[17] CHAPITRE XVII. Supplice de plusieurs coupables. —Restitution des vases du bienheureux comte Charles. — Nouvelles recherches contre les complices de la trahison. 80. Le dimanche, 1er mai, on nous rapporta que Bouchard avait été pris à Lille, qu'on l'avait attaché à une roue fixée à un mât, sur laquelle il avait vécu un jour et la nuit d'ensuite, et qu'enfin il était mort par un supplice honteux. Il avait mérité de mourir bien des fois, si cela avait pu se faire, lui, pour le crime duquel tant d'hommes après lui furent proscrits, tués, pendus et décollés. Tous les fidèles offrirent, pour sa mort, des actions de grâces à Dieu, qui daignait exterminer de son Eglise un si grand homicide. Les calamités des temps étant passées, la grâce divine nous rendit, avec les charmes du mois de mai, les biens de la paix et l'ancien état de notre terre, après que Bouchard eut été pendu et ses complices faits prisonniers. Le roi se détournant passa par Gand pour aller vers Oudenarde, où le comte de Mons avait ravagé notre terre. Notre comte avait précédé le roi, et avait incendié la ville en ennemi jusqu'à la tour de pierre. On dit que ceux qui s'étaient réfugiés dans l'église de ce lieu furent brûlés jusqu'au nombre de trois cents. 81. Le mercredi 4 mai, le roi revint à Bruges sans le comte. Le jeudi 5 mai, vers l'heure de midi, le comte revint aussi vers nous; il fut reçu en procession par les frères de l'église de St.-Donatien, où ayant, selon la coutume de ses prédécesseurs, présenté à l'autel de Dieu ses prières et ses offrandes, il retourna dans la maison du comte Charles, et en prit possession en qualité de comte. Il y avait dans le château et aux alentours un grand tumulte et une foule immense de gens qui attendaient ce qu'on allait faire de Robert et des prisonniers. Le roi étant sorti de sa maison se rendit auprès du comte; comme la maison de celui-ci était pleine de peuple, de serviteurs et de chevaliers, il descendit sur la place et dans la cour du château, et il fut suivi de tous ceux qui étaient à sa cour. Lorsque sa maison fut vidée de gens, comme il l'avait ordonné, il en fit garder les portes, et y remonta avec les princes seulement. Ils fixèrent alors le lieu d'où on devait précipiter les traîtres, et ce fut du haut de la tour de la maison. Cela décidé, le roi et le comte envoyèrent des hommes d'armes dans la prison, pour en tirer d'abord adroitement et par dissimulation Wilfrid Knop, frère du prévôt Bertulphe. Les envoyés dirent faussement aux prisonniers que le roi les traiterait avec miséricorde; dans l'espoir de cette clémence, ils sortirent sans délai du cachot, mais on ne permit pas aux prisonniers de sortir en même temps. Les hommes d'armes tirèrent d'abord Wilfrid, et l'ayant conduit par les chemins intérieurs de la maison jusqu'au haut de la tour, ils lui attachèrent les mains derrière le dos, en sorte qu'il apercevait ainsi au dessous de lui le lieu où il devait trouver la mort, ils le précipitèrent. Le malheureux, n'ayant pour tout vêtement que sa chemise et ses brayes, tomba à terre le corps rompu et brisé, conservant à peine un reste de vie, et expira aussitôt. Il devint un spectacle et un opprobre éternel pour sa famille. Bien plus, pour toute la Flandre, et sa mort ne fut pleurée de personne. En second lieu, on amena le chevalier Gautier, fils de Lambert de Redenbourg, jusqu'au lieu du supplice, et lui ayant lié les mains par devant, et non par derrière, on voulait le précipiter à l'instant même, mais il pria les chevaliers du roi, qui étaient auprès de lui, de lui laisser, pour l'amour de Dieu, le temps de le prier, et, ayant pitié de lui, ils le laissèrent prier ; sa prière terminée, ce jeune homme, d'une figure élégante, fut précipité, et tombant à terre, y trouva la mort, et expira aussitôt. On amena aussi un chevalier nommé Eric, et ayant été pareillement précipité, il tomba sur un escalier de bois, dont il détacha une marche fixée avec cinq clous, et ce qui fut admirable, après une chute de si haut, assis à terre, il se signa du signe de la Sainte-Croix. Comme des femmes voulaient le toucher, un des chevaliers jeta, de la maison du comte, au milieu d'elles, une grosse pierre, et les empêcha ainsi d'approcher. Cet homme ne pouvait vivre longtemps; aussi le temps qu'il vécut après sa chute ne fut pas une vie, mais une agonie de mort. Pour me dispenser de les compter par ordre, je dirai que tous les autres furent pareillement précipités à la fois au nombre de vingt-huit. Quelques-uns se flattaient d'échapper parce qu'ils étaient innocents de la trahison; mais comme leur destinée les entraînait, et que la vengeance divine les avait unis avec les traîtres, ils furent aussi précipités. 82. Le vendredi 6 mai, à la fête du jour de Saint-Jean lorsqu'il fut enfermé dans la cuve, le roi, se mettant en chemin pour retourner dans son pays, s'éloigna de Bruges emmenant prisonnier avec lui Robert l’Enfant. Au départ de ce jeune homme, nos bourgeois le suivirent des yeux en pleurant et se lamentant, car ils le chérissaient beaucoup. Les gens de notre ville n'osèrent le suivre à cause du déshonneur. Robert, témoin des pleurs et de la compassion de nos citoyens, leur dit: « O mes amis! puisque vous ne pouvez secourir ma vie, priez Dieu qu'il daigne avoir pitié de mon âme. » Le roi n'était pas bien éloigné du château, lorsqu'il ordonna d'attacher les pieds du jeune guerrier sous le ventre du cheval sur lequel il était monté prisonnier. Le comte, après avoir reconduit le roi, revint vers nous dans le château. 83. Le samedi 7 mai, le doyen Hélie rendit au nouveau comte le vase d'argent et la coupe d'or, avec son couvercle d'or, du comte Charles, que le prévôt Bertulphe lui avait remis en s'enfuyant. Robert l’Enfant avait découvert ce trésor au comte avant son départ de Bruges, parce que, dit-on, le roi le força, en le faisant flageller, de lui dire s'il savait quelque chose de l'endroit où était caché le trésor du comte. Beaucoup de gens s'étonnèrent là-dessus de la simplicité du doyen Hélie, qui, ayant vécu jusqu'alors dans toutes les austérités d'une vie presque sainte, démentit les apparences que lui avaient données sa sainteté et cette même simplicité, en acceptant un don qui provenait du pillage, chose défendue par l'autorité de Dieu lorsqu'il a dit: « Tu ne toucheras à rien de souillé,» et il rendit malgré lui ce trésor au comte, faisant assez voir par là combien ce butin lui avait plu. Il dit aussi que le prévôt Bertulphe avait offert ces vases à l'église de Saint-Donatien pour le salut de son âme, croyant prouver par là son innocence. Nous avons tous su publiquement à ce sujet que le prévôt avait reçu ces vases pour son usage dans le partage du trésor du comte, et que, ne pouvant les emporter avec lui dans sa fuite, il avait laissé à son doyen ce misérable butin. 84. Il me sera permis de rapporter la pénitence de Bouchard et de ceux qui avaient trahi le comte avec lui, comme Isaac et les autres. On assure que Bouchard reconnut son péché, en gémit et s'en repentit, en sorte qu’il priait les spectateurs de son supplice de lui couper les mains avec lesquelles il avait tué son seigneur Charles. Il conjura tout le monde de prier au moins Dieu pour le salut de son âme, puisqu'il n'avait mérité aucun salut en cette vie. Autant qu'il le sut et le put, il invoqua la bonté du Dieu tout-puissant. Ceux qu'on précipitait du haut de la tour, se voyant penchés sur le bord, faisaient le signe de la Sainte-Croix, et invoquaient le nom de Jésus-Christ qu'ils prononçaient encore dans leur chute même. Mais comme après leur crime, les traîtres avaient été excommuniés, la rigueur de la justice ne permit pas qu'ils fussent absous par l'évêque avant ni après leur mort, et leurs corps gisent ensevelis hors du cimetière, dans les carrefours et dans les champs. Isaac, caché parmi les moines sous l'habit ecclésiastique, voyant la foule se précipiter sur lui, dit à l'abbé: « Mon seigneur, si j'avais envie de combattre, je ne me laisserais pas prendre sans faire un grand carnage de mes ennemis; mais comme je m'avoue coupable de la trahison, je souhaite la mort temporelle, afin qu'on punisse maintenant, sur moi l'énorme péché que j'ai commis sur mon seigneur. » Le fils d'un avocat de Thérouanne, s'approchant de lui, le saisit et le jeta dans les fers, jusqu'à ce que le bâtard comte d'Ypres arrivât et le jugeât. Isaac attendait aussi ce même Guillaume d'Ypres, espérant que comme complice de la trahison, il lui fournirait les moyens de s'échapper; mais le comte étant arrivé, et dissimulant sa misérable conscience, ordonna de pendre Isaac parce qu'il avait trahi le comte Charles. Pendant le chemin, comme on le menait au supplice dans le château d'Aire, Isaac avouait publiquement qu'il avait trahi le comte. Il priait la foule du peuple de l'accabler de boue, de pierres et de bâtons, croyant qu'on ne pouvait assez lui infliger de châtiments dans cette vie pour avoir commis un si grand crime. Il s'humiliait religieusement devant les peines, les coups, les pierres, et tous ceux qui le châtiaient, leur rendant grâces de ce qu'ils daignaient faire périr un si grand pécheur. Enfin, arrivé à l'endroit où il devait être pendu, il salua l'arbre du gibet, embrassant en même temps la corde et l'arbre, et il se passa lui-même la corde autour du cou, disant: « Au nom du Christ, j'embrasse l'instrument de ma mort, et je vous conjure de prier Dieu avec moi, afin que le crime que j'ai commis contre mon seigneur soit puni en moi par la rigueur de cette mort. » Et la tête ainsi dans le nœud, il mourut honteusement comme il le méritait. Le prévôt Bertulphe avait reçu de Dieu un grand nombre d'avertissements de sa mort; car, à Bruges, un garde de l'église étant malade dans sa chambre, le prévôt entra pour le voir, et aussitôt les poutres qui soutenaient le toit au dessus de sa tête se rompirent, en sorte qu'il eut à craindre de ne pouvoir s'échapper de la chambre. Une autre fois, une grande poutre tomba de sa maison à Bruges, sans être ébranlée par aucun homme ni par le vent; elle était placée droit au dessus du siège où il avait coutume de s'asseoir avec puissance et orgueil. Il était à Furnes dans le temps de la ruine de cette ville, où tout fut entièrement détruit. Une autre fois, comme il passait dans Ypres auprès du gibet dressé sur la place publique, et a laquelle il fut pendu dans la suite, il dit à ses chevaliers: « Dieu tout-puissant, c'est ce que j'ai rêvé cette nuit; car j'ai vu en songe que je serais attaché à ce gibet; » et il se moqua de sa vision, et la regarda comme rien. Nous avons entendu parler de son supplice, et non de sa pénitence. Robert l’Enfant, conduit jusqu'à Cassel, eut la tête tranchée par l'ordre du roi; mais il confessa ses péchés, et pardonna sa mort à celui qui le frappait. [18] CHAPITRE XVIII. Recherches contre les complices et fauteurs de la trahison, et contre les ravisseurs des trésors du comte Charles. — Mort de plusieurs coupables. 85. Le samedi 21 mai, veille de la Pentecôte, Eustache, récemment nommé châtelain à Furnes par le nouveau comte, amena avec lui prisonnier à Bruges, en présence de tous ceux de la cour du comte, Oger, autrefois camérier du prévôt Bertulphe, afin qu'il découvrît au comte quels étaient ceux du clergé ou du peuple qui avaient reçu, du prévôt Bertulphe ou de ses neveux, quelque chose du trésor et de la dépouille du comte Charles. Oger inculpa le doyen Hélie pour trois cents marcs, le chanoine Littera pour deux cents marcs, Robert, garde de l'église, pour des matelas, des manteaux et de l'argent, maître Raoul pour six tasses d'argent, Robert fils de Lidgard pour cent marcs d'argent. Oger avait inventé ces mensonges pour obtenir sa délivrance. Cependant, comme le doyen Hélie avait déjà, d'après l'accusation du jeune Robert, rendu un vase d'argent du poids de vingt-un marcs, et une coupe d'or avec son couvercle de même métal du poids de sept marcs d'or, il parut vraisemblable à bien des gens que ce doyen, ainsi que ses chanoines, retenait encore beaucoup d'argent, comme on le vit clairement dans la suite. Robert, en effet, gardien de l'église, allant et venant librement auprès des traîtres pendant tout le temps du siège, reçut d'eux une très forte somme d'argent, à condition que, s'ils parvenaient à s'échapper, il leur rendrait ce qu'il avait reçu en garde. Lorsque ces misérables furent condamnés, le gardien voulut cacher habilement l'argent; il feignit donc d'aller à Jérusalem, chargea de ses biens trois forts palefrois, et sortit de très grand matin de notre château. Il emporta ainsi la dépouille du comte Charles, pour l'offrir au Christ dans Jérusalem. Ce fait fit tomber tous les soupçons sur les chanoines. Ce même jour, Littera rendit au comte trois marcs d'argent qu'il avait gardés de l'argent du prévôt. Le 22 mai, le saint dimanche de la Pentecôte, le comte et le châtelain Gervais, Gautier de Vlaersle et les chevaliers de la Flandre qui étaient présents, jurèrent de maintenir de tout leur pouvoir la paix dans tout le pays de Flandre. 86. Après la fête de Sainte-Marie dans la Nativité, qui est le samedi 10 septembre, notre comte fit amener à Bruges Guillaume d'Ypres, qu'il avait pris dans l'attaque d’Ypres, et le renferma dans la plus haute chambre du château de Bruges, avec son frère Thibaut Sorel ; lorsqu'ils eurent été renfermés pendant six jours, Thibaut fut confié à la garde d'un certain chevalier de Gand, nommé Everard. Bientôt on empêcha Guillaume d'Ypres de regarder dehors par les fenêtres, et on ne lui permit que de se promener dans la maison. On mit auprès de lui des gardes et des sentinelles, qui le surveillaient avec beaucoup d'exactitude. 87. Le vendredi 16 septembre, dans la nuit de Saint-Lambert, notre comte fit jurer aux habitants de tout notre voisinage, aux meilleurs et aux plus fidèles citoyens de Bruges, ainsi qu'au châtelain Gervais, que, pour l'honneur du pays, ils déclareraient sincèrement par qui avaient été tués le comte Charles, et ceux qui avaient péri avec lui; qui avait enlevé les dépouilles du comte et celles des hommes et des serviteurs tués avec lui; qui, après la mort du seigneur de tout le pays, était venu s'unir à ces traîtres, qui était demeuré avec ces impies avant ou après le siège, qui avait fait sortir ces traîtres et leurs complices sans la permission des princes qui les assiégeaient dans le château, et pour cela avait reçu d'eux secrètement de l'argent et quelque partie du trésor du comte Charles; qui enfin les avait gardés, et leur avait prêté secours. Le roi et le comte, par le conseil commun des barons de la terre, les condamnèrent comme coupables, et rendirent contre eux un arrêt de proscription. Ensuite, après avoir prêté serment, ils siégèrent dans la maison du comte, et en accusèrent chez nous cent vingt-cinq, et à Redenbonrg trente-sept avec Lambert qu'ils avaient déjà accusé de trahison. 88. Le samedi jour de Saint-Lambert, 17 septembre, le comte voulant marcher sur Ypres, demanda un impôt à nos bourgeois. Ce comte se montrait ingrat pour nous, car, du temps de tous les comtes, le revenu des tailles avait été inféodé à ses chevaliers, et ils tourmentaient le comte de ce qu'il avait remis à nos bourgeois un impôt qui, jusqu'alors, leur avait été inféodé; ils soutenaient que le comte ne pouvait remettre justement des impôts sans le consentement de ses chevaliers, et que c'était sans aucun titre que nos citoyens avaient demandé ce don au comte; de là s'éleva du trouble entre nos citoyens et le comte et ses chevaliers. Le comte et les siens poursuivirent l'accusation, dont nous avons parlé tout à l'heure, selon la loi du siège réglée par les princes. Cette loi portait que quiconque, contre l'approbation des chefs du siège, aurait fait échapper quelqu'un des assiégés, serait condamné au même supplice que celui qu'il aurait sauvé. Comme un grand nombre des assiégés avaient été sauvés secrètement et pour de l'argent, les parents de ceux qui avaient été tués au siège, se jetant aux genoux du comte, le supplièrent de leur livrer, pour les faire périr ou les punir, ceux qui avaient traîtreusement fait sortir, en secret et à la dérobée, les assiégés, ou de les bannir de la terre. Contraint par cette raison, le comte ordonna à ceux qui étaient accusés de paraître devant lui, voulant les traiter selon la loi du siège. Ils répondirent qu'on les avait injustement accusés, non pour cause de vérité, mais par haine et envie. Ils prièrent le comte avec instances de les remettre au jugement des échevins du pays, tant sur l'accusation de trahison que relativement à quelque soupçon que ce fût. Le comte pardonna à plusieurs des accusés, que poursuivaient les neveux, les fils et les parents de ceux qui avaient été tués au siège, pour avoir fait échapper les traîtres qui avaient fait périr Charles le seigneur du pays et leur père. Du nombre des accusateurs étaient les fils du châtelain de Bourbourg. Ils citèrent devant le nouveau comte Everard de Gand, qui avait fait sortir pour de l'argent quelques-uns des assiégés auteurs de la mort du comte. A la nouvelle de ces poursuites, la plupart des accusés, tourmentés par leur propre conscience, prirent la fuite. Le comte ayant pris conseil convoqua les barons et décréta avec eux la proscription des accusés, qui, après avoir fait hommage au comte Charles, avaient fourni du secours aux traîtres; mais il promit d'en admettre quelques-uns à faire satisfaction, et de faire miséricordieusement grâce aux autres sans jugement. 89. Il arriva par la sentence et l'arrêt terrible de Dieu que Gautier de Vlaersle, un des princes du pays, dans une expédition de guerre, jeté à bas de son cheval, fut tout brisé de sa chute et mourut après avoir langui pendant quelques jours; il est vrai qu'il était coupable du meurtre de son seigneur, le père de tout le pays de Flandre. Pour se lier avec les traîtres par un serment irrévocable, il avait donné en mariage à une nièce du prévôt Bertulphe un fils adoptif né d’un cordonnier, que sa femme lui avait dit faussement être son fils. Il croyait être vraiment le père de ce jeune homme, que sa femme feignait d'avoir enfanté; mais l'enfant qu'elle avait mis au monde était mort pendant l'enfantement même. Elle mit donc le fils du cordonnier à la place de son enfant mort, qu'elle remit secrètement à la femme du cordonnier, lui donnant de l'argent pour dire qu'elle était accouchée de cet enfant mort, et cacher cet arrangement à son mari. Cet enfant supposé et adoptif grandit, et tout le monde le croyait véritablement fils de Gautier. Le prévôt vint et lui donna pour femme sa nièce, fille de son frère, afin que ce mariage procurait aux siens une fortune à toute épreuve et les rendit plus audacieux, plus forts et plus puissants. Après la mort de Gautier, sa femme avoua publiquement que ce n'était pas son véritable fils, mais un fils adoptif qu'un bourgeois avait mis en gage chez Gautier pour trois cents livres. Ainsi, par l'artifice de Dieu, fut déjoué l'artifice du prévôt, qui, voulant par ce mariage élever superbement et glorieusement sa famille, abusé par la ruse de Dieu, l'allia au fils d'un cordonnier. Personne n'avait osé mettre la main sur Gautier, quoiqu'il fût complice de la trahison, car il était pair du pays, et n'appartenait pas au comte ; mais Dieu, à qui était laissé le soin de la vengeance, l'éloigna, par une mort douloureuse, de la vue des fidèles. 90. Le 8 octobre, le samedi avant la fête de Saint-Riquier, par l'ordre du comte, on emmena à Lille Guillaume d'Ypres, et on le remit entre les mains du châtelain de cette ville. Le comte craignait que nos citoyens et même les bannis, par quelque ruse, ne délivrassent Guillaume en captivité à Bruges, et ne pénétrassent de force dans le château. Il faut remarquer qu'après avoir tué le comte, Bouchard et ses criminels complices, la nuit dans laquelle on l'ensevelit pour a première fois, prirent, à la manière des païens et des faiseurs de sortilèges, une coupe pleine de bière et de pain, et, s'asseyant autour du sépulcre, placèrent cette boisson et ce pain sur la table du sépulcre et burent et mangèrent sur le corps du bienheureux comte, afin que personne n'en pût tirer vengeance. 91. Le lundi 24 octobre, avant la fête de Saint-Amand, mourut Baudouin d'Alost, un des pairs de Flandre, accusé de la trahison de son seigneur Charles, auquel il ne survécut pas de beaucoup. La cause de sa mort fut légère: comme il soufflait dans un cornet il se gonfla, et, travaillant de toutes ses forces à pousser son souffle, sa cervelle fut ébranlée de sa place naturelle, et jaillit par une ancienne blessure qu'il avait au front. L'enflure de l'air et de son propre souffle brisant cette blessure, la moelle du cerveau avait bouilli, en sorte que les conduits du nez, des yeux et du gosier avaient été suffoqués; et, frappé de l'épée de Dieu, il mourut ainsi d'une plaie mortelle. Près de rendre le dernier soupir, il revêtit l'habit monacal et quitta ainsi le monde comme un chevalier chrétien. Ces deux princes du pays étant morts à peu de distance l'un de l'autre, tous les habitants de notre pays en parlaient et admiraient par quelle prompte sentence Dieu, après la mort du seigneur Charles, les avait privés de la vie et avait amené leur mort à si peu d'intervalle et par de si faibles moyens. Ils ne s'étaient point conduits en chrétiens envers le prévôt et d'autres qu’ils avaient fait sortir de captivité; car, ayant, contre les décrets du roi et des princes, reçu de l'argent du prévôt et des siens, après les avoir fait sortir de la ville, ils les avaient conduits dans des lieux écartés, et abandonnés nus et seuls dans la campagne, si bien qu'errant et parcourant les champs et les métairies ils avaient été pris et avaient péri misérablement. 92. Le samedi 17 décembre, à la fin de la troisième semaine de l'Avent du Seigneur, la même année, dans les Quatre-Temps, mourut Didier, frère du traître Isaac, dont nous avons déjà parlé; complice de la trahison, il n'était pas digne de jouir plus longtemps des félicités de la vie. Depuis le temps du siège, il n'osa jamais venir à la cour du comte qu'en secret; car, s'il s'était montré publiquement, il y aurait eu dans notre comté des hommes qui l'auraient appelé au combat singulier, et convaincu d'être coupable de la trahison. De plus, le nouveau comte avait défendu à Didier, si par hasard il venait à la cour, de lui présenter à boire, car il était un des échansons. [19] CHAPITRE XIX. Pour quelles causes les Flamands abandonnèrent le comte Guillaume-le-Normand. 93. Après le mois d'août, à la fête de Saint-Pierre, il y eut une foire à Lille ; le comte voulut dans cette même foire s'emparer d'un de ses serfs, et il ordonna de le prendre; les citoyens de la ville coururent aux armes, et chassèrent hors du faubourg le comte et les siens. Ils frappèrent des hommes de la suite du comte, précipitèrent les Normands dans les marais, et en accablèrent plusieurs de différentes blessures.Aussitôt le comte assiégea Lille de toutes parts, et força les citoyens, pour obtenir la paix, de lui donner mille quatre cents marcs d'argent. De là il s'éleva entre ces citoyens et le comte une forte haine, en raison de laquelle ils demeurèrent suspects les uns aux autres. 94. Le vendredi 3 février, après la fête de la Purification de la mère du Seigneur, les bourgeois de Saint-Omer s'insurgèrent contre le comte, parce qu'il voulait injustement mettre à leur tête le châtelain de cette ville, qui avait ravi par violence les biens et la fortune de ces citoyens, et qui s'efforçait encore de le faire. Le comte assiégea Saint-Omer avec une armée considérable. Les citoyens avaient introduit dans leur ville Arnoul, neveu du comte Charles, et lui avaient fait hommage et serment, projetant, si le nouveau comte persistait injustement à les assiéger, de se tourner vers Arnoul. Dans ce temps, la neige, la glace, le froid et le vent désolaient à la fois la face de la terre; c'est pourquoi, craignant un assaut de la part du comte, les gens de Saint-Omer donnèrent, pour obtenir la paix, six cents marcs d'argent. De là il s'éleva une grande haine entre les citoyens et le comte, et ils se devinrent désormais mutuellement suspects. 95. Le jeudi 16 février, avant la Septuagésime, les gens de Gand s'insurgèrent contre leur châtelain, parce qu'il avait toujours agi contre eux avec injustice et méchanceté. Celui-ci se transporta vers le comte, et l'amena pour qu'il le réconciliât avec les citoyens. Le comte voulant opprimer les citoyens, et mettre par force à leur tête ledit châtelain, demeura là quelques jours. Alors les gens de Gand, comme ils en étaient convenus avec le prince Daniel et Iwan, frère de Baudouin, citèrent le comte en jugement. Tous les gens de Gand étant rassemblés, Jean chargé de parler pour les citoyens commença ainsi: « Seigneur comte, si vous vouliez agir selon la justice avec nos citoyens et nos bourgeois, qui sont nos amis, vous n'exerceriez pas sur nous des exactions et des rapines abominables, vous nous défendriez de nos ennemis, et nous traiteriez avec honneur. Maintenant vous avez rompu en propre personne le traité et les serments faits entre vous et nous sur la remise de l'impôt, le rétablissement de la paix et toutes les autres choses équitables que les hommes de cette terre ont obtenues de vos bons prédécesseurs, les comtes de la terre, surtout dans le temps du comte Charles et de vous-même vous avez violé la foi que nous nous sommes mutuellement donnée à ce sujet. On sait quelles violences et quelles rapines vous avez exercées dans Lille, et quelle persécution inique et abominable vous avez fait éprouver aux gens de Saint-Omer. Maintenant, si vous le pouviez, vous maltraiteriez aussi les gens de Gand. Or comme vous êtes notre seigneur et celui de tout le pays de Flandre, vous devez agir avec nous selon la raison et sans violence et méchanceté. Placez, s'il vous plaît, votre cour à Ypres, ville située au milieu de votre terre. Qu'un nombre égal de nos princes, ainsi que les plus sages du clergé et du peuple, s'assemblent des deux côtés, en paix et sans armes, l'esprit calme et réfléchi, sans fourberie ni mauvaise intention, et qu'ils jugent si vous pouvez désormais garder le comté, sans que l'honneur du pays en soit blessé, obtenez-le, j'y consens. Mais si vous êtes sans loi, sans foi, fourbe, parjure, quittez le comté et laissez-nous le remettre entre les mains d'un homme capable et légitime. Nous avons été médiateurs entre le roi de France et vous; en sorte que vous ne pouvez rien faire dans le comté sans le consentement du pays et sans notre conseil. Or voilà que nous, qui vous avons engagé notre foi devant ledit roi, vous nous avez traités avec méchanceté, ainsi que les bourgeois de presque toute la Flandre, contre la foi et le serment du roi, de nous et de tous les princes de notre pays. » Le comte s’élançant eût déchiré Iwan, s'il eût osé, devant les citoyens en tumulte. Il lui dit: « Je veux bien, rejetant l'hommage que tu m'as fait, me mettre de pair avec toi, et prouver contre toi sans délai, par un combat, que j'ai jusqu'ici gouverné le comté avec habileté et justice. » Mais Iwan refusa. On fixa le mercredi 8 mars, au commencement du jeûne, pour l'assemblée pacifique dans Ypres. Le comte vint à Bruges, et, ayant convoqué les chevaliers du voisinage, il leur ordonna qu'à un jour fixe ils vinssent avec lui à main armée. Assemblant les citoyens de Bruges, il leur déclara avec quel déshonneur Iwan et les siens le chasseraient de la terre s'ils pouvaient, et les pria de lui demeurer fidèles; ils y consentirent. Au jour marqué, le comte se mit en route avec une troupe d'hommes d'armes, et remplit Ypres de chevaliers et de cottereaux tout prêts à combattre. Iwan et Daniel vinrent aussi auprès d'Ypres à Roslaër, et envoyèrent au comte des messagers pour lui dire: « Seigneur comte, comme le jour a été désigné dans le temps sacré du jeûne, vous deviez venir en paix, sans fourberie et sans armes, et vous ne l'avez pas fait, bien plus, vous êtes prêt à combattre contre nos hommes. Iwan, Daniel et les gens de Gand vous mandent que, puisque vous êtes venu avec fourberie pour les tuer, ils ne diffèrent pas de rompre par notre bouche la loi et hommage qu'ils vous ont inviolablement gardés jusqu'à présent. » Les messagers rompirent la foi et hommage de la part de leurs maîtres, et s'en allèrent. Avant ce temps, Iwan et Daniel avaient envoyé dans les châteaux de Flandre des messagers par lesquels ils mandaient salut, et disaient: « Nous nous donnerons mutuellement des otages et des serments, si vous voulez vivre avec honneur dans le pays, afin que si le comte veut nous attaquer à main armée, nous nous unissions pour notre mutuelle défense. » Les dites gens consentirent très volontiers à tâcher, avec les forces du pays et les leurs, de se défaire d'un comte si pervers qui ne songeait qu'à tourmenter les citoyens par ses fourberies, et ils ajoutèrent: « Voilà qu'il est certain que les marchands et les négociants de toute la terre de Flandre ont été assiégés à cause de ce comte que vous avez élevé au comté à la place de notre très digne père Charles. Déjà, pendant cette année, nous avons consommé tous nos biens. Tout ce que nous avons gagné dans un autre temps, ce comte nous l’a enlevé, ou bien nous l'avons consommé pendant que nous étions renfermés et assiégés dans ce pays par nos ennemis. Voyez donc de quelle manière, sans cependant blesser l'honneur de la terre et le vôtre, nous pourrons nous défaire de notre ravisseur et persécuteur. » Cependant le comte, dans Ypres, dressait des embûches à Daniel et à Iwan, rassemblant auprès de lui tous les chevaliers du pays. 96. Le dimanche 11 mars, le premier dimanche du carême, nous apprîmes que le jeune Thierri, neveu du comte Charles,] était venu d'Alsace à Gand, où il attendait que, le comte Guillaume étant chassé avec ses Normands, on le reçût lui-même pour comte. Il est vraiment étonnant combien la Flandre avait alors de seigneurs, car elle était près de recevoir dans le même temps le jeune comte de Mons, de plus Arnoul, que les habitants de Saint-Omer avaient introduit dans leur ville, et Thierri, qui attendait à Gand, et notre comte tyrannique. En effet, le châtelain Thierri,ses parents et ses amis voulaient notre comte normand, les gens de Saint-Omer voulaient Arnoul, ceux d'Arras et de la banlieue, le comte de Mons, enfin Iwan, Daniel, et ceux de Gand, Thierri, neveu du comte Charles. 97. Le vendredi 16 mars, les citoyens de Bruges se répandirent dans le château pour voir si Frumold le jeune avait pourvu la maison du comte de froment, de vin et d'autres vivres, qu'on avait dû garder pour l'usage du comte Guillaume. Le même jour, ayant appris que le comte venait à Bruges, ils fermèrent les portes pour s'opposer à son entrée, ne voulant plus désormais le regarder comme comte. Le samedi des quatre-temps, 17 mars, la première semaine du jeûne étant déjà entièrement écoulée, jour de la fête de la vierge Gertrude, le châtelain Gervais ordonna, à tous ceux qui habitaient dans son vicomte, de se tenir prêts pour se rendre en armes à Torholt le mercredi suivant, et y attendre que notre comte Guillaume les menât combattre Daniel et Iwan. Le 21 mars, fête de Saint-Benoît, notre châtelain Gervais revint de Torholt à Bruges avec les siens, et rapporta qu'Arnoul, neveu du comte Charles, avait été introduit frauduleusement pour la seconde fois à Saint-Omer par quelques citoyens. A cette nouvelle, le comte de Flandre, Guillaume, accourut d'Ypres à Saint-Omer avec des forces considérables, força Arnoul de se réfugier dans l'église de Saint-Bertin, où il l'assiégea, voulut incendier l'église, et le contraignit, ainsi que tous ceux qui avaient été assiégés avec lui, de renoncer entièrement à la Flandre. Le même jour, le comte revint à Ypres, et se prépara à attaquer le jour suivant Jean et Daniel, à la tête des troupes rassemblées à Torholt. Le même jour, c'est-à-dire le mercredi, nos citoyens et les Flamands des côtes jurèrent ensemble de demeurer désormais unis pour la défense de l'honneur de notre ville et du pays. 98. Le vendredi 23 mars, les gens de Gand, et Iwan et Daniel, ayant envoyé des lettres à nos bourgeois, leur dirent d'y bien penser, et de voir, de là jusqu'au jour prochain de la lune, s'ils voulaient décidément se ranger du parti des gens de Gand et déposer le comte, ou demeurer avec le comte Guillaume et combattre les gens de Gand et les seigneurs et amis de ceux-ci. Ils ne voulaient pas que les gens de Bruges les tinssent en suspens passé ce jour. Le samedi 24 mars, "dixit Rebeccae", les gens de Bruges ayant appris que le comte s'efforçait de venir d'Alstra à Bruges, lui fermèrent la ville et le château. Ils lui firent savoir par le châtelain Gervais, qu'il n'avait qu’à aller ailleurs, jusqu'à ce qu'il eût extirpé de Flandre ses ennemis, et qu'alors seulement ils lui rendraient la ville et le château de Bruges. Ils demandèrent au châtelain Gervais de leur déclarer quel parti il avait résolu de prendre, s'il demeurerait entièrement dans la même foi et engagement qu'eux, ou s'il les quitterait pour aller rejoindre son comte. Le même jour vers le soir, ils virent passer le comte du côté de Maldenghen, et, courant aussitôt aux armes, ils auraient résisté en face au comte à l'entrée des portes, s'il était venu vers Bruges; et ils lui fermèrent les portes de tous côtés. Le même jour, Conon frère de Gautier de Vlaërsle, qui était mort, vint vers nos citoyens, et jura au milieu de la place publique, en présence de tous, qu'il demeurerait fidèlement désormais, avec les siens, dans le parti de nos citoyens. Nos citoyens étaient soutenus par le chevalier Gautier de Lisweget les siens, et Hugues Snaggaerd et ses frères d'Otkerk. [20] CHAPITRE XX. Élection de Thierri d'Alsace au comté de Flandre. — Mort de Lambert de Redenbourg. 99. Le dimanche 25 mars, jour de l'Annonciation, on lut l’évangile: « Tout royaume divisé contre soi sera désolé. » La comtesse de Hollande et son frère Thierri, comte adopté par les gens de Gand et nos citoyens, mandèrent à nos bourgeois, tant au clergé qu'au peuple des environs, salut: « Tout ce que vous possédez légitimement par le don des comtes nos prédécesseurs, vous l'obtiendrez de moi plus solidement si vous m'élevez au comté. Je donnerai, ainsi que la comtesse ma sœur, à vos marchands et à ceux de toute la Flandre, la paix et un libre passage pour leur négoce. » Aussitôt le châtelain Gervais alla vers le comte à Maldenghen, et lui conseilla de se rendre à Ypres, parce que, s'il arrivait par hasard que les gens de Gand fissent une excursion contre lui, ils le tiendraient comme assiégé dans Maldenghen. Les habitants de Bruges envoyèrent vers Daniel pour lui dire de venir vers eux à Bruges avec ses forces. Pendant ce temps, Arnoul, qui avait été reçu comme comte à Saint-Omer, s'efforçait, avec Henri, châtelain de Bourbourg, et le secours et les conseils du roi d'Angleterre, de s'emparer du comté de Flandre. La Flandre fut ainsi divisée: les uns, conservant encore leur foi et hommage au comte Guillaume, combattaient avec lui; les autres, comme Daniel, Iwan, les gens de Gaud et de Bruges, avaient choisi Thierri, d'autres, comme ceux de Saint-Omer et leurs voisins, voulaient Arnoul, et d'autres croyaient qu'on devait préférer le comte de Mons. Le pays fut ainsi désolé par cette grande division. 100. Le lundi 16 mars, le châtelain Gervais ne voulut plus rester avec nos citoyens, parce qu'ils avaient refusé l'entrée de leur ville et de leur château, et qu'ils avaient fermé leurs portes au comte Guillaume, et qu'ils avaient élu Thierri pour leur comte. Gervais manda donc hors du château de Bruges les meilleurs des citoyens et leur tint ce discours. « Comme je conserve encore ma foi à mon unique seigneur le comte Guillaume, dont je ne pourrais me séparer, selon la loi du siècle, sans manquer à mon honneur, je ne puis demeurer avec vous, qui avez témoigne à votre comte un si grand mépris; mais comme je vous aime, j'irai vers le comte, je parlerai pour vous, afin qu'il convienne d'une trêve avec vous jusqu'au prochain dimanche, et qu'il ne vous fasse aucun dommage; si je puis vous réconcilier avec le comte, je le ferai; autrement je vous te avertirai de tout le mal que voudra vous faire le comte, si je puis le savoir assez tôt. Je vous prie de garder honorablement jusqu'au jour déterminé ma femme, mes fils et mes filles, et mes biens qui sont encore dans le château. » Nos citoyens lui promirent de les garder avec fidélité. Le même jour, Etienne de Boularavint vers nous avec quarante chevaliers. Nos chevaliers firent une excursion contre le domaine de Thancmar. Le même jour, Iwan et Daniel introduisirent à Bruges Thierri d'Alsace pour y être reçu comme comte. Nos citoyens vinrent à sa rencontre avec des applaudissements. 101. Le mardi 27 mars au matin, Thancmar et ses neveux brûlèrent eux-mêmes les maisons et les demeures qu'ils avaient à Straten, parce que, s'ils ne l'eussent point fait, elles auraient été incendiées par Daniel et Iwan et leur Thierri. Nous avons appris effectivement que Iwan et Daniel n'avaient pas encore fait hommage et serment à Thierri, mais qu'en le conduisant par les châteaux de la Flandre, ils excitaient le peuple et les chevaliers à l'élire pour comte ; car Iwan et Daniel ne pouvaient faire d'élection sans la permission et le consentement du duc de Louvain,ayant l'un et l'autre engagé leur foi au duc qu'ils n'éliraient pas Thierri pour comte sans son aven. Le même jour nous apprîmes que Guillaume d'Ypres, délivré de sa captivité, était venu à Courtrai pour aider de ses conseils et de ses forces, et de celles des siens, s'il pouvait, le comte Guillaume chassé de Bruges et de Gand. Comme Iwan et Daniel, deux des pairs et des princes de Flandre, avaient reçu du roi d'Angleterre, et devaient recevoir un grand nombre de dons pour l'expulsion de son neveu notre comte Guillaume, ils avaient décidé qu'ils ne feraient rien sans le conseil du roi ou du duc de Louvain, dont le roi d'Angleterre et ce même duc devaient donner la fille à Arnoul, neveu du très pieux comte Charles, que les gens de Furnes et le châtelain de Bourbourg avaient reçu pour comte, par le conseil et le secours dudit roi d'Angleterre. Cependant nos citoyens demandèrent à Iwan et à Daniel: « Pourquoi donc avez-vous conduit vers nous ce Thierri ? Vous d'abord et nous ensuite ne devons pas lui prêter foi, et hommage et serment. » Ils répondirent: « Comme il venait à Bruges, il est venu avec nous et nous avec lui pour examiner les lieux et voir avec quels sentiments il serait reçu des habitants de Bruges, et de ceux qui étaient liés avec eux par l'amitié et les serments. » Le jeudi 29 mars, ils envoyèrent au comte Guillaume à Ypres les chevaliers d'Osterk, ayant leurs noms inscrits dans des parchemins, et plusieurs autres, et ils rompirent la foi et hommage qu'ils avaient laits autrefois à ce même comte. 102. Le vendredi 30 mars, les habitants de Bruges attendaient le retour de Daniel et de Iwan, qui étaient sortis secrètement de la ville avec leurs chevaliers, car ils avaient fixé ce jour à nos citoyens, pour que les gens de Bruges et les gens de Gand, et tous ceux qui étaient entrés dans leur ligue, prêtassent foi et serment à Thierri d'Alsace. Ce jour qui, dans cette année bissextile, se trouvait le vendredi, était l’année précédente le mercredi avant Pâques. Le même jour, vers le soir, revinrent vers nous à Bruges Jean et Daniel avec Hugues Champ d'Avoine. On rapporta que Guillaume d'Ypres qui était prisonnier avait reçu la liberté du comte Guillaume-le-Normand. Aussitôt après le dîner, les princes et le peuple s'assemblèrent à la sortie du château auprès des Arènes, et là élurent unanimement Thierri d'Alsace comte de toute la Flandre. Iwan et Daniel lui firent hommage en présence de tous; on ordonna que tous les citoyens qui avaient été proscrits pour le meurtre du comte Charles vinssent à la cour de ce nouveau comte et se justifiassent, s'il l'osaient, selon le jugement des princes et des feudataires du pays, s'ils étaient chevaliers et appartenaient à la cour du comte, autrement selon le jugement des échevins de la terre. Le comte accorda aux grands et au peuple du pays la liberté d’améliorer les lois et la jurisprudence de la communauté, ainsi que les usages et coutumes des habitants du pays. Il faut remarquer que l’année précédente, à pareil jour, les chefs du siège, Iwan et son frère Baudouin d'Alost, Gautier de Vlaersle, et les autres princes du pays, qui nous avaient quittés pour élire un comte du pays, selon le conseil et l'ordre du roi Louis, étaient revenus d'Arras vers nous et nous avaient annoncé avec un respect joyeux qu'ils avaient élu librement et légitimement avec le roi de France, pour comte et seigneur de tout le pays, le jeune Guillaume-le-Normand. Comme le comte Guillaume se tenait avec ses barons dans une salle haute à Ypres, pour prendre conseil sur ce qu'il devait faire contre Thierri nouvellement élu comte, les gens de Gand et de Bruges et leurs complices, le plancher s'enfonça et tomba avec ceux qui étaient dans la salle, en sorte qu'un d'eux expira presque étouffé par cette chute. 103. Le samedi 31 mars, le clergé et le peuple retournèrent auprès des Arènes, et le comte fit serment, comme nous l'avons dit plus haut, sur le cercueil de Saint-Donatien, et Jean et Daniel se portèrent au peuple et au clergé pour garants, de la part du comte, qu'il accomplirait toutes choses et ne violerait pas sciemment ce qu'il avait juré. Ensuite les gens de Gand, puis les gens de Bruges, jurèrent fidélité et firent hommage au comte. Le même jour, Lambert de Redenbourg vint à Bruges pour se disculper du crime de trahison. Le 1er avril, le dimanche, Laetare Hierusalem au milieu du carême, Thierri fut reçu pour comte, et il alla en procession et selon la coutume des comtes ses prédécesseurs, dans l'église de Saint-Donatien, ensuite il dîna dans la cour et la maison du comte, et pendant tout le jour nos citoyens s'efforcèrent de faire revenir le châtelain Gervais, qu'ils chérissaient fidèlement. Il y avait cependant quelques-uns des gens de Bruges et des hommes de ce même Gervais qui agissaient méchamment contre lui; ils formèrent un complot entre eux avec un certain Gautier, gendre du châtelain Unket, qu'ils s'efforçaient de mettre à la place de Gervais. 104. Le lundi 2 avril, qui, l'année passée, était le jour du saint samedi de Pâques, et maintenant le lundi, le châtelain Gervais revint dans le château de Bruges, auprès du comte Thierri, avec une multitude de ses chevaliers, et des gens de Bruges qui le chérissaient fidèlement. Se tenant en présence de tous, il dit: « Seigneur comte Thierri, si Dieu nous avait fait la grâce, à nous et au pays, de vous avoir présent, aussitôt après la mort de notre seigneur et votre neveu Charles, nous n'aurions reçu personne autre que vous dans le comté. Je fais savoir à tous que je quitte entièrement le parti du comte Guillaume, et que je rejette l'hommage, la foi et le serment que je lui ai gardés jusqu'à présent, parce que les pairs du pays et tout le peuple ont condamné ce comte sans loi, sans foi, sans justice de Dieu et des hommes, et qui erre encore dans le pays, et qu'ils vous ont reçu, avec honneur et affection, comme héritier naturel et seigneur légitime de cette terre. Je veux donc vous faire hommage et foi, comme au seigneur naturel du pays, au service duquel nous sommes. Je veux recevoir de vous les emplois et les fiefs que j'ai obtenus jusqu'ici de vos prédécesseurs; que si quelqu'un du parti de Haket, qui récemment a été châtelain avant moi, brigue contre moi le vicomtat, je serai prêt à le satisfaire en votre présence et celle des pairs du pays. » Son discours ainsi achevé, il fut fait homme du comte Thierri, ensuite pendant le reste du jour, et pendant les autres jours suivants, ceux qui devaient recevoir des fiefs dans le comté firent hommage au comte. Aussitôt le comte s'efforça d'établir la paix dans tout son comté, entre ceux qui jusqu'alors s'étaient livrés au désordre, aux querelles et à de violents combats. 105. Le vendredi 6 avril, Lambert de Redenbourg se purgea par l'épreuve du fer rouge, en présence du comte Thierri, du meurtre et assassinat du seigneur le comte Charles: Daniel et Iwan n'y assistèrent pas. Le lundi 9 avril, quelques gens d'Ypres vinrent devant le comte Thierri, dans le péristyle de sa maison à Bruges, et ils demandèrent qu'il vînt au secours des citoyens d'Ypres, stipulant que si les citoyens chassaient de leur ville le comte Guillaume, aussitôt, le jour suivant, le comte Thierri entrerait dans la ville pour les secourir. 106. Le mardi 10 avril, le comte Thierri avec ses vassaux et les bourgeois de Bruges, fit une excursion contre ses ennemis qui se tenaient dans Oldenbourg et Ghistelle, de toutes parts ils s'étaient fortifiés, et mis en état de faire une vigoureuse résistance, si bien que le comte s'en retourna à moitié chemin avec les citoyens. Ce même jour, le roi de France envoya à nos citoyens une lettre ainsi conçue : « Je veux que le dimanche des Rameaux, vous envoyiez vers moi, à Arras, huit hommes sages d'entre vous je convoquerai autant des gens les plus sages de chaque château de Flandre: je veux en leur présence et celle de mes barons, traiter, selon la raison, des plaintes et des querelles qui se sont élevées entre vous et votre comte Guillaume, et je m'efforcerai aussitôt d'établir la paix entre vous et lui. Si quelqu'un des citoyens n'ose pas venir vers moi, je lui donnerai un sauf-conduit, pour venir et s'en retourner en sûreté. » Aussitôt les citoyens se mirent à raisonner, et à délibérer sur la lettre qu'ils devaient envoyer, disant: « Comme le roi avait juré, avant la réception du comte Guillaume, ne vouloir ni ne devoir se faire rien payer pour l'élection de ce même comte, et qu'ensuite il a reçu ouvertement mille marcs, c'est un parjure. Le comte aussi a violemment enfreint ce qu'il avait accordé sur la taille à nos citoyens, et ce qu'il avait juré avec le roi de garder inviolablement; et comme ce même comte avait donné des otages pour garantie de tout ce qu'il avait donné et accordé aux citoyens, il a trompé ses otages eux-mêmes. Enfin donc après nous avoir, à nous et aux pairs du pays, fixé un jour à Ypres, pour s'accommoder avec nous, ainsi qu'il est connu de tous les habitants de ce pays, il s'est emparé le premier dudit château à main armée, pour agir violemment contre nous, et nous contraindre à ce qu'il voudrait. C'est pourquoi il nous a sans justice, contre la loi de Dieu et des hommes, renfermés dans ce pays, pour que nous ne pussions négocier; bien plus, tout ce que nous avons possédé jusqu'à présent, ne gagnant plus rien, ne pouvant plus négocier ni faire aucune acquisition, nous l'avons consommé. Nous avons donc pour le chasser de ce pays de légitimes motifs. Maintenant nous avons élu pour notre comte celui à qui appartenait plus légitimement l'héritage de ce pays, le fils de la sœur du comte Charles, homme fidèle et sage, élevé et établi comte selon la coutume de notre pays, à qui nous avons prêté foi et hommage, et qui imite dignement le caractère, les mœurs et les exploits de ses prédécesseurs. Nous faisons donc savoir à tous, tant au roi qu'à ses princes, à ceux qui sont présents et à nos successeurs, que rien de l'élection ni de l'élévation du comte de Flandre ne regarde le roi de France. Lorsque le comte est mort sans héritier ou avec un héritier, les pairs et les citoyens du pays ont le pouvoir d'élire et d'élever le plus proche héritier du comté et dans le comté même. Quant à ce que le comte devait au roi de service militaire pour les terres qu'il tenait de lui en fief, puisqu'il est mort, son successeur rendra pour les mêmes fiefs le même service. Le comte de Flandre ne doit rien de plus au roi de France, et le roi n'a aucun droit de disposer par son autorité du pouvoir de nous gouverner ni de le vendre à prix d'argent. Comme le roi et les comtes de Flandre avaient été jusqu’ici liés par la parenté, c'est par cette considération que les chevaliers, les grands et les citoyens de Flandre avaient donné au roi leur assentiment pour l'élection et l'élévation de ce Guillaume au titre de comte, mais autre chose est ce que l’on doit à la parenté et autre chose ce qui a été établi comme juste par l'antique usage des comtes de Flandre. » 107. Le mercredi 11 avril, jour de la fête du pape Léon, les neveux de Thancmar firent une excursion contre les gens de Bruges auprès des Arènes, défiant et appelant au combat le comte Thierri et les chevaliers qui n'avaient pas encore dîné; ils attaquèrent les gardes de l'église et les chevaliers qui sonnaient du clairon, et les forcèrent de fuir loin de Bruges. Ensuite les plus ardents de nos chevaliers et des citoyens marchèrent contre leurs ennemis jusqu'à Ghistelle, et en réduisirent quelques-uns à souhaiter qu'il leur fût permis défaire hommage au nouveau comte Thierri, et à lui donner des otages pour garantie de leur fidélité. Le lundi 23 avril, après le dimanche de Pâques, notre comte Thierri fit une excursion sur Lille, et s'empara des environs. Pendant ce temps, Lambert de Winghina, avec quelques chevaliers et les neveux de Thancmar, attaqua Bruges, et ils incendièrent la maison de Frumold jeune, secrétaire du comte, maison qui était en état de défense, et située dans Beringhem. En ce temps, le comte Guillaume s'était rendu vers le roi de France à Compiègne en France, afin de recevoir de lui conseil et secours pour s'emparer de la Flandre. Il rendit librement à Simon, notre évêque du siège de Noyon, douze autels qu'il avait reçus en fief pour qu'il demeurât le patron et le défenseur des églises de Dieu qui sont en Flandre, à condition que l’évêque mettrait au ban et excommunierait tous les citoyens de la terre de Flandre qui recevraient Thierri pour comte, relèveraient au rang de comte, et le mettraient violemment et sans jugement à la place du comte Guillaume. D'après ces conventions, l’évêque envoya une lettre à Gand, et suspendit l'office divin dans lés églises. 108. Le lundi 30 avril, Lambert de Redenbourg, qui avait été soupçonné de trahison, mais avait donné satisfaction au comte Thierri par l'épreuve du fer rouge, assiégea ses ennemis dans Ostbourg avec une très forte troupe. Il avait fait venir des hommes de toutes les îles de la mer, ainsi que ses amis, en sorte qu'il avait près de trois mille hommes. Mais les gens de Redenbourg avaient rassemblé contre lui une troupe considérable de chevaliers et de gens de pied. S'étant approchés des deux côtés, les premiers pour faire le siège, et les autres pour délivrer les assiégés, il arriva un messager du comte Thierri, à savoir, le châtelain Gervais, qui voulait différer ce combat jusqu'à ce qu'ils se fussent accordés en présence du comte. Mais comme Lambert et les siens s'opiniâtraient à vouloir tuer les assiégés, ils ne voulurent nullement différer de les attaquer. Pendant que tant de milliers d'hommes donnaient l'assaut, et que les assiégés se défendaient vigoureusement, tout-à-coup les chevaliers de Redenbourg qui, pour secourir les assiégés, attendaient ailleurs que ce combat fût engagé, les uns à pied et les autres à cheval, mais en petit nombre par rapport aux assiégeants, fondirent à l'improviste sur ceux-ci. Aussitôt, poussant dans les airs des clameurs et des cris infinis, ils rendirent les assiégeants étonnés et tout stupéfaits, au point qu'ils prirent la fuite, et jetant armes et boucliers, se donnèrent par là plus de légèreté pour courir. Alors ceux qui étaient d'abord assiégés sortirent en armes, et poursuivirent par derrière, avec les chevaliers de Redenbourg, ceux qui s'étaient mis à fuir, taillant en pièces les chefs et les principaux de leurs ennemis; ils tuèrent ce qu'ils voulurent de gens de pied. Il y eut un nombre infini de blessés et d'hommes libres tués. Il faut remarquer dans ce combat la mort de Lambert, qui s'était récemment justifié par l'épreuve du fer rouge du meurtre du comte Charles. Tant qu'il agit envers Dieu avec humilité, Dieu lui pardonna la part qu'il avait prise à la mort de son seigneur. Après qu'il se fut libéré par l'épreuve du fer rouge, Lambert avec les siens, ayant, sans pitié et plein d'orgueil, assiégé, avec trois mille hommes, un petit nombre de gens, s'étant obstiné, autant qu'il était en lui, à ne pas leur pardonner, et n'ayant voulu, ni pour l'amour de Dieu, ni par égard pour le serment qu'il avait prêté au comte Thierri, de ne pas exciter de sédition en sa propre personne, ou en celle des siens, consentir à différer de combattre et de massacrer les assiégés, il méritait d'être tué, lui qui avait oublié la grâce et la miséricorde par laquelle Dieu lui avait conservé la vie, lorsque tous le jugeaient digne de mort, tandis qu'il aurait dû porter, selon qu'il l'avait promis à Dieu et à l'église, de dignes fruits de pénitence. Lorsqu'un serviteur agit humblement avec le Seigneur pour sa faute, le Seigneur pardonne à ce serviteur qui agit selon la loi de pénitence. Mais, lorsqu’envers un homme qui se conduit justement, un autre homme agit, avec méchanceté, et que Dieu est pris pour juge entre eux, il aide la cause de celui qui agit avec justice, il fait succomber celle de l'homme injuste, et le confond dans son obstination. C'est pourquoi il arrive que, dans le combat, l'injuste est abattu, quoique, dans le jugement par l'eau ou par le feu, l'injuste qui se repent soit épargné. Il faut remarquer que ce fut par le conseil et la ruse de ceux qui furent tués à Ostbourg que Thierri fut d'abord nommé comte de Gand, et mis à la place du comte Guillaume. Quoique Thierri soit l'héritier naturel de la Flandre, et un comte juste et pieux, et que Guillaume, comte de Flandre, soit sans honneur, et persécute les citoyens du pays, cependant ceux qui pissaient ici misérablement n'avaient point agi par de justes conseils, et ils n'avaient pu se dire innocents de trahison envers leur seigneur, le comte Guillaume étant encore dans sa terre de Flandre.