[13] CHAPITRE XIII. Supplice du prévôt Bertulphe et de Gui de Steenvorde. — Émeute des gens de Bruges; elle est apaisée. 57. Le lundi 11 avril, le prévôt Bertulphe fut livré entre les mains du bâtard d'Ypres, qui le désirait passionnément, et avait fait chercher avec une ardeur assidue le lieu où il s'était caché, afin que, s'il le prenait, la nouvelle de l'arrestation du prévôt de Bruges, et de la terrible vengeance qu'il en tirerait, rétablit son renom; car, comme nous l'avons déjà dit, après l'accomplissement de la trahison, il avait publiquement envoyé d’Ypres saluer le prévôt et les siens : ce qui, dans tous les royaumes, l'avait déshonoré et fait soupçonner de trahison. Ayant donc pris le prévôt fugitif et exilé dans sa patrie et parmi ses parents, il ne savait quel supplice imaginer pour faire mourir celui de la trahison duquel on le disait complice. Quoique ce bâtard voulût prouver son innocence par les arguments de cette ruse et de cet artifice, cependant Dieu, à qui rien ne résiste et de l'autorité de qui il a été dit: « Il n'est rien de caché qui ne lui soit révélé, (Matth. X, 26) » manifesta à ses fidèles cette inhumaine turpitude, et leur fit connaître les meurtriers de ce prince si grand, lesquels furent par lui condamnés, proscrits et détruits. Le tumulte, les cris et le concours des habitants de près et de tout le voisinage, autour d'un seul homme captif, étaient si grands qu'on ne le pourrait indiquer par aucune comparaison. On dit qu'ils précédaient et suivaient le prévôt, chantant, dansant, applaudissant de diverses manières, et le traînant avec de longues cordes à droite et à gauche; de sorte qu'on le traînait tantôt en avant, tantôt d'un ou d'autre coté: ainsi cet homme, autrefois comblé d'honneurs et de puissance, était ignominieusement livré aux risées de la multitude, on le traînait entièrement dépouillé, sauf ses chausses, et accablé de boue et de pierres. Excepté le clergé et peu de gens qui l'avaient connu longtemps pour un homme religieux, personne n'eut pitié de lui. Fatigué par tant d'injures, blessé par tant d'opprobres et de coups, il voyait de loin approcher son supplice. Tout ce qu'il avait fait aurait pu justement s'offrir alors à sa mémoire, si la foule qui se précipitait à sa mort l'eût laissé vivre encore quelque temps. Il pouvait se rappeler comme il le devait, comment, s'étant mis violemment et injustement à la place de Ledbert, du vivant de ce prévôt, homme honnête et endurant tout à cause de Dieu, il avait, contre Dieu, usurpé la prélature dans l'église de Dieu; comment il avait, par une hérésie simoniaque, changé les prébendes, et armé pour toute sorte de crimes ses neveux aux frais de l'église; comment, tout récemment, il avait participé par son consentement ou ses conseils à la mort du noble prince Charles, catholique, issu de la race des rois, lorsqu'il aurait pu, s'il eût voulu, ainsi qu'il l’avoua dans les angoisses du supplice, le défendre contre les traîtres. Il pouvait rappeler devant les yeux de son esprit de quelle faveur, de quel honneur, de quelle renommée, de quelle force et de quels respects, Dieu avait comblé le clergé, et combien peu il s'était ressouvenu des grâces que Dieu lui avait dispensées, les possédant comme si c'eût été son bien propre et naturel ; car, pendant trente-six ans, il s'était montré d'une manière inexplicable composé de toutes les vertus et de tous les vices que nous venons de rapporter. Si l’on s'applique à considérer sa nombreuse famille et la grandeur de ses partisans, on reconnaîtra plus évidemment combien fut admirable le combat que Dieu a livré, et la force du bras dont il s'est servi pour les détruire. Quoique je paraisse avoir ici l'occasion de décrire sa généalogie, il me semble cependant que j'ai assez de suffire à l'œuvre que j'ai commencée, et je trouve à propos de surseoir à cette description, car, dans cet ouvrage, je me suis proposé de décrire l'événement du siège et non l'origine illégitime du prévôt et des siens. Cet homme, autrefois entouré de gloire et maintenant d'ignominie, autrefois respecté et maintenant couvert de honte, marchait donc le visage immobile et les yeux fixés vers le ciel ; et, si je ne me trompe, il invoquait pour aide, non à haute voix, mais dans le fond de son âme, ce Dieu qui a pitié de la condition humaine, qu'il revêtit un jour pour gouverner les hommes dans le royaume du monde; alors un de ses persécuteurs lui ayant frappé la tête d'un bâton, lui dit: « O le plus orgueilleux des hommes, pourquoi dédaignes-tu de regarder les princes et nous, et, de nous parler, nous qui avons le pouvoir de te perdre ? » Mais il ne s'inquiétait pas de les regarder, et il fut pendu à un gibet au milieu de la place publique d'Ypres, comme le sont les voleurs et les brigands. On lui ôta ses braies pour mettre à découvert ses parties honteuses. Il n'y eut rien de honteux ni d'ignominieux qu'on ne mit en usage dans son supplice; on lui étendit les bras en forme de croix sur le gibet, ses mains y furent attachées, on lui passa la tête par le trou du gibet, en sorte que le reste de son corps demeura suspendu à ses bras et à son cou ; il mourut comme suffoqué par d'indignes nœuds. Comme on commençait à le pendre, et qu'il soutenait encore un peu son corps en appuyant la pointe de ses pieds sur le gibet, afin de prolonger ainsi sa misérable vie, le bâtard Guillaume vint à lui au milieu de tant de milliers de gens qui lui jetaient des pierres et le tourmentaient, et lui dit: « O prévôt, dis-moi donc, je t'en prie pour le salut de ton âme, quels sont avec toi, Isaac, et les traîtres qui se sont déclarés ouvertement coupables de la mort de monseigneur le comte Charles, ceux qui sont encore cachés? » Le prévôt lui répondit en présence de tous: « Tu les connais aussi bien que moi. » Alors, saisi de fureur, Guillaume ordonna de lui jeter des pierres et de la boue et de le tuer. Et voilà que ceux qui s'étaient rassemblés dans la place publique pour acheter des poissons, mirent en pièces le corps du prévôt avec des hameçons, des crocs et des bâtons. Ils ne le laissèrent pas s'appuyer plus longtemps sur le petit rebord du gibet où il posait l'extrémité de ses pieds, mais, le repoussant de là, ils le pendirent et lui firent perdre la vie dans les horreurs d'une mort cruelle. En mourant, il déplora la trahison du chevalier Gautier, son homme lige de Sarran, qui l'avait livré à la mort qu'il souffrait, le trompant lorsqu'il aurait dû diriger sa fuite. Le peuple d'Ypres, exerçant sa fureur contre le prévôt mourant, lui ceignit le col de boyaux de chien, et approcha de sa bouche la gueule d'un chien au moment où il rendait le dernier soupir, voulant montrer ainsi qu'il avait été semblable à un chien par ses actions. 58. Dans ce même temps, Gui, chevalier fameux et vaillant, qui avait été le plus intimement admis au conseil des comtes de Flandre, avait concouru à cette trahison, parce qu'il avait épousé une nièce du prévôt, la sœur d'Isaac. C'est pourquoi un certain Hermann, brave chevalier, aussitôt après la mort du comte Charles, en présence du bâtard comte d'Ypres, appela Gui à un combat singulier, parce qu'il avait méchamment trahi son seigneur. Gui affirma qu'il serait toujours prêt à se défendre de l'accusation de trahison dont on le chargeait. On leur assigna pour le jour du combat celui du supplice du prévôt. Aussitôt que le prévôt eut expiré, toute la foule qui assistait à son supplice alla vers la place où eut lieu le combat annoncé entre Hermann et Gui, ils se battirent avec acharnement.Gui renversa de cheval son adversaire, et à chaque fois qu'il essayait de se relever il l’étendait à terre avec sa lance autant de fois qu'il voulait, alors Hermann se glissant plus près, traversa de son glaive le cheval de Gui, et l'éventra. Gui étant tombé tira son épée et s'élança sur son ennemi, alors s'engagea à coups d'épée un combat continuel et acharné jusqu'à ce que harassé par le poids et le fardeau de leurs armes et jetant leurs boucliers, chacun tâchât de remporter la victoire en luttant corps à corps contre son adversaire. Hermann tomba renversé à terre, et Gui, étendu sur lui, lui brisait le visage et les yeux de ses gantelets de fer. Comme nous le lisons d'Antée, Hermann renversé sentit peu à peu la fraîcheur de la terre lui rendre ses forces en peu de moments, et, se tenant immobile, il laissa Gui se croire sûr de la victoire. Cependant, portant doucement la main jusqu'aux bords inférieurs de la cuirasse où Gui n'était pas couvert, il le saisit par les testicules, et rassemblant ses forces en ce moment unique, il le rejeta loin de lui. Dans ce brusque mouvement, Gui, jeté à terre, les parties naturelles brisées, succomba au point de s'écrier qu'il était vaincu et mort. Alors le comte voulant rendre ce combat utile à son renom, ordonna de pendre Gui auprès du prévôt déjà mort et sur le même gibet, afin que, coupables d'une même trahison, ils mourussent d'un même supplice. Ensuite, ayant placé les cadavres de ces deux hommes sur la roue d'un chariot attachée à un mât excessivement haut, on les exposa à la vue de tous les passants, et leur pliant les bras vers le cou, bien qu'ils fussent déjà morts depuis trois jours, pour qu'ils parussent s'embrasser, on leur donna l'air de trahir et de conspirer la mort de leur seigneur et comte, le glorieux et très pieux comte Charles. Il vint vers nous, en présence du roi, un homme d'armes qui avait assisté à ces exécutions et avait vu pendre à Ypres le prévôt et Gui, et il annonça ce qui leur était arrivé. On cria aussitôt, aux assiégés renfermés dans la tour, de quelle manière leur seigneur prévôt avait été pris et exécuté, et qu'il ne leur restait plus qu'à se rendre au roi pour être traités selon leur méchante conduite. Ces misérables, frustrés de tout espoir de conserver leur vie, étaient pressés par la douleur et l'anxiété, pleuraient et poussaient des gémissements ; en sorte que la crainte et le désespoir les assiégeaient plus étroitement que les chefs du siège. 59. Le même jour, Gervais ordonna aux charpentiers de démolir la tour de bois qu'on avait construite d'abord pour attaquer les murs, mais qui maintenant n'était plus d'aucune utilité. Ayant fait séparer des autres une très forte poutre, il ordonna de la préparer et d'en faire un bélier pour renverser les murailles de l'église. Comme les archers des assiégés, courbant leurs arcs et faisant résonner leurs cordes du haut de la tour où ils étaient retirés, menaçaient les ouvriers de leur lancer des traits, l'arc et la flèche qui y était placée tombèrent des mains d'un archer au moment même où il allait tirer. Témoins de ce fait, les chevaliers qui assistaient à l'ouvrage en face de la tour, pour protéger ceux qui faisaient des machines, comme des béliers, des truies, des balistes, des échelles et autres semblables, avec lesquels on a coutume de détruire les murs et les ouvrages en pierre, présagèrent, de la chute de l'arc et de la flèche des assiégés, un très fâcheux événement pour eux. Le même jour vers le soir, il s'éleva de grands troubles entre Gervais et les siens et nos citoyens. Par l’ordre du roi et des chefs du siège qui tâchaient de hâter la ruine des assiégés, et qui avaient fait de grandes dépenses et avaient continuellement travaillé par des veilles et par des assauts, par leur conseil commun, dis-je, et l'ordre du roi, il avait été généralement défendu, à qui que ce fût de la multitude des assiégeants, de s'approcher de la tour et de parler aux assiégés, de peur qu'on ne leur apprît la ruse par laquelle on voulait s'emparer d'eux. La loi portait que tout transgresseur serait jeté en prison et puni par le jugement commun des princes. Or un de nos citoyens qui avait épousé la sœur d'un des chevaliers assiégés, s'approcha secrètement de la tour et demanda à son beau-frère des vases et des habits qu'!l lui avait prêtés, et celui-ci lui rendit les vases qu'il avait. Comme ce citoyen à son retour passait par la place publique, un chevalier de Gervais, qui avait reçu du roi, des princes et de son seigneur, l'ordre et le pouvoir d'arrêter les transgresseurs de ce commandement, poursuivit le citoyen, et, l'ayant saisi avec violence, l'emmena avec lui prisonnier jusqu'à la maison du comte. Aussitôt un tumulte extrême s'éleva parmi les citoyens, et, courant aux armes, ils attaquèrent la maison du comte et les gens de Gervais qui se défendaient en dedans avec courage. Ils crièrent qu'ils ne souffriraient jamais la domination de personne et que c'était à eux à punir ce méfait. Le tumulte se prolongeant, Gervais leur adressa ces paroles: « Vous savez, citoyens et amis, que, selon votre demande, le roi et le comte m'ont créé vicomte de notre endroit, et que c'est d'après le décret du roi et des princes que mon chevalier a pris votre citoyen et voisin, qui avait transgressé l’ordre donné. Dans cette action, vous avez méprisé personnellement ma dignité, vous avez assailli la maison du comte et ma famille: enfin, sans raison, vous nous avez attaqués à main armée en présence du roi. Maintenant donc, si vous le voulez, à cause de l'insulte que vous m'avez faite, je dépose le titre de vicomte, je romps la foi et les serments prêtés entre nous, afin que vous voyiez clairement que je ne cherche pas à obtenir la domination sur vous. Si cela vous plaît, déposons nos armes et assemblons-nous en présence du roi pour qu'il juge entre les nôtres et les vôtres. » Lorsqu'il eut fini de parler, ils allèrent en présence du roi, et ils conclurent de nouveau, comme auparavant, foi et amitié réciproques. [14] CHAPITRE XIV. Progrès du siège. — On occupe la tribune de l'église. — Hommages rendus au sépulcre du bienheureux comte Charles. 60. Le mardi 12 avril, le roi monta avec les plus sages de l'armée et avec ses conseillers dans le dortoir des frères, pour examiner avec soin quel endroit ils devaient marquer pour l'attaque de l'église, car la maison du dortoir était attenante à l'église; en sorte qu'on y préparait les machines au moyen desquelles on devait renverser les murs, et pénétrer vers les assiégés. Ces misérables, ne pouvant s'emparer des lieux inférieurs de l'église, avaient encombré de bois et de pierres l'escalier qui menait à la tribune; en sorte que personne ne pouvait monter, et qu'eux-mêmes ne pouvaient descendre, et ils cherchaient seulement à se défendre du haut de la tribune et de la tour. Ils avaient établi leurs repaires et leur demeure entre les colonnes de la tribune, avec des tas de coffres et de bancs, d'où ils jetaient des pierres, du plomb, et toutes sortes de choses pesantes sur ceux qui les attaquaient. Ils avaient suspendu, en dehors des fenêtres des tours, des tapis et des matelas, de peur que les frondes et les arbalètes ne les atteignissent en dedans, lorsque la tour serait attaquée au dehors. Au haut des tours étaient placés les plus forts d'entre les assiégés pour renverser, avec des pierres, ceux qui parcouraient la cour du château. Ayant ainsi tout ordonné contre l'ordre dans l'Église de Dieu, ils attendaient enfin, sans aucun respect, ni honneur pour le bienheureux mort qui gisait enseveli dans la tribune parmi eux; seulement, et bien qu'ils reconnussent à peine leur seigneur qu'ils avaient trahi, ils avaient attaché auprès de sa tête une lampe qui brûlait continuellement en l'honneur du bon comte, depuis le premier jour du siège jusqu'à celui où les assiégeants pénétrèrent par force jusqu'à eux. Ils avaient déposé, auprès du tombeau du comte, la farine et les légumes dont ils se nourrissaient tous les jours pour soutenir leur vie. Le roi et les siens ayant recherché avec soin et désigné l'endroit par lequel on devait attaquer l'église, Robert l’Enfant, passant la tête par une des fenêtres de l'église, adressa la parole aux chevaliers du roi pour les prier d'être ses messagers auprès du roi, et dit qu'il désirait subir le jugement des princes et des barons de la terre; en sorte que d'après leur sentence on lui laissât la vie, si sa justification l'en rendait digne, et que s'il ne parvenait pas à s'excuser, il fût condamné au supplice. Aucun des messagers n'osa rapporter ces paroles en présence du roi, tant il était violemment indigné de la vue seule de ces traîtres. Cependant nos citoyens et les chevaliers du roi, et tous ceux qui avaient entendu avec quelle humble prière le jeune homme suppliait le seigneur roi, fondaient en larmes, s'affligeaient de son sort, et imploraient pour lui la miséricorde du Seigneur. 61. Le mercredi 13, les assiégés supposèrent mensongèrement la mort de Bouchard, annonçant qu'une querelle s'était élevée entre lui et Robert l’Enfant, et que celui-ci l'avait étendu à terre, et percé de son épée. Ils s'imaginaient par là adoucir la sévérité des princes, et les empêcher de les attaquer avec la même fureur qu'auparavant, et du haut de la tour ils annonçaient faussement la mort de Bouchard; d'autres affirmaient qu'il s'était échappé. A cette nouvelle le roi conclut que les assiégés se défiaient d'eux-mêmes, et étaient accablés de crainte et d'anxiété, il ordonna donc, persistant toujours dans son projet, que les chevaliers s'armassent et attaquassent l'église. Il arriva que dans cette attaque, harassés et exténués, les assiégés ne purent soutenir tant d'assauts, et furent obligés de céder aux armes chrétiennes, au roi catholique Louis, et à ses chevaliers. Depuis midi jusqu'au soir il y eut un violent assaut, dans lequel on lançait des pierres et des fléchés. Ce jour-là le roi reçut du doyen Hélie les clefs du sanctuaire de l'église de Saint-Christophe, parce qu'on lui avait assuré que le trésor du comte Charles y avait été déposé; le roi y étant entré, n'y trouva que les reliques des Saints. Il était vrai cependant que le prévôt avait reçu de ses neveux, pour sa part du pillage des trésors du comte, une coupe d'or avec son couvercle, et un vase d'argent destiné à contenir du vin, et que, pour le salut de son âme, il les avait offerts à Dieu pour l'ornement de l'église. Durant le siège, et quand les frères transportèrent hors du château les reliques et les cercueils des Saints, on mit secrètement dans un coffre, sous l'apparence de reliques saintes, les deux vases qui furent emportés avec les reliques, et ledit doyen confia la garde de ce coffre, dans l'église de Saint-Sauveur, à un certain prêtre, simple d'esprit, nommé Eggard, le recommandant à sa vénération comme une très sainte relique. Les autres prêtres de l'église virent clairement, et purent affirmer avec quelle dévotion ce prêtre simple reçut le coffre, et l'ayant déposé dans le sanctuaire, récita des prières, et demanda le salut de son âme. Toute la nuit, il y alluma des chandelles, des bougies, des luminaires et des lampes, croyant qu'il ne pouvait trop révérer ces reliques. Sans aucun doute ce prêtre avait mérité, lorsque ces vases seraient rendus au nouveau comte, d'y boire une ou plusieurs fois du bon vin. Le roi, cherchant donc de tous côtés ce trésor, envoya des émissaires et des espions pour le recouvrer secrètement, mais ce fut sans succès; c'est pourquoi, le second jour avant son départ pour la France, il contraignit, en le battant de verges, Robert l’Enfant à lui découvrir, s'il s'en souvenait, qui possédait une partie du trésor. D'après ses aveux, le nouveau comte recouvra le même jour lesdits vases, comme nous le rapporterons dans la suite. D'autres assiégés répandaient le bruit que Bouchard s'était enfui, afin qu'on mît moins d'ardeur à les attaquer. 62. Le jeudi 14 avril, le bélier, machine construite pour renverser le mur de l'église, fut transporté dans le dortoir des frères, à l'extérieur du mur, contre lequel, en dedans, gisait en son Dieu le corps du bon comte. Les ouvriers qui avaient fait le bélier avaient élevé des degrés en haut de cette machine, et ayant enlevé les parois de bois du dortoir qui était plus près de l'église, ils amenèrent là leur escalier de bois, afin que ceux des hommes d'armes qui l'oseraient pussent monter par là jusqu'au mur de l'église. On découvrit, à l'endroit où déjà les ouvriers avaient disposé les degrés, une fenêtre de l'ancienne église. Ils dirigèrent un peu au dessous le travail des machines, afin qu’adressant sous la fenêtre les coups du bélier, et brisant le mur de pierre, ils s'emparassent de cette même fenêtre, pour entrer librement par là comme par une porte ; les degrés étaient d'une extrême largeur, en sorte que dix guerriers pouvaient y combattre de front. Ces choses ainsi arrangées, ils disposèrent dans le même endroit, sur ces degrés, pour percer le mur, une très grosse poutre suspendue par des cordes; ils y mirent d'autres cordes, et auprès de ces cordes des hommes armés pour la tirer en arrière de l'église, la ramener en haut, et la retirer avec vigueur pour frapper habilement et fortement les murs. On mit au dessus de la tête de ceux qui montaient des couvertures d'osier attachées aux poutres, afin que si, par quelque moyen, les assiégés brisaient le toit du dortoir, ceux qui poussaient le bélier pussent agir sans danger à l'abri de ces couvertures. Ils avaient en même temps élevé devant eux des murs de bois pour leur défense, de peur d'être blessés par des traits et des flèches lancés du dedans. Ayant donc, au moyen de cordes, ramené en arrière du mur de l'église le bélier, suspendu de toute la longueur de leurs bras, d'un seul coup, et avec un cri unanime, ils firent tomber de toutes leurs forces contre le mur ce bélier d'un poids extraordinaire ; chacun de ses coups faisait crouler à terre un monceau considérable de pierres, jusqu'à ce qu'il perçât toute la muraille à l'endroit où il frappait. Au haut du bélier on avait garni la poutre de ferrements très solides, en sorte qu'il ne pouvait être entamé d'aucune manière, si ce n'est par le dommage que pourrait lui causer la force de sa masse et de son poids. On commença à midi à frapper le mur, et l'on ne cessa qu'à l'approche du soir. 63. Cependant les assiégés voyant la faiblesse de leur muraille, et prévoyant qu'elle serait bientôt enfoncée, étaient dans le doute et l'incertitude sur ce qu'ils devaient faire. Enfin ils allumèrent des charbons enduits avec de la poix, de la cire et du beurre. Aussitôt les charbons s’attachant aux toits, excitèrent des flammes que soufflait le vent, et qui s'accroissant ouvrirent le toit de toutes parts. Du haut de la tour ils lançaient des pierres énormes sur le toit du dortoir, à l'endroit où le bélier frappait le mur, afin d'empêcher par là qu'on n'éteignît le feu qu'ils avaient allumé, et ils précipitaient d'en haut des pierres sur les travailleurs, pour défendre l'approche de l'église par la crainte du danger. Des pierres si énormes et lancées en si grande quantité n'arrêtaient pourtant pas les travaux de ceux qui poussaient le bélier. Les chevaliers ayant vu les flammes éclater sur leur tête, un d'eux monta sur le toit et parvint avec peine, au milieu des pierres et des traits qu'on lui lançait, à éteindre le feu. Après que le bélier eut frappé beaucoup de coups, il parut dans le mur de l'église une très grande ouverture, qui fut faite plutôt qu'on ne croyait, parce que depuis un ancien incendie qui avait dévoré le temple, les pluies et les inondations avaient comme pourri tout l'édifice, qui jusqu'alors avait été à découvert et sans toit de bois. Alors il s'éleva du dedans des cris infinis, et tous ceux qui assiégeaient les ennemis aux portes, sachant que le mur du temple était percé, combattirent avec plus de courage et avec une intrépidité très avide de victoire, dans le chœur, par les fenêtres, et partout où ils pouvaient pénétrer. De part et d'autre on combat constamment depuis midi jusqu'au soir, et ils se retirèrent presque expirants de la fatigue du combat et du poids de leurs armes. Sachant l'ouverture qu'avait faite le bélier, les assiégeants, refaits et pleins d'ardeur, comme s'ils eussent couru aux armes pour la première fois, commencèrent à assaillir les assiégés et à les presser sans relâche. Les malheureux assiégés, peu nombreux, ne pouvaient suffire au combat, n'ayant plus le bonheur d'avoir à défendre ensemble un seul endroit, et obligés de se porter partout où l'ennemi pénétrait, aux portes, aux fenêtres, dans le chœur, et surtout à l'endroit dont le bélier était déjà en possession; souffrant toutes les incommodités de la vie, ils se divisaient de toutes parts pour repousser les assaillants, et prévoyaient leur défaite et leur perte. Ceux qui de l'église lançaient, contre les ouvriers qui faisaient mouvoir le bélier, des pierres, des flèches, des javelots, des pieux et des traits de toute sorte, étaient devenus plus timides en considérant leur petit nombre; ils voyaient d'ailleurs que leurs complices, presque expirants à la suite de leur longue fatigue, avaient à combattre sur d'autres points une armée très considérable, et que, manquant d'armes, ils n'avaient pas de quoi se défendre, cependant, autant qu'ils l'osèrent, ils firent résistance. Les ouvriers du bélier, les autres chevaliers du roi et la jeunesse de notre ville, armés, pleins d'audace et avides de combattre, voyant devant eux les assiégés, rappelèrent tout leur courage, et réfléchirent combien il serait beau de mourir pour leur père et pour la patrie, quelle glorieuse victoire était proposée aux vainqueurs, et combien étaient scélérats et criminels les traîtres qui avaient fait leur repaire du temple du Christ; avides surtout des trésors et de l'argent du seigneur comte, ils songeaient au butin qu'ils allaient faire lorsqu'ils auraient forcé les assiégés, et cela seul suffisait pour échauffer leur zèle. Quels que fussent du reste leurs sentiments, ils se précipitèrent tous ensemble, sans ordre, sans combat, sans aucune crainte des armes, à travers l'ouverture, de sorte que, par l'impétuosité de leur élan, ils ôtèrent aux assiégés tout espace pour se défendre, et le plaisir d'en tuer aucun d'entre eux. Ils ne cessèrent de se précipiter jusqu'à ce qu'ils devinssent eux-mêmes comme une sorte de pont continu; et, par une grâce admirable de Dieu, ii ne périt personne de cette multitude qui entrait, les uns en se précipitant, les autres en attaquant, d'autres poussés avec violence, d'autres s'efforçant de se relever de leur chute, d'autres, comme il arrive dans un si grand tumulte, s'élançant pour entrer sans aucun ordre. Les voix, les clameurs, le bruit des pas de cette foule, le fracas des armes et de la ruine des murailles, ébranlaient non seulement l'église, mais tout le château et le voisinage, tant au dedans qu'au dehors. Les vainqueurs louaient Dieu de la victoire dont il avait honoré ceux, qui combattaient pour lui, dans laquelle il avait illustré le roi et les siens, élevé au dessus de toutes choses la majesté de son saint nom, purgé en partie son église de ceux qui la souillaient, et fait jouir son glorieux martyr, le comte, de la pieuse vénération des bons et des prières de ses fidèles, qui osèrent alors le pleurer pour la première fois. 64. Alors enfin il fut permis pour la première fois à Frumold le jeune, après de longs et ardents désirs, d'offrir à Dieu des vœux pour le salut de son seigneur comte, de lui faire un sacrifice de ses larmes et de la contrition de son cœur, et de jouir de la vue du lieu où son seigneur reposait enseveli. Il prépara alors pour la première fois des funérailles à son seigneur, qu'il n'avait pu voir enseveli pendant si longtemps, c'est-à-dire, pendant quarante-quatre jours. Il ne put voir son corps mais seulement son sépulcre ; il conjurait Dieu par une prière de bouche et de cœur que, vivant avec les chefs fidèles et les souverains princes de son église actuelle, au jour de la résurrection générale, il lui fût accordé de voir son seigneur le prince Charles, élevé dans une double gloire, de demeurer avec lui, et de jouir éternellement avec lui de la contemplation de la Sainte Trinité. Il regarda aussi comme une grande faveur qu'il lui fût permis de pleurer la mort de son seigneur auprès de son tombeau, de déplorer la ruine de toute sa patrie et de porter l'hommage de son affection aux restes de celui qu'il avait chéri vivant et qui avait été trahi par ses serviteurs. Il ne fit pas tout cela sans répandre beaucoup de larmes. O Dieu, que de vœux adressés par tes fidèles tu daignas recevoir en ce jour! L'interruption qu'avait subie le culte divin dans cette église fut bien compensée alors par la grandeur et le nombre de ces justes prières. Il y avait près de la tête du comte un cierge ardent que les traîtres y avaient mis en l'honneur et vénération de leur seigneur. Dès que les assaillants s'étaient précipités dans l'église sur les assiégés, ceux-ci, poussant un cri en fuyant, avaient quitté la défense de la brèche du bélier et celle des portes et du haut de leur fort. Les plus médians d'entre eux ayant embrasé la tour pour se défendre, résistaient sur l'escalier à ceux qui les poursuivaient. Les chevaliers très chrétiens du roi de France poursuivant leur victoire, se hâtèrent d'obstruer l'escalier avec des pierres, du bois, des coffres, des poutres et d'autres objets embarrassants, afin qu'aucun des assiégés ne pût se retirer dans la tribune où reposait le comte. Le roi étant monté dans l'église pour pleurer la mort de son neveu Charles, plaça une garde pour surveiller attentivement la tour. Les chevaliers du roi, veillant alternativement, gardaient la tour et les assiégés; tout ce qu'on trouva dans la tribune de bon à être enlevé devint la proie de tous. Enfin les chanoines de l'église, montant du chœur dans la tribune par des échelles, établirent quelques-uns des frères pour veiller chaque nuit auprès du sépulcre du comte. Comme tout avait été brisé dans l'église et que rien n'était resté dans son premier état, ils jetèrent leurs regards autour d'eux et virent que, sous la garde de Dieu, les autels et les tables des autels étaient demeurés intacts, les frères remplis de joie obtinrent tout ce qu'ils eurent dans la suite, non par leur droit ou par leur mérite, mais par le seul don de Dieu. Le Seigneur finit donc ce jour par la fin de ses ennemis et le triomphe de ses fidèles, glorifiant la renommée de sa puissance jusqu'aux confins de l'Univers. Cependant les assiégés ne cessaient de placer des sentinelles dans leur tour, de sonner du cor comme si quelqu'un leur eût encore rendu obéissance, et d'agir arrogamment dans une si dure extrémité, sans reconnaître l'excès de leur misère; car ils avaient été abandonnés à leur sens réprouvé. Tout ce qu'ils firent donc dans la suite ne put avoir l'approbation de Dieu ni des hommes, tout fut odieux et rejeté. 65. Le vendredi 15 avril, les bourgeois, prosternés à terre, s'assemblèrent en présence du roi, et adorèrent sa majesté, afin qu'en raison de leurs prières et de leurs services, il permît au jeune Robert de quitter les assiégés, et acceptât la légitime justification de son innocence. Le roi consentit à leur demande, sauf l'honneur et le crédit de sa propre personne et des princes du pays, sans le conseil desquels il avait résolu de ne rien faire au sujet du jeune Robert. Le samedi 16 avril, le châtelain de Gand et Arnoul de Grammont,ayant rassemblé les grands de leur voisinage, vinrent vers le roi implorer instamment la délivrance du jeune Robert. Le roi leur dit qu'il ne pouvait avec honneur les satisfaire en rien sans le conseil commun des princes ; qu'autrement il agirait contre sa foi et son serment. [15] CHAPITRE XV. Réception du nouveau comte à Saint-Omer. —Généalogie de la famille de Baudouin, comte de Lille. — Que la famille du prévôt Bertulphe s'était rendue infâme par l'homicide et l'adultère. 66. Le dimanche 17 avril, fut le jour de la résurrection du bon Pasteur; on annonça au roi que le nouveau comte de Flandre avait été reçu gracieusement et avec honneur à Saint-Omer, selon la coutume des comtes du pays ses prédécesseurs. Les jeunes garçons étaient venus au-devant de lui, portant des arcs et des flèches; agiles et lestes, ils marchaient par bataillons, comme pour livrer combat, ceints et prêts, les cordes tendues, à attaquer le comte et les siens à coups de flèches s'il le fallait. En voyant arriver ces jeunes garçons, le comte et les siens demandèrent par un messager ce qu'ils lui voulaient, et ils crièrent au comte: « Il est de notre droit d'obtenir de toi le bénéfice que les enfants de nos ancêtres ont toujours obtenu de tes prédécesseurs, de pouvoir, aux fêtes des Saints et dans l'été, errer en liberté dans a les bois, y prendre des oiseaux, chasser à l'arc les écureuils et les renards, et nous exercer de la sorte aux récréations de notre âge. Ces choses nous ont été permises jusqu'à présent, et nous voulons qu'une permission de toi confirme la liberté accoutumée de nos jeux. » A la suite marchaient les citoyens en armes qui attendaient le retour de leurs enfants et l'arrivée du nouveau comte. Le comte Guillaume qui n'était encore que dans l'âge de la jeunesse, et sortait à peine de l'enfance, leur permit ces exercices avec plaisir, et, applaudissant et prenant part à leurs jeux, il saisit leur bannière et badina avec eux. Ils commençaient à lui chanter des louanges et à danser en criant, lorsque les citoyens, regardant de loin, aperçurent le comte, reçu solennellement par les jeunes garçons, et qui s'avançait vers eux au milieu des applaudissements et d'un pacifique respect. Le comte et le peuple s'étant réunis, le clergé vint en procession à sa rencontre avec de l'encens et des cierges, comme c'est la coutume à la réception des nouveaux comtes; et faisant retentir les airs de cris de joie et de symphonies mélodieuses, ils le reçurent au milieu des acclamations de tous les citoyens, et le conduisirent solennellement au son de ces mêmes symphonies jusque dans l'église. Le comte élu catholiquement offrit pieusement à Dieu la prière qu'il lui devait, et le peuple et le clergé prièrent aussi que Dieu conduisît et protégeât son règne en telle sorte que désormais, vivant en paix, on rendit au comte et à Dieu ce qui leur appartenait. Après la réception ils lui firent hommage et serments. Il était venu à Saint-Omer de la ville de Thérouanne. 67. Dans ce temps, Hugues Champ d'Avoine et Gautier de Frorersdele livrèrent un assaut au château d'Aire, où le comte bâtard Guillaume d'Ypres s'était retiré avec les siens. Il avait fortifié l'endroit et le château, s'était emparé du comté, et avait pris par force plusieurs châteaux et lieux fortifiés de Flandre, le château d'Ypres, la ville de Formeselle, les châteaux de Cassel, de Furnes, d'Aire, et tous les lieux environnants, le château de Bergues, etc. Il était bâtard de la race des comtes, et avait cru, par ce lien de parenté, obtenir le comté. Hugues et Gautier renversèrent deux chevaliers dudit prince, et gagnèrent dans le combat cinq chevaux. Dans le même temps, Baudouin d'Alost et Razon assiégeaient, avec une très forte armée de gens de Gand, le château d'Oudenarde, dans lequel s'était retranché avec les siens le comte de Mons, pour envahir le royaume de Flandre qui lui appartenait à plus juste titre, par droit de parenté. 68. Car, pour reprendre d'un peu plus haut l'origine des comtes, le comte Baudouin-le-Barbu avait été la souche de tous les comtes ses successeurs. Lorsqu'il mourut, il fut enseveli à Lille; il avait deux fils, Baudouin et Robert, qui, à sa mort, héritèrent de la terre de Flandre. Leur père, pendant qu'il vivait, leur ordonna à tous deux de se marier, il fit prendre pour femme à Baudouin, dans le Hainaut, Richilde, comtesse de Mons, qui lui donna deux fils; l'un fut appelé Baudouin et l'autre Arnoul.Robert se maria à Gertrude, comtesse de Hollande, dont il eut l'abbesse de Messineet Gertrude, mère de Simon et de Gérard, et qui, épousant le duc Thierri, devint duchesse d'Alsace. Il engendra aussi Adèle, mère du comte Charles, qui, divorcée d'avec son premier mari, se maria au duc de Salerne. Son premier mari, Cnution, premier roi de la Dacie, ayant été aussi trahi par les siens, assassiné dans une église, et mort pour la justice, jouit avec les Saints du rang de martyr. Pendant sa vie, ce premier père, Baudouin-le-Barbu, avait étendu ses fils, l'un à gauche et l'autre à droite, comme deux ailes pour voler par tous les pays qui lui appartenaient. Il gouvernait seul le milieu, c'est-à-dire la Flandre. 69. Lorsqu'il fut mort, plein de bons jours, son fils Baudouin, comte de Mons, devenu vieux, prit possession du comté de Flandre, avec sa femme Richilde. Craignant d'être inquiété ou trahi par sort frère Robert ou par ses fils, il réclama d'eux hommage et serment. Dans un conseil qu'il eut avec ses grands, il fut décidé comme utile au bien du pays qu'il manderait son frère Robert, comte Aquatique, et convoquerait à Bruges sa cour, où se réuniraient les pairs et les barons de tout le comté. En présence de tous ceux-ci, il proféra ces paroles: « Moi, Baudouin, comte de Flandre, voulant pour l'avenir pourvoir aux intérêts de la patrie et de mes enfants, de peur que mes fils et les habitants de ma terre n'éprouvent, par ruse et trahison, quelque injure ou quelque usurpation de la part de mon frère, je prie et somme mon frère Robert, comte Aquatique, de jurer à mes fils foi et serment, afin qu'après ma mort il ne leur fasse pas quelque violence ou quelque ruse, par fraude ou fourberie; en sa personne, il jurera et tiendra de son vivant, du mieux qu'il pourra, sa foi à mes fils, ses neveux, et je lui ferai, à cette condition, beaucoup de dons et des présents. » Le serment fut prêté dans l'église de Saint-Donatien à Bruges, sur les nombreuses reliques des Saints, que le comte Baudouin avait fait apporter, en présence de tous les pairs et les princes de la terre, et le comte Robert s’en retourna, après avoir reçu des présents. Baudouin, mari de Richilde, étant mort à Bruges, son fils Arnoul, à qui la terre appartenait, lorsque sa mère s'en fut retournée vers Mons et les pays avoisinants, y demeura dans les environs de Cassel, Saint-Omer et autres lieux. Ce jeune homme n'avait pas encore pris les armes, mais il montrait déjà les vertus guerrières. Robert, comte de Hollande, ayant appris que le pays était laissé à ses neveux encore en bas âge, et que leur mère s'était éloignée du pays de Bruges, eut par là l'occasion favorable de les trahir. Il envoya secrètement et artificieusement vers les princes et les grands de son voisinage aux environs de la mer, c'est-à-dire à Isendica, Ostbourg, Redenburg et Bruges, et vers les Flamands du bord de la mer, et se les attacha par des récompenses et des promesses, afin d'obtenir par leur moyen la possession du pays et de chasser ses neveux, que leur jeune âge rendait encore incapables de gouverner. Il avait dans sa maison un certain clerc qui fut l'agent de cette trahison. Comme on le voyait venir souvent à Bruges et dans le voisinage de la Flandre, le bruit commença à se répandre que ce clerc était un agent de trahison. Alors ayant recours à la ruse, lorsqu'il revint de nouveau dans un autre temps rapporter aux princes les messages de son seigneur, il feignit d'être aveugle, et, les mains étendues et tâtonnant avec un bâton, il se fit conduire par un guide. Ainsi aveugle de cœur et d'yeux, il accomplît la trahison de mort et de cécité. Le comte de Hollande ayant donc gagné les esprits des princes de la terre et obtenu d'eux foi et serment, monta sur une flotte avec une troupe d'hommes d'armes, et débarqua sans qu'on le sût en Flandre. Ayant convoqué secrètement les traîtres, ils convinrent avec leurs complices que, pour signal, ils mettraient le feu à une maison dans un lieu nommé Clipelle, et que la lueur des flammes les avertirait de s'assembler. S'étant tous réunis à ce signal, leur troupe fut nombreuse et forte, et alors ils marchèrent ouvertement, poursuivant le jeune Arnoul qui, ignorant ce qui se passait, était alors dans Cassel avec quelques hommes, complices aussi de la trahison, et qui engagèrent leur jeune maître à faire la guerre à son perfide oncle, lui promettant la victoire puisque sa résistance était juste. Le jeune Arnoul donc, excité à combattre, s'avança avec ses chevaliers en très petit nombre, et dans le désordre même du combat, ses serviteurs qui l'avaient armé, et savaient par où ses armes le laissaient à découvert, comme s'ils eussent été des étrangers et tout autre chose que des serviteurs, renversèrent leur jeune seigneur et l'égorgèrent avec leurs épées. Leur maître assassiné, de tous ceux qui avaient combattu pour son parti, les uns se mirent à fuir et les autres furent tués et expirèrent sur-le-champ de bataille même; d'autres blessés mortellement ne tardèrent pas à rendre le dernier soupir. Il y en eut un grand nombre de tués, de blessés et de pris. Sans inquiétude sur l'ennemi, comme le comte Robert parcourait son armée, un certain Wilfrid Rabel, qui était jusque-là demeuré fidèle au jeune comte et ignorait sa mort, s'empara, par son courage et au moyen des gens qui raccompagnaient, du perfide Robert, et le jeta en captivité. Le tumulte de ce jour apaisé, tous les pairs du pays se réunirent, et, assiégeant de toutes parts ce châtelain Wilfrid dans Saint-Omer, ils le forcèrent de leur rendre le comte Robert, et celui-ci leur ayant été rendu, ils le créèrent comte du pays. Baudouin, frère du jeune Arnoul ainsi assassiné, lui survécut et laissa après lui deux héritiers, de la race desquels était ce jeune comte de Mons, brave chevalier et ayant droit à prétendre à la possession du pays de Flandre. Lorsqu'il apprit le meurtre du comte Charles, il réclama toute la Flandre comme son patrimoine par droit d'héritage. Il fit tout ce qu'il put; mais pour notre nouveau comte, ce qu'il fit était peu de chose. On doit remarquer que sur le fait de cette ancienne trahison, se vérifia la prophétie que le seigneur notre Dieu « punit l'iniquité du père sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. (Deut. V, 9) » 70. Il faut compter le premier ce Robert qui a trahi son neveu; ensuite le fils de ce Robert, dont le corps gît à Arras, le second dans la série des comtes. Après lui, son fils le comte Baudouin, qui repose à Saint-Omer, fut le troisième. Après celui-ci, le quatrième fut le comte Charles, le meilleur de tous les comtes, astre et lumière supérieure, par le meurtre et le martyre duquel Dieu termina la vengeance et la punition de l'ancienne trahison, et fit participer au repos des Saints ce prince assassiné, pour le salut de sa patrie, dans le même lieu où il avait autrefois reçu les serments de fidélité. Par cette seconde trahison, Dieu vengea l'ancienne et reçut aussitôt parmi les saints martyrs celui qui mourait pour la justice. Après que ce comte Robert, qui avait fait périr son neveu, se fut mis en possession du comté, il se méfia toujours des traîtres Flamands qui le lui avaient livré, et ne leur donna jamais aucun accès à son conseil. Se voyant méprisés et dédaignés par leur comte, ils conçurent entre eux le projet de le tuer par ruse et de mettra à sa place Baudouin, frère du jeune Arnoul qui avait été trahi. Ce dessein était juste, car Baudouin avait, à l'héritage de Flandre, un droit plus légitime; ils s'assemblèrent de nouveau comme autrefois dans un lieu désert et délibérèrent la mort de leur seigneur. Comme après avoir choisi une occasion favorable de le faire périr ils s'en retournaient, un des chevaliers, qui avait été présent à la conjuration, alla se jeter aux pieds du comte et accusa les autres complices de cette abominable trahison, par laquelle ils avaient conspiré sa mort, ils furent provoqués au combat, appelés par le comte, et, convaincus du crime, les uns eurent la tête tranchée, les autres furent condamnés à l'exil et plusieurs furent proscrits. Si ces détails véritablement peu importants sont dignes d'être écrits, ce n'est que pour faire admirer comment, jusqu'à la quatrième ou la troisième génération, Dieu a vengé sur la postérité des traîtres et par de nouveaux désastres une ancienne trahison. 71. Je trouve à propos de faire connaître aussi d'un peu plus haut l'origine de la famille du prévôt et de ses neveux. Boldran fut châtelain à Bruges, et eut pour femme Dedda ou Duva. Il avait pour homme et vassal un chevalier nommé Erembald, né à Furnes. Une expédition ayant été commandée aux Flamands, on alla à cheval et sur des vaisseaux, pour la défense de la patrie, jusqu'à l'endroit où elle était attaquée. Comme on passait l'Escaut sur des vaisseaux, le châtelain Boldran, son chevalier Erembald, celui des siens en qui il avait le plus de confiance, et plusieurs autres avaient revêtu leurs cuirasses et se tenaient prêts à combattre; la nuit vint et ils jetèrent l'ancre au milieu du fleuve pour attendre le jour. Mais ledit Erembald abusait souvent par adultère de la femme de son seigneur châtelain. Cette femme adultère avait, dit-on, promis à son criminel amant de lui donner le vicomtat,] si par hasard son mari mourait promptement; c'est pourquoi cet adultère méditait toujours la mort de son seigneur. Au milieu du silence de la nuit, comme le châtelain s'était mis à pisser au bord du vaisseau, Erembald, arrivant par derrière lui, précipita son seigneur hors du vaisseau dans la profondeur du torrent. Cela se passa pendant le sommeil des autres, et personne, excepté l'adultère, ne savait ce qu'était devenu le châtelain, qui avait péri sans enfants. Erembald retourna donc, épousa son adultère, et par le moyen de ses richesses acheta le vicomtat de son seigneur. Il eut de cette femme le prévôt Bertulphe, Haket, Wilfrid Knop, Lambert Nappin, père de Bouchard, et Robert qui fut châtelain après lui en second lieu ; après ledit Robert, son fils, le châtelain Gautier hérita on troisième lieu du vicomtat; après celui-ci, Haket fut châtelain, et ce fut dans son temps que le comte Charles fut assassiné; en lui au quatrième degré, l'ancienne chute de Boldran fut punie sur sa descendance, par la chute qu'ils firent eux-mêmes, précipités du haut des tours de la maison du comte à Bruges ; et peut-être, par l'ordre de Dieu, les péchés de leurs pères furent-ils punis sur eux, comme on lit dans l'Exode, où Dieu dit à Moïse au trente-quatrième chapitre, dans lequel il donne des lois au monde: « Je suis le Seigneur votre Dieu, un Dieu jaloux qui punit l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la troisième et quatrième génération de ceux qui me haïssent. » 72. Revenons au récit de ce qui se passa à Oudenarde. Le comte de Mons, avec les bourgeois et les chevaliers de cette ville, se précipita avec impétuosité sur les gens de Garni, et, les ayant mis en fuite, il tua les uns, blessa les autres, et en prit un grand nombre. La plupart de ceux qui prirent la fuite se noyèrent dans les flots, car ils étaient, venus au siège sur une flotte. Le comte et les siens étaient donc vainqueurs en ce pays, il s’empara aussi d'un château nommé Nienhoven, et y mit des gardes habiles et courageux. Ce même jour à Bruges, un homme d'armes s'échappa de la tour au moyen d'une corde. Ayant été aussitôt saisi on l'entraîna dans un cachot, où, une fois entré, il attendit bien malgré lui le jour de sa mort. [16] CHAPITRE XVI. Les assiégés se rendent. —Réconciliation de l'église de Saint-Donatien. — Prise d'Ypres. 73. Le lundi 18 avril, nos citoyens se jetèrent de nouveau aux genoux du roi, et le supplièrent pour la délivrance de Robert. Mais le roi, indigné de se voir tant de fois persécuté de leurs demandes, les méprisa. Dans son courroux, il ordonna à ses serviteurs d'aller promptement abattre la tour avec des instruments de fer ; aussitôt, avec des instruments de fer, ils démolirent la tour par le bas. A la vue de ces travaux, une terreur mortelle s'empara des assiégés, au point que, frappés d'une stupeur excessive, ils étaient dégoûtés du boire et du manger, et que tous leurs sens étaient dans l'engourdissement et la langueur. Exténués de faim et de soif, quoiqu'ils eussent suffisamment de quoi se sustenter, ils invoquaient ceux qu'ils voyaient au dehors parcourir la cour du château, et qui attendaient la ruine de la tour déjà démolie en partie. Ils brûlaient d'une soif ardente, et languissaient de faim et de besoin ; et il arriva, par l'ordre admirable de Dieu, que le vin pour ces traîtres devenait aigre, sans saveur et d'un goût infect quand ils l'avaient bu et avalé, le froment et le pain sentaient le pourri, et l'eau d'un goût insipide ne leur servait à rien, en sorte que dégoûtés de ce goût et de cette odeur de pourriture, ils expiraient presque de faim et de soif. Pressés donc par cette disette, ils demandèrent la permission de sortir de la tour, et de se retirer dans un lieu quelconque que leur assigneraient les princes. Ceux qui démolissaient la tour en avaient déjà fait crouler les marches, et à peine en restait-il quelques-unes qui, bientôt abattues, devaient amener la chute et la ruine terrible de l'édifice. 74. Le mardi 19 avril, les assiégés s'aperçurent que la plus grande partie de la tour était déjà démolie, et qu'ils étaient menacés de sa ruine. Car, à chaque coup que frappaient les marteaux, ils en ressentaient le contrecoup et la secousse au haut de la tour qui tremblait et chancelait déjà. Saisis d'une frayeur extrême, ils formèrent le dessein de se remettre en la puissance du roi avant d'être écrasés et étouffés sous la chute de la tour. Robert l’Enfantcria que lui et ses complices se rendraient au roi, sous la condition cependant que Robert ne serait pas gardé comme les autres dans un cachot. Les princes ayant tenu conseil à ce sujet, le roi accorda aux assiégés, selon leur demande, la liberté de sortir, parce qu'il était plus avantageux qu'ils se rendissent d'eux-mêmes, sans exposer les assiégeants et ceux qui sapaient la tour au danger de sa chute. Ils sortirent donc un à un jusqu'au nombre de vingt-sept, du côté donnant sur la maison du prévôt, par la fenêtre oblique des degrés de la tour. Quelques-uns, d'une trop grande corpulence, se laissèrent glisser par une corde de la grande fenêtre de la tour. Robert l’Enfant fut confié à la garde des chevaliers du roi dans la chambre la plus élevée de la maison du comte; mais tous les autres furent plongés dans un cachot. Enfin le roi, voulant faire quelque chose de grand pour nos citoyens, remit entre leurs mains Robert lié et enchaîné, à condition qu'ils le rendraient ensuite au roi et au comte pour lui faire subir le jugement des princes. Les citoyens reçurent comme un don considérable, en leur garde et sous la condition rapportée ci-dessus, ce jeune homme sortant de l'adolescence. 75. Nous devons remarquer ici comment Dieu réduisit à peu de chose la famille et la demeure de ces traîtres. Avant leurs forfaits étaient morts les plus forts et les meilleurs de leur race, dont il serait trop long de désigner les noms. Enfin ceux-ci demeurèrent, les pires de tous, par le moyen, desquels fut consommée la justice de Dieu, la trahison accomplie, la patrie désolée, le pays livré au pillage, et les mains de tous armées contre tous. Comme ils s'imaginaient que tout ce qu'ils avaient fait traîtreusement demeurerait impuni, et qu'aucun homme n'oserait exercer de vengeance contre eux, elle fut laissée à Dieu seul qui les pressa aussitôt, les frappa de terreur, au point qu'ils n'osaient plus sortir de notre ville, et qu'ils résolurent de fortifier et d'entourer de fossés nos maisons et notre cité, ainsi que nous lavons rapporté plus haut. Huit jours après la mort du comte, ils furent assiégés et renfermés dans le château; ensuite, lorsque le château fut envahi par les nôtres, ils furent repousses dans la tour et resserrés davantage, plongés de là dans un cachot, ils furent tellement resserrés qu'ils ne pouvaient tous s'asseoir, et que trois ou quatre au moins étaient obligés de se tenir debout. Les ténèbres, la chaleur, la puanteur, la sueur les infectaient, et ils étaient tourmentés par l'horreur d'une vie désespérée, et la crainte d'une mort prochaine qui les couvrirait d'ignominie. C'eût été les traiter avec bonté, et leur faire un présent très miséricordieux que de leur permettre de mourir comme les voleurs et les brigands, pendus à un gibet. Comme ils se préparaient à sortir de la tour, un des jeunes gens, ayant jeté son épée, voulut sauter par la plus haute fenêtre de la tour, et prit son élan pour se dérober par la fuite. Se sentant condamné par l'état criminel de sa conscience, et fort de son courage, il se préparait à regagner ainsi la liberté. Mais les autres le retinrent au moment où il voulait s'élancer, et il fut obligé d'aller avec eux dans le cachot. Un grand nombre de nos citoyens, à la vue du danger qu'avait couru ce jeune homme et de la misère des prisonniers, répandaient des larmes, ne pouvant sans pleurer voir conduire dans un cachot leurs seigneurs prisonniers. Ces malheureux sortirent enfin pâles, portant empreint sur le visage le signe de leur trahison, et défigurés par la pâleur et par la famine. Au moment où ils sortaient, un nombre infini de chevaliers se répandirent dans la tour, et enlevèrent pour butin tout ce qu'ils y trouvèrent. Au milieu du tumulte occasionné par nos citoyens qui couraient çà et là dans la tour, un coterel nommé Benkin, s'étant laissé glisser de la tour à terre par une corde, s'échappa et se cacha où il put jusqu'à ce que, pendant la nuit, il passa dans une île de la mer nommée Wilpen. Tous le cherchaient et croyaient qu'il s'était caché dans les égouts et dans les lieux immondes. Dans l'espoir d'acquérir du gain et de trouver le trésor du comte, presque tous ceux qui étaient alors présents au siège s'efforçaient de monter dans la tour. Alors le châtelain Gervais plaça ses chevaliers en dedans pour empêcher ceux qui faisaient du tumulte et qui voulaient monter. Il s'empara du vin des traîtres qui était très bon, et même du vin cuit qui appartenait au comte. On trouva aussi des tranches de lard, vingt-deux mesures de fromage, des légumes, de la farine de froment, d'excellents outils en fer pour cuire le pain, et tous les meubles et les vases excellents dont les traîtres se servaient: mais on ne trouva rien du trésor du comte. 76. Le mercredi 20 avril, le roi alla à Redenbourg pour examiner la situation du lieu et la manière dont s'était fortifié Lambert, qui, accusé du crime de trahison, avait été assiégé. Ce jour-là Dieu rajeunit le monde autour de nous par l'éclat du soleil et la légèreté de l’air, parce qu'il avait chassé du lieu saint les traîtres qui souillaient son église, et les avait renfermés dans une prison. Les frères de l'église, joyeux des bienfaits que leur avait accordés la grâce divine, lavèrent, par toute sorte d'ablutions, les pavés, les parois et les autels du temple, et ne laissèrent rien qu'ils n'eussent nettoyé, ils rétablirent les marches qui avaient été détachées, et, comme s'ils renouvelaient l'église, ils l'ornèrent de nouveaux ustensiles et de nouvelles structures. Le jeudi 21 avril, on fit coudre une peau de cerf pour y mettre le corps du comte, et on fit aussi une bière pour l'y placer et l'y renfermer. 77. Le vendredi 22 avril, sept semaines après la première sépulture du comte, on détruisit le tombeau qu'on lui avait construit dans le clocher, et on lava respectueusement son corps avec des parfums, de l'encens et des odeurs, car les frères de cette église croyaient que le corps du comte avait déjà mauvaise odeur, et que personne n'en pourrait soutenir la puanteur, parce qu'il était demeuré dans le sépulcre sept semaines depuis la sépulture qu'il avait reçue dans la tribune. Ils ordonnèrent donc qu'au moment où on enlèverait le corps du tombeau, on fit du feu tout auprès, et qu'on y jetât des parfums et de l'encens, afin que la vertu de cette odeur salutaire chassât la puanteur qui s'exhalerait du corps. Lorsque la pierre fut levée on ne sentit aucune odeur: alors on enveloppa le corps dans la peau de cerf, et on le mit dans un cercueil au milieu du chœur. Le roi, entouré de la multitude des citoyens et de tous les autres, attendit dans l'église que l'évêque,accompagné de trois abbés de l'église de Saint-Christophe, et avec toute la procession du clergé et les reliques de Saint-Donatien, Saint-Basile, Saint-Maxime, vinssent au devant du mort et de lui, sur le pont du château, et emportassent le saint corps au milieu des larmes et des soupirs dans cette même église de Saint-Christophe. Là l'évêque, avec tout le chœur des prêtres, célébra la messe des morts pour le salut de l'âme du bon comte. Ce jour-là on prit Benkin le coterel, et, attaché à une roue fixée à un mât, il perdit la vie en spectacle à tout le monde. Ce fut auprès des arènes qu'il périt misérablement par le supplice qu'il avait mérité. 78. Samedi 23 avril, le roi et les princes ordonnèrent par un édit à tous les citoyens de marcher vers Ypres et Staden, et de s'apprêter à en faire le siège. Le dimanche 24 avril, eut lieu la consécration de l'église du Saint-Sauveur à Bruges; car un incendie avait brûlé cette église et détruit ses autels. Le lundi 25 avril, comme les autels de l'église de Saint-Donatien n'étaient pas détruits, l’évêque célébra de grand matin la réconciliation de l'église. Ensuite, le roi et le peuple, précédés de l'évêque, des abbés et de tout le clergé de l'endroit, s'avancèrent vers l'église de Saint-Christophe, et ayant rapporté le corps du saint comte Charles, notre seigneur et père, dans l'église de Saint-Donatien, ils le confièrent avec solennité à la garde de Dieu, au milieu du chœur, et le renfermèrent avec respect dans la tombe. Les funérailles ayant été faites avec pompe, le roi et l'évêque élevèrent Roger à la prélature, et le créèrent prévôt du chapitre de cette église. Ce même jour, le roi et notre châtelain Gervais marchèrent avec une grande armée et avec nos citoyens vers Ypres et Staden. C'était le jour de la fête de Saint Marc l'évangéliste. Il faut remarquer que Dieu fit ce jour-là à l'église de Saint-Donatien trois dons très considérables; il daigna se réconcilier cette église; il permit qu'on y gardât le corps du bon comte, et il lui accorda Roger pour prévôt. 79. Le mardi 26 avril, le roi et le comte assiégèrent Ypres avec une grande armée; un combat opiniâtre s'engagea entre les deux armées, et le comte Guillaume combattit à une des portes, avec trois cents chevaliers, contre le nouveau comte. Les méchants habitants d'Ypres, ayant conclu séparément un traité avec le roi dans une autre partie de la ville, y introduisirent le roi et son immense armée ; ceux-ci se précipitèrent dans la ville inopinément avec de grands cris, et mettant le feu aux maisons, ils se livraient au pillage, lorsque le bâtard comte Guillaume s'avança contre les pillards, ignorant que son château était livré, et qu'il était trahi lui et les siens. Le roi et le comte le prirent donc, et l'envoyèrent captif à Lille pour y être gardé. Beaucoup de gens, après la mort du comte Charles, s'étaient rendus auprès de Guillaume, comme les chapelains, officiers stipendiés et serviteurs de la maison ordinaire du comte, parce que ce bâtard comte d’Ypres était issu de la race de nos comtes. Les gens de Furnes aussi combattaient avec lui, parce que s'il s'était soutenu dans le comté, ils auraient pu, par ses forces et sa puissance, détruire leurs ennemis. Mais comme Dieu frappe les esprits des méchants, il leur arriva le contraire, car leurs ennemis ayant appris que Guillaume d'Ypres avait été fait prisonnier, firent une incursion dans leurs propriétés, leurs maisons et leurs domaines, et détruisirent par le feu et le fer tous les biens de ceux qu'ils haïssaient. Ce ne fut pas assez pour ces malheureux d'être pris, il fallut aussi qu'ils éprouvassent la perte de leurs biens. Dieu poursuivait donc à la guerre et chez eux les traîtres qui avaient conspiré, avec leur comte d'Ypres, la mort du seigneur et protecteur du pays. Tout ce que possédait Guillaume d'Ypres tomba entre les mains de notre comte, qui fit prisonniers ses chevaliers et en chassa plusieurs du pays. Les nôtres remportèrent, ainsi la victoire, et s'en retournèrent avec des applaudissements, et chargés d'un énorme butin.