[1,0] HISTOIRE DES CROISADES. PRÉFACE. C'est un agrément pour les vivants et un avantage pour les morts, que la lecture des actions des hommes courageux, surtout de ceux qui combattent pour Dieu, ou lorsque conservées dans le magasin de la mémoire, elles sont sagement racontées au milieu des fidèles: car ceux qui vivent sur la terre, en apprenant les pieuses entreprises des fidèles qui les ont précédés, et comment méprisant les honneurs du monde, ils ont abandonné leurs parents, leurs femmes et leurs biens, quels qu'ils fussent, pour s'attacher à Dieu et le suivre selon le précepte de l'Evangile, sont animés envers Dieu, par son inspiration, d'une affection et d'une componction plus ardentes. Quant à ceux qui sont morts dans le Seigneur, c'est pour eux un très-grand avantage, en ce que les fidèles, au récit de leurs louables et pieux travaux, bénissent leur ame, et par charité, qu'ils les connaissent ou non, distribuent pour eux des aumônes avec des oraisons. C'est pourquoi, excité par quelques-uns de mes compagnons, je me décidai un jour à rédiger, ou mettre soigneusement en ordre l'histoire des illustres actions des Français en l'honneur du Seigneur, lorsque par l'ordre de Dieu ils firent en armes le pélerinage de Jérusalem: je rapporte en style grossier, il est vrai, mais véridique, comme je peux, et de la manière dont je l'ai vu de mes propres yeux, tout ce que j'ai jugé digne d'être transmis à la mémoire. Quoique je n'ose comparer ces travaux aux travaux supérieurs du peuple Israélite, des Macchabées, ou de plusieurs autres que Dieu a illustrés par de si fréquents et si magnifiques miracles, je ne les crois cependant pas bien au dessous d'eux, car on y reconnaît un grand nombre de miracles opérés par Dieu même, et que j'ai pris soin de rapporter; et même en quoi différent des Israélites ou des Macchabées ceux que nous avons vus, soit dans leur pays ou dans des régions lointaines, se laisser, pour l'amour du Christ, démembrer, crucifier, écorcher, percer de flèches ou mettre en pièces, et périr par divers genres de martyre sans pouvoir être vaincus, ni par menaces ni par caresses? Bien plus, si le glaive des bourreaux n'eût été fatigué, un grand nombre des nôtres, par amour pour le Christ, n'auraient pas refusé la mort! O combien de milliers de martyrs expirèrent dans cette expédition par une heureuse mort! Quel est donc le cœur de roc, qui, au récit de ces faits de Dieu, ne se répand pas en pieux soupirs, et n'éclate pas en louanges du Seigneur? Qui pourrait ne pas admirer comment nous, peuple de rien, au milieu de tant de royaumes ennemis, nous avons pu non seulement leur résister, mais même exister? Qui a jamais entendu parler de telles choses? D'un côté l'Egypte et l'Ethiopie; d'un autre côté l'Arabie, la Chaldée, la Syrie; par ici l'Assyrie et la Médie; par là le pays des Parthes et la Mésopotamie; de ce côté la Perse et la Scythie. Une vaste mer nous séparait de la Chrétienté et nous renfermait, si Dieu l'eût permis, entre les mains de nos bourreaux; mais le bras vigoureux de Dieu nous défendait miséricordieusement. Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu! L'histoire qui suit fera connaître la forme et le plan de cet ouvrage, et comment tout le peuple de l'Occident, poussé à entreprendre un si grand voyage, y dévoua volontairement sa tête et ses bras. [1,1] LIVRE I. CHAPITRE PREMIER. Dans l'année 1095 depuis l'Incarnation du Seigneur, lorsque Henri régnait en Allemagne, sous le nom d'empereur, et que le roi Philippe occupait le trône de France, des maux de tout genre, suites inévitables d'une foi chancelante, désolaient toutes les parties de l'Europe. A cette époque Rome avait pour souverain pontife Urbain II, homme distingué par la pureté de sa vie et de ses mœurs, qui constamment mit par dessus tout ses soins à gouverner avec sagesse et fermeté les affaires de la sainte Eglise, et à la porter au plus haut point de splendeur. Ce pontife reconnut bientôt que tous, tant clergé que peuple, foulaient outrageusement aux pieds la foi chrétienne; que les grands de la terre toujours en armes, et dont tantôt les uns, tantôt les autres se faisaient de cruelles guerres, bannissaient la paix de partout, et pillaient tour à tour les biens de la terre; qu'une foule de gens enfin, chargés injustement de fers, réduits en captivité, et barbarement précipités dans les plus noirs cachots, étaient contraints de se racheter à un prix exorbitant, ou que torturés triplement dans leur prison par la faim, la soif et le froid, ils y périssaient d'une mort lente et ignorée: il vit encore les lieux saints violés, les monastères et leurs métairies brûlées, nul mortel épargné, et les choses tant divines qu'humaines tournées en dérision: il apprit en outre que les Turcs s'étaient jetés avec une féroce impétuosité sur les provinces intérieures de la Romanie, les avaient conquises sur les Chrétiens, et soumises à leur joug funeste. Alors ému d'une pieuse compassion, excité par son amour pour Dieu et sa soumission à sa volonté, il passe les Alpes, descend dans les Gaules, envoie de tous côtés des députés indiquer, dans les formes compétentes, la tenue d'un concile en Auvergne, et ordonne qu'il se rassemble dans la cité qui porte le nom de Clermont. Il s'y trouva trois cent dix évêques ou abbés portant la crosse, et députés par les Eglises. Les ayant donc, au jour fixé d'avance, appelés tous auprès de lui, Urbain s'empressa de leur faire connaître dans une allocution pleine de douceur le but de cette réunion. En effet, digne interprète de la voix plaintive de l'Eglise éplorée, il poussa de profonds gémissements, fit aux Pères du concile une longue peinture des nombreux et divers orages qui, comme on l'a détaillé plus haut, agitaient le monde, depuis que toute foi y était détruite, et finit par les supplier instamment et les exhorter tous à reprendre le courage de la véritable foi, à déployer une vive sollicitude et une mâle ardeur, pour renverser les machinations de Satan, et à réunir leurs efforts, afin de relever et rétablir dans son ancienne gloire la puissance de la sainte Eglise, si cruellement affaiblie par les méchants. «Très chers frères, leur dit-il, moi Urbain, revêtu par la permission de Dieu de la thiare apostolique, et suprême pontife de toute la terre, obéissant à l'urgente nécessité des circonstances, je suis descendu dans les Gaules, et venu vers vous, les serviteurs du Très-Haut, comme chargé de vous apporter les avertissements du ciel. Ceux que j'ai cru les fidèles exécuteurs des ordres du Seigneur, je souhaite qu'ils se montrent tels franchement, et sans se laisser entraîner à aucune honteuse dissimulation. Que s'il se trouvait parmi vous quelque défectuosité ou difformité en opposition avec la loi de Dieu, j'écarterai, par esprit même de justice, toute modération, et, assisté du secours d'en haut, je mettrai mes soins les plus empressés à faire disparaître ces imperfections. Le Seigneur, en effet, vous a institués les dispensateurs de sa parole envers ses enfants, afin que vous leur distribuiez, suivant les temps, une nourriture relevée par un assaisonnement d'une douce saveur; vous serez heureux si celui qui à la fin vous demandera compte de votre gestion vous reconnaît de fidèles serviteurs. On vous donne aussi le nom de pasteurs; prenez donc garde de ne point vous conduire à la manière des vils mercenaires. Soyez de vrais pasteurs, ayez toujours la houlette à la main, ne vous endormez pas, et veillez de toutes parts sur le troupeau commis à vos soins. Si, par l'effet de votre incurie ou de votre paresse, le loup venait à enlever quelqu'une de vos brebis, vous perdriez certainement la récompense qui vous est préparée dans le sein de notre Seigneur, et d'abord durement torturés par les remords déchirants de vos fautes, vous seriez ensuite cruellement précipités dans les abîmes de la funeste et ténébreuse demeure. Vous êtes, suivant les paroles de l'Evangile, le sel de la terre; que si vous trahissiez votre devoir, on se demande comment la terre pourrait recevoir le sel dont elle a besoin. Oh combien est admirable la distribution de ce sel, dont parle l'Ecriture! Ce qu'il faut que vous fassiez, c'est de corriger, en répandant sur lui le sel de la sagesse, le peuple ignorant et grossier, qui soupire outre toute mesure après les vils plaisirs du monde; prenez garde que, faute de ce sel, ce peuple putréfié par ses péchés n'infecte le Seigneur, lorsqu'un jour le Très-Haut voudra lui adresser la parole. Si, en effet, par suite de votre négligence à vous acquitter de votre mission, Dieu trouve en ce peuple des vers, c'est-à-dire, des péchés, il jetera sur lui un œil de mépris, et ordonnera sur-le-champ qu'on le plonge dans le précipice infernal destiné à recevoir toutes les choses impures. Mais aussi, comme vous ne pourrez lui restituer en bon état ce bien perdu pour lui, il vous condamnera dans sa justice, et vous exilera complétement de l'intimité de son amour. Tout distributeur de ce sel divin doit être prudent, prévoyant, modeste, savant, ami de la paix, observateur éclairé, pieux, juste, équitable, et pur de toute souillure. Comment en effet un homme ignorant, immodeste, impur, pourrait-il rendre les autres savants, modestes et purs? Que si on hait la paix, comment la rétablirait-on parmi les autres? Celui qui aura les mains sales, comment nettoyerait-il les saletés de la corruption des autres? On lit encore dans l'Ecriture, «que si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse.» Ainsi donc, corrigez-vous d'abord vous-mêmes, et montrez-vous au dessus de tout reproche, afin de pouvoir corriger ceux qui vous sont soumis. Voulez-vous être les amis de Dieu, faites librement les choses que vous sentez lui être agréables; veillez principalement à ce que les règles de l'Eglise soient maintenues dans toute leur vigueur, et prenez garde que la simonie hérétique ne prenne en aucune manière racine parmi vous, de peur que vendeurs et acheteurs ne soient également frappés de la verge du Seigneur, chassés des rues, et précipités misérablement dans l'abîme de l'extermination et de la confusion. Conservez fermement l'Eglise, et ceux de tout rang qui lui sont attachés, dans une entière indépendance de toute puissance séculière; exigez que les dîmes de tous les fruits de la terre soient fidèlement payées, comme véritable propriété de Dieu même, et ne souffrez ni qu'on les vende, ni qu'on les retienne; que si quelqu'un ose s'emparer de la personne d'un évêque, qu'il soit mis à tout jamais hors de la loi de l'Eglise. Quant à celui qui ferait prisonniers ou dépouillerait des moines, des clercs, des religieux et leurs serviteurs, ou des pélerins et des marchands, qu'il soit excommunié. Les pillards et incendiaires de maisons, ainsi que leurs complices, qu'on les bannisse de l'Eglise, et qu'on les frappe d'anathème. Il importe en effet d'examiner avec le plus grand soin quelles peines doivent être infligées à ceux qui volent le bien d'autrui, puisque celui qui n'emploie pas en aumônes une partie de son bien propre encourt la damnation de l'enfer. C'est ce qui arrive au mauvais riche, comme le rapporte l'Evangile; il est puni non pour avoir ravi le bien d'autrui, mais pour s'être manqué à lui-même dans l'usage des biens qu'il avait reçus du Ciel. Très-chers frères, ajouta le pape, vous avez vu, assure-t-on, le monde cruellement bouleversé pendant long-temps par toutes ces iniquités; le mal est venu à tel point, ainsi que nous l'ont fait connaître divers rapports, que, par suite peut-être de votre faiblesse dans l'exercice de la justice, il est quelques-unes de vos paroisses où nul ne peut se hasarder sur les grandes routes qu'il ne coure risque d'être attaqué le jour par des pillards, la nuit par des voleurs, et où nul encore n'est sûr de n'être pas dépouillé, soit dans sa propre demeure, soit dehors, par la force ou les artifices de la méchanceté. Il faut donc faire revivre cette loi instituée autrefois par nos saints ancêtres, et qu'on nomme vulgairement trêve de Dieu; que chacun de vous tienne fortement la main à ce qu'on l'observe dans son diocèse, je vous le conseille et vous le demande fortement. Que si quelqu'un, entraîné par l'orgueil ou la cupidité, ose violer cette trêve, qu'il soit anathème en vertu de l'autorité de Dieu et des décrets de ce concile.» Ces choses et plusieurs autres furent réglées comme il convenait de le faire: alors tous les assistants, clercs aussi-bien que peuple, rendant au Seigneur de vives actions de grâces, applaudirent spontanément aux paroles du seigneur Urbain, souverain pontife, et firent serment de se conformer fidèlement aux décrets qui venaient d'être rendus. Cependant le pape ajouta sur-le-champ que d'autres tribulations, non moindres que celles qu'on a rappelées plus haut, mais plus grandes et les pires de toutes, et issues d'une autre partie du monde, assiégeaient la chrétienté. «Vous venez, dit-il, enfants du Seigneur, de lui jurer de veiller fidèlement, et avec plus de fermeté que vous ne l'avez fait jusqu'ici, au maintien de la paix parmi vous, et à la conservation des droits de l'Eglise. Ce n'est pas encore assez; une œuvre utile est encore à faire; maintenant que vous voilà fortifiés par la correction du Seigneur, vous devez consacrer tous les efforts de votre zèle à une autre affaire, qui n'est pas moins la vôtre que celle de Dieu. Il est urgent, en effet, que vous vous hâtiez de marcher au secours de vos frères qui habitent en Orient, et ont grand besoin de l'aide que vous leur avez, tant de fois déjà, promise hautement. Les Turcs et les Arabes se sont précipités sur eux, ainsi que plusieurs d'entre vous l'ont certainement entendu raconter, et ont envahi les frontières de la Romanie, jusqu'à cet endroit de la mer Méditerranée, qu'on appelle le Bras de Saint-George, étendant de plus en plus leurs conquêtes sur les terres des Chrétiens, sept fois déjà ils ont vaincu ceux-ci dans des batailles, en ont pris ou tué grand nombre, ont renversé de fond en comble les églises, et ravagé tout le pays soumis à la domination chrétienne. Que si vous souffrez qu'ils commettent quelque temps encore et impunément de pareils excès, ils porteront leurs ravages plus loin, et écraseront une foule de fidèles serviteurs de Dieu. C'est pourquoi je vous avertis et vous conjure, non en mon nom, mais au nom du Seigneur, vous les hérauts du Christ, d'engager par de fréquentes proclamations les Francs de tout rang, gens de pied et chevaliers, pauvres et riches, à s'empresser de secourir les adorateurs du Christ, pensant qu'il en est encore temps, et de chasser loin des régions soumises à notre foi la race impie des dévastateurs. Cela, je le dis à ceux de vous qui sont présents ici, je vais le mander aux absents; mais c'est le Christ qui l'ordonne. Quant à ceux qui partiront pour cette guerre sainte, s'ils perdent la vie, soit pendant la route sur terre, soit en traversant les mers, soit en combattant les Idolâtres, tous leurs péchés leur seront remis à l'heure même: cette faveur si précieuse, je la leur accorde en vertu de l'autorité dont je suis investi par Dieu même. Quelle honte ne serait-ce pas pour nous si cette race infidèle si justement méprisée, dégénérée de la dignité d'homme, et vile esclave du démon, l'emportait sur le peuple élu du Dieu tout-puissant, ce peuple qui a reçu la lumière de la vraie foi, et sur qui le nom du Christ répand une si grande splendeur! Combien de cruels reproches ne nous ferait pas le Seigneur, si vous ne secouriez pas ceux qui, comme nous, ont la gloire de professer la religion du Christ? Qu'ils marchent, dit encore le pape en finissant, contre les infidèles, et terminent par la victoire une lutte qui depuis long-temps déjà devrait être commencée, ces hommes qui jusqu'à présent ont eu la criminelle habitude de se livrer à des guerres intérieures contre les fidèles; qu'ils deviennent de véritables chevaliers, ceux qui si longtemps n'ont été que des pillards; qu'ils combattent maintenant, comme il est juste, contre les barbares, ceux qui autrefois tournaient leurs armes contre des frères d'un même sang qu'eux; qu'ils recherchent des récompenses éternelles, ces gens qui pendant tant d'années ont vendu leurs services comme des mercenaires pour une misérable paie; qu'ils travaillent à acquérir une double gloire ceux qui naguère bravaient tant de fatigues, au détriment de leur corps et de leur ame. Qu'ajouterai-je de plus? D'un côté seront des misérables privés des vrais biens, de l'autre des hommes comblés des vraies richesses; d'une part combattront les ennemis du Seigneur, de l'autre ses amis. Que rien donc ne retarde le départ de ceux qui marcheront à cette expédition; qu'ils afferment leurs terres, rassemblent tout l'argent nécessaire à leurs dépenses, et qu'aussitôt que l'hiver aura cessé, pour faire place au printemps, ils se mettent en route sous la conduite du Seigneur.» Ainsi parla le pape: à l'instant même tous les auditeurs se sentant animés d'un saint zèle pour cette entreprise, tous pensent que rien ne saurait être plus glorieux; un grand nombre des assistants déclarent sur-le-champ qu'ils partiront, et promettent d'employer tous leurs soins pour déterminer à les suivre ceux qui ne sont pas présents à l'assemblée. L'un des premiers à prendre cet engagement fut l'évêque du Puy, nommé Adhémar, qui dans la suite, remplissant les fonctions de légat du siége apostolique, sut diriger avec prudence et sagesse toute l'armée de Dieu, et l'exciter à déployer une grande vigueur dans ses entreprises. Les choses exposées dans le discours que nous avons rapporté ayant donc été arrêtées dans le concile, et jurées par tous, le pape donna sa bénédiction en signe d'absolution; chacun se retira, et de retour chez lui publia ce qui s'était fait, et en instruisit clairement ceux qui l'ignoraient. Aussitôt que les actes du concile eurent été proclamés de toutes parts dans les provinces, on arrêta d'un commun accord de jurer sous le sceau du serment et de garder réciproquement la paix qu'on appelle trêve de Dieu. Ensuite des gens de tout état, et en grand nombre, s'acquittant de leur devoir envers le ciel, et voulant obtenir la rémission de leurs péchés, se dévouèrent avec les sentiments d'un cœur pur à se rendre partout où on leur ordonnerait d'aller. Quel admirable et doux spectacle c'était pour nous que toutes ces croix brillantes de soie, d'or ou de drap, de quelque espèce que ce fût, que, par l'ordre du susdit pape, les pélerins, une fois qu'ils avaient fait vœu de partir, cousaient sur l'épaule à leurs manteaux, à leurs casaques ou à leurs tuniques! Certes, c'était à bon droit que les soldats du Seigneur se distinguaient et se fortifiaient par ce signe de la victoire, eux qui se préparaient à combattre pour l'honneur de ce signe divin, eux qui, se décorant ainsi du signe qui attestait leur foi, obtinrent enfin en récompense la véritable croix; et s'ils se parèrent du symbole de la croix, ce fut pour acquérir réellement cette croix dont ils portaient l'image. Il est certes évident pour tout le monde que d'une méditation sagement dirigée sort une œuvre bonne à exécuter, et que par une bonne œuvre on acquiert le salut de l'ame. Que s'il est bon de méditer le bien, il vaut mieux encore accomplir une œuvre juste après l'avoir projetée: le plus grand avantage qu'on puisse obtenir pour son salut est donc de pourvoir à la vie de l'âme par une bonne action. Que chacun donc songe à former d'utiles desseins, et à les accomplir ensuite en se livrant aux bonnes œuvres, afin qu'une fois devenu soldat vétéran du Très-Haut, il mérite que le plus grand des biens ne lui manque pas dans l'éternité. C'est ainsi qu'Urbain, homme prudent et vénérable, médita un projet qui dans la suite assura la prospérité de l'univers. Il fit en effet renaître la paix, rétablit les droits de l'Eglise dans leur antique splendeur, et n'épargna aucun effort pour que les Païens fussent courageusement et vivement chassés des terres des Chrétiens. Aussi, comme il mettait exclusivement son étude à faire triompher toutes les choses qui regardent le Seigneur, presque tous se soumirent d'eux-mêmes à son affection paternelle et à son obéissance. Cependant le démon qui jamais ne se lasse de travailler à la perte des hommes, et, semblable au lion, va partout cherchant une proie à dévorer, suscita pour adversaire à ce pontife, à la grande confusion du peuple, un certain Guibert, homme qu'excitait l'aiguillon de l'orgueil. Autrefois ce Guibert, que soutenait la perversité de l'empereur des Bavarois, tenta d'usurper les fonctions apostoliques, lorsque le prédécesseur d'Urbain, Hildebrand, qui prit le nom de Grégoire, occupait légitimement le siége pontifical; il osa fermer à Grégoire lui-même les portes de Saint-Pierre; mais le peuple qui valait mieux que lui, voyant combien il agissait méchamment, refusa de le reconnaître pour pape. Après la mort d'Hildebrand, Urbain régulièrement élu fut consacré par les cardinaux évêques, et la partie du peuple la plus nombreuse, ainsi que la plus saine, se rangea sous son obéissance; mais Guibert, fort de l'appui du susdit empereur, et excité par la haine de quelques citoyens Romains, tint, tant qu'il le put, Urbain éloigné du ministère de Saint-Pierre. Celui-ci, pendant qu'il était ainsi chassé de son église, parcourait les differents pays, ramenant à Dieu les peuples qui s'écartaient en quelque chose de la bonne voie. Cependant Guibert, bouffi d'orgueil de se voir le prince de l'Eglise, se montrait un pape entièrement favorable aux hommes dans l'erreur, exerçait, quoiqu'illégitimement, les fonctions de l'apostolat sur ceux de son parti, et décriait, comme vaines, les actions d'Urbain. Toutefois l'année où les Francs. qui pour la première fois se rendaient à Jérusalem, passèrent par Rome, ce même Urbain rentra dans l'entière jouissance de son pouvoir apostolique, avec l'aide d'une très-noble matrone nommée Mathilde, qui dans ce temps exerçait dans les Etats romains une grande influence. Guibert était alors en Allemagne; ainsi donc deux papes à la fois commandaient dans Rome; et la plupart des gens ignoraient auquel des deux il fallait obéir, duquel on devait prendre conseil, et lequel était proposé pour porter remède aux maux de la chrétienté. Ceux-ci favorisaient l'un, ceux-là tenaient pour l'autre. Il était néanmoins évident aux yeux des hommes qu'on avait plus de bien à attendre d'Urbain, comme du plus juste des deux; car celui-là doit, à juste titre, être le plus fort qui subjugue les mauvaises passions, comme autant d'ennemis du salut. Quant à Guibert, il occupait le siége de Ravenne, et, riche d'honneurs et de biens, brillait d'un grand éclat: on ne peut donc assez s'étonner qu'il ne se trouvât pas satisfait d'une si vaste opulence. Comment cet homme, qui eût dû souhaiter d'être regardé par tous comme un modèle de justice et d'humilité, se laissant aller témérairement à l'amour d'une vaine pompe, put-il porter l'audace au point d'usurper le sceptre de l'empire de Dieu? Ce sceptre, il faut certes, non s'en emparer par la violence, mais l'obtenir par la raison et la piété. Celui qui le reçoit, loin de s'en glorifier comme d'un excès d'honneur, doit le conserver fidèlement comme un dépôt qui lui est confié, et saisir toutes les occasions favorables de reconquérir tous ceux des droits appartenant à la haute dignité dont il est revêtu, qui peuvent en avoir été distraits. Peut-on être surpris que l'univers se vit alors en proie à l'inquiétude et à la confusion? Lorsqu'en effet l'Eglise romaine, de qui principalement toute la chrétienté doit obtenir le soulagement à ses maux, est elle-même troublée par quelque désordre, il arrive aussitôt que la douleur se répand des fibres de la tête dans tous les membres qui lui sont subordonnés, les accable d'une souffrance pareille, et les plonge dans l'affaiblissement. Or, dans ce temps-là cette Eglise, notre mère commune, qui nous nourrissait de son lait, nous instruisait par ses préceptes et nous fortifiait de ses conseils, était cruellement frappée des coups que lui portait ce superbe Guibert. Quand la tête est ainsi brisée, les membres sont promptement blessés. Si la tête est malade, les autres membres souffrent; mais par cela même que, la tête une fois malade, les membres participaient à ses douleurs et se flétrissaient, par cela même que, dans toutes les parties de l'Europe, au dedans des Eglises comme au dehors, la paix, la bonté, la foi, étaient audacieusement foulées aux pieds, tant par les petits que par les grands, il devenait urgent qu'on mît un terme à tant de désordres de tout genre, et que, conformément à l'avis ouvert par le pape Urbain, les Chrétiens dirigeassent contre les Païens ces guerres auxquelles ils avalent, depuis si long-temps, l'habitude de se livrer entre eux, et les uns contre les autres. Maintenant donc il convient de revenir au sujet que nous avons entamé. Il est bon en effet de raconter avec grand détail à ceux qui ignorent ces choses tout ce qui concerne ceux qui firent le voyage de Jérusalem, quels accidents leur arrivèrent pendant la route, et combien peu à peu, grâces aux secours de Dieu, leur entreprise et leurs travaux obtinrent de succès et d'éclat: tout cela, moi Foulcher de Chartres, qui suis parti avec les autres pélerins, je l'ai recueilli dans ma mémoire soigneusement et exactement, comme je l'ai vu de mes yeux, afin de le transmettre à la postérité. [1,2] CHAPITRE II. En l'année 1096 depuis l'Incarnation du Seigneur, au mois de mars qui suivit le concile d'Auvergne, dont on a parlé plus haut, et que le seigneur Urbain tint dans le mois de novembre, ceux qui avaient été les plus prompts dans leurs préparatifs commencèrent à se mettre en route pour le voyage; les autres suivirent dans les mois d'avril, mai, juin ou juillet et même août, septembre, et enfin octobre, selon qu'ils trouvèrent des occasions favorables de réunir l'argent nécessaire pour cette expédition. Cette année toutes les contrées de la terre jouirent de la paix, et regorgèrent d'une immense abondance de froment et de vin. Dieu l'ordonna ainsi, afin que ceux qui avaient pris sa croix, conformément à ses ordres, et s'étaient décidés à suivre son étendard, ne périssent pas en chemin par le manque de pain: il est au surplus à propos de graver soigneusement dans sa mémoire les noms des chefs de ces pélerins. Je citerai donc d'abord le grand Hugues, frère de Philippe, roi des Français: le premier d'entre tous ces héros, il passa la mer et débarqua avec les siens près de Durazzo, ville de la Bulgarie; mais ayant eu l'imprudence de marcher vers cette place à la tête d'une troupe trop peu nombreuse, il fut pris par les habitants et conduit à l'empereur de Constantinople, qui le retint quelque temps dans cette dernière ville sans l'y laisser jouir d'une entière liberté. Après lui Boémond de la Pouille, fils de Robert Guiscard, mais normand d'origine, prit la même route avec son armée. Godefroi, duc des Etats de Lorraine, alla par le pays des Hongrois, à la tête d'une troupe nombreuse. Raimond, comte de Provence, avec les Goths et les Gascons, ainsi que l'évêque du Puy, traversèrent la Sclavonie. Un certain Pierre ermite, suivi d'une foule de gens de pied, mais de peu de chevaliers, prit d'abord son chemin par la Hongrie; toute cette troupe eut après pour chef un certain Gauthier, surnommé Sans-Argent, excellent chevalier, qui par la suite fut tué par les Turcs, avec beaucoup de ses compagnons, entre les villes de Nicomédie et de Nicée, au mois de septembre. Robert, comte de Normandie et fils de Guillaume, roi des Anglais, se mit en route après avoir réuni une grande armée de Normands, d'Anglais et de Bretons; avec lui marchèrent encore Etienne, comte de Blois, fils de Thibaut, et Robert, comte de Flandre, auxquels s'étaient joints beaucoup d'autres nobles hommes. Tel fut donc l'immense rassemblement qui partit d'occident; peu à peu et de jour en jour cette armée s'accrut pendant la route d'autres armées accourues de toutes parts, et formées d'un peuple innombrable: aussi voyait-on s'agglomérer une multitude infinie parlant des langues différentes, et venue de pays divers. Ces armées ne furent cependant fondues en une seule que lorsque nous eûmes atteint la ville de Nicée. Que dirais-je de plus? toutes les îles de la mer, et tous les royaumes de la terre furent mis en mouvement par la main de Dieu, afin qu'on crût voir s'accomplir la prophétie de David, disant dans ses psaumes: «Toutes les nations que vous avez créées viendront se prosterner devant vous, Seigneur, et vous adorer;» et afin aussi que ceux qui arrivaient aux lieux saints pussent enfin s'écrier à juste titre: «Nous adorerons le Seigneur là où sont empreintes les traces de ses pas.» On lit, au reste, dans les prophéties beaucoup d'autres passages encore où est prédit ce saint pélerinage. O combien les cœurs qui s'unissaient firent éclater de douleur, exhalèrent de soupirs, versèrent de pleurs et poussèrent de gémissements, lorsque l'époux abandonna son épouse bien aimée, ses enfants, tous ses domaines, son père, sa mère, ses frères, ou ses autres parents! Et cependant malgré ces flots de larmes, que ceux qui restaient laissèrent couler de leurs yeux pour leurs amis prêts à partir, et en leur présence même, ceux-ci ne permirent pas que leur courage en fût amolli, et n'hésitèrent nullement à quitter, par amour pour le Seigneur, tout ce qu'ils avaient de plus précieux, persuadés qu'ils gagneraient au centuple en recevant la récompense que Dieu a promise à ceux qui le suivent. Dans leurs derniers adieux, le mari annonçait à sa femme l'époque précise de son retour, lui assurait que, s'il vivait, il reverrait son pays et elle au bout de trois années, la recommandait au Très-Haut, lui donnait un tendre baiser, et lui promettait de revenir; mais celle-ci, qui craignait de ne plus le revoir, accablée par la douleur, ne pouvait se soutenir, tombait presque sans vie étendue sur la terre, et pleurait sur son ami qu'elle perdait vivant, comme s'il était déjà mort; lui alors, tel qu'un homme qui n'eût eu aucun sentiment de pitié, quoique la pitié remplît son cœur, semblait, tout ému qu'il en était dans le fond de son cœur, ne se laisser toucher par les larmes, ni de son épouse, ni de ses enfants, ni de ses amis quels qu'ils fussent; mais montrant une ame ferme et dure il partait. La tristesse était pour ceux qui demeuraient, et la joie pour ceux qui s'en allaient. Que pourrions-nous encore ajouter? «C'est le Seigneur qui a fait cela, et c'est ce qui paraît à nos yeux digne d'admiration.» Nous autres Francs occidentaux, nous traversâmes donc toute la Gaule, et prîmes notre route par l'Italie. Quand nous fûmes parvenus à Lucques, nous rencontrâmes près de cette ville Urbain, le successeur des Apôtres, avec qui conférèrent le Normand Robert, le comte Etienne, et tous les autres d'entre nous qui le voulurent. Après avoir reçu sa bénédiction, nous nous acheminâmes pleins de joie vers Rome. A notre entrée dans la basilique du bienheureux Pierre, nous trouvâmes rangés devant l'autel des gens de Guibert, ce pape insensé, qui, tenant à la main leurs épées, enlevaient contre toute justice les offrandes déposées sur l'autel par les fidèles; d'autres courant sur les poutres qui formaient le toit du monastère, lançaient des pierres de là en bas, à l'endroit où nous priions humblement prosternés. Aussitôt en effet qu'ils apercevaient quelqu'un dévoué à Urbain, ils brûlaient du desir de l'égorger à l'heure même. Mais dans une tour de ce même monastère étaient des hommes d'Urbain, qui la gardaient avec vigilance, par fidélité pour ce pontife, et résistaient autant qu'ils pouvaient à ceux du parti opposé. Nous éprouvâmes un vif chagrin de voir de si grandes iniquités se commettre dans un tel lieu; mais nous ne pûmes faire autre chose que souhaiter que le Seigneur en tirât vengeance. De Rome, beaucoup de ceux qui étaient venus avec nous jusque-là s'en retournèrent lâchement chez eux sans attendre davantage; pour nous, traversant la Campanie et la Pouille, nous arrivâmes à Bari, ville considérable située sur le bord de la mer. Là, nous adressâmes nos prières à Dieu dans l'église de Saint-Nicolas, et nous nous rendîmes au port, dans l'espoir de nous embarquer sur-le-champ pour passer la mer; mais les matelots nous manquèrent, et la fortune nous fut contraire. On entrait alors en effet dans la saison de l'hiver, et l'on nous objecta qu'elle nous serait fort dangereuse sur mer: le comte de Normandie, Robert, se vit donc forcé de s'enfoncer dans la Calabre, et d'y séjourner tout le temps de l'hiver. Alors cependant Robert, comte de Flandre, s'embarqua avec toutes ses troupes. Mais alors aussi beaucoup d'entre les plus pauvres et les moins courageux, craignant la misère pour l'avenir, vendirent leurs arcs, reprirent le bâton de voyage et regagnèrent leurs demeures. Cette désertion les avilit aux yeux de Dieu, comme à ceux des hommes, et répandit sur eux une honte ineffaçable. [1,3] CHAPITRE III. L'an du Seigneur 1097, dès que le mois de mars eut ramené le printemps, le comte de Normandie et Etienne, comte de Blois, qui avaient attendu avec Robert le temps favorable pour s'embarquer, se rendirent de nouveau sur le bord de la mer. Dès que la flotte fut prête, et le jour des nones d'avril arrivé, auquel tomba cette année la sainte fête de Pâques, ces deux comtes montèrent sur les vaisseaux avec tous leurs hommes au port de Brindes. Combien les jugements de Dieu sont inconnus et incompréhensibles! entre tous les vaisseaux, nous en vîmes un qui, sans qu'aucun péril extraordinaire le menaçât, fut, par un évévement subit, rejeté hors de la pleine mer et brisé près du rivage. Quatre cents individus environ de l'un et l'autre sexe périrent noyés; mais on eut promptement à faire retentir à leur occasion des louanges agréables au Seigneur: ceux en effet qui furent spectateurs de ce naufrage, ayant recueilli autant qu'ils le purent les cadavres de ces hommes, déjà privés de vie, trouvèrent, sur les omoplates de certains d'entre eux, des marques représentant une croix, imprimée dans les chairs. Ainsi donc le Seigneur voulut que ces gens, morts à l'avance pour son service, conservassent sur leur corps, comme un témoignage de leur foi, le signe victorieux qu'ils avaient pendant leur vie porté sur leurs habits, et que ce miracle fît connaître clairement à tous ceux qui le virent que ces gens avaient à bon droit joui, au moment de leur trépas, de la miséricorde divine, et mérité d'obtenir le repos éternel, afin qu'aux yeux de tous parût évidemment s'accomplir, dans toute sa vérité, ce qui est écrit: «La mort qui saisira le juste, le fera entrer dans un repos rafraîchissant.» Du reste de leurs compagnons, qui déjà luttaient avec la mort, il y en eut bien peu qui conservèrent la vie; leurs chevaux et leurs mulets furent en outre engloutis dans les ondes, et l'on perdit encore dans cette circonstance une grande quantité d'argent. A la vue de ce malheur nous fûmes tous tellement troublés par une frayeur sans bornes, que beaucoup de ceux qui n'étaient point encore montés sur les vaisseaux, se montrant faibles de cœur, renoncèrent à continuer leur pélerinage, et retournèrent chez eux, disant que jamais plus ils ne consentiraient à se confier à une onde si décevante. Quant à nous, mettant sans réserve toute notre espérance dans le Dieu tout-puissant, nous levâmes l'ancre sur-le-champ, louâmes le Seigneur au son des trompettes, et nous lançâmes en pleine mer, nous abandonnant à la conduite du Très-Haut, et au vent qui enflait légèrement les voiles. Pendant trois jours que le vent nous manqua tout-à-fait, nous, fûmes retenus au milieu des flots; le quatrième nous prîmes terre auprès de la cité de Durazzo, dont nous n'étions éloignés que d'environ dix milles, et deux ports reçurent toute notre flotte. Alors, pleins de joie, nous reprîmes la route de terre, passâmes devant la susdite ville, et traversâmes tout le pays des Bulgares, franchissant des contrées presque désertes et des montagnes escarpées. Nous nous réunîmes tous sur les bords d'un fleuve rapide, que les habitants appellent, et à juste titre, le fleuve du Démon; nous vîmes en effet dans ce fleuve diabolique plusieurs des nôtres, qui espéraient le passer à gué et à pied, emportés par la violence cruelle du torrent, et périr submergés tout à coup, sans qu'aucun des témoins de leur malheur pût leur porter secours. Emus de compassion, nous répandîmes sur leur sort des flots de larmes; et si les hommes d'armes avec leurs grands chevaux de bataille n'eussent prêté leur aide aux fantassins en se jetant dans le fleuve, beaucoup de ces derniers y auraient perdu la vie de la même manière. Posant alors notre camp sur le rivage, nous nous reposâmes une nuit dans ce lieu, où de toutes parts s'élevaient autour de nous de vastes montagnes, sur lesquelles ne se montrait aucun habitant. Le lendemain matin, dès que l'aurore brilla, les trompettes sonnèrent, et reprenant notre route, nous gravîmes la montagne appelée Bagular; ensuite, laissant derrière nous ces montagnes, nous arrivâmes au fleuve nommé le Vardar. Jamais jusque-là on ne l'avait traversé qu'à l'aide de barques; mais avec l'aide du Seigneur, qui toujours et partout est présent aux siens et leur prête son appui, nous le passâmes joyeusement à gué. Cet obstacle franchi, nous dressâmes le jour suivant nos tentes devant Thessalonique, ville abondante en richesses de tout genre. [1,4] CHAPITRE IV. Après nous être arrêtés quatre jours dans cet endroit, nous traversâmes la Macédoine; puis passant par la vallée de Philippe et les villes de Lucrèce, Chrysopolis et Christopolis, ainsi que d'autres cités qui sont dans la Grèce, nous parvînmes enfin à Constantinople. Elevant nos tentes devant cette ville, nous restâmes là quatorze jours à nous refaire de nos fatigues, mais sans pouvoir entrer dans cette cité. L'empereur, qui craignait que nous ne machinassions quelque entreprise contre lui, ne voulut pas y consentir; il nous fallut donc acheter hors des murs les provisions qui nous étaient nécessaires pour chaque jour, et que les citoyens nous apportaient par l'ordre de l'empereur. Ce prince ne souffrait pas non plus que beaucoup d'entre nous vinssent ensemble dans Constantinople; mais il permettait, pour nous faire honneur, que cinq ou six des chefs les plus considérables entrassent dans les églises à la même heure. Quelle noble et belle cité est Constantinople! Combien on y voit de monastères et de palais construits avec un art admirable! Que d'ouvrages étonnants à contempler sont étalés dans les places et les rues! Il serait trop long et trop fastidieux de dire en détail quelle abondance de richesses de tout genre, d'or, d'argent, d'étoffes de mille espèces et de saintes reliques on trouve dans cette ville, où en tout temps de nombreux vaisseaux apportent toutes les choses nécessaires aux besoins des hommes. On y entretient constamment en outre, et on y loge, comme je le crois, environ vingt mille eunuques. Après que nous nous fûmes suffisamment remis de nos longues fatigues par le repos, nos chefs principaux ayant pris conseil de tous, se reconnurent les hommes de l'empereur, et conclurent avec lui un traité d'alliance, comme lui-même le leur avait auparavant demandé. Ceux qui nous précédèrent dans la même route, savoir, Boémond et le duc Godefroi, avaient déjà fait et confirmé par serment un traité semblable: quant au comte Raimond il refusa d'y souscrire; mais le comte de Flandre prêta le serment comme tous les autres. Dans le fait il était indispensable à nos chefs de consolider ainsi leur amitié avec l'empereur, afin de pouvoir requérir et recevoir de lui, dans le moment présent comme à l'avenir, conseil et secours, tant pour eux que pour tous ceux qui devaient nous suivre par le même chemin. Ce traité fait, l'empereur leur offrit des pièces de monnaies frappées à son effigie tant qu'ils en voulurent, et leur donna des chevaux, des étoffes et de l'argent de son trésor, dont ils avaient grand besoin pour achever une si longue route. Cette affaire terminée, nous traversâmes la mer, qu'on appelle le bras de Saint-George, et hâtâmes notre marche vers la ville de Nicée. Déjà depuis le milieu de mai, Boémond, le duc Godefroi, le comte Raimond et le comte de Flandre tenaient assiégée cette ville, qu'occupaient les Turcs, Païens orientaux d'un grand courage et habiles à tirer de l'arc. Sortis de la Perse depuis cinquante ans, ces barbares après avoir passé le fleuve de l'Euphrate avaient subjugué toute la Romanie, jusqu'à la ville de Nicomédie. Que de têtes coupées, que d'ossements d'hommes tués nous trouvâmes étendus dans les champs, au delà de cette dernière cité! C'étaient les nôtres, qui, novices, ou plutôt tout-à-fait ignorants dans l'art de se servir de l'arbalète, avaient été cette même année massacrés par les Turcs. Dès que ceux qui déjà formaient le siége de Nicée eurent appris l'arrivée de nos princes Robert, comte de Normandie, et Etienne, comte de Blois, ils accoururent pleins de joie au devant d'eux et de nous, et nous conduisirent en un lieu où nous dressâmes nos tentes, en face de la partie méridionale de cette ville. Une fois déjà les Turcs du dehors s'étaient rassemblés en armes dans l'intention, ou de délivrer la ville du siége, s'ils le pouvaient, ou au moins d'y jeter un plus grand nombre de leurs soldats, afin de la mieux défendre; mais courageusement et durement repoussés par les nôtres, ils eurent environ deux cents des leurs tués dans cette affaire. Voyant donc les Français si animés et d'une vaillance si ferme, ils se retirèrent pour chercher un asile dans l'intérieur de la Romanie, jusqu'à ce qu'ils trouvassent le moment favorable de nous attaquer. Ce fut dans la première semaine de juin que les derniers de nous arrivèrent au siége; alors, de plusieurs armées differentes, jusque-là séparées, on n'en forma qu'une seule: on y comptait cent mille hommes armés de cuirasses et de casques, et ceux qui connaissaient le mieux sa force, l'évaluaient à six cent mille individus en état de faire la guerre, sans y comprendre ceux qui ne portaient pas les armes, comme les clercs, les moines, les femmes et les enfants. Qu'ajouterai-je encore? Certes, si tous ceux qui abandonnèrent leurs maisons, et entreprirent le pélerinage qu'ils avaient fait vœu d'accomplir, étaient venus jusqu'à Nicée, nul doute qu'il y eût eu six millions de combattants réunis. Mais beaucoup refusant de supporter plus long-temps la fatigue, retournèrent chez eux, les uns de Rome, les autres de la Pouille, ceux-ci de Hongrie, et ceux-là de la Sclavonie: il y eut aussi grand nombre d'hommes d'armes tués en divers lieux; beaucoup enfin qui continuèrent la route avec nous, tombèrent malades et perdirent la vie. Aussi voyait-on dans les chemins, dans les champs et dans les bois une foule de tombeaux où nos gens étaient enterrés. Il est bon de rappeler que, pendant tout le temps que nous campâmes autour de Nicée, on nous apporta par mer, du consentement de l'empereur, les vivres qu'il nous fallait acheter. Nos chefs firent alors construire des machines de guerre, telles que béliers, machines à saper les murs, tours en bois et pierriers. Les arcs tendus lançaient les flèches; on faisait pleuvoir les pierres; les ennemis nous rendaient de tout leur pouvoir, et nous leur rendions de notre côté, de tout le nôtre, combats pour combats. A l'aide des machines, et couverts de nos armes, nous livrions fréquemment des assauts à la ville; mais la forte résistance que nous opposait la muraille nous contraignait de les cesser. Souvent des Turcs, souvent des Francs périssaient percés par les flèches ou écrasés par les pierres. C'était une douleur à faire soupirer de compassion de voir les Turcs, lorsqu'ils réussissaient d'une manière quelconque à égorger quelqu'un des nôtres au pied des murs, jeter du haut en bas sur le malheureux tout vivant des crocs de fer, enlever en l'air et tirer à eux son corps privé de vie, et la plupart du temps recouvert d'une cuirasse, sans qu'aucun de nous osât ou pût leur arracher cette proie, puis dépouiller le cadavre et le rejeter hors de leur muraille. Cependant, comme déjà nous assiégions Nicée depuis cinq semaines, et que nous les avions effrayés par des assauts maintes fois répétés, ils tinrent conseil et adressèrent à l'empereur des députés qu'ils chargèrent adroitement de lui rendre leur ville, comme si elle eût été réduite par la force de ses troupes et sa propre habileté. Ils admirent donc dans leurs murs des turcopoles, ou soldats armés à la légère, envoyés par ce prince, qui s'emparèrent en son nom, et comme il le leur avait ordonné, de la place et de tout l'argent qu'elle renfermait. L'empereur retenant pour lui ces trésors, fit donner de son or et de son argent propre, ainsi que des manteaux à nos chefs, et distribuer aux gens de pied des monnaies d'airain frappées à son effigie, et qu'on nomme tartarons. La ville de Nicée fut ainsi prise ou plutôt rendue le jour même où tombait le solstice de juin; et, le vingt-neuvième jour de juin, nos barons ayant reçu le consentement de l'empereur à notre départ, nous nous éloignâmes de Nicée pour nous diriger vers les régions intérieures de la Romanie. A peine avions-nous fait deux journées de route, qu'on nous apprit que les Turcs, nous dressant des embûches, se préparaient à nous combattre dans les plaines qu'ils croyaient que nous devions traverser. Cette nouvelle ne nous fit rien perdre de notre audace; mais comme le soir du même jour nos éclaireurs virent de loin plusieurs de ces ennemis, ils nous prévinrent sur-le-champ, et nous plaçâmes pendant cette nuit des sentinelles de tous côtés, autour de nos tentes, pour les garder. [1,5] CHAPITRE V. Le lendemain, jour des calendes de juillet, dès que le soleil paraît, nous prenons les armes; au premier son du cor, les tribuns et les centurions se placent à la tête de leurs cohortes et de leurs centuries; nous nous mettons en marche en bon ordre, enseignes déployées, et divisés en deux ailes nous allons droit à l'ennemi. A la seconde heure du jour, voilà que nos éclaireurs voient s'approcher l'avant-garde des Turcs; dès que nous l'apprenons nous faisons sur-le-champ dresser nos tentes près d'un certain lieu rempli de roseaux, afin que débarrassés promptement de nos bats, c'est-à-dire de nos bagages, nous soyons plus vite prêts à en venir aux mains. A peine ces dispositions sont-elles achevées que les Turcs paraissent, ayant à leur tête leur prince et émir Soliman, qui tenait sous sa puissance la ville de Nicée, ainsi que la Romanie. Autour de lui étaient rassemblés des Turcs des contrées les plus orientales, qui sur son ordre avaient marché trente jours, et même davantage, pour venir lui porter secours; avec lui se trouvaient encore plusieurs émirs, tels que Amurath, Miriath, Omar, Amiraï, Lachin, Caradig, Boldagis et d'autres; tous ces hommes réunis formaient une masse de trois cent soixante mille combattants, tous à cheval et armés d'arcs, comme c'est leur coutume. De notre côté étaient tout à la fois des fantassins et des cavaliers; mais le duc Godefroi, le comte Raimond et Hugues-le-Grand nous manquaient depuis deux jours; trompés par un chemin qui se partageait en deux, ils s'étaient, sans le savoir, séparés du gros de l'armée avec un très-grand corps de troupes: ce nous fut un malheur irréparable, et parce qu'il entraîna la mort de bon nombre de nos gens, et parce qu'il nous empêcha de prendre ou de tuer beaucoup de Turcs; mais ces chefs n'ayant reçu que tard les messagers que nous leur envoyâmes, ne purent non plus venir que tard à notre aide. Cependant les Turcs pleins d'audace, et poussant d'effroyables hurlements, commencent à lancer violemment sur nous une pluie de flèches. Surpris de nous sentir frappés de coups si pressés, qui tuent ou blessent une foule des nôtres, nous prenons la fuite, et il faut d'autant moins s'en étonner que ce genre de combat nous était inconnu à tous. Déjà de l'autre côté du marais couvert de roseaux, d'épais escadrons de Turcs fondant à toute course sur nos tentes, pillent nos bagages et massacrent nos gens: mais tout à coup, et grâce à la volonté de Dieu, l'avant-garde de Hugues-le-Grand, du comte Raimond et du duc Godefroi arrive par les derrières, sur le lieu de cette scène désastreuse; et comme de notre côté nous reculons dans notre fuite jusqu'à nos tentes, ceux des ennemis qui ont pénétré au milieu même de nos bagages se retirent en hâte, persuadés que nous revenons sur nos pas pour les attaquer; mais ce qu'ils soupçonnaient être chez nous de l'audace et de la valeur, ils eussent été trop fondés à le croire l'effet de la peur. Qu'ajouterai-je encore? Serrés les uns contre les autres, comme des moutons enfermés dans une bergerie, tremblants et saisis d'effroi, nous sommes de toutes parts cernés par les Turcs, et n'osant le moins du monde avancer sur un point quelconque. Un tel malheur parut n'avoir pu arriver qu'en punition de nos péchés. La luxure en effet souillait plusieurs d'entre nous, et l'avarice ainsi que la superbe en corrompaient d'autres. L'air retentissait, frappé des cris perçants que poussaient d'un côté nos hommes, nos femmes et nos enfants, de l'autre les Païens qui s'élançaient sur nous. Déjà, perdant tout espoir de sauver notre vie, nous nous reconnaissons tous pécheurs et criminels, et nous implorons pieusement la commisération divine. Parmi les pélerins étaient l'évêque du Puy, notre seigneur, et quatre autres prélats, ainsi que beaucoup de prêtres, tous revêtus d'ornements blancs, suppliant humblement le Seigneur d'abattre la force des ennemis, et de répandre sur nous les dons de sa miséricorde; tous chantent et prient avec larmes; et une foule de nos gens, craignant de mourir bientôt, se précipitent à leurs pieds et confessent leurs péchés. Cependant nos chefs, Robert, comte de Normandie, Etienne de Blois, et Boémond, comte de Flandre, s'efforcent de tout leur pouvoir de repousser, et souvent même d'attaquer les Turcs, qui de leur côté fondent audacieusement sur les nôtres. Mais heureusement, apaisé par nos supplications, le Seigneur qui accorde la victoire, non à la splendeur de la noblesse, non à l'éclat des armes, mais aux cœurs pieux que fortifient les vertus divines, nous secourt avec bonté dans nos pressantes infortunes, relève peu à peu notre courage et affaiblit de plus en plus celui des Turcs. Voyant en effet nos compagnons accourir par derrière à notre aide, nous louons Dieu, reprenons notre première audace, et nous reformant en troupes et en cohortes, nous tâchons de faire tête à l'ennemi. Hélas! combien des nôtres trop lents à venir nous rejoindre périrent en route dans cette journée! Comme je l'ai dit, les Turcs nous tinrent étroitement resserrés depuis la première heure du jour jusqu'à la sixième; mais peu à peu nous nous ranimons, nos rangs s'épaississent par l'arrivée de nos compagnons; la grâce d'en haut se manifeste miraculeusement en notre faveur; et nous voyons tous les infidèles tourner le dos et prendre la fuite, comme emportés par un mouvement subit. Nous alors, poussant de grands cris derrière eux, nous les poursuivons à travers les montagnes et les vallées, et ne cessons de les chasser devant nous, que quand notre avant-garde est parvenue jusqu'à leur camp; là, une portion des nôtres charge les bagages et les tentes même de l'ennemi sur une foule de chevaux et de chameaux qu'il avait abandonnés dans sa frayeur, et les autres pressent les Turcs l'épée dans les reins, jusqu'à la nuit. Mais nos chevaux étant épuisés de faim et de fatigue, nous ne pûmes faire que peu de prisonniers; ce qui fut au reste un grand miracle de Dieu, c'est que ces Païens ne s'arrêtèrent dans leur fuite, ni le lendemain, ni même le troisième jour, quoique le Seigneur seul les poursuivît. Enivrés de joie d'une si éclatante victoire, nous rendîmes au Très-Haut toutes les actions de grâces dues à sa bonté, qui loin de permettre qu'alors notre voyage échouât sans aucun succès, voulut que pour son honneur et celui de la chrétienté, il prospérât avec une gloire plus qu'ordinaire; aussi la renommée de notre triomphe se répandit-elle de l'orient au couchant, et y vivra-t-elle éternellement. Nous continuâmes ensuite doucement notre route en suivant toujours les Turcs: ceux-ci de leur côté, fuyant devant nous, regagnèrent par bandes leurs demeures à travers la Romanie. Nous allâmes alors à Antioche, que les gens du pays nomment la Petite, dans la province de Pisidie, et de là à Iconium; dans ces régions nous manquâmes très-souvent de pain et de toute espèce de nourriture. Nous trouvâmes en effet la Romanie, terre excellente et très-fertile en productions de tout genre, cruellement dévastée et ravagée par les Turcs; et cependant, quoique nous ne rencontrassions que par intervalle de chétives récoltes, on vit fréquemment notre immense multitude se refaire à merveille avec ce peu de vivres: grâce à ce qu'y ajoutait ce Dieu qui avec cinq pains et deux poissons rassasia cinq mille hommes. Tous nous étions donc dispos, et reconnaissions pleins de joie les dons que nous faisait la miséricorde divine. On aurait pu rire, ou peut-être aussi pleurer de pitié, en voyant beaucoup des nôtres, faute de bêtes de somme, dont ils avaient déjà perdu un grand nombre, charger leurs effets, leurs vêtements, leur pain, et toute espèce de bagage nécessaire à l'usage des pélerins, sur des moutons, des chèvres, des cochons et des chiens, animaux trop faibles, et dont tout le dos était écorché par la pesanteur d'une charge trop lourde; quant aux bœufs, des chevaliers montaient quelquefois dessus avec leurs armes. Mais aussi qui jamais a entendu dire qu'autant de nations de langues différentes aient été réunies en une seule armée, telle que la nôtre, où se trouvaient rassemblés Francs, habitants de la Flandre, Frisons, Gaulois, Bretons, Allobroges, Lorrains, Allemands, Bavarois, Normands, Ecossais, Anglais, Aquitains, Italiens, gens de la Pouille, Espagnols, Daces, Grecs et Arméniens? Que si quelque Breton ou Teuton venait à me parler, je ne saurais en aucune manière lui répondre. Au surplus, quoique divisés par le langage, nous semblions tous autant de frères et de proches parents unis dans un même esprit, par l'amour du Seigneur. Si en effet l'un de nous perdait quelque chose de ce qui lui appartenait, celui qui l'avait trouvé le portait avec lui bien soigneusement et pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'à force de recherches il eût découvert celui qui l'avait perdu, et le lui rendait de son plein gré, comme il convient à des hommes qui ont entrepris un saint pélerinage. [1,6] CHAPITRE VI. Quand nous eûmes atteint la ville d'Héraclée, nous vîmes un prodige dans le ciel; il y parut en effet une lueur brillante et d'une blancheur resplendissante, ayant la figure d'un glaive, dont la pointe était tournée vers l'Orient. Ce que ce signe annonçait pour l'avenir nous l'ignorions; mais le futur comme le présent nous le remettions entre les mains de Dieu. Nous nous dirigeâmes alors vers une certaine cité très-florissante qu'on nomme Marésie, où nous nous reposâmes trois jours. Au sortir de cette ville, après avoir marché pendant une journée, et non loin d'Antioche de Syrie, dont nous n'étions guères qu'à trois jours de distance, notre corps se séparant du gros de l'armée, se jeta vers la gauche du pays, sous la conduite du seigneur comte Baudouin, frère du duc Godefroi, dont il a été parlé plus haut. C'était un excellent chevalier, très-fameux par une droiture et une audace éprouvées; quelque temps auparavant il s'était écarté de l'armée avec ceux qu'il commandait, et, par un prodige de hardiesse, avait pris la ville de Tarse en Cilicie; mais il l'enleva par violence à Tancrède qui, du consentement des Turcs, y avait fait entrer ses hommes. Baudouin y ayant donc laissé des gardes rejoignit l'armée. Se confiant ensuite dans le Seigneur et dans son propre courage, il rassembla un petit nombre de chevaliers, se dirigea vers l'Euphrate, et s'empara tant par force que par adresse de plusieurs châteaux situés sur ce fleuve. Dans le nombre en était un excellent qu'on appelle Turbessel; les Arméniens qui l'habitaient le rendirent au comte sans coup férir, ainsi que quelques autres forts qui en dépendaient. La renommée ayant répandu au loin dans tout le pays le bruit de ses exploits, une ambassade lui fut envoyée par le prince de Roha, c'est-à-dire Edesse, ville qu'il suffit de nommer, très-riche en biens de la terre, située dans la Mésopotamie de Syrie, au delà de l'Euphrate, à vingt milles environ du dit fleuve, et à cent ou un peu plus d'Antioche. Ce prince faisait donc inviter Baudouin à se rendre dans cette cité, pour que tous deux contractassent amitié, et s'engageassent réciproquement à être ensemble comme un père et un fils tant qu'ils vivraient; et si le chef Edesséen venait par hasard à mourir, Baudouin, comme s'il eût été son véritable fils, devait hériter de la ville, de son territoire et de tout ce que possédait le prince. Ce Grec, en effet, n'avait ni fils ni fille, et ne pouvant se défendre contre les Turcs, il desirait mettre sa terre et lui-même sous la protection de Baudouin et de ses chevaliers, qu'il avait entendu citer comme des guerriers intègres et à toute épreuve. Dès que le comte eut reçu ces propositions, et que les envoyés l'eurent persuadé de s'y fier en les confirmant par serment, il prit avec lui un très-petit corps de troupes de quatre-vingts chevaliers seulement, et se mit en route pour aller au delà de l'Euphrate; après avoir avoir traversé ce fleuve, nous marchâmes toute la nuit avec grande hâte, et fortement effrayés, passant au milieu des châteaux sarrasins, et les laissant tantôt sur notre droite, tantôt sur notre gauche. Les Turcs qui occupaient Samosate, place très forte, instruits de notre marche, nous dressèrent des embûches sur le chemin qu'ils pensaient que nous devions prendre; mais la nuit suivante un certain Armémien, qui nous reçut avec bienveillance dans son château, nous prévint d'avoir à nous garantir des piéges de l'ennemi; nous demeurâmes donc deux jours dans ce lieu. Les Turcs, ennuyés d'un si long retard, s'élancèrent tout à coup le troisième jour hors de leur embuscade, accoururent enseignes déployées sous les murs du château où nous étions renfermés, et se saisirent à notre vue même de tous les troupeaux qu'ils trouvèrent dans les pâturages d'alentour: nous sortîmes pour marcher à eux, quoique nous fussions en trop petit nombre pour engager un combat; ils commencèrent à nous lancer leurs flèches, qui grâces à la bonté de Dieu ne blessèrent aucun des nôtres; eux au contraire laissèrent sur-le-champ de bataille un des leurs tué d'un coup de lance, et celui qui l'avait renversé s'empara de son coursier; les Païens alors se retirèrent, nous rentrâmes dans le château, et le lendemain nous reprîmes notre route. Lorsque nous passâmes devant les châteaux des Arméniens, ce fut un spectacle digne d'admiration de voir comment, sur le bruit que nous venions les défendre contre les Turcs, sous le joug desquels ils gémissaient opprimés depuis si long-temps, tous s'avançaient humblement, et pour l'amour du Christ, au devant de nous avec des croix et les drapeaux déployés, et baisaient nos vêtements et nos pieds. Nous arrivâmes enfin à Roha, où le susdit prince de cette cité, sa femme et tous les citoyens nous accueillirent avec grande joie. Ce qui avait été promis à Baudouin fut accompli sans aucun retard; mais à peine étions-nous restés quinze jours dans cette ville, que les habitants formèrent le criminel projet de tuer leur prince qu'ils haïssaient, et de mettre à sa place dans le palais Baudouin pour les gouverner. Il fut fait ainsi qu'il avait été résolu. Baudouin et les siens éprouvèrent un vif chagrin de n'avoir pu obtenir qu'on usât de pitié envers ce pauvre prince. Aussitôt cependant que Baudouin eut été revêtu de cette principauté que lui déférèrent les citoyens, il entreprit sans plus de délai la guerre contre les Turcs qui se trouvaient dans le pays; maintes fois il les vainquit, et en tua grand nombre; mais il arriva aussi que plusieurs des nôtres tombèrent sous les coups des infidèles. Quant à moi, Foulcher de Chartres, j'étais alors le chapelain de ce même comte Baudouin. Je veux au surplus reprendre, où je l'ai quitté, mon récit sur l'armée de Dieu. [1,7] CHAPITRE VII. Au mois d'octobre, les Francs arrivèrent à Antioche de Syrie, après avoir traversé le fleuve qu'on nomme Fer ou Oronte. On donna l'ordre de dresser les tentes en face de la ville, dans l'espace compris entre ses murs et la première pierre milliaire. Là se livrèrent souvent, dans la suite, de funestes combats pour les deux partis; car, lorsque les Turcs sortaient de la place, ils massacraient beaucoup des nôtres; puis nous prenions notre revanche, et les Païens avaient à pleurer sur leurs défaites. Antioche a en effet une enceinte immense, une situation forte et de solides murailles, et jamais des ennemis du dehors n'auraient pu s'emparer de cette cité, si seulement elle avait été bien approvisionnée de pain, et que les habitants eussent voulu la défendre. On y voit une basilique respectable, bâtie en l'honneur de l'apôtre Pierre, et dédiée à ce saint, qui en fut évêque, et dans la chaire de laquelle il s'assit après que le Seigneur lui eut donné la souveraineté de l'Eglise, et confié les clefs du royaume céleste; il se trouve en outre dans cette ville un temple élevé en l'honneur de la bienheureuse Marie et plusieurs autres églises construites avec magnificence; quoiqu'au pouvoir des Turcs, elles subsistèrent long-temps, et Dieu, dont la puissance embrasse tout, nous les conserva intactes pour que nous pussions un jour l'y honorer. Antioche est environ à treize milles du point de la mer où se jette le Fer, et c'est par le lit même de ce fleuve que les vaisseaux, chargés de toutes espèces de marchandises, arrivent des régions les plus éloignées jusque près de cette ville; aussi est-elle abondamment fournie tant par mer que par terre de richesses de tout genre. Nos chefs, reconnaissant combien la prise de cette place était difficile, s'engagèrent mutuellement sous la foi du serment à la tenir étroitement assiégée jusqu'à ce que Dieu permît qu'ils parvinssent à s'en rendre maîtres, soit par force, soit par adresse. Dans le fleuve se trouvèrent plusieurs vaisseaux qui le remontaient; on s'en saisit et on en forma un pont, à l'aide duquel il fut facile d'exécuter diverses entreprises, en traversant le fleuve qu'on ne pouvait auparavant passer à pied et à gué. Les Turcs, se voyant cernés par une si grande multitude de Chrétiens, craignirent de ne pouvoir réussir en aucune manière à leur échapper; ils tinrent donc conseil entre eux, et Gratien émir d'Antioche envoya son propre fils, nommé Samsadol, vers le Soudan, c'est-à-dire l'empereur de Perse, pour le prier de venir en toute hâte à leur secours et lui dire qu'ils n'avaient d'espoir de salut qu'en lui et en Mahomet leur patron. Samsadol remplit avec grande célérité la mission qui lui était confiée. Quant à ceux qui demeurèrent dans la ville, ils la gardèrent avec soin en attendant le secours qu'ils sollicitaient, et machinèrent fréquemment toutes sortes de projets funestes contre les Francs. Ceux-ci de leur côté résistaient de leur mieux aux ruses de l'ennemi: un jour, entre autres, il arriva que sept cents Turcs tombèrent à la fois sous les coups des nôtres. Ces infidèles avaient tendu un piége aux Francs, qui de leur côté s'étaient placés en embuscade: les premiers furent vaincus. Dans cette rencontre la puissance de Dieu se manifesta bien clairement; car tous nos gens revinrent sains et saufs, à l'exception d'un seul que blessa l'ennemi. Mais, hélas! les Turcs, transportés de rage, égorgeaient une foule de Chrétiens, Grecs, Syriens, Arméniens établis dans la ville, et puis, après les avoir tués, ils lancaient leurs têtes avec des pierriers et des frondes hors des murs, et jusque sous les yeux des nôtres, vraiment contristés d'un tel spectacle. Ces barbares, en effet, craignant que quelque jour ces Chrétiens ne nous secondassent d'une manière ou d'une autre, les avaient en grande haine. Les Francs étaient cependant campés depuis long-temps déjà autour d'Antioche; déjà aussi, pour se procurer les vivres nécessaires, ils avaient épuisé et ravagé tout le pays d'alentour; déjà enfin ils ne trouvaient plus nulle part de pain à acheter, et souffraient de la famine; tous alors s'abandonnèrent au désespoir, et beaucoup formèrent secrètement le projet de quitter le siége et de fuir soit par terre soit par mer. Ils ne touchaient en effet aucune paie qui pût les aider à vivre; il leur fallait donc aller au loin chercher des provisions, et, malgré la crainte de grands dangers, s'écarter du camp à des distances de quarante et soixante milles; aussi arrivait-il souvent que, dans les montagnes surtout, ils périssaient surpris par les Turcs embusqués. Nous pensons, quant à nous, que les Francs ne souffraient tous ces maux et ne pouvaient, après un si long temps, réussir à prendre la ville, qu'en punition des péchés dans les liens desquels vivaient beaucoup d'entre eux: grand nombre en effet se livraient lâchement et sans pudeur à l'orgueil, à la luxure et au brigandage. On tint donc un conseil, et l'on renvoya de l'armée toutes les femmes, tant les épouses légitimes que les concubines, afin d'éviter que nos gens, corrompus par les souillures de la débauche, n'attirassent sur eux la colère du Seigneur. Ces femmes cherchèrent alors un asyle dans les châteaux d'alentour, et s'y établirent. Dans le fait tous les nôtres, pauvres et riches, étaient désolés, et succombaient journellement tant sous la faim que sous les coups de l'ennemi; tous aussi auraient, sans aucun doute, abandonné le siége, malgré leur serment d'y rester avec constance, si Dieu ne les eût tenus étroitement rassemblés sous sa main, comme un bon pasteur ses brebis. Il y en avait toutefois beaucoup qui, manquant de pain, s'absentaient pendant plusieurs jours pour chercher dans des châteaux voisins les choses nécessaires à la vie, ne revenaient point ensuite à l'armée, et quittaient le siége pour toujours. A cette époque nous vîmes une rougeur étonnante dans le ciel, et nous sentîmes de plus un violent tremblement de terre, qui nous glaça tous de frayeur. Plusieurs même aperçurent en outre un certain signe d'une couleur blanche, représentant une espèce de croix et se dirigeant en droite ligne vers l'Orient. [1,8] CHAPITRE VIII. L'année du Seigneur 1098, après que toute la province d'Antioche eut été complétement ravagée sur tous les points par l'immense multitude des nôtres, petits et grands souffrirent de plus en plus d'une extrême disette. Poussés par la faim, nos gens mangeaient les tiges des fèves qui commençaient à peine à croître dans les champs, des herbes de toute espèce, qui n'étaient pas même assaisonnées avec du sel, des chardons que, faute de bois, on ne pouvait faire assez cuire pour qu'ils ne piquassent pas la langue de ceux qui s'en nourrissaient, des chevaux, des ânes, des chameaux, des chiens même et des rats; les plus misérables dévoraient les peaux de ces animaux, et, ce qui est affreux à dire, les souris et les graines qu'ils trouvaient dans les ordures. Il leur fallut supporter encore, pour l'amour de Dieu, des froids âpres, des vents impétueux, des chaleurs brûlantes et des pluies battantes. Déjà les tentes, pouries et déchirées par les torrents de pluie qui les inondaient, étaient tellement hors de service, que beaucoup des nôtres n'avaient plus d'autre abri que le ciel. Ce fut ainsi que, semblables à l'or essayé trois fois par le feu et purifié sept fois, ces hommes élus d'avance et depuis longtemps, je pense, par le Seigneur, et éprouvés par cet excès de calamités, furent purgés de tous leurs péchés. Et en effet, quoiqu'il ne manquât pas de glaive pour les frapper, beaucoup d'entre eux, épuisés par une longue agonie, auraient fourni volontairement toute la carrière du martyre, éclairés et purifiés sans doute par le grand exemple du juste Job, qui, purifiant son âme au milieu des tourments qui consumaient son corps, avait sans cesse le Seigneur présent à l'esprit. Voilà comment les Chrétiens savent tout à la fois combattre les Païens, et souffrir pour Dieu. Quoique ce Dieu, qui crée toutes choses, donne des lois à tout ce qu'il a créé, et soutient et gouverne, par sa puissance, tout ce qu'il tient sous sa loi, puisse détruire en un instant, et par sa seule volonté, ce qu'il lui plaît de renverser, je comprends qu'il permette que les Chrétiens écrasent sous leurs coups les Païens, qui si long-temps, et parce qu'il a bien voulu le souffrir, foulèrent outrageusement sous leurs pieds tous ses commandements. Mais quand il consent que les Chrétiens soient tués par des Turcs, c'est pour leur salut, tandis que les Turcs, il les immole pour la perte de leurs ames. Il plut cependant au Seigneur que quelques-uns de ces derniers, prédestinés par lui à être sauvés, reçussent alors le baptême des mains de nos prêtres; «car ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi «appelés et glorifiés.» Que dirai-je de plus? Il y en eut plusieurs des nôtres qui, comme on l'a vu plus haut, abandonnèrent ce siége si pénible, les uns à cause de leur pauvreté, les autres par manque de fermeté, d'autres enfin par crainte de la mort; les indigents désertèrent les premiers; ensuite les riches en firent de même. Ce fut alors qu'Etienne, comte de Blois, quitta l'armée et retourna par mer dans la sa patrie; nous en eûmes tous un grand chagrin, car c'était un véritable noble homme et d'une haute vertu. Au moment même où il s'éloignait, et le lendemain de son départ, la ville d'Antioche nous fut livrée; si donc il avait eu plus de persévérance, il se serait réjoui vivement avec les autres de ce succès: aussi sa retraite lui tourna-t-elle à opprobre. Il ne sert en effet à personne de bien commencer, s'il ne finit pas également bien. Au surplus, outre que je ne voudrais pas mentir, il importe d'être exact dans le récit dès choses qui intéressent le Seigneur; de peur donc de me tromper quelque peu que soit, je serai bref. Le siége d'Antioche, commencé au mois d'octobre, se prolongea tout l'hiver suivant et le printemps jusqu'au moment où l'on entra dans le mois de juin. Souvent et tour à tour, tant qu'il dura, les Francs et les Turcs fondirent les uns sur les autres, engagèrent des combats, se dressèrent des embuscades, furent vainqueurs et vaincus, quoique les nôtres triomphassent plus fréquemment; dans une de ces rencontres, entre autres, il arriva que beaucoup de Païens tombèrent en fuyant dans le Fer, et s'y noyèrent misérablement. C'était en effet en decà ou au delà de ce fleuve que les deux nations se combattaient le plus ordinairement. Nos chefs, pour presser le siége, élevèrent devant la ville plusieurs châteaux; puis, faisant des sorties, ils assaillaient les Turcs et enlevaient leurs troupeaux des pâturages. Quant aux Arméniens du dehors, établis dans le pays, non seulement ils ne nous apportaient aucune provision, mais souvent eux-mêmes venaient piller nos gens. Cependant il plut à la fin au Seigneur de mettre un terme aux travaux de son peuple; apaisé peut-être par les prières de ceux qui, chaque jour, lui adressaient les supplications les plus humbles, il permit dans sa miséricorde que, grâce à une trahison de ces mêmes Turcs, Antioche fût secrètement rendue et livrée aux Chrétiens. Or voici quelle fut cette trahison, qui au fond n'était rien moins qu'une trahison. [1,9] CHAPITRE IX. Le Seigneur, notre Dieu, apparut à un certain Turc, que sa grâce avait mis d'avance au nombre de ses élus, et lui dit: «Toi qui dors, réveille-toi; je te commande de rendre Antioche aux Chrétiens.» Cet homme, frappé d'admiration, garda le plus profond silence sur cette vision. Le Seigneur lui apparut une seconde fois, et lui dit: «Rends donc la ville aux Francs; car je suis le Christ, et c'est moi qui te donne cet ordre.» Ce Turc, ayant médité en lui-même sur ce qu'il devait faire, va trouver son maître, le prince d'Antioche, et lui raconte sa vision. «Veux-tu donc, brute que tu es, obéir à un fantome?» lui répond son maître. De retour chez lui, le Turc se tait encore sur ce prodige. Une troisième fois le Seigneur lui apparaît encore et lui dit: «Pourquoi n'as-tu pas accompli ce que je t'ai prescrit? Tu ne dois pas hésiter; car moi, qui t'enjoins de rendre la ville, je suis le maître de toutes choses.» Cet homme alors ne balance plus un instant, se concerte prudemment avec les nôtres, et promet que, grâces à ses machinations, ils entreront dans Antioche. Cette convention faite, il livre son propre fils en otage aux Francs, ou plutôt au seigneur Boémond; et une certaine nuit, à l'aide d'échelles faites de cordes, il introduit vingt des nôtres dans la ville par dessus la muraille. L'une des portes est ouverte sur-le-champ et sans aucun délai; aussitôt les Francs, qui se tenaient prêts, entrent dans la place. Cependant quarante chevaliers, qui déjà avaient grimpé le long des cordes, trouvent quarante Turcs préposés à la garde de trois tours, et les égorgent; alors tous les Francs poussent en même temps, et à haute voix, le cri, Dieu le veut, Dieu le veut, ce qui était notre cri et notre signal lorsque nous voulions mettre à fin quelque entreprise. Dès que les Turcs entendent ce cri, tous sont frappés d'un profond effroi. Au moment, en effet, où l'aurore blanchissait le ciel, les Francs commencent à se répandre dans toute la ville; alors, et aussitôt que les Turcs voient se déployer en l'air la bannière rouge de Boémond, et un tumulte effroyable régner partout, dès qu'ils entendent les Francs faire retentir le sommet des murs du son de tous leurs cors, et aperçoivent les nôtres courant de tous côtés dans les rues et sur les remparts, le glaive nu et massacrant tout ce qu'ils rencontrent d'ennemis, les malheureux, saisis de stupeur, se mettent à fuir çà et là; bientôt beaucoup d'entre eux sont tués; mais quelques autres, en fuyant, parviennent à entrer dans le château, bâti sur une roche élevée. Dans cette circonstance, la tourbe de notre armée pilla, sans aucune retenue, tout ce qu'elle trouva dans les carrefours et les maisons; mais les chevaliers, fidèles aux devoirs du vrai guerrier, ne cessèrent de poursuivre les Turcs et d'en faire un grand carnage. Enfin au moment où l'émir d'Antioche, Gratien, cherchait son salut dans la fuite, un certain paysan arménien lui coupa la tête et se hâta de l'apporter aux Francs. [1,10] CHAPITRE X. Après la prise de la cité d'Antioche, il arriva qu'un certain homme trouva une lance qu'il assurait avoir tirée d'une fosse où elle était enfouie dans l'église du bienheureux Pierre, et être celle dont Longin perça le côté de Notre-Seigneur. Il disait que l'existence de ce saint trésor lui avait été révélée par l'apôtre André, que cet apôtre lui était apparu par trois fois, et que, d'après ses instructions, il avait creusé le pavé de l'église à l'endroit même désigné par sa vision, et trouvé cette lance, que peut-être on y avait adroitement cachée. Cet homme découvrit d'abord sa vision à l'évêque du Puy et au comte Raimond. L'évêque croyait toute cette histoire fausse; le comte Raimond, au contraire, se flattait qu'elle était vraie. Cependant tout le peuple, plein de joie, glorifiait le Seigneur de ce que cette lance avait été ainsi découverte; depuis cent jours environ, tous la tenaient en grande vénération; le comte Raimond lui prodiguait les plus signalés honneurs, et, s'en étant rendu lui-même le gardien, distribuait aux indigents les offrandes que le peuple, dans sa piété, apportait aux pieds de cette lance. Toutefois l'évêque de Bari et plusieurs autres, tant clercs que laïcs, doutaient que cette lance fût celle du Seigneur, comme on se plaisait à le croire, et pensaient que c'en était une autre que cet homme grossier disait faussement avoir trouvée. On tint donc une grande assemblée; puis, après trois jours de prières et de jeûne, le huitième mois depuis la prise d'Antioche, on mit le feu à un tas de bois au milieu même du camp placé sous les murs du château d'Archas qu'on assiégeait alors; les évêques donnèrent leur bénédiction à ce feu, dont l'épreuve devait servir de jugement; et l'homme qui avait trouvé la lance passa vite et résolument au milieu du brasier enflammé. On reconnut aussitôt qu'en le traversant. cet homme, comme il arrivait à tout vrai coupable, avait eu la peau brûlée par la flamme, et l'on présuma promptement que quelque partie intérieure de son corps devait être mortellement endommagée; cela fut bientôt clairement confirmé par la fin de ce criminel imposteur, qui mourut le douzième jour des douleurs de sa brûlure. Cédant à la force de cette preuve, tous les nôtres qui, pour l'amour et la gloire de Dien, avaient vénéré cette lance, cessèrent de croire à sa sainteté, mais furent cruellement contristés. Quant au comte Raimond, il conserva très-longtemps cette lance, et la perdit par je ne sais quel accident. Revenons, au surplus, maintenant au récit que nous avons suspendu. [1,11] CHAPITRE XI. Quand la ville d'Antioche eut été prise ainsi qu'on l'a dit, et dès le lendemain même, une innombrable multitude de Turcs vint mettre le siége devant cette cité. En effet, aussitôt que le Soudan, ou roi des Perses, dont il a été parlé un peu plus haut, eut appris, du messager qu'on lui avait envoyé, que les Francs cernaient Antioche, il rassembla de nombreuses troupes, en forma une armée qu'il fit marcher contre les Francs, et lui donna pour émir et pour chef Corbogath. Ces Turcs s'arrêtèrent pendant trois semaines entières devant Edesse, où était alors le comte Baudouin; mais ne faisant aucun progrès contre cette place, ils se hâtèrent d'accourir vers Antioche au secours de Gratien. A leur vue les Francs se désespérèrent de nouveau et non moins que de coutume. Leur châtiment en effet fut double comme l'étaient leurs péchés; car, à peine étaient-ils entrés dans Antioche, que beaucoup d'entre eux s'étaient empressés de rechercher le commerce de femmes hors de la loi de Dieu. Environ soixante mille Turcs pénétrèrent alors dans la ville par le château qui la dominait, du côté de la roche élevée sur laquelle il était bâti, et pressèrent vivement les nôtres par de subites et fréquentes attaques; mais leur séjour dans Antioche ne fut pas long; ils la quittèrent frappés d'une grande terreur, et l'assiégèrent du dehors. Quant aux Francs, ils restèrent enfermés dans l'intérieur des murs et livrés à une anxiété plus cruelle qu'on ne pourrait le croire. Cependant le Seigneur qui ne les accablait pas, se montra souvent à plusieurs d'entre eux, comme ceux-ci l'affirmaient, et, relevant leur courage, promit que son peuple allait jouir d'une prompte victoire. [1,12] CHAPITRE XII. Dans ce temps-là, Dieu apparut à un certain clerc qui, par crainte de la mort, s'enfuyait de la ville. «Où tournes-tu tes pas, frère? lui dit le Seigneur. — Je fuis, répond le clerc, de peur de périr malheureusement; beaucoup en font de même pour éviter une fin misérable. — Ne fuis point, réplique le Seigneur; retourne en arrière et dis à tes compagnons que je les assisterai dans le combat. Apaisé par les prières de ma mère, je serai favorable aux Francs; mais parce qu'ils ont péché, ils se verront sur le point de périr. Que cependant ils conservent en moi une espérance ferme, et je les ferai triompher des Turcs; qu'ils se repentent, et ils seront sauvés. C'est moi qui suis le Seigneur et qui te parle.» Ce clerc donc retournant sur ses pas, raconta ce qu'il venait d'entendre, au moment même où plusieurs, profitant des ombres de la nuit, voulaient à l'aide de cordes descendre du haut des murs et fuir, comme avaient fait beaucoup d'autres, qui redoutaient de périr aussi par la faim ou par le glaive. [1,13] CHAPITRE XIII. Une autre fois, comme un certain homme descendait ainsi de la muraille, son frère, déjà mort depuis quelque temps; lui apparut et lui dit: «Où fuis-tu, mon frère? demeure, n'aie aucune crainte; le Seigneur sera avec vous au jour de la bataille; et ceux de vos compagnons, dans ce pélerinage, qui vous ont précédés au tombeau, combattront avec vous contre les Turcs.» L'autre, étonné des paroles que lui adressait le défunt, cessa de fuir, et rapporta à ses compagnons les paroles qu'il avait entendues. [1,14] CHAPITRE XIV. Cependant il plut au Seigneur de mettre un terme aux souffrances de ses serviteurs, qui déjà ne pouvaient plus supporter les maux de tout genre qui les accablaient, et n'ayant pas la moindre chose à manger tombaient, ainsi que leurs chevaux, dans une extrême faiblesse. Ils établirent trois jours de jeûne, des prières et des aumônes, afin de se rendre Dieu favorable par leur pénitence et leurs supplications. Ensuite, ayant tenu conseil, ils firent savoir aux Turcs, par un certain Ermite nommé Pierre: «Que s'ils ne laissaient aux Chrétiens la paisible possession de la terre qui leur appartenait de temps immémorial, ils iraient certainement leur livrer bataille le jour suivant. Que si les Turcs le préféraient, le combat aurait lieu entre cinq, dix, vingt ou même cent hommes d'armes choisis de part et d'autre; qu'ainsi tous ne se battant pas en même temps les uns contre les autres, la masse des deux peuples ne serait pas exposée à périr; et que le parti dont les champions vaincraient ceux de l'autre, posséderait de droit la ville et son empire.» Voilà ce qui fut proposé; les Turcs ne l'acceptèrent pas: comme ils étaient nombreux et bien pourvus de chevaux, ils espéraient triompher; et en effet on évaluait leurs forces à six cent soixante mille hommes, tant cavaliers que gens de pied: ils savaient d'ailleurs que tous nos hommes d'armes étaient pauvres, réduits à combattre à pied, et affaiblis par la faim. L'envoyé Pierre revint donc et rendit la réponse de l'ennemi; dès qu'ils l'eurent entendue, les Francs mettant tout leur espoir dans le Seigueur, se préparèrent au combat sans hésiter. Les Turcs avaient des chefs nombreux qu'on nomme émirs. C'étaient, Corbogath, Meleducac, l'émir Soliman, l'émir Soland, l'émir Maroan, l'émir Mahomet, Carajath, Coteloseniar, Mergascotelon, Balduk, Boellach, l'émir Boach, Axian, Samsadol, Amigian, Guinahadole, l'émir Todigon, l'émir Natha, Soquenari, Boldagis, l'émir Rillias, Gersaslan, Gigremis, l'émir Gog, Artubech, l'émir Dalis, l'émir Moxe, l'émir Churaor et beaucoup d'autres. Du côté des Francs, les principaux chefs étaient Hugues-le-Grand, Robert comte de Normandie, Robert comte de Flandre, le duc Godefroi, le comte Raimond, Boémond et plusieurs autres nobles. Que Dieu répande sa bénédiction sur l'ame d'Adhémar évêque du Puy, qui, en homme vraiment apostolique, soutenait toujours avec bonté le courage du peuple et le fortifiait dans le Seigneur. O pieuse précaution! Ce prélat avait, le soir précédent, ordonné par une proclamation que chaque homme d'armes à cheval de l'armée du Très-Haut tâchât de donner, selon son pouvoir, et sur sa propre provision de grain, une ration à son cheval, de peur que le lendemain, et à l'heure du combat, ces animaux affaiblis par la faim ne manquassent sous ceux qui les monteraient. Il fut fait comme il l'avait commandé. Tous les nôtres étant donc ainsi préparés pour la bataille, sortent d'Antioche au point du jour, le quatrième jour des calendes de juillet; les escadrons et les lignes d'infanterie, divisés régulièrement, les uns en petits corps et les autres en phalanges, marchent précédés de leurs enseignes; au milieu des rangs sont les prêtres, qui, revêtus d'ornements blancs, chantent en pleurant des psaumes à la louange du Seigneur, et d'un cœur pieux lui adressent de nombreuses prières au nom de tout le peuple. Alors un certain Turc, nommé l'émir Dalis, d'une habileté consommée dans la guerre, voyant les nôtres sortir de la ville, et s'avancer contre ses gens enseignes déployées, est frappé d'étonnement; apercevant les bannières de nos grands, qu'il connaissait toutes particulièrement, comme habitant d'ordinaire Antioche, il ne doute pas que la bataille ne s'engage promptement, et court l'annoncer à Corbogath, émir en chef. «A quoi songes-tu, lui dit-il, de jouer aux échecs? Voici les Francs qui viennent. — Viennent-ils donc pour combattre? répond Corbogath.—Je ne le sais pas encore, réplique l'émir Dalis; mais attends un peu, et je te le dirai.» Examinant de nouveau et remarquant que les bannières de nos princes sont portées devant eux de droite et de gauche, et que les corps d'armée, divisés régulièrement en troupes, suivent en bon ordre, il retourne vers Corbogath, et lui dit: «Voilà certainement les Francs. —Que penses-tu de leurs projets? répond le chef.—Je crois qu'ils veulent combattre, réplique l'autre; mais cela est encore un peu incertain. Je sais quels sont ceux à qui appartiennent les bannières que j'aperçois.» Considérant alors de nouveau et avec plus d'attention, il reconnaît l'étendard de l'évêque du Puy en tête du troisième escadron de cavaliers; sans s'arrêter plus long-temps, il dit alors à Corbogath: «Ce sont bien les Francs qui viennent; ou fuis sur-le-champ, ou songe à bien combattre. C'est la bannière du grand pape que je vois en tête de l'ennemi; tremble donc d'être aujourd'hui vaincu par ceux que tu te flattais de pouvoir écraser complétement. — Je vais, répond Corbogath, envoyer dire à ces Francs que je souscris aux propositions qu'ils m'ont fait faire hier. — Tu tiens ce langage trop tard, réplique l'émir Dalis.» Corbogath envoie cependant vers nous; mais ce qu'il demande lui est refusé. Cependant l'émir Dalis le quitte sans perdre un moment, et presse son coursier des éperons. On croirait qu'il fuit; mais il court au contraire exciter les siens à combattre tous vaillamment, et à faire pleuvoir une grêle de flèches. Hugues-le-Grand, Robert le Normand et le comte de Flandre sont placés en tête de la première ligne et chargés de l'attaque; à la seconde suit le duc Godefroi avec les Allemands et les Lorrains; après eux marchent l'évêque du Puy, ainsi que les Gascons et les Provençaux, tous gens du comte Raimond, qui de sa personne est resté dans Antioche pour la garder; la dernière est conduite par l'habile Boémond. Les Turcs voyant l'armée entière des Francs prête à fondre sur eux avec fureur, commencent à courir çà et là en lançant leurs traits. Mais bientôt le Seigneur envoie sur eux sa terreur, et tous fuient en désordre comme si le monde entier allait les écraser dans sa chute; les Francs les poursuivent et les pressent autant qu'ils le peuvent; mais n'ayant que peu de chevaux, auxquels même la faim ôte toute vigueur, ils ne font pas autant de prisonniers qu'il l'aurait fallu: cependant ils se rendent maîtres de toutes les tentes des Païens, ainsi que des richesses diverses qui s'y trouvent, or, argent, manteaux, vêtements, ustensiles, et une foule d'autres choses précieuses, que les Turcs, saisis d'effroi, et fuyant épars à travers les champs, ont abandonnées ou jettent derrière eux: tout devient notre proie, et nous nous emparons encore d'une grande quantité de chevaux, mulets, chameaux, ânes, casques excellents, arcs, flèches et carquois. Ce Corbogath lui-même, qui, dans ses propos féroces, s'était vanté si souvent de massacrer les Francs, il fuit plus léger que le cerf. Pourquoi donc fuit-il ainsi cet homme qui commandait à une armée si nombreuse et si bien fournie de chevaux? C'est qu'il voulait dans son audace combattre contre Dieu; mais le Seigneur, voyant sa pompe orgueilleuse et ses projets, les a pulvérisés entièrement. Le Très-Haut, qui ne se venge pas chaque jour de ses ennemis, ne permit pas toute fois que ce chef et ses soldats tombassent entre nos mains; grâces à leurs coursiers pleins de vitesse, ils nous échappèrent, et les traînards seuls furent pris par les Francs. Cependant beaucoup d'entre ces infidèles, et particulièrement des Sarrasins qui combattaient à pied, périrent par le glaive; les nôtres au contraire perdirent fort peu de monde, et ils passèrent au fil de l'épée toutes les femmes qu'ils trouvèrent dans les tentes des Turcs. Tous alors d'une voix triomphante bénirent et glorifièrent le Seigneur, dont la droite miséricordieuse avait délivré d'ennemis si cruels les siens réduits à la dernière extrémité, dévorés d'inquiétudes, et n'espérant qu'en lui seul; tous se félicitèrent de la victoire obtenue sur les Païens vaincus, et enrichis de leurs dépouilles ils rentrèrent pleins de joie dans la ville. De onze cents retranchez deux, et vous aurez le nombre des années, à dater du jour où le Seigneur naquit du sein d'une vierge: c'est alors que fut prise la noble cité d'Antioche, quand le soleil, dans le signe des Gémeaux, se fut levé neuf fois avec eux. Dans ce temps et le jour des calendes d'août, mourut l'évêque Adhémar. Puisse son ame jouir du repos éternel! A cette époque aussi, Hugues-le-Grand partit pour Constantinople, et de là retourna en France, du consentement de tous les héros chrétiens. [1,15] CHAPITRE XV. Après qu'on eut remporté ces avantages, l'illustre troupe des princes de toute l'armée adressa au pontife romain la lettre suivante: «Au saint et vénérable seigneur pape Urbain, Boémond, Raimond, comte de Saint-Gilles, Godefroi, duc de Lorraine, et Robert, comte de Normandie, Robert, comte de Flandre, et Eustache, comte de Boulogne; «Salut, fidèles services, et véritable soumission en Jésus-Christ, comme des enfants la doivent à leur père spirituel. «Nous voulons et desirons te faire connaître que, grâce à l'excessive miséricorde du Seigneur et à son appui manifeste, Antioche est tombée en notre pouvoir; que les Turcs, qui avaient fait beaucoup d'affronts à notre Seigneur Jésus-Christ, ont été pris ou tués; et que nous, pélerins de Jérusalem, nous avons vengé sur eux les injures de Jésus-Christ, le Dieu tout-puissant. Nous souhaitons aussi t'apprendre comment, après les avoir d'abord assiégés dans cette ville, nous nous sommes vus ensuite assiégés par ceux de cette nation venus du Khorazan, de Jérusalem, du pays de Damas et de beaucoup d'autres régions, et comment nous avons enfin été délivrés par la miséricorde de Jésus-Christ. Après donc que nous eûmes, ainsi que tu l'as sans doute entendu dire, pris la ville de Nicée, vaincu dans un champ couvert de fleurs, vers les calendes de juillet, une multitude innombrable de Turcs accourus à notre rencontre, mis en fuite et dépouillé de toutes ses terres et de tous ses biens le grand Soliman, conquis et pacifié toute la Romanie, nous marchâmes vers Antioche pour l'assiéger. Dans ce siége nous eûmes beaucoup à souffrir des combats que nous livraient sans cesse les Turcs et les Païens des provinces voisines, qui nous attaquaient si souvent et en si grand nombre qu'on pouvait dire avec vérité qu'ils nous assiégeaient plus que nous n'assiégions ceux d'Antioche. Nous triomphâmes enfin dans tous ces combats, et leur heureuse issue releva la gloire de la foi chrétienne, comme nous allons le raconter. Moi Boémond, je conclus une convention avec un certain Turc, qui me livra la ville d'Antioche; un peu avant le jour, j'appliquai les échelles à la muraille, et nous nous rendîmes ainsi maîtres, le 3 des nones de juillet, de cette cité, qui auparavant résistait à la puissance du Christ. Nous tuâmes Gratien, le tyran de cette même ville, et beaucoup de ses soldats; quant aux femmes, enfants, et parents de ces infidèles, nous nous en sommes emparés, ainsi que de leur or, leur argent et tous leurs biens. Nous ne pûmes cependant emporter le château d'Antioche, fortifié de longue main par les Turcs. Mais le lendemain, lorsque nous nous disposions à l'attaquer, nous vîmes tout à coup se répandre dans la Campagne une multitude infinie de Païens, que nous savions en marche pour nous combattre, et que nous avions attendus long-temps hors des murs de la ville. Ils nous assiégèrent le troisième jour, introduisirent dans ledit château plus de cent de leurs hommes d'armes, et essayèrent de pénétrer, par la porte du château, dans la portion de la ville qui, placée au pied de ce fort, nous était commune avec eux, et de l'occuper. Mais campés sur une autre hauteur opposée à ce château, et craignant que les Turcs en grand nombre ne s'ouvrissent de force un passage jusqu'à nous, nous gardâmes avec vigilance le chemin qui séparait les deux armées, et descendait vers la cité; nous combattîmes nuit et jour au dedans et au dehors des murs, et nous contraignîmes enfin l'ennemi de rentrer par les portes du château qui conduisaient à l'intérieur de la ville, et de regagner son camp. Les Turcs reconnaissant alors que du côté du fort ils étaient sans moyen de nous nuire en rien, nous bloquèrent si étroitement de toutes parts dans Antioche, qu'aucun des nôtres ne pouvait ni en sortir, ni arriver du dehors jusqu'à nous. Nous fûmes tous d'autant plus chagrins et désespérés de notre position, que beaucoup de nos gens, succombant sous la faim et une foule d'autres maux, se trouvaient réduits à tuer et à manger les chevaux et les ânes, épuisés eux-mêmes par le défaut de nourriture. Cependant la clémente miséricorde du Dieu tout-puissant veillait sur nous, et vint à notre aide; grâces à elle, l'apôtre André, dans une vision trois fois renouvelée, révéla à un certain serviteur de Dieu l'existence de la lance consacrée au Seigneur, avec laquelle la main de Longin perça le côté de notre Sauveur, et lui montra en songe l'endroit même où elle gisait cachée; nous la trouvâmes en effet dans l'église du bienheureux Pierre, prince des Apôtres; aussitôt consolés et fortifiés par cette heureuse découverte, et beaucoup d'autres révélations d'en haut, nous, qui peu auparavant étions en proie à l'affliction et à l'effroi, maintenant pleins d'ardeur et d'audace, nous nous excitons les uns les autres à combattre. Après donc avoir été ainsi assiégés trois semaines et quatre jours, nous nous confessons de toutes nos iniquités, et mettant notre confiance en Dieu, la veille même de la fête des apôtres Pierre et Paul, nous sortons des portes de la ville dans tout l'appareil du combat. Nous étions si peu, que les Turcs disaient hautement que, loin de venir leur livrer bataille, nous prenions la fuite. Mais nous, préparés tous à bien faire, et ayant rangé en bon ordre nos gens de pied et nos hommes d'armes, nous marchons audacieusement et précédés de la lance teinte du sang du Seigneur, vers le lieu où les ennemis avaient réuni leurs troupes les plus fortes et les plus vaillantes, et nous les contraignons de fuir de ce premier champ de bataille. Eux alors, suivant leur usage, commencent à se disperser de toutes parts, occupent les collines, se jettent autant qu'ils le peuvent dans tous les chemins, et s'efforcent de nous cerner, se flattant de nous massacrer ainsi tous à la fois: mais d'une part, une foule de combats nous avaient instruits à nous garantir de leurs ruses et de leurs projets; de l'autre, la grâce miséricordieuse de Dieu nous secourt si efficacement que, quoique très-peu en comparaison d'eux, nous les resserrons tous sur un seul point; et ainsi resserrés, nous les forçons par l'aide de la droite du Seigneur, qui combat avec nous, de fuir et de nous abandonner leur camp et toutes les richesses qu'il contient. Après les avoir ainsi vaincus et poursuivis pendant tout le jour, et leur avoir tué bon nombre de soldats, nous rentrons heureux et pleins de joie dans Antioche. Un certain émir, renfermé dans le château dont on a parlé ci-dessus, avec mille des siens se rend alors à Boémond, et tous, d'un consentement unanime, reçoivent de ses mains le sceau de leur soumission au joug de la foi chrétienne. Ainsi donc notre Seigneur Jésus-Christ tient maintenant Antioche tout entière asservie à la foi et à la religion romaine. Mais comme d'ordinaire quelque affliction se mêle toujours aux choses les plus heureuses, l'évêque du Puy, que tu nous avais donné pour ton vicaire, cette guerre, où il s'est conduit avec honneur, une fois terminée, et la paix rendue à la ville, est mort le jour des calendes d'août. Nous, tes enfants, orphelins maintenant du père auquel tu nous avais confiés, nous te supplions, toi, notre père spirituel, qui nous ouvris la route, nous entraînas par tes discours à abandonner nos terres et toutes leurs richesses, nous ordonnas de suivre le Christ en portant sa croix, et nous recommandas de glorifier son saint nom, nous te supplions, disons-nous, de venir vers nous pour achever ce que, tu nous fis entreprendre, et d'engager à t'accompagner tous ceux que tu pourras réunir. C'est ici, en effet, que le nom chrétien a pris naissance; car après que le bienheureux Pierre eut été intronisé dans la chaire que nous contemplons ici chaque jour, ceux qu'on nommait, dans le principe, Galiléens, furent d'abord, et surtout à cause de Pierre, appelés Chrétiens. L'univers ne trouvera-t-il donc pas très-convenable que toi, le chef et le père de la religion chrétienne, tu viennes dans la ville principale et capitale du nom chrétien, et que tu concoures pour ta part à une guerre qui est la tienne? Nous avons bien, quant à nous, dompté les Turcs et les Païens; mais il n'est pas en notre pouvoir de triompher des hérétiques Grecs, Arméniens, Syriens et Jacobites. Nous le mandons et le répétons par conséquent à toi, notre père très-cher; viens donc toi, père et chef des Chrétiens, dans le berceau de ta paternité, toi le vicaire du bienheureux Pierre, accours t'asseoir dans sa chaire; visite-nous comme des enfants toujours prêts à t'obéir dans les choses bonnes à faire; avec le secours de notre courage détruis et déracine par ta présence et ton autorité toutes les hérésies de quelque genre qu'elles soient; que ton voyage ainsi achève de nous conduire dans la route où nous sommes entrés d'après tes ordres, nous ouvre les portes de l'une et l'autre Jérusalem, rende libre le sépulcre du Seigneur, et élève le nom chrétien au dessus de tout autre nom. Si tu viens vers nous, et termines avec nous le pélerinage que toi seul nous as fait entreprendre, tout l'univers te sera obéissant. Puisse te déterminer à céder à notre prière, le Dieu qui vit et règne dans les siècles des siècles! Amen!» [1,16] CHAPITRE XVI. Après que nos hommes et leurs chevaux, épuisés par de si longues et pénibles fatigues, se furent, grâces à un séjour de quatre mois dans Antioche, refaits par le repos et une bonne nourriture, et eurent repris leurs anciennes forces, on tint conseil, et une partie de l'armée se mit en marche pour l'intérieur de la Syrie, dans le dessein d'ouvrir complétement au reste des nôtres le chemin de Jérusalem. Les deux principaux chefs de ce corps étaient Boémond et le comte Raimond. Quant aux autres princes, ils restèrent encore dans la contrée d'Antioche. Ces deux chefs et leur monde s'emparèrent, par des attaques pleines d'audace, de deux villes, Alber et Marrah. La première, ils la prirent très-promptement, en massacrèrent tous les citoyens, et enlevèrent tout ce qui s'y trouva de richesses. Joyeux et triomphants ils marchèrent sur l'autre; mais le siége se prolongea pendant vingt jours, et nos hommes eurent à supporter tous les maux de la faim. Je ne puis redire sans horreur comment plusieurs des nôtres, transportés de rage par l'excès du besoin, coupèrent un ou deux morceaux des fesses d'un Sarrasin déjà mort, et, se donnant à peine le temps de les rôtir, les déchirèrent de leurs dents cruelles. Ainsi donc les assiégeants souffraient plus que les assiégés. Cependant des machines furent construites, et on les approcha des murailles; les Francs alors montèrent à l'assaut avec une merveilleuse audace, et, secondés par la bonté de Dieu, franchirent le sommet du mur, s'introduisirent dans la ville, égorgèrent, ce jour-là et le suivant, tous les Sarrasins, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, et s'emparèrent de toutes les provisions des habitants. Quand cette cité fut détruite, Boémond retourna à Antioche, en chassa les gens que le comte Raimond avait préposés à la garde de la portion de cette cité dont il s'était rendu maître, et se mit en possession de la ville et de tout son territoire, disant qu'elle n'avait été prise que grâces à ses négociations et machinations. Au surplus, le comte Raimond, s'étant joint avec Tancrède, suivit le chemin qu'on avait pris; et Robert le Normand se réunit en outre à cette même armée le lendemain du jour où elle quitta la ville de Marrah après l'avoir saccagée. [1,17] CHAPITRE XVII. L'année 1099 depuis l'Incarnation du Seigneur, ils marchèrent ensemble vers le château qu'on appelle Archas, bâti au pied du mont Liban: il est, par sa position et la nature des lieux, très-fort et très-difficile à prendre pour des ennemis qui l'attaquent du dehors; aussi nos gens demeurèrent-ils cinq semaines environ sous leurs tentes, devant ce château très-ancien, et fondé, comme on le lit dans l'Histoire, par Aracée, fils de Chanaan. Cependant le duc Godefroi et Robert, comte de Flandre, ne tardèrent pas à suivre ce corps d'armée. Avant de la joindre, ils formèrent le siége de Gibel, certain château d'un grand renom; mais, ayant reçu une députation de l'armée, qui les pressait de venir en toute hâte la secourir contre les Turcs par qui elle s'attendait à être attaquée, ils laissèrent là Gibel, et partirent sur-le-champ pour l'expédition à laquelle on les appelait. Quand ils furent arrivés au lieu où étaient leurs compagnons, ils campèrent avec eux, mais n'eurent pas à faire la guerre dont ils se croyaient menacés. Au siège d'Archas, Anselme de Ribeaumont, vaillant chevalier, périt frappé d'un éclat de pierre. Les chefs tinrent alors conseil, et furent d'avis que, si l'on demeurait encore long-temps sous les murs de ce château sans réussir à le prendre, il en résulterait pour tous des inconvénients irréparables; ils ajoutèrent que l'important était, abandonnant ce siége, où ils savaient que le commerce ne leur offrirait nulle ressource, de continuer leur route pendant qu'ils pouvaient encore arriver à Jérusalem pour le temps de la moisson, vivre dans le chemin des récoltes sur pied que la bonté du Seigneur faisait croître de toutes parts, et, à l'aide de ce secours, arriver, sons la conduite de Dieu, aux lieux après lesquels ils soupiraient. Tous approuvent ce plan et l'exécutent sur-le-champ. Ils enlèvent donc leurs tentes, se mettent en route, se dirigent vers la cité de Tripoli, et, après l'avoir dépassée, marchent vers le château de Gibel. On était dans le mois d'avril, et déjà les nôtres subsistaient des récoltes qui couvraient la terre. Poursuivant leur chemin, ils passent non loin de la cité de Béryte, et, après cette ville, en trouvent une autre appelée Sidon, bâtie, comme nous le voyons dans l'histoire, sur la terre de Phénicie, et fondée par Sidon, fils de Chanaan, de qui les Sidoniens ont pris leur nom. Ils rencontrent ensuite Sarepta de Sidon et Tyr, cité très-riche, d'où était cet Apollonius dont parle l'histoire. L'évangéliste dit de ces deux villes: «Josué se retira du côté de Tyr et de Sidon.» Aujourd'hui les habitants du pays appellent la première Sagitte, et la seconde Sur, dont le nom hébreu est Sor, et qui se trouvait comprise dans le partage de la tribu de Nephtali. Après ces villes, l'armée traverse Ptolémaïs, autrefois Accon, que quelques-uns écrivaient et lisaient, par erreur, Accaron, ainsi que je le faisais moi-même lorsque j'entrai pour la première fois dans le pays de la Palestine. Accaron est une cité de la contrée des Philistins, entre Azot et Jamnia, près d'Ascalon; mais Accon ou Ptolémaïs a au sud le mont Carmel. Les nôtres, longeant le pied de cette montagne, laissèrent à droite la place appelée Cayphe; de là nous suivîmes le chemin qui avoisine Dor près Césarée en Palestine, qui portait encore le nom de Tour de Straton. C'est là qu'Hérode, surnommé Agrippa, et petit-fils de cet Hérode dans le temps de qui est né le Christ, frappé par l'ange exterminateur et rongé des vers, expira misérablement. Laissant alors à notre droite le rivage de la mer, nous prîmes notre route parla ville appelée Ramla, d'où les habitants, tous Sarrasins, s'étaient enfuis la veille de l'arrivée des Francs, et où ceux-ci trouvèrent une immense provision de froment, dont ils chargèrent toutes leurs bêtes de somme, et qu'ensuite ils transportèrent jusqu'à Jérusalem. [1,18] CHAPITRE XVIII. Les nôtres, après avoir séjourné quatre jours dans cette ville, établi un évêque dans la basilique de Saint-George, et mis quelques hommes dans les forts pour garder la place, continuèrent leur marche vers Jérusalem. Le jour même de leur départ, ils allèrent jusqu'à un petit château qu'on nomme Emmaüs. La nuit, cent de nos chevaliers, cédant à l'idée d'un projet hardi, et poussés par leur propre courage, s'élancent sur leurs coursiers, passèrent près de Jérusalem au moment où l'aurore commençait à blanchir le ciel, et coururent en toute hâte jusqu'à Bethléem. Parmi eux étaient Tancrède et Baudouin du Bourg. Lorsque les Chrétiens, c'est-à-dire les Grecs et les Syriens qui habitaient ce lieu, reconnurent que c'étaient des Francs qui arrivaient, une grande joie les transporta; dans le premier moment, toutefois, ignorant quels gens venaient vers eux, ils les prirent pour des Turcs ou des Arabes; mais aussitôt qu'ils les voient distinctement et de plus près, et ne peuvent plus douter que ce sont des Francs, ils prennent, tout joyeux, leurs croix et leurs bannières, et viennent au devant des nôtres en pleurant et en chantant des hymnes pieux. Ils pleurent parce qu'ils craignent qu'une si petite poignée d'hommes ne soient facilement égorgés par la multitude innombrable de Païens qu'ils savent être dans le pays; ils chantent parce qu'ils se félicitent de l'arrivée de ceux dont ils souhaitent depuis si long-temps la venue, et qu'ils sentent destinés à rétablir, dans son antique gloire, la foi chrétienne indignement écrasée pendant tant de siècles par les méchants. Les nôtres, après avoir adressé sur-le-champ de pieuses supplications au Seigneur dans la basilique de la bienheureuse Marie, et visité le lieu où naquit le Christ, donnent gaîment le baiser de paix aux Syriens, et reprennent précipitamment le chemin de la ville sainte. Cependant, voilà qu'alors même le reste de notre armée s'approche de la grande cité, laissant sur la gauche Gabaon, distant de cinquante stades de Jérusalem. Au moment où notre avant-garde élève ses drapeaux et les montre aux habitants, les ennemis sortent tout à coup de l'intérieur de la ville; mais ces hommes, si prompts à se montrer hors de leurs murs, sont repoussés au dedans plus promptement encore, et contraints de se retirer. Le septième jour des ides de juin, selon le calcul annuel en usage, et lorsque juin était déjà, depuis sept jours, brûlé de tous les feux du soleil, les Francs cernent Jérusalem et en forment le siége. Cette cité sainte est située sur un lieu élevé, manque de ruisseaux, de bois et de fontaines, sauf cependant celle de Siloë, qui quelquefois fournit assez d'eau, et quelquefois, mais rarement, est à sec; cette petite source est placée dans le fond d'une vallée, au pied de la montagne de Sion, et au dessous du lit du torrent de Cédron, qui, dans la saison de l'hiver, coule habituellement à travers la vallée de Josaphat. Dans la ville, au surplus, sont beaucoup de citernes assez bien remplies d'eau, et qui, lorsqu'elles en sont bien approvisionnées, au moyen des pluies d'hiver qu'on peut y recueillir, donnent abondamment en tout temps, à tout ce qui est dans l'intérieur des murs, tant hommes que bêtes de somme, de quoi satisfaire leur soif. Il est reconnu généralement que Jérusalem présente l'aspect d'un cercle d'une étendue si bien proportionnée, que personne ne trouve à redire ni à sa grandeur ni à sa petitesse. Au couchant est la tour de David qui, au dedans comme au dehors, remplace, à l'endroit qu'elle occupe, le mur de la ville. Cette tour forme, de sa partie inférieure jusqu'au milieu de sa hauteur, une masse compacte revêtue de pierres carrées et scellées avec du plomb fondu; si donc elle était bien approvisionnée de vivres, et défendue seulement par quinze ou vingt hommes de cœur, jamais une armée, quelle qu'elle fût, ne parviendrait à s'en emparer de vive force. Dans cette ville est encore le temple du Seigneur, de forme ronde, et bâti dans le même endroit où Salomon construisit autrefois le sien, si célèbre par sa magnificence. Quoique le nouveau ne puisse, en aucune manière, être comparé à l'ancien, qui lui a servi de modèle, il est cependant d'un travail admirable et d'une très-belle architecture à l'extérieur; au milieu est une roche naturelle et immense qui défigure et obstrue beaucoup l'intérieur; je ne sais, en vérité, pourquoi l'on souffre de toute éternité que cette roche reste dans cet endroit, au lieu de la couper à rase terre; on dit que c'est le lieu où s'arrêta l'ange exterminateur, auquel David, tout tremblant, adressa ces paroles: «C'est moi qui ai péché, c'est moi qui suis le coupable; qu'ont fait ceux-ci, qui ne sont que des brebis?» On prétend de plus que sur cette roche était scellée fortement l'arche d'alliance du Seigneur, avec la verge et les tables de l'ancienne loi, et que Josias, roi de Juda, prévoyant la future captivité, ordonna que la roche fût renfermée dans l'enceinte même du sanctuaire, disant: «Jamais on ne pourra l'arracher de ce lieu.» Mais ce récit est contredit par ce que nous lisons dans les écrits de Jérémie, que lui-même avait caché l'arche sainte en Arabie, disant: «Qu'elle devait rester inconnue jusqu'à ce que Dieu eût rassemblé son peuple dispersé.» Or Jérémie était contemporain de ce roi Josias, qui cependant cessa de vivre avant que le prophète mourût. Je ne saurais donc croire que l'arche ait été alors placée dans le temple. Dans la crainte de tromper sur quelque point mes lecteurs, je ne puis ni n'ose rapporter en détail toutes les choses saintes qui se trouvent dans ce temple. Cependant ces choses, quelque peu importantes qu'elles puissent paraître, je les ai, par amour pour Dieu, et en son honneur, recueillies dans ma mémoire d'après le récit de certains individus. Ce temple, au surplus, est certainement la maison du Seigneur, dont il est écrit: «Elle est fondée solidement sur la pierre la plus dure.» C'est là que Salomon ayant offert pieusement ses supplications à Dieu pour qu'il eût nuit et jour les yeux ouverts sur cette sainte demeure, et daignât exaucer celui qui viendrait prier avec un cœur droit dans ce sanctuaire, le Seigneur répondit à ce prince et lui accorda ce qu'il avait sollicité de sa bonté. Cet édifice, c'est-à-dire, ce temple du Seigneur, tous les Sarrasins l'eurent en grande vénération jusqu'au moment où nous les en chassâmes; ils y faisaient habituellement, plus volontiers qu'ailleurs, les prières qu'ils prodiguaient, sans fruit pour eux, à une idole fabriquée de leurs mains, et portant le nom de Mahomet, et ils ne permettaient à aucun Chrétien d'y entrer. Ce temple, qu'on appelle le temple de Salomon, quoique grand et admirable, n'est pas celui qu'éleva Salomon. Ce dont nous ne saurions maintenant assez nous affliger, c'est que, faute d'argent, nous ne pûmes réparer la toiture de ce monument, lorsqu'il fut enfin tombé dans nos mains et dans celles du roi Baudouin, qui lui-même vendait à des marchands le plomb qui en tombait de temps à autre, ou qu'il ordonnait d'en arracher. Il existe en outre sur le sépulcre de Notre-Seigneur une basilique assez belle et de forme ronde; on a laissé sans couverture le sommet de sa voûte arrondie; mais c'est exprès, et par un artifice tellement ingénieux que la lumière du soleil entre par cette ouverture assez abondamment, pour que l'intérieur de l'édifice soit toujours bien éclairé. Dans tous les quartiers de la ville se trouvent des égouts, par lesquels les immondices sont emportées dans les temps de pluie. L'empereur Ælius Adrien embellit cette cité avec magnificence, et fit paver richement ses rues et ses places: aussi Jérusalem prit du nom de ce prince celui d'Ælia. Ces choses et beaucoup d'autres rendent cette cité vénérable et célèbre. Les Francs ayant examiné les dehors de la ville, et reconnu que la prendre serait difficile, nos chefs prescrivirent de construire des échelles en bois, qu'on appliquerait aux murs pour donner un vigoureux assaut, monter jusqu'au faîte des murailles, et, s'il se pouvait, pénétrer dans la place avec l'aide du Seigneur. Cet ordre ayant été exécuté, le septième jour après, les grands commandent de sonner les trompettes dès l'aurore, et les nôtres donnent de tous côtés l'assaut à la ville avec une admirable impétuosité. L'attaque avait déjà duré jusqu'à la sixième heure du jour; mais les échelles fixées au mur étaient en trop petit nombre pour que nos gens pussent s'introduire dans la place; il fallut donc abandonner l'assaut. On tint alors conseil, et l'on enjoignit aux ouvriers de construire des machines de guerre, à l'aide desquelles on pût approcher des murailles, et atteindre, si Dieu nous secondait, le but de nos efforts. Cela fut fait ainsi. Nous ne manquions ni de pain ni de viande; mais comme ces lieux sont, ainsi qu'on l'a dit plus haut, sans eau et sans rivières, nos hommes et leurs bêtes de somme souffraient beaucoup de la soif: contraints par le besoin, ils allaient donc chercher au loin de l'eau, et l'apportaient péniblement dans des outres, de quatre ou cinq milles jusqu'au camp du siége. Les machines, c'est-à-dire, des béliers et autres engins à battre les murs, étant disposées, tous se préparent pour l'attaque. Dans le nombre de ces machines était une tour faite de bois courts assemblés, faute de matériaux d'une plus grande longueur; pendant la nuit, et conformément à l'ordre donné, les ouvriers la portent secrètement vers le côté de la ville le moins bien fortifié; et comme, dès le matin, ils l'avaient garnie de pierriers et d'autres instruments de guerre, ils la dressent rapidement et tout d'une pièce non loin du rempart. A peine est-elle élevée, qu'au premier signal du cor, des chevaliers, en petit nombre il est vrai, mais pleins d'audace, y montent, et en font jaillir sur-le-champ des pierres et des dards. De leur côté, les Sarrasins se défendent avec ardeur, allument des torches de bois enduites d'huile et de graisse, de manière à se conserver bien enflammées, et les lancent, avec leurs frondes, contre la tour et les chevaliers qui l'occupent. Ainsi donc la mort, prête à dévorer sa proie, menace à chaque instant beaucoup de ceux qui, de part et d'autre, combattent de si près. De ce côté, en effet, où sont postés le comte Raimond et ses gens, c'est-à-dire, vers le mont Sion, se livre, à l'aide des machines, un violent assaut; du côté opposé sont le duc Godefroi, Robert, comte de Normandie, et Robert comte de Flandre; là, l'attaque contre le rempart est encore plus vive. Voilà ce qui se passa ce-jour-là. Le lendemain, aussitôt que les clairons se font entendre, les nôtres renouvellent les mêmes efforts avec une vigueur plus mâle encore, et frappent si bien la muraille de leurs béliers, qu'ils font brèche dans un endroit. En avant du mur étaient suspendues deux poutres armées de crocs, et fortement retenues par des cordes, que les Sarrasins avaient disposées en toute hâte pour les opposer à l'ennemi qui les attaquait avec tant de violence et les accablait de pierres; mais la sagesse de Dieu fait tourner à leur perte ce qu'ils ont préparé pour leur salut. Aussitôt, en effet, que la tour de bois, dont on a parlé plus haut, s'est approchée des murs, les Francs, à l'aide de fagots en feu, brûlent par le milieu les câbles auxquels sont attachées ces poutres, et se font de celles-ci un pont qu'ils jettent de la tour sur le mur. Déjà s'enflamme une tour en pierre construite sur le rempart, et contre laquelle ceux qui font jouer nos machines ne cessent de lancer des tisons embrasés; bientôt le feu, qu'alimente peu à peu la charpente intérieure de cette tour, éclate de toutes parts, et jette une telle abondance de flamme et de fumée, qu'aucun des citoyens préposés à la garde de ce fort ne peut y rester plus long-temps. Bientôt encore, et le vendredi à l'heure de midi, les Francs pénètrent dans la ville, sonnent leurs trompettes, remplissent tout de tumulte, marchent, avec un courage d'homme, aux cris de Dieu aide, et plantent une de leurs bannières sur le faîte du mur. Les Païens confus perdent complétement leur audace, et se mettent tous à fuir en hâte par les ruelles qui aboutissent aux carrefours de la ville. Mais s'ils fuient rapidement, ils sont poursuivis plus rapidement encore. Le comte Raimond et les siens, qui donnaient l'assaut de l'autre côté de la place, ne surent rien de ce qui se passait qu'au moment où ils virent les Sarrasins sauter, à leurs yeux même, du haut du mur en bas. A ce spectacle, ils accourent au plus vite et pleins de joie dans la ville, se réunissent à leurs compagnons, et, comme eux, poussent vivement et massacrent les infâmes ennemis du nom chrétien. Quelques-uns de ces Sarrasins, tant Arabes qu'Ethiopiens, parviennent, il est vrai, à s'introduire en fuyant dans la forteresse de David; mais beaucoup d'autres sont réduits à s'enfermer dans le temple du Seigneur et dans celui de Salomon. Les nôtres les attaquent dans les cours intérieures de ces temples, avec la plus violente ardeur; nulle part ces infidèles ne trouvent d'issue pour échapper au glaive des Chrétiens; de ceux qui, en fuyant, étaient montés jusque sur le faîte du temple de Salomon, la plupart périssent percés à coups de flèches, et tombent misérablement précipités du haut du toit en bas; environ dix mille Sarrasins sont ainsi massacrés dans ce temple. Qui se fût trouvé là aurait eu les pieds teints jusqu'à la cheville du sang des hommes égorgés. Que dirai-je encore? aucun des infidèles n'eut la vie sauve; on n'épargna ni les femmes ni les petits enfants. Une chose étonnante à voir, c'était comment nos écuyers et nos plus pauvres hommes de pied, ayant découvert l'artifice des Sarrasins pour conserver leurs richesses, fendaient le ventre de ceux d'entre eux qui déjà étaient tués, pour arracher de leurs entrailles les byzantins d'or qu'ils avaient avalés lorsqu'ils étaient encore vivants. Dans le même but, nos gens, quelques jours après la prise de la ville, entassèrent tous les cadavres et les brûlèrent, espérant retrouver plus aisément cet argent dans les cendres. Cependant Tancrède, précipitant sa course, était entré de vive force dans le temple du Seigneur; il en enleva, action vraiment criminelle et défendue, une grande quantité d'or et d'argent, et même les pierres précieuses; mais, dans la suite, réparant cette faute, il rétablit toutes ces richesses ou leur valeur dans ce saint lieu. Les nôtres donc, parcourant Jérusalem l'épée nue, ne firent quartier à aucun, même de ceux qui imploraient leur pitié, et le peuple des infidèles tomba sous leurs coups comme tombent, d'une branche qu'on secoue, les fruits pourris du chêne, les glands agités par le vent. Après s'être ainsi rassasiés de carnage, nos gens commencèrent à se répandre dans les maisons, et y prirent tout ce qui leur tomba sous la main. Le premier, quel qu'il fût, pauvre ou riche, qui entrait dans une habitation, s'en emparait, que ce fût une simple chaumière ou un palais, ainsi que de tout ce qui s'y trouvait, et en restait paisible possesseur comme de son bien propre, sans qu'aucun autre le troublât dans cette jouissance et lui fît le moindre tort. La chose avait été ainsi établie entre eux comme une loi qui devait s'observer strictement; et c'est ce qui explique comment beaucoup de gens dans la misère nagèrent tout à coup dans l'opulence. Ensuite, clercs et laïcs, tous ensemble se rendent au tombeau de Notre-Seigneur et à son temple célèbre, élèvent jusqu'au ciel des cris de triomphe, et chantent un cantique nouveau en l'honneur du Très-Haut; tous portent de riches offrandes, prodiguent les plus humbles prières, et visitent, ivres de joie, ces lieux saints, après lesquels ils soupirent depuis si longtemps. O temps si ardemment souhaité! ô temps mémorable entre tous les temps! ô événement préférable à tous les événements! Ce temps était vraiment le temps desiré dans la sincérité du cœur. Et, en effet, tous les sectateurs de la foi catholique aspiraient, de tous leurs vœux et du fond de leur ame, à voir les lieux où Dieu, le créateur de toutes les créatures, s'est fait homme, est né, est mort, est ressuscité pour apporter au genre humain, multiplié par sa bonté, le don de la rédemption et du salut; à voir ces lieux, dis-je, purgés enfin de la présence empestée des Païens qui les habitaient et les souillaient depuis si long-temps de leurs superstitions, et rétablis dans tout l'éclat de leur ancienne gloire par des hommes croyans et se confiant au Seigneur. Ce temps était le temps réellement mémorable, et digne, à bon droit, de demeurer gravé dans le souvenir des hommes: dans ce lieu, en effet, toutes les choses que notre Seigneur Jésus-Christ a faites et enseignées, pendant qu'homme il demeurait parmi les hommes, sont rappelées et reproduites à la mémoire dans leur plus grande splendeur. Ce grand événement, que ce même Seigneur Jésus-Christ a voulu accomplir par la main de son peuple, son nourrisson, selon moi, le plus cher et le plus intime, et choisi d'avance pour un si grand œuvre, cet événement sera fameux jusqu'à la fin des siècles, et retentira célébré dans les diverses langues de toutes les nations. Pour la quinzième fois, le soleil éclairait de sa lumière et brûlait de ses feux l'ardent juillet; et, en ôtant un du nombre de onze cents, on avait le compte des années écoulées depuis l'Incarnation du Sauveur, quand nous, peuples des Gaules, nous prîmes la ville de Jérusalem. Pour la quinzième fois, juillet resplendissait de la brillante lumière du soleil, lorsque les Francs, par leur valeur puissante, s'emparèrent de la Cité sainte, l'année onze cents moins un, à compter du moment où la Vierge enfanta celui qui règle toutes choses. Cette prise eut lieu en effet le jour des ides de juillet, deux cent quatre-vingt-cinq ans après la mort de Charlemagne, et douze ans depuis celle de Guillaume, premier roi d'Angleterre. Godefroi fut le premier prince de Jérusalem; l'excellence de sa noblesse, sa valeur comme chevalier, sa douceur et sa patience modestes, la pureté de ses mœurs enfin déterminèrent tout le peuple qui composait l'armée de Dieu à l'élire comme chef du royaume de la Cité sainte, pour qu'il eût à le conserver et à le gouverner. Alors aussi on établit des chanoines dans l'église du sépulcre du Seigneur, et dans le temple bâti en son honneur; mais on arrêta de différer à nommer un patriarche jusqu'à ce qu'on eût pris l'avis du pape de Rome, et su qui il desirait qu'on choisît. Cependant les Turcs, les Arabes et les noirs Ethiopiens qui, au nombre d'environ cinq cents, s'étaient, en fuyant, introduits dans la citadelle de David, demandèrent au comte Raimond, logé près de cette tour, qu'il leur permît de sortir la vie sauve, à la condition qu'ils laisseraient tout leur argent dans la citadelle; cette proposition fut acceptée sur-le-champ, et ils partirent de suite pour Ascalon. Il plut, à cette époque, au Seigneur que l'on trouvât dans Jérusalem une petite partie de la croix de Notre-Seigneur; ce trésor, enfoui depuis un temps reculé dans un lieu secret, nous fut alors découvert par un certain Syrien, qui, avec son père, l'avait autrefois caché et conservé. On redonna la forme d'une croix à cette parcelle de la croix du Seigneur; on la recouvrit d'ornements d'or et d'argent; et ce don que le Très-Haut, dans sa clémence, nous avait réservé depuis si long-temps, tous les nôtres, l'élevant en l'air et chantant des psaumes en l'honneur de Dieu, le portèrent, en se félicitant, au sépulcre du Sauveur, et de là à son temple. [1,19] CHAPITRE XIX. Cependant le roi de Babylone et le chef de sa milice, nommé Lavendal, ayant appris que les Francs, subjuguant tout le pays, approchaient déjà de l'empire de Babylone, rendirent un édit impératif pour rassembler une immense multitude de Turcs, d'Arabes et d'Ethiopiens, et ordonnèrent que toutes ces troupes allassent combattre les Francs. Sur la nouvelle qu'ils recurent ensuite que ceux-ci s'étaient déjà emparés avec une si fière valeur de Jérusalem, le susdit chef de la milice, indigné, partit en toute hâte de Babylone pour en venir aux mains avec les Francs, ou les assiéger dans la Cité sainte, s'ils s'y tenaient renfermés. Dès que les nôtres en furent instruits, prenant une résolution pleine de la plus grande audace, et portant devant eux ce bois de la croix du salut dont on a parlé plus haut, ils marchèrent vers Ascalon, et menèrent leur armée contre ces tyrans, Un certain jour qu'ils parcouraient la campagne non loin d'Ascalon, en attendant le moment de la bataille, ils trouvèrent à faire un immense butin en bœufs, chameaux, brebis et chèvres; à la chute du soleil, ils rassemblèrent cette proie autour de leurs tentes; mais nos chefs défendirent, par un édit rigoureux, de chasser devant soi aucun de ces animaux le lendemain, jour où ils pensaient que se livrerait le combat, afin que les soldats, n'étant pas embarrassés par les bagages, se trouvassent plus dispos et plus libres pour l'action. Au lever du jour, en effet, les éclaireurs envoyés en avant viennent annoncer que les Païens approchent; à cette nouvelle, les tribuns et les centurions disposent leurs troupes en ailes et en coins, les rangent dans le meilleur ordre pour donner bataille, et marchent fièrement contre les Sarrasins, enseignes déployées. On voyait les animaux enlevés par nos gens, et dont il a été parlé ci-dessus, obéir pour ainsi dire à l'ordre des chefs, marcher sur la droite et la gauche de nos lignes, et suivre exactement leur route, quoique personne ne les y forçât. Aussi les Païens, apercevant de loin toutes ces bêtes qui cheminent avec nos soldats, se persuadent que le tout ensemble forme l'armée des Francs: au moment où ces infidèles s'approchent de notre centre, qui présente l'aspect du coin, leur immense multitude, semblable à un cerf qui présente son bois en avant, ouvre son premier rang disposé en forme de coin, le divise en deux branches qui s'étendent dans la direction donnée par les Arabes qui courent en avant, et projettent d'envelopper ainsi nos dernières lignes. Là le duc Godefroi, à la tête d'un épais escadron d'hommes d'armes, poussait devant lui et pressait la marche des soldats placés à la queue de l'armée; quant aux autres chefs, les uns marchaient en avant de la première ligne, les autres précédaient la seconde. Bientôt des deux côtés on s'approche de si près, que l'ennemi n'est plus séparé de son ennemi que par la distance du jet d'une pierre: aussitôt nos gens de pied bandent leurs arcs contre les Turcs, et lancent leurs flèches. Bientôt les lances suivent les flèches avec la rapidité nécessaire; tous nos chevaliers, comme s'ils en avaient fait entre eux le serment, s'élancent avec la plus violente ardeur et à l'envi au milieu des Païens; ceux de ces Infidèles dont les chevaux ne se montrent pas alors prompts à la course sont sur-le-champ précipités dans les ombres de la mort, et en peu d'heures une foule de cadavres pâles et privés de vie couvrent la terre. Dans la crainte du trépas, beaucoup d'ennemis grimpent jusqu'au faîte des arbres; mais atteints là par les traits, et mortellement blessés, ils tombent misérablement jusqu'à terre. Les Sarrasins enfoncés par la charge de nos cavaliers sont écrasés de toutes parts, et ceux qui échappent au carnage fuient abandonnant leurs tentes, et sont poursuivis jusque sous les murs d'Ascalon, ville éloignée de Jérusalem de sept cent vingt stades. Dès le commencement de l'action, Lavendal, le général des Turcs, qui auparavant parlait avec tant de mépris des Francs, s'enfuyant au plus vite, leur tourna le dos, et leur laissa, bien à regret, sa tente dressée au milieu de celles des siens, et remplie d'une immense quantité d'argent. Au retour de la poursuite de l'ennemi, les Francs, joyeux de leur triomphe, se réunissent de nouveau sous leurs bannières, et rendent au Seigneur des actions de grâces. Ensuite ils entrent dans les tentes des Turcs, y recueillent des trésors de toute espèce, en or, argent, manteaux, habits, et pierres précieuses connues sous les douze noms de jaspe, saphir, calcédoine, émeraude, sardoine, pierre de Sardes, chrysolite, béryl, topaze, chrysoprase, jacinthe et améthyste, et y trouvent encore des ustensiles de mille formes diverses, des casques dorés, des anneaux d'un grand prix, des épées admirables, des grains, de la farine et une foule d'autres choses. Nos gens passèrent cette nuit-là sous les tentes de l'ennemi, ayant toutefois soin de se bien garder, dans la persuasion que le jour suivant il faudrait recommencer le combat contre les Sarrasins; mais ceux-ci, frappés de terreur, s'enfuirent tous cette même nuit. Le matin, les nôtres l'apprirent de nos espions; aussitôt ils bénirent Dieu de ce qu'il avait permis qu'une si petite armée de Chrétiens dissipât tant de milliers d'Infidèles, et le glorifièrent en chantant sa louange. «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a pas livrés comme une proie à la dent de ces méchants! bénie soit aussi la nation dont Dieu est le Seigneur!» Les Babyloniens en effet n'avaient-ils pas menacé les nôtres en disant: «Allons, et prenons Jérusalem avec tous les Francs qui s'y sont renfermés; massacrons-les tous; détruisons de fond en comble ce sépulcre qui leur est si précieux, et dispersons hors de la ville les pierres qui le composent, afin qu'il n'en soit plus même parlé dans la suite.» Mais par la volonté de Dieu ces menaces n'aboutirent à rien; les Francs au contraire chargèrent leurs chevaux et leurs chameaux de tout l'argent des Infidèles, livrèrent, sur place, aux flammes une immense quantité de tentes, de dards répandus dans les champs, d'arcs et de flèches qu'ils ne pouvaient transporter à la Cité sainte, et revinrent pleins de joie, avec un riche butin, vers cette Jérusalem que les Païens se vantaient de ruiner. [1,20] Quand on eut remporté ces avantages, il plut à quelques uns de retourner dans leur patrie. Après donc s'être plongés, sans plus différer, dans les eaux du Jourdain, et avoir, suivant la coutume des pélerins, cueilli des branches de palmier à Jéricho dans le jardin d'Abraham, Robert, comte de Normandie, et Robert, comte de Flandre, gagnèrent par mer Constantinople, et de là repassèrent en France pour s'établir dans leurs domaines. Quant au comte Raimond, il retourna jusqu'à Laodicée, et alla de là à Constantinople, laissant sa femme dans la première de ces deux villes, où il se proposait de revenir. Le duc Godefroi, retenant près de lui Tancrède et plusieurs autres chevaliers, gouverna le royaume de Jérusalem, qu'il avait reçu du consentement de tous. [1,21] CHAPITRE XXI. Lorsque Boémond, homme courageux et avisé, qui possédait alors le pouvoir dans la cité d'Antioche, et Baudouin, frère du susdit duc Godefroi, qui de même dominait dans la ville d'Edesse et sur tout le pays voisin au delà du fleuve de l'Euphrate, apprirent que Jérusalem était prise par ceux de leurs compagnons qui les avaient devancés dans la route vers cette Cité sainte, pleins de joie ils payèrent au Seigneur un juste et humble tribut de louanges. Ceux qui hâtant leur marche précédèrent Boémond et Baudouin à Jérusalem, firent certainement une bonne et utile entreprise; mais ces deux chefs et leurs gens, quoique ne devant suivre les premiers que plus tard, ont sans doute droit à une grande part dans la gloire du succès. Il était indispensable, en effet, que les terres et les villes enlevées aux Turcs, avec tant de fatigues, fussent soigneusement gardées. Si, les abandonnant imprudemment, les nôtres s'en étaient tous éloignés, on pouvait craindre de les voir quelque jour reprises par les Infidèles, quoique déjà repoussés jusque dans la Perse, et cela au grand détriment de tous les Francs, tant de ceux qui allaient à Jérusalem, que de ceux qui en revenaient. Les premiers comme les derniers ont au contraire beaucoup profité à ce que le pays conquis fût gardé sévèrement; et peut-être même la divine providence a-t-elle différé le départ de Boémond et de Baudouin, parce qu'elle a jugé qu'ils seraient plus utiles à l'armée dans ce qui restait à faire que dans ce qui déjà était fait. Que de pénibles combats, en effet, Baudouin n'a-t-il pas eu à livrer aux Turcs sur les frontières de la Mésopotamie! Dire à combien d'entre ceux-ci son glaive a tranché la tête dans ces contrées, serait impossible. Souvent il lui arriva de se mesurer, n'ayant qu'une poignée des siens, contre une immense multitude de Païens, et de jouir de l'honneur de la victoire, grâce à l'aide du Seigneur. Cependant aussitôt que Boémond lui eut fait savoir par des envoyés qu'il serait bon que tous deux avec leurs hommes se rendissent à Jérusalem, et achevassent ainsi ce qui leur restait à faire de leur pélerinage, Baudouin disposant convenablement et sans délai toutes choses se tint prêt à partir. Toutefois apprenant alors que les Turcs menaçaient d'envahir un coin de son territoire, il suspend l'exécution de son premier projet, et sans se donner le temps de rassembler toute sa petite armée, il marche avec quelques hommes seulement contre les barbares. Ceux-ci, persuadés que déjà il avait commencé à se mettre en route pour Jérusalem, se reposaient un cerlain jour tranquillement sous leurs lentes; mais à peine ont-ils aperçu la bannière blanche que portait Baudouin, qu'ils se mettent à fuir en toute hâte; et lui, après les avoir poursuivis quelque peu avec douze chevaliers seulement, retourne terminer ce qu'il a commencé. Se mettant donc en chemin et laissant sur sa droite Antioche, il arrive à Laodicée, y achète des provisions pour sa route, y fait réparer les bâts de ses bêtes de somme, et en repart sur-le-champ: on était alors dans le mois de novembre; et après avoir passé Gibel, il rejoint Boémond, campé sous ses tentes devant une certaine place forte nommée Valenia. Là, et dans la compagnie de ce dernier, était un archevêque de Pise, appelé Dambert, qui, avec quelques Toscans et Italiens, avait débarqué au port de Laodicée, et nous attendait; un autre évêque de la Pouille se trouvait encore en ce lieu, et Baudouin en avait un troisième avec lui. Tous se réunirent amicalement, leur nombre s'élevant alors à environ vingt-cinq mille, tant hommes d'armes que gens de pied. Lorsqu'ils furent entrés dans l'intérieur du pays des Sarrasins, ils ne purent obtenir des odieux habitants de cette contrée ni pain ni aliments d'aucune espèce; personne ne se présentait pour leur en vendre ou leur en donner; aussi arriva-t-il qu'après avoir consommé de plus en plus tous leurs approvisionnemens, beaucoup d'entre eux furent cruellement tourmentés de la faim. Quant aux chevaux et aux bêtes de somme, faute de nourriture ils soutiraient doublement; car ils marchaient et ne mangeaient pas. Dans les terres en culture se trouvaient alors certaines plantes en maturité, semblables à des roseaux, et qu'on appelle canna mellis (cannes à sucre), nom composé des deux mots canna (canne) et mel (miel). C'est de là, je crois, qu'on qualifie de miel sauvage celui qu'on tire avec adresse de ces plantes. Nous les dévorions d'une dent affamée à cause de leur saveur sucrée; mais elles ne nous étaient qu'une bien faible ressource: la faim, le froid, des torrents de pluie, tous ces maux et beaucoup d'autres, nous avions à les supporter par amour pour Dieu. Grand nombre des nôtres, en effet, manquant de pain, mangeaient les chevaux, les ânes, les chameaux: pour comble de malheur nous étions très fréquemment fort incommodés d'un froid piquant et de pluies abondantes, sans pouvoir seulement nous sécher à la chaleur des rayons du soleil, après avoir été trempés par l'eau, qui pendant quatre ou cinq jours ne cessa de tomber du ciel. J'ai vu beaucoup de nos gens périr de ces averses froides, faute de tentes pour se mettre à l'abri. Oui, moi Foulcher, qui me trouvais dans cette armée, j'ai vu dans un même jour plusieurs individus de l'un et l'autre sexe, et un grand nombre d'animaux, mourir transis par ces pluies. Tous ces détails seraient au surplus trop longs à rapporter et peut-être ennuyeux à lire: les tourments de tout genre et les fatigues excessives ne manquèrent pas en effet au peuple de Dieu. Souvent les Sarrasins embusqués massacraient nombre des nôtres, soit dans des chemins étroits, soit quand ils s'écartaient pour aller chercher et enlever quelques vivres. On voyait des chevaliers d'une illustre naissance réduits à cheminer comme de simples piétons, après avoir perdu, d'une manière ou d'une autre, tous leurs chevaux; on voyait aussi, faute de bêtes de somme, les chèvres enlevées aux Sarrasins, et les moutons plier, épuisés sous le faix du bagage dont on les chargeait, et qui, par son poids, leur écorchait tout le dos; deux fois seulement, et pas davantage, nous parvînmes pendant cette route à nous procurer, et encore à un prix exorbitant, du pain et du froment des Sarrasins de Tripoli et de Césarée. Tout ceci montre clairement que rarement, ou plutôt jamais, on ne peut acquérir un grand bien sans une grande fatigue. Ce fut certes, en effet, le plus grand des biens pour nous que d'avoir pu arriver jusqu'à Jérusalem; et quand nous l'eûmes visitée, toute notre fatigue fut miraculeusement mise en oubli. A peine aperçûmes-nous ces lieux, les plus saints de tous, après lesquels nous soupirions depuis si long-temps, que nous nous sentîmes pénétrés d'une joie indicible. O combien de fois revint alors à notre mémoire cette prophétie de David: «Nous adorons le Seigneur dans le lieu où il a posé ses pieds.» Ces paroles, qui s'appliquent sans doute à beaucoup d'autres encore, nous les avons vues accomplies en nous, et véritables tribus du Seigneur, nous sommes montés jusqu'à ce saint lieu, pour confesser le nom du Très-Haut. Le jour même, au surplus, où nous entrâmes dans la Cité sainte, le soleil termina sa course descendante d'hiver, et rebroussant chemin reprit son cours ascendant. Après avoir visité le sépulcre et le temple du Sauveur, ainsi que les autres lieux saints, nous allâmes le quatrième jour à Bethléem, et nous y passâmes à veiller et à prier la nuit même de la nativité du Seigneur, pour mieux célébrer le retour annuel du jour où est né le Christ. Lorsqu'avec l'assistance naturelle des évèques et des clercs nous eûmes employé toute cette nuit à chanter, ainsi qu'il convenait, les louanges du Seigneur, on célébra la messe, et l'on dit tierce à la troisième heure du jour; puis nous retournâmes à Jérusalem. O quelle odeur fétide s'exhalait encore autour des murs de cette ville, et tant dehors que dedans, des cadavres des Sarrasins massacrés par nos compagnons après la prise de la place, et qu'on laissait pourir sur les lieux mêmes! l'infection était telle qu'il fallait nous boucher les narines et fermer la bouche. Après que nous eûmes, par un repos certes bien nécessaire, refait pendant quelque temps et nous et nos bêtes de somme, établi l'évêque Dambert, dont on a parlé plus haut, comme patriarche dans l'église du Sépulcre du Sauveur, nous renouvelâmes nos approvisionnements, nous chargeâmes nos bagages, partîmes et visitâmes au retour le fleuve du Jourdain. Alors quelques gens de notre armée, la dernière arrivée, trouvèrent bon de rester à Jérusalem, tandis que d'autres appartenant à l'armée venue la première préférèrent s'en aller avec nous. Au reste, le duc Godefroi continua de gouverner, comme il l'avait fait jusqu'alors, le territoire de la sainte Cité. [1,22] CHAPITRE XXII. Le premier jour de l'année 1100 depuis l'Incarnation du Seigneur, nous coupâmes des branches de palmier dans Jéricho, et les arrangeâmes soigneusement pour les emporter avec nous. Le second jour de cette même année commença notre retour. Il plut alors à nos chefs de passer par la ville de Tibériade, près la mer de Galilée y qui, formée par la réunion des eaux douces sur un même point, a dix-huit mille pas de longueur et cinq mille de largeur. Nous traversâmes ensuite Césarée de Philippe, nommée Paneas en langue syriaque, et située au pied du mont Liban. Là jaillissent deux sources qui donnent naissance au fleuve du Jourdain, lequel coupe en deux la mer de Galilée, et va ensuite se jeter dans la mer Morte. Ce lac appelé Gennesar se déploie sur une étendue de quarante stades en largeur et cent en longueur, selon Josèphe. Nous arrivâmes ensuite au château qu'on nomme Balbec, bâti dans une forte position; en cet endroit, des Turcs de Damas, au nombre d'environ trois cents hommes d'armes, vinrent à notre rencontre; comme on leur avait dit que nous étions sans armes et épuisés par la fatigue d'une longue route, ils espéraient pouvoir nous nuire de manière ou d'autre. De fait, si par hasard ce jour-là le seigneur Baudouin n'eût pas veillé avec sollicitude à la garde de nos derniers rangs, ces mécréants auraient certainement tué beaucoup de nos gens; ceux-ci, en effet, se trouvaient sans aucun moyen de se défendre, faute d'arcs et de flèches, qui, fabriqués à l'aide de la colle, avaient été détruits par les pluies. Quant à Boémond, il marchait en tête de la première ligne de notre armée. Mais ces Infidèles, Dieu aidant, n'obtinrent sur nous aucun avantage, et nous campâmes devant le château fort dont j'ai parlé ci-dessus. Le lendemain nous reprîmes notre chemin, et nous passâmes sous les murs de Tortose et de Laodicée. Là, c'est-à-dire à Laodicée, nous trouvâmes le comte Raimond, que nous regrettions tant de n'avoir pas eu avec nous lorsque nous allions à Jérusalem. Cette ville, au surplus, n'avait que peu de vivres; nous ne pûmes acheter aucun approvisionnement pour la route, et nous fûmes forcés de gagner en toute hâte la cité d'Edesse sans nous arrêter. [1,23] Avant que nous y fussions, Boémond arriva à Antioche, où les siens le reçurent avec grande joie. Il en occupa le trône pendant six mois encore; mais dans le mois de juillet suivant, comme il se rendait avec une suite fort peu nombreuse à une ville nommée Mélitène, qu'avait promis de lui remettre un certain Arménien nommé Gabriel, qui en était le chef, et avec lequel il avait conclu, par députés, un traité d'amitié réciproque, un émir, appelé Danisman, vint à sa rencontre avec une immense multitude de Turcs. Celui-ci avait formé le projet d'intercepter tout passage à Boémond: au moment donc où ce dernier marchait si imprudemment, la gent scélérate des Infidèles, s'élançant de toutes parts, et non loin de la susdite ville, hors des embuscades où elle se tenait cachée, fondit tout à coup sur les Francs et les habitants de la Pouille; les nôtres, qui n'avaient pas cru aller à un combat, et étaient en petit nombre, furent bien vite mis en fuite et dispersés. Les Turcs en tuèrent cependant beaucoup, qu'ils dépouillèrent de tout leur argent. Pour Boémond, ils le prirent et l'emmenèrent en captivité. Ceux qui échappèrent répandirent promptement au loin la nouvelle de ce malheur; et la désolation fut grande parmi les nôtres. Alors Baudouin, duc de la ville d'Edesse, rassembla tout ce qu'il put de Francs ainsi que d'hommes d'Edesse et d'Antioche, et ne perdit pas un instant à aller chercher les ennemis dans le lieu où il apprenait qu'il les trouverait. Déjà Boémond, ayant coupé une boucle des cheveux de sa tête, avait envoyé à Baudouin ce signe convenu d'avance entre eux pour lui inspirer confiance dans son messager, et chargé celui-ci d'engager le prince d'Edesse à venir promptement à son secours; mais Danisman, instruit de cette démarche, et redoutant la valeur éprouvée de Baudouin, ainsi que la vengeance des Francs, n'osa demeurer plus long-temps sous les murs de Mélitène dont il avait formé le siége, se retira lentement devant nous, et retourna dans son propre pays. Vivement affligés de sa retraite, et brûlant du desir de le combattre, nous le poursuivîmes par delà cette cité pendant trois jours entiers; comme nous revenions sans avoir pu l'atteindre le susdit Gabriel remit sa ville entre les mains de Baudouin, qui contracta amitié avec lui, et rentra dans Edesse. [1,24] CHAPITRE XXIV. Au moment où Baudouin jouissait ainsi des faveurs de la prospérité, arrive un messager qui lui annonce que son frère Godefroi a terminé ses jours à Jérusalem le 17 juillet, la seconde année depuis la prise de la Cité sainte, et que tout le peuple de cette ville l'attend pour le mettre à la tête du royaume comme successeur et héritier de son frère mort.