-on d'autant plus de la facilité avec laquelle il réprimait; il craignait en lui-même tout emportement de ce genre. Il s'étonnait, en effet, du mauvais caractère de ces hommes qui, quand une fois ils sont par hasard fortement émus, ne se décident qu'à grand'peine à admettre une excuse, quelque raisonnable qu'elle soit, ou une satisfaction, quelque humble qu'elle puisse être, et trouvent un si triste plaisir à s'abandonner à leur colère passionnée, qu'ils haïssent tout remède qu'on pourrait y apporter, se bouchent les oreilles, ferment les yeux, se cachent le visage avec les mains, et s'efforcent de toutes manières d'empêcher que leur violence, une fois excitée, ne puisse être calmée ou guérie. Il y a plus, les réprimandes du saint homme, une réponse rude et arrogante les terminait quelquefois non moins aisément qu'une observation douce et modeste; aussi quelques personnes disaient-elles de lui qu'il se montrait ferme avec qui lui cédait, et pliait devant qui lui résistait. Il soutenait, en effet, «que discuter est agréable quand on s'explique réciproquement avec douceur; utile, lorsqu'il y a modération au moins d'un côté, mais dangereux si l'on ne montre d'aménité ni d'une part ni de l'autre: car, ajoutait-il, dès que d'un côté comme de l'autre on parle avec rudesse, il n'y a plus réprimande, mais dispute, il n'y a plus instruction, mais querelle. Aussi vaut-il mieux dissimuler pendant quelque temps le mécontentement qu'on veut témoigner, et attendre que la colère soit passée afin de corriger plus utilement des esprits déjà radoucis; ou si même le cas l'exige, il faut suivre le conseil du sage qui dit: "L'insensé ne se corrige pas par des paroles." (Prov. XVIII, 2) Quant au peu d'utilité qu'on tire des reproches reçus impatiemment, il en parle dans son discours sur le Cantique des cantiques, et dit entre autres choses: «Plût à Dieu qu'il ne fût jamais nécessaire de réprimander personne! ce serait bien le mieux. Puisque cependant nous péchons tous en beaucoup de choses, garder le silence sur les péchés ne m'est pas permis, à moi à qui mon ministère impose l'obligation de reprendre les pécheurs; mais du moins c'est la charité qui, dans ce cas, me fait agir. Que si je blâme et m'acquitte du devoir qui est mien, mais que les réprimandes que j'aurai lancées contre quelqu'un ne produisent pas l'effet que j'en attends, n'atteignent pas le but que je visais, et reviennent sur moi sans avoir porté coup, comme un trait qui rebondit sur l'objet qu'il a frappé, que pensez-vous, mes frères, qui se passe alors dans mon esprit? Ne dois-je pas être attristé ou tourmenté? Pour emprunter quelque chose des paroles du maître, dans l'impuissance où je suis de puiser à la source de sa sagesse, je me sens tiraillé des deux côtés, je ne sais que préférer, ou de me complaire dans mes paroles, parce que j'ai fait ce que j'ai dû, ou de m'en repentir, parce que je n'ai pas obtenu le succès que je desirais.» Plus bas il ajoute: «Vous me direz peut-être qu'il m'en revient un bien réel, que j'ai déchargé mon ame d'un devoir, et que je suis innocent du sang de l'homme auquel j'ai dit et conseillé d'abandonner la mauvaise voie où il était engagé afin de vivre dans l'éternité; mais, quand à ces choses vous en ajouteriez une foule d'autres semblables, elles ne me consoleraient pas le moins du monde du chagrin de voir périr un de mes enfants. Est-ce donc, en effet, ma propre satisfaction, et non pas bien plutôt sa guérison que j'ai cherchée dans la réprimande que je lui adressais? Quelle est la mère, qui, quoique bien certaine d'avoir déployé auprès de son enfant malade tous les soins et le zèle qui étaient en son pouvoir, s'est jamais abstenue pour cela de pleurer sa mort, quand elle a vu enfin ses espérances frustrées et toutes ses peines sans succès?» Mais en voilà suffisamment sur ce sujet. 27. Le bienheureux Bernard était, au surplus, tellement ami de la douceur et de la paix, que si quelque méchant lui demandait avec trop de rudesse, et lui extorquait quelque promesse à son corps défendant, il consentait bien difficilement à le l'envoyer ensuite avec un refus et sans avoir rien obtenu. Comme lui-même l'avouait, il était dans son caractère de haïr toute espèce de scandale: supporter l'idée de la peine de quelque homme que ce fût lui semblait pénible; ne pas au contraire la ressentir fortement surpassait ses forces; jamais aussi ne méprisait-il personne, c'était beaucoup pour lui d'être une pierre d'achoppement pour un seul individu, à quelque rang qu'il appartînt, tout en mettant au dessus d'un tel chagrin la justice et la vérité de Dieu. Toutes les fois, en effet, qu'il lui fallait reprendre quelque action des autres ou s'opposer à leurs tentatives, il le faisait avec tant de prudence que ceux même qui se trouvaient le plus fortement blessés croyaient avoir lieu de se féliciter, dans leur propre pensée, de sa conduite à leur égard: aussi en avons-nous vu plusieurs, et de ceux même de qui on pouvait le moins l'espérer, rechercher dans la suite sa bienveillance, ou même s'attacher à ses pas, avec toutes les marques d'un attachement sincère. On assure cependant qu'il eut des ennemis, afin que ce lui fût une occasion d'acquérir de nouveaux mérites. Au surplus la gloire de son nom brillait d'un éclat si particulier que cette haine emportée séchait plutôt encore de désespoir que d'envie, et craignait de se faire connaître: il y a plus, elle se sentait vaincue par sa douceur et son humilité, étouffée par ses bienfaits, accablée par sa bonté. Nul n'était plus habile, en effet, à triompher des dispositions malveillantes, et à les tourner en bien: la preuve en est dans ce qu'il écrit à certains religieux, auxquels il dit entre autres choses: «Je m'attacherai à vous malgré vous, je m'y attacherai malgré moi-même; je me donnerai à ceux qui me repoussent, j'aimerai ceux qui me payent d'ingratitude, j'honorerai ceux qui me méprisent.» 28. Ce saint abbé aimait, certes, en effet, tous les hommes, d'un tel amour de frère qu'il se sentait, comme lui-même le confessait, d'autant plus profondement affecté de voir certaines gens irrités contre lui, qu'il lui semblait ne leur avoir donné aucune occasion de courroux. Doué du cœur le plus tendre pour les autres, il s'affligeait plus de l'humeur que son prochain concevait gratuitement contre lui, qu'il n'était consolé par le sentiment de la pureté de sa propre conscience; il espérait peu, en effet, pouvoir guérir un mal, quand il n'en découvrait pas la source, et disait que ce lui serait, au contraire, une grande consolation de trouver chaque fois le moyen de satisfaire, on son prochain mécontent de lui, ou Dieu irrité contre son prochain. Mais avec juste raison, pour tous les hommes, le bien ou le mal spirituel le touchait, sans contredit, plus que tout autre; aussi le plus grand de ses desirs et la plus vive de ses joies étaient de voir les progrès des âmes dans la bonne voie et la conversion des pécheurs: cependant il compatissait avec la plus tendre affection aux souffrances corporelles de ses semblables, et portait si loin l'humanité qu'il s'appitoyait, non seulement sur les hommes, mais encore sur les animaux privés de raison, les oiseaux et même les bêtes féroces. Ce sentiment de commisération ne demeurait pas stérile chez lui, et souvent il lui arriva, quand il était en route, et qu'il voyait, soit un lièvre fuyant devant les chiens et sur le point d'être pris, soit un oiseau prêt à tomber sous la serre d'un faucon, de faire le signe de la croix, de délivrer ainsi miraculeusement le pauvre animal, et de dire aux chasseurs qu'ils faisaient de vains efforts, et que jamais, lui présent, ils ne réussiraient à satisfaire leur avide fureur. [3,8] CHAPITRE VIII. Des écrits de Saint-Bernard, et de la manière dont il y a peint son âme toute entière. 29. Nous venons de resserrer en peu de mots, et de rendre, aussi bien que nous l'a permis notre talent, ce que nous avions à dire des saintes mœurs de notre père. Au reste, ce grand homme se montre avec beaucoup plus d'éclat dans ses ouvrages, et se fait complètement connaître dans les lettres sorties de sa plume: il semble y avoir donné de lui-même une image si fidèle, et s'y être si bien représenté comme dans un miroir, qu'il paraît qu'on peut lui appliquer à juste titre ce mot de saint Ambroise: «C'est à lui de chanter ses propres louanges, et déjà couronné de lauriers par l'esprit, c'est à lui de se couronner de nouveau par ses propres écrits.» Si quelqu'un, en effet, desire savoir combien, dès le commencement de sa carrière, Bernard s'est fait voir scrutateur vigilant et juge sévère de lui-même, qu'il jette les yeux sur le premier de ses ouvrages, touchant les divers degrés de l'humilité; si l'on veut rechercher ensuite jusqu'où allait le pieux dévouement de son cœur vraiment religieux; il faut passer à ses Homélies à la louange de la Vierge-Marie, et au livre qu'il a publié sur le devoir d'aimer Dieu. Souhaite-t-on de connaître combien fut fervent son zèle contre les vices des autres et les siens mêmes? Qu'on lise l'écrit qu'il appelle Apologétique; suivez-le dans ses dissertations sur les préceptes et les règles de conduite, vous apprendrez, combien, au milieu même de son zèle, sa discrétion fut toujours vigilante et circonspecte. Le discours d'exhortations qu'il adressa aux chevaliers du Temple prouve que nul ne fut plus fidèle à recommander et à rendre facile par ses conseils une vie pieuse, quelque carrière qu'on ait embrassée. A quel point il fut reconnaissant du don de la grâce que Dieu lui avait accordé, c'est ce qu'attestent ses discussions aussi subtiles que pleines de foi sur la grâce et le libre arbitre. Quiconque étudiera avec attention tout ce qu'il a écrit au pape Eugène sur la Considération, y reconnaîtra bien vite avec quelle éloquence et quelle facilité il s'exprimait, et quelle riche instruction il possédait dans les grandes comme dans les petites choses. Le soin qu'il a mis à composer la vie du saint évêque Malachie montre quel zèle sincère il apportait à publier hautement la sainteté des autres. Dans ses discours sur le Cantique des cantiques, on trouvera un admirable investigateur des mystères, et un ouvrier habile à élever un magnifique édifice de vertus; dans les épîtres, enfin, qu'il a dictées pour diverses personnes et sur differents sujets, tout lecteur réfléchi remarquera de quelle ardeur de cœur il chérissait toute justice et haïssait toute injustice. 30. Jamais, en effet, ce fidèle serviteur du Christ ne recherchait en rien son propre avantage; mais tout ce qui regardait le Christ, il le soignait comme un bien vraiment sien. Quels crimes n'a-t-il pas attaqués? quelles haines n'a-t-il pas éteintes? quels scandales ne calma-t-il point? quels schismes ne guérit-il pas? quelles hérésies laissa-t-il sans les réfuter? Vit-il au contraire éclater de son temps, et dans quelque pays que ce fût, rien de saint, d'honnête, de décent, d'aimable et qui fût la preuve d'une bonne renommée, d'une vie vertueuse, d'une conduite louable, sans le fortifier par son autorité, le réchauffer du feu de sa charité, le grandir par ses soins? Est-il une chose bonne qu'il n'eût pas souhaité de tous ses vœux rehausser encore davantage, pour peu qu'elle commençât à s'élever, et qu'il ne travaillât de toutes ses forces, selon les temps et les lieux, à réédifier s'il la voyait tomber? Quel homme machinant quelque méchant projet ne redoutait pas son zèle et son autorité? Quel est celui qui, se proposant un but honorable, et quand il a pu recourir aux conseils de sa sainteté, n'a pas desiré sa faveur, et sollicité son appui? Quel mortel, se plaignant avec une foi sincère de quelque tribulation, a jamais approché du temple sacré, sans être persuadé que la Divinité s'était cachée dans le cœur de se saint homme, et l'a fait sans en rapporter quelque secours efficace? Toujours il prodiguait à l'homme triste des consolations, à l'affligé de l'aide, à l'esprit incertain des conseils, au malade des remèdes, au pauvre des aumônes. Il se faisait, en un mot, l'esclave de tous, comme s'il ne fût né que pour le service de l'univers entier; en même temps c'était avec une telle indépendance de tous qu'il s'occupait des soins de sa conscience, qu'on l'eût cru exclusivement adonné à la surveillance et à la garde de son propre cœur. 31. L'apôtre célèbre, il est vrai, le partage des grâces d'en haut entre les serviteurs de Dieu; (I Cor. XII) et si on veut se livrer sur ce point à une recherche attentive, on trouvera divers hommes qui, dès le commencement du monde, ont été distingués par des dons divers du Seigneur. Nous lisons, en effet, que, parmi les hommes éminents dans la foi, les uns se sont illustrés par des miracles sans nombre, les autres ont possédé l'esprit prophétique et connu miraculeusement les choses futures comme si elles étaient présentes, et celles qui étaient cachées comme s'ils les voyaient devant leurs yeux. Les écrits des anciens nous montrent ceux-là livrés à l'abstinence la plus dure et s'appliquant à vivre avec une extrême parcimonie; ceux-ci méprisant, en vue d'humilité, les dignités du monde, et plaisant ainsi infiniment au Créateur du monde; d'autres enfin, savans dans l'art de la parole, instruisant les hommes à la science du salut, afin que, suivant la promesse de la sainte Ecriture, ils puissent briller comme des astres resplendissants dans le sein d'une éternité sans fin. Nous ne l'ignorons pas, il en est qui ont accru leur réputation de sainteté en donnant tous leurs soins à bâtir des monastères; plusieurs aussi, s'occupant avec succès à calmer les désordres et les troubles qui désolaient ce monde et à faire fleurir les affaires de l'Eglise de Dieu, se sont rendus utiles par l'action; tandis que d'autres, spirituellement oisifs et absorbés dans de saintes méditations, ont acquis la plus grande gloire par la contemplation. Mais de tous ces dons divers, quel est celui qui semble avoir manqué à notre Bernard? Il y a plus, quel est celui qui ne résidait pas en lui à un assez haut degré pour suffire à l'illustrer quand il n'eût possédé aucun des autres? En effet, pendant qu'il a vécu, l'Eglise a eu le bonheur de retirer de grands avantages de son activité, tant dans une foule d'affaires qu'on a rappelées ci-dessus que dans beaucoup d'autres; et cependant le don de la contemplation a brillé en lui du plus vif éclat, comme le prouvent tant les visions et les révélations qui lui ont été envoyées par le Seigneur, que ses propres écrits où abondent les pensées inspirées par l'Esprit saint. En outre, les fruits qu'ont portés les monastères auxquels le Seigneur a donné des règles par son entremise, sont si nombreux et si évidents qu'ils sautent d'eux-mêmes aux yeux des hommes, sans qu'il soit besoin de les vanter par aucun écrit. Au surplus, toute la génération qui suivra pourra trouver, dans la multitude même de ces monastères, le document le plus certain pour apprécier combien celui qui répandait de tous côtés un si grand nombre de ses moines en avait rassemblé pour le service du Christ. Quant à ce qui regarde ses autres perfections, déjà nous avons parlé de son humilité, de son mépris pour les grandeurs, et même de l'excessive sobriété de sa vie; nous aurons soin encore de traiter, sous un autre titre, de ce qui concerne ses prophéties et la manifestation de ses vertus, et de citer quelques faits choisis entre beaucoup d'autres. Maintenant, comme l'annonce notre préface, nous allons raconter, dans le livre suivant, quelques-unes de ces choses dans lesquelles il a donné, par des signes extérieurs, des preuves multipliées de sa perfection.