[4,0] LIVRE IV. [4,1] Assez longtemps le père des dieux fut indifférent à ce spectacle. Touché enfin des pieuses amours de son fils, il accuse Junon, qui tremble aux accents de sa colère : « Voyez-la savourer en « secret sa joie barbare! Abandonné, furieux, Hercule est attaché à ces rivages solitaires, tandis que les Argonautes, n'y songeant déjà plus, voguent tranquillement en pleine mer. Est-ce ainsi que Junon, attentive aux intérêts de Jason, fournit à son héros des secours et des armes? II fera beau la voir tout à l'heure, éperdue, redouter les guerriers de la Scythie [4,10] et souffrir mille angoisses 1 Qu'elle vienne alors me prier, me. supplier, verser des larmes, je ne le souffrirai pas. Va; provoque Vénus et les Furies; l'attentat d'une jeune fille ne sera pas impuni, et les gémissements d'Éétès ne resteront pas sans vengeance. » Il dit, et sur le front d'Hercule errant çà et là, il verse une rosée mystérieuse , parfumée de nectar, et toute puissante pour rendre le calme à son coeur, le sommeil à ses yeux. Pendant que ses paupières s'appesantissent, le nom d'Hylas sort toujours de sa bouche. Mais le héros n'a plus la force de résister à l'influence de Morphée; il tombe. [4,20] La forêt émue redevient silencieuse, sur les eaux, dans les montagnes, on n'entend plus que le souffle des vents. Bientôt il lui sembla voir s'élever au-dessus de l'eau Hylas, paré de fleurs de safran, dons de la perfide Naïade, se pencher sur sa tête, et lui parler ainsi : « Pourquoi, mon père, te consumer en plaintes inutiles? Ce bois, cette fontaine est ma demeure; telle est ma destinée, depuis que, docile aux cruels conseils de Junon, une Nymphe m'a ravi par trahison, m'a ouvert les portes du ciel, un accès près de Jupiter, et associé aux vieux, aux honneurs qu'elle reçoit des humains. [4,30] Adieu donc, flèches chéries que je portai jadis! Entraînés par l'éloquence passionnée, par les conseils jaloux de Méléagre, nos compagnons, le vent en poupe, ont quitté ces rivages; mais il en sera puni, lui, sa maison, sa famille; et déjà sa mère prépare ta vengeance. Lève-toi donc, et lutte sans relâche contre l'adversité. Bientôt tu seras au ciel; les astres t'y gardent une place. Jusque là n'oublie jamais notre amitié, et que jamais ne s'éloigne de toi la douce image de ton jeune compagnon. » Ainsi parlait Hylas, en considérant Hercule avec attendrissement. Celui-ci fait un effort, et cherche à l'étreindre de ses bras; [4,40] mais l'engourdissement les enchaîne, et il ne saisit que le vide. Le sommeil paralyse ses forces; l'ombre le fuit et trompe ses désirs. Il pleure alors; il l'appelle; il s'épuise en vains gémissements et voit enfin son espoir se dissiper avec le sommeil. Ainsi quand la vague agitée détache des flancs du rocher et emporte le nid et la couvée d'un alcyon, la mère désolée se tient sur ses pénates flottants, les suit partout dans leur naufrage avec une hardiesse mêlée de crainte, jusqu'à ce que le nid violemment ballotté s'entrouvre et s'engloutisse; alors elle pousse un cri plaintif et s'envole : [4,50] tel Hercule, se dégageant avec peine des liens du sommeil, se lève tout hors de soi, et s'écrie, en versant un torrent de larmes: « Je partirai donc; et tu vas rester seul dans ces lieux, dans ces bois déserts ! Cher enfant, tu ne seras plus là pour admirer mes exploits. » Et, retournant sur ses pas, il quitte la vallée, sans savoir quel destin lui prépare la colère de Junon; et, à l'aspect de ses compagnons emportés déjà loin de lui, il sent une secrète honte d'en avoir été ainsi abandonné. Il avançait déjà vers les murs de Troie, comptant sur la reconnaissance et les promesses de Laomédon , [4,60] lorsque Latone et Diane, la tristesse empreinte sur le visage, s'approchent de Jupiter, précédées d'Apollon, qui s'exprime ainsi d'un ton suppliant: « Quel autre Alcide, quel autre temps réservez-vous pour la délivrance du vieux Prométhée? Jamais, grand Jupiter, ne verra-t-il finir son supplice? Tous les hommes, le Caucase lui-même et les forêts lassées de ses plaintes, s'unissent pour vous conjurer. C'est assez punir le rapt du feu céleste et la révélation de nos sacrés festins. » Il dit, et à son tour Prométhée, de son roc où l'insatiable vautour lui déchire les entrailles [4,70] lève au ciel ses yeux bridés par les frimas, et fatigue Jupiter de ses gémissements et de ses plaintes : les fleuves et les rochers du Caucase les répètent à l'envi, et le vautour lui-même en est effrayé. On entend aussi la voix de Japhet monter du fond des enfers jusqu'à l'Olympe , malgré les efforts d'Érynnis qui le repousse, et obéit en cela aux ordres du maître des dieux. Touché enfin des larmes des deux déesses et des nobles instances d'Apollon, Jupiter fait descendre des nues la diligente Iris, et lui dit: "Va, qu'Hercule diffère encore le châtiment des Troyens, et qu'il arrache le Titan à son cruel vautour. » [4,80] La déesse vole, porte à Hercule le commandement de son père; et le héros, prêt à y obéir, en tressaille d'allégresse. Cependant les Argonautes, à la clarté des étoiles, laissaient paisiblement glisser leur navire; non sans beaucoup songer au compagnon qu'ils avaient délaissé. Le pontife de Thrace (Orphée), qui sait adoucir les rigueurs des Destins et les misères de la vie, chante du haut de la poupe des vers qui portent le calme et la consolation dans les âmes. Sitôt qu'il fait vibrer les cordes de sa lyre, les regrets amers, le ressentiment, les fatigues, le souvenir même de ce qu'on a de plus cher, cèdent à la douceur de ses accords. [4,90] Mais déjà les astres se plongent dans le sein paternel de l'antique Océan; les coursiers du Soleil rongent leur frein; Phébus, entouré des Heures, ceint. sa tête de rayons, et sa poitrine d'une cuirasse dont les couleurs offrent l'image des douze signes; il attache son baudrier qui, sous la forme d'un arc, déploie aux yeux des mortels ses nuances que produit l'opposition des nuages; enfin, il apparaît au-dessus des montagnes qui bornent l'Orient, traînant après soi le Jour du fond de ses retraites lumineuses. Les Vents, à son aspect, ont cessé de souffler. Les Argonautes découvrent les côtes de la Bébrycie, contrée fertile, [4,100] et qui cède avec complaisance aux efforts des taureaux. Amycus en est roi. Fiers de sa haute destinée et de l'appui du dieu son père, ses peuples n'ont point de murailles, et ne connaissent ni la justice , ni les lois qui répriment la violence des passions. Semblables aux farouches Cyclopes qui, des cavernes de l'Etna, observent les flots pendant les nuits d'orage, et attendent que les vents jettent sur leurs côtes les malheureux qui doivent servir de pàture à Polyphême, ils parcourent les campagnes, et cherchent de tous côtés des étrangers qu'ils amènent à leur maître. Le barbare les précipite, en l'honneur de Neptune, [4,110] du haut d'un rocher qui s'avance sur les flots; ou, s'ils sont de belle stature, il leur ordonne de s'armer du ceste et de combattre contre lui, luttes suivies d'une mort moins indigne de leur valeur. Neptune voyant arriver là le vaisseau des Argonautes, tourne un dernier regard vers ces rivages et ces campagnes animés jusqu'alors par les combats de son fils, et s'écrie en gémissant : « Toi que j'entraînai jadis au fond de mon empire, infortunée Mélie, que n'étais-tu plutôt l'amante du maître des dieux? [4,120] Est-ce là le triste sort réservé à mes enfants, quelle que soit leur mère? Oui, j'ai bien compris, Jupiter, quelle serait ta volonté constante, depuis le jour où Diane perça injustement de ses flèches mon fils Orion, qui remplit aujourd'hui le Tartare. Que ton courage, Amycus, que ta naissance ne te rende pas trop présomptueux; ne t'aveugle pas davantage sur ce que peut désormais ton père. Une autre puissance, une volonté supérieure à la nôtre; celle de Jupiter, l'emporte, et protège avant tout les siens. Sans cela, déchaînant les tempêtes, j'eusse essayé du moins de retenir ou d'éloigner ce vaisseau : mais rien ne peut plus retarder ta mort. [4,130] Opprime donc, frère barbare, les rois dont tu es le premier. » Et, détournant les yeux, il abandonne son fils et ses combats sinistres, et baigne le rivage de flots ensanglantés. Jason ordonne d'abord d'explorer le pays, ses fleuves, le peuple qui l'habite. Echion pénétrait à peine dans l'intérieur, qu'il trouve au fond d'une vallée un jeune homme qui sanglottait à l'écart et pleurait la mort d'un ami. A l'aspect d'Èchion qui s'avance, la tête couverte, comme Mercure son père, du casque d'Arcadie, et qui tient à la main un rameau , symbole de la paix : [4,140] «Qui que vous soyez, dit l'inconnu, fuyez, il en est temps. » Echion stupéfait s'arrête, et l'étranger le pressant de plus en plus de fuir, il l'entraîne avec lui, et le force à s'expliquer devant ses compagnons. Celui-ci, étendant la main : « Cette terre, dit-il, ô guerriers, ne vous sera point hospitalière; rien n'est sacré pour ce peuple; la mort et les luttes sanglantes sont les hôtes de ces rivages. Amycus, dont la tête orgueilleuse touche aux nues, va bientôt-vous provoquer au combat du ceste. [4,150] Telle est envers les étrangers la fureur toujours renaissante de ce fou qui passe pour fils de Neptune; il choisit pour champions, comme des victimes innocentes qu'on traîne à l'autel , des adversaires incapables de lui résister, afin de plonger ses mains dans leur cervelle brisée. Réfléchissez donc; il est encore temps de fuir; profitez-en. Qui oserait entrer en lice avec un pareil monstre? qui seulement voudrait le voir? » « Es-tu, lui dit Jason , un des Bébryces? et « ton coeur est-il autre (car l'humanité est souvent le partage du vulgaire) que celui de leur roi? Ou si tu es un étranger que le hasard a poussé sur ces côtes, [4,160] comment le ceste d'Amycus ne t'a-t-il pas encore broyé la tête? » « J'avais, répond-il, un ami qui m'était cher au-dessus de tous les amis, Otrée, la gloire et l'honneur des siens, et que vous-mêmes n'eussiez pas dédaigné pour compagnon; je le suivis, comme il allait en Phrygie demander la main d'Hésione. Forcé de se battre contre Amycus, ce fut moi-même qui attachai son ceste. Otrée était à peine en garde, qu'Amycus, de sa main foudroyante, lui fracassa le crâne et fit voler sa cervelle. Pour moi, qu'il jugea indigne de ses armes, indigne de mourir, et qu'il laissa me consumer dans les larmes et dans le chagrin, [4,170] je n'ai plus qu'un espoir : c'est que peut-être cette nouvelle sera parvenue chez les Mariandinyens, au frère de mon ami. Mais non : que Lycus reste dans ses foyers, et que nous n'ayons pas à pleurer une victime de plus. » Voyant que ce récit, loin d'effrayer les Argonautes, ne fait qu'exciter leur ardeur et leur indignation, il se hâte de les engager à le suivre. A l'extrémité du rivage s'ouvre une immense caverne, couronnée d'arbres et de rochers menaçants, affreux repaire où la lumière du ciel ne pénètre jamais, [4,180] où mugissent les vagues bondissantes, et où, dès l'entrée, s'offre un épouvantable spectacle. On voit des bras arrachés et encore armés du ceste, des os livides et décharnés, de lugubres rangées de crânes, des têtes entièrement défigurées par les blessures, et au milieu, sur un autel consacré à Neptune, les armes redoutables d'Amycus. Alors les Argonautes commencent à se rappeler les conseils de Timante et à ressentir les effets de la peur; ils croient déjà voir les traits monstrueux d'Amycus,. et se regardent en silence. [4,190] Mais l'intrépide Pollux s'écrie d'un ton plein d'assurance : « Qui que tu sois donc, et malgré l'effroi que tu inspires, je ferai en sorte que tu figures dans ce séjour, si tu as du sang et des membres. » Tous, comme lui , brûlent de combattre; tous demandent Amycus, et veulent se trouver face à face avec lui. Tel un taureau, bravant la profondeur et le courroux d'un fleuve écumeux , s'élance le premier dans ses gouffres inconnus, nage, et entraîne derrière soi le troupeau tout entier, que cette audace rassure et qui bientôt a devancé son chef. [4,200] Cependant l'affreux géant quittait ses troupeaux et ses bois, et marchait vers son antre. Ses propres sujets ne peuvent le contempler sans frémir. II n'a rien de mortel, et ressemble à un rocher qui s'élève du sein des montagnes, seul visible au milieu de tous ceux qui l'entourent. Furieux, il vole, et sans demander aux Argonautes qui ils sont, où ils vont, ce qu'ils veulent, il s'écrie d'une voix tonnante : « A l'oeuvre donc, jeunes guerriers! car j'imagine que votre seule audace vous amène en ces lieux, que vous avez entendu parler de nous, et que vous venez nous attaquer. Je suppose toutefois que vous vous êtes égarés, que vous ne connaissez pas ce pays; sachez-en du moins les usages. Armez-vous du ceste et préparez-vous au combat. [4,210] Tel, est l'accueil que reçoivent ici tous ceux qui viennent de l'Asie, des pays situés à droite et à gauche de l'Euxin, la Scythie et le Pont; les rois même ne s'en retournent qu'après m'avoir combattu. Ici habite Neptune, et je suis son fils. Depuis longtemps mes cestes se reposent; la terre est altérée; quelques dents seules apparaissent çà et là. Qui de vous le premier scellera de sa main notre alliance et recevra mes dons? Mais vous aurez tous cet honneur; la terre ni le ciel ne sauraient vous y dérober. Les larmes, les prières le nom même des dieux, ne font rien sur mon coeur; Jupiter est roi sur d'autres rivages. [4,220] J'aurai soin que nul vaisseau ne puisse franchir la mer des Bébryces, et que les Symplégades continuent à s'agiter dans leur océan désert". Comme il parlait encore, Jason, les deux Éacides, les enfants de Calydon, le fils de Nélée et Idas avant lui, tout ce qu'il y a là de plus intrépide, acceptent le défi. Mais déjà Pollux a découvert sa poitrine. Castor en est glacé de stupeur et d'effroi: ce qui attend Pollux, ce n'est pas ici, comme à Olympie, un combat sous les yeux d'un père, ni les applaudissements d'un amphithéâtre d'Oebalie, ni les coteaux aimés du Taygète, ni ce fleuve où il lavait sa poussière victorieuse; [4,230] ce n'est pas non plus un coursier ni un taureau qui est le prix de la lutte, mais la mort, mais la nuit des enfers. Amycus ne voyant rien d'effrayant dans la taille de Pollux, rien de farouche sur sa figure, qui portait à peine les signes de la première jeunesse, le toise d'un air moqueur, s'indigne de tant d'audace, et roule des yeux sanglants de rage. Tel était le géant Typhée, quand, se croyant déjà maître du ciel, il s'indignait de trouver Bacchus à la porte, et Pallas, au premier rang des dieux, armée des serpents de Méduse. [4,240] "Qui que tu sois", poursuit-il d'un ton qu'il veut rendre terrible, "hâte-toi, pauvre « enfant; tu ne garderas plus longtemps ce beau visage, ces traits délicats que ne verra plus ta mère. Quoi ! tes compagnons ont eu la sottise de te choisir? et c'est toi qui mourras de la main d'Amycus?" Soudain il dépouille ses larges épaules, sa vaste poitrine et ses membres sillonnés de muscles hideux. A cet aspect, les Argonautes pâlissent, et Pollux s'étonne. Ils regrettent, mais trop tard, de n'avoir plus Hercule, et regardent tristement les montagnes d'où il ne saurait revenir. [4,250] "Vois", dit le fils de Neptune, "ces cestes recouverts d'un cuir brut; choisis et, si tu le peux, arme-toi". Il dit, et, ignorant que son heure est venue, il donne pour la dernière fois ses mains à garnir à ses serviteurs. Pollux en fait autant. Une haine implacable surgît au coeur de ces deux athlètes jusque-là l'un à l'autre inconnus. Bouillants de fureur, le sang de Jupiter et celui de Neptune sont en présence; chaque parti fait des voeux, regarde et se tait. Pluton permet aux ombres des victimes d'Amyeus de sortir des enfers, et, protégées par un nuage, d'être témoins de son dernier combat. [4,260] Une vapeur noire voile le sommet des montagnes. Tout à coup le Bébryce, pareil à un tourbillon qui se précipite du promontoire orageux de Malée, laisse à peine à Pollux le temps de lever la tête et les bras, fait pleuvoir sur lui une grêle de coups, le presse d'assauts répétés, et le poursuit en tournoyant dans l'arène avec une rage infatigable. L'autre, attentif et défiant, la poitrine et les épaules effacées, va tantôt ici, tantôt là, tient sa tête en arrière, se dresse sur la pointe du pied, effleure le sol, s'esquive et revient. Comme un vaisseau surpris par la tempête en pleine mer, et guidé par la seule adresse du pilote, [4,270] nargue les vents et surmonte sans péril la vague impétueuse; ainsi le vigilant Pollux pare les coups et y soustrait sa tête avec une dextérité toute lacédémonieune. Après avoir ainsi épuisé l'ardeur et la colère de son ennemi, lui, tout frais encore, commence à se déployer peu à peu et à frapper à son tour. Alors pour la première fois on vit Amycus, trempé de sueur, fatigué, respirant à peine, ralentir son action; ses sujets, ses compagnons l'ont méconnu à cet affaissement. Tous deux cependant reprennent haleine et se reposent. [4,280] Ainsi s'arrêtent sur le champ de bataille les Lapithes et. les Thraces, lorsqu'appuyé sur sa lance, Mars a suspendu leur choc. A peine reposés, ils s'élancent de nouveau. Les cestes se heurtent et retentissent; on dirait un nouvel assaut et d'autres athlètes. L'un est animé par la honte, l'autre par l'espoir, et la connaissance plus éprouvée de son adversaire. Les poitrines fument sous les coups redoublés; l'écho des montagnes redit leurs gémissements : ainsi lorsqu'au sein des nuits et sous la surveillance de Vulcain, les Cyclopes forgent la foudre, les cités retentissent du battement des enclumes. Cependant Pollux se dresse, et lève la main droite dont il menace Amycus; [4,290] le Bébryce, qui attend le choc, y dirige ses yeux, y porte sa défense; tout à coup son rival le frappe de la main gauche au visage. Les Argonautes poussent des cris de joie. Troublé par cette feinte inattendue, Amycus devient furieux; Pollux effrayé lui-même, mais présumant bien de sa ruse audacieuse, se remet sur la défensive et laisse passer l'orage. Amycus éperdu ne connaît plus de frein; il se précipite au hasard et fond avec acharnement (car il voyait de loin triompher les Argonautes) sur son ennemi, en se couvrant à la fois de ses deux cestes. Pollux se baisse, passe au milieu, se pose rapidement en face du barbare, [4,300] et, bien qu'il espérât de le frapper au visage, il lui décharge ses deux poings dans la poitrine. Celui-ci , de plus en plus furieux, agite vainement dans les airs ses bras mal dirigés. L'autre le voyant hors de lui, prête le flanc, serre les genoux, suit de l'oeil le Bëbryce qui perd l'équilibre, et, sans lui donner le temps de se remettre en garde, le pousse, le presse, et l'accable à loisir de cent coups répétés. Criblée de blessures, la tête d'Amycus craque, se penche, et cède à la violence de la douleur; le sang jaillit des tempes et inonde ses oreilles; encore un dernier coup , [4,310] et le lien qui rattache la tête à la première vertèbre est brisé. Le héros pousse ce corps chancelant, et y posant le pied : "Je suis", dit-il, "Pollux d'Amyclée, fils de Jupiter; va le dire aux ombres étonnées, et que ta tombe en rappelle à jamais le souvenir". Soudain les Bébryces fuient et se dispersent. D'ailleurs peu touchés de la mort de leur roi, ils gagnent les bois et les montagnes. Tel fut le sort, telle fut la main qui punirent Amycus, le farouche gardien du Pont, plein du fol espoir d'une éternelle jeunesse, et, comme son père, se croyant immortel. [4,320] Naguère l'effroi des humains, il git étendu sur le sol dont il couvre un espace immense, pareil à un débris détaché de l'Eryx, ou même à l'Athos tout entier. Le vainqueur ne peut se rassasier de voir cette masse énorme; longtemps il y fixe ses yeux, immobiles d'étonnement. Mais ses compagnons s'empressent autour de lui et l'embrassent; c'est à qui prendra ses cestes et soutiendra ses bras. «Salut, s'écrie-t-on de toutes parts, salut, vrai fils, oui, vrai fils de Jupiter! Gloire au Taygète, à ses illustres palestres, à celui qui le premier en sortit victorieux!» [4,330] Au milieu de ces acclamations, on voit couler du front de Pollux quelques gouttes de sang; le héros, sans s'effrayer, l'essuie du revers de son ceste. Castor orne la tête et les armes de son frère de branches de laurier; et tournant ses yeux vers le rivage : « Divin vaisseau, s'écrie-t-il, rapporte, je t'en conjure, ces lauriers dans notre patrie; et jusque là vogue avec eux sur les flots. » Il dit; on immole des victimes, et les Argonautes, après s'être purifiés dans l'eau sacrée pour apaiser Neptune, se couchent sur le gazon. Le vin et les mets sont dressés sur des tables de feuillage; [4,340] le dos des victimes est réservé à Pollux, qui, pendant tout le repas, entendit avec émotion l'éloge de ses compagnons, et le sien qu'Orphée chanta sur sa lyre, et qui vida plus d'une coupe en l'honneur de Jupiter vainqueur. Déjà le jour, déjà les vents appellent les Argonautes. Ils se rembarquent là où le Bosphore vomit ses flots impétueux , qu'Io traversa quand elle n'était point encore une des divinités de l'Égypte, et auxquels elle donna son nom. Alors le pieux fils d'Oeagre, le poëte inspiré par sa mère Calliope, racontait à ses compagnons attentifs [4,350] l'histoire de la fille d'Inachus, ses courses vagabondes, ses exils au delà des mers. Les premiers humains virent plus d'une fois Jupiter descendre dans les campagnes d'Argus et le royaume des Pélasges, où l'attirait son amour pour la jeune Io. Junon s'en aperçut: enflammée de jalousie, elle se lança du haut des cieux dans l'Argolide; et cette terre qui lui est consacrée, les grottes complices d'un amour que la déesse allait surprendre, en furent ébranlées. Saisie de frayeur, la fille d'Inachus prit aussitôt, au gré de Jupiter, la forme d'une génisse. Junon, cachant sa douleur sous un visage riant , la flatte, la caresse, et dit à Jupiter : [4,360] « Donnez-moi cette génisse pétulante, née tout à coup dans les campagnes de la fertile Argos, et dont les cornes ressemblent au croissant de Phébé; faites ce présent à votre épouse chérie. Je l'aimerai, je lui choisirai des pâturages dignes d'elles et les ruisseaux les plus limpides. » Comment Jupiter eût-il refusé ? Comment eût-il soupçonné Junon et ses projets de vengeance? Maîtresse d'Io, Junon la met aussitôt sous la garde d'Argus, dont la tête, garnie d'yeux qui jamais ne sommeillent, brille comme le voile d'une fille de Lydie parsemé d'étoiles de pourpre. [4,370] Argus la conduit par des routes inconnues, à travers des rochers et des forêts peuplées de monstres, malgré sa résistance opiniàtre, malgré ses vains efforts pour le fléchir, et articuler les paroles captives au fond de sa poitrine. Elle donne en partant un dernier baiser aux rivages paternels. Amymone pleure; la naïade de Messéis pleure; flypérie pleure, et la rappelle en lui tendant les bras. Que de fois, succombant à la fatigue de ces courses sans fin, ou quand le soir ramenait le froid et les ombres, elle s'affaissa sur les rochers! Que de fois elle étancha dans des eaux fangeuses la soif qui la tourmentait, se nourrit d'herbes amères, [4,380] et vit ses blanches épaules meurtries de coups! Un jour que, résolue de mourir, elle tenta de se précipiter du haut d'un roc, Argus la fit bientôt descendre dans la vallée, et sauva ainsi, le barbare! cet objet des caprices de sa maîtresse. Tout à coup de douces modulations se font entendre; c'est Mercure qui les tire d'une flûte arcadienne, et qui arrive, dépêché par Jupiter. « Pourquoi s'éloigner, dit-il à Argus ? Allons, écoute un peu mes accords. » En même temps il le suit de près. Bientôt les yeux d'Argus s'appesantissent, se ferment, et sont vaincus par le sommeil. [4,390] Le dieu le voit, et, sans interrompre son jeu, le perce de son épée. Rendue à Jupiter sous sa forme primitive, Io traversait les campagués, triomphant de Junon, quand devant elle se présente Tisiphone avec sa torche, ses vipères et ses hurlements infernaux. A cet aspect, elle reste immobile; puis, reprenant sa forme de génisse, elle parcourt de nouveau collines et vallées, sans savoir où s'arrêter. Enfin , elle arrive sur les bords de l'Inachus : mais que sa seconde métamorphose est différente de la première ! Son père, les Nymphes effrayées ne veulent plus l'approcher. [4,400] Elle repart donc encore, retourne encore au milieu des bois, fuyant un père adoré comme elle eût fui le Styx même, traverse les villes de la Grèce, franchit les fleuves, arrive aux bords de la mer, hésite un peu et s'y plonge. Mais les flots, instruits de l'avenir, s'abaissent , et lui livrent passage. On voit de loin ses cornes qui les dominent, et son fanon qui flotte à la surface. Alors la fille de l'Érèbe vole vers l'Égypte; elle voulait repousser Io des rivages du Phare, lorsque le Nil accourut au-devant de la Furie, [4,410] souleva contre elle toute la masse de ses ondes, et, quoiqu'elle implorât le secours de Pluton et des dieux de l'enfer, il l'engloutit et la brisa sur ses écueils. Au loin surnagèrent des débris de torches , des fouets dispersés cà et là , et des serpents arrachés à la chevelure du monstre. Cependant Jupiter n'abandonne pas d'un instant son amante ; un coup de tonnerre réveille toute sa sollicitude et fait trembler Junon, tandis qu'Io, déjà réunie aux immortels, déjà couronnée de l'aspic et faisant résonner son sistre triomphant, regarde ce tumulte du haut de l'Olympe. De là vint que le Bosphore fut ainsi appelé par les anciens du nom de la déesse errante. [4,420] Maintenant qu'elle nous soit propice, et nous fasse voguer heureusement sur son détroit. » Il dit; les Argonautes, le vent en poupe, poursuivent leur voyage; et le lendemain, l'Aurore leur decouvre la route qu'ils ont faite pendant une nuit bien employée. De nouvelles côtes leur apparaissent; voici la Thynie, fameuse par les malheurs du devin Phinée. La malédiction des dieux pesait sur la vieillesse de ce prince. Exilé, privé de la vue, il était en outre tourmenté par les Harpyes, filles de Typhon et ministres des vengeances de Jupiter, qui lui ravissaient ses aliments jusqu'à sa bouche. [4,430] Ce supplice extraordinaire était le châtiment de quelque indiscrétion; le seul espoir du vieillard était dans les enfants de Borée, désignés par le Destin comme ses libérateurs. Phinée, pressentant l'arrivée des Argonautes et sa prochaine délivrance, marche, courbé sur un bâton, au rivage le plus près, cherche le vaisseau, lève ses yeux éteints, et d'une voix défaillante : « Salut, dit-il, héros attendus depuis si longtemps, et que l'ardeur de mes voeux m'a fait reconnaître. Je sais et de quels dieux vous êtes nés et sur quel ordre vous avez entrepris ce voyage. Je calculai que vous seriez bientôt ici, [4,440] quand je considérai le temps que vous passâtes à Lemnos et à combattre l'infortuné Cyzique. J'ai su encore votre dernier exploit sur les rivages de la Bébrycie, plus voisine de mes Etats; et d'avance j'en ai senti mes maux s'adoucir. Je ne vous dirai pas maintenant que Phinée eut pour père l'illustre Agénor, qu'Apollon me dévoile l'avenir : puissiez-vous seulement compatir à ma fortune présente! Je ne me peindrai pas errant de contrée en contrée, pleurant la perte de mes foyers et de la douce lumière du jour; je me suis accoutumé à ces maux, et il est trop tard pour en gémir encore. [4,450] Mais les Harpyes sont toujours là pour épier mes repas; nulle retraite ne peut m'en mettre à l'abri. Pareilles à un noir tourbillon, elles fondent sur moi toutes ensemble, et de loin je reconnais Céléno, au battement de ses ailes. Elles renversent, enlèvent mes aliments, troublent, souillent ma boisson, et exhalent une odeur infecte. Affamé comme elles, je les combats à outrance; et ce qu'elles ont pollué et rejeté, ce qui échappe à. leurs griffes dégoûtantes, a servi jusqu'ici à prolonger mes jours. La mort n'y peut mettre un terme, et cette affreuse nourriture éternise ma misère. [4,460] Sauvez-moi donc, je vous en conjure ; vous seuls, si j'en crois les oracles des dieux, finirez mon supplice. Parmi vous sont les fils de Borée, qui doivent chasser ces monstres et qui ne me sont point étrangers. J'étais roi jadis dans la fertile Thrace, et Cléopâtre, mon épouse, fut leur soeur. » Au nom de Cléopâtre, Calaïs et Zétès s'élancent; et Zétès prenant la parole : « Que vois-je? dit-il au vieillard; seriez-vous l'illustre Phinée, naguère roi de Thrace, le favori d'Apollon et l'ami de notre père? O splendeur de la royauté et de la naissance, où êtes-vous maintenant? Comme le malheur a creusé son front [4,470] et hâté sa vieillesse ! Mais c'est assez de prières; nos bras n vous sont acquis, si le ciel n'est plus irrité, ou s'il est seulement plus pitoyable. » Phinée levant alors ses mains vers le ciel : « Colère du maître des dieux, dit-il, toi qui me poursuis injustement, avant tout, je t'en supplie, suspends tes rigueurs et épargne enfin ma vieillesse. Oui, mes voeux seront exaucés: car, sans l'agrément des dieux, jeunes guerriers, à quoi bon votre aide? Ne croyez pas pourtant que mes maux soient la punition d'un crime ou de ma cruauté. Ému de pitié pour les mortels, je leur ai indiscrètement révélé des desseins mystérieusement conçus par Jupiter, [4,480] et dont il se réservait seul l'accomplissement subit. De là l'horrible fléau, de là cette cécité qui m'ont frappé, au milieu même de mes prédictions. Mais enfin le courroux céleste s'apaise, et ce n'est pas le hasard, mais un dieu, qui vous a poussé vers ces rivages. » A ce discours, à ce tableau de si cruelles infortunes , et le Destin sans doute commençant à fléchir, les Argonautes sont touchés jusqu'au fond du coeur. Ils font asseoir Phinée sur des tapis, l'entourent, et regardant partout, sur la mer et dans l'air, l'exhortent à manger hardiment. Tout à coup un tremblement saisit le malheureux vieillard ; [4,490] il pâlit; sa main tombe de sa bouche, et, avant même qu'on n'ait soupçonné leur présente, les Harpyes volent déjà au milieu des mets. Leur odeur infecte, leur haleine pareille au souffle de l'Averne leur patrie, empestent l'air. Elles harcèlent Phinée du choc deleurs ailes, le salissent de leurs mains, et se jouent, les mâchoires béantes, au-dessus de lui; nuée infernale et dont le seul aspect soulève le coeur. Elles arrosent le sol, les tapis, les tables, d'une liqueur puante, font siffler leurs ailes, et enlèvent les morceaux qui leur sont disputés avec une égale avidité. L'horrible Céléno, non contente d'affamer Phinée, [4,500] repousse encore ses propres soeurs. Tout à coup les fils de Borée se lèvent en poussant. des cris, et s'élancent dans les airs, soutenus sur leurs ailes par le souffle paternel. Effrayé de ce nouvel ennemi, l'essaim impur lâche les débris de sa proie, voltige quelque temps autour de la demeure de Phinée, et prend son essor vers la mer. Les Argonautes regardent attentivement du rivage et suivent de l'oeil les monstres dispersés. Ainsi, quand le Vésuve, quand son cratère fatal à l'Hespérie, tonne et fait irruption, l'incendie dévore à peine la montagne, que déjà les cités de l'Orient sont inondées de cendre; [4,510] ainsi les Harpyes traversent les terres et les mers, emportées comme un tourbillon et poursuivies sans relâche. Déjà elles touchaient aux extrémités de la mer Ionienne, à ces rochers que les navigateurs appellent aujourd'hui les Strophades, lorsque fatiguées, hors d'haleine, tremblantes aux approches de la mort et traînant de l'aile, elles implorent avec des cris effroyables le secours de Typhon leur père. Soudain il paraît, enveloppé d'une sombre vapeur, soulève les flots jusque dans leurs abîmes, et dit : "C'est assez poursuivre mes • filles : [4,520] pourquoi vous acharner davantage contre ces servantes de Jupiter? N'est-ce pas lui qui, bien qu'il porte la foudre et l'égide, les a choisies pour ministres de ses vengeances? Aujourd'hui encore, c'est à sa voix qu'elles abandonnent la demeure de Phinée; à sa voix qu'elles se retirent. Bientôt vous fuirez comme elles, atteints par la flèche meurtrière : mais les Harpyes ne manqueront jamais de nouvelle proie, tant que les humains mériteront le courroux des dieux". Calais et Zétès hésitent à ce discours; leur vol s'alanguit; soudain ils font volte-face, et reviennent triomphants vers leurs compagnons. Les Harpyes chassées, les Argonautes commencent par sacrifier à Jupiter; [4,530] puis, on rapporte le vin et les viandes. Au milieu d'eux, Phinée plein de joie, et comme sous le charme d'un songe délicieux, savoure avec douceur les dons de Cérès, si longtemps oubliés, reconnaît la liqueur de Bacchus, l'eau limpide, et s'étonne des jouissances toutes nouvelles d'un repas que rien ne trouble plus. Il était là mollement étendu, heureux et déjà bien loin du souvenir de ses longs malheurs , quand Jason le regarde, l'interpelle, et lui adresse cette prière : "0 vieillard, vos voeux sont accomplis : à votre tour, calmez nos inquiétudes et considérez un moment notre entreprise. [4,540] Jusqu'ici tout nous a réussi, et les dieux (s'il est permis de croire à leur sollicitude) n'ont pas vainement encouragé nos efforts. La fille de Jupiter a construit elle-même ce vaisseau; sa soeur m'a donné des rois pour compagnons : mais je ne puis céder à une aveugle confiance , et plus je vois approcher le Phase, ce terme de nos fatigues, plus je sens s'augmenter en moi un trouble plus fort que toutes les assurances de Mopsus et d'Idmon". Phinée ne se laisse. pas prier davantage; il prend ses bandelettes et sa couronne, et invoque le dieu qui l'inspira si souvent. Bientôt, au grand étonnement de l'illustre fils d'Éson, [4,550] Phinée, comme si la colère céleste ne se fût jamais appesantie sur sa tête, parait, le front radieux, le visage respirant toute la majesté de la vieillesse, et le corps animé d'une vigueur nouvelle. « O toi, s'écrie-t-il, dont le nom remplira.le monde, toi que guident et accompagnent les dieux , que Pallas instruisit elle-même et que Pélias élève aussi jusqu'au ciel, sans s'inquiéter beaucoup de la dépouille de Phrixus, je vais (c'est ainsi que je puis te marquer ma reconnaissance) te dévoiler tes destins, les lieux où tu vas, les chemins qui y conduisent, et la fin de ton entreprise. Le dieu qui me défend de révéler l'avenir au reste des mortels, [4,560] lui-même en ce moment veut bien que je parle pour toi. Au sortir d'ici, on. trouve l'embouchure du Pont, puis les flottantes Cyanées qui s'entre-choquent au milieu des eaux, qui ne savent pas encore ce que c'est qu'un navire, qui froissent les unes contre les autres leurs masses énormes, émoussent leurs flancs anguleux, ébranlent, quand elles s'agitent, le monde jusqu'en ses fondements, font trembler la terre, chanceler les cités, et ne se séparent que pour se heurter de nouveau. Quand tu en approcheras, les dieux sans doute seront tes conseils et tes guides ; quant à moi, quels avis , quels secours te donner? [4,570] Tu vas entrer dans une mer que fuient les Vents, que fuient les oiseaux, et d'où Neptune lui-même détourne ses coursiers tremblants. Si ces rochers laissent entre eux le moindre intervalle, s'ils se reposent un moment, hâte-toi de passer. A peine ont-ils touché aux rivages voisins, qu'ils se précipitent de nouveau, pour se rejoindre avec un épouvantable fracas, et envahissent la mer qui se mêle à ce chaos de montagnes mobiles. Pourtant un ancien oracle s'offre à mon souvenir; écoutez-le, il vous consolera, il raffermira vos espérances. [4,580] Quand Jupiter irrité suscitait contre moi du fond des enfers les bruyantes et cruelles Harpyes, une voix frappa mes oreilles - "Dispense-toi, disait-on, d'inutiles prières; ne demande pas, fils d'Agénor, que tes maux aient un terme. Quand un vaisseau pénétrera dans le Pont , que les rochers mouvants de cette mer seront immobiles, alors seulement tu pourras espérer le pardon de ton crime". Ainsi parla l'oracle. Or, ou tu franchiras heureusement le terrible passage, ou les sauvages Harpyes reviendront ici chercher leur pâture. Mais tu le franchiras ce passage, car tu en es digne; et tu vogueras ensuite dans un large océan. La terre la plus proche est le royaume de Lycus, qui vient en ce moment de triompher des Bébryces. [4,590] Nul, sur toute la côte du Pont, n'a l'âme plus généreuse que ce roi. Là, si le voisinage d'un air empesté fait périr un de tes compagnons, ne te laisse point abattre, souviens-toi de ma prédiction, et arme-toi de courage pour l'avenir. Là aussi, un autre Achéron roule ses eaux infectes sous des cavernes profondes; de leur gouffre béant s'exhalent des tourbillons de vapeurs qui enveloppent les campagnes de sinistres ténèbres. Fuis ce fleuve odieux et les infortunés habitants de ses rivages; toi-même tu ne les auras pas impunément dépassés. Que te dirai-je du promontoire de Carambis dont le sommet touche aux nues, [4,600] du fleuve Iris, du port d'Ancon? N'oublie pas que le Thermodon traverse les campagnes voisines. C'est là qu'habite l'illustre nation des Amazones, ces filles de Mars. Garde-toi bien de les traiter comme un vil troupeau de femmes; elles ressemblent à Bellone quand elle fait trembler les mortels, ou à Minerve quand elle est armée de la tête de Méduse. Puissent les vents ne pas vous pousser sur ces redoutables rivages, alors qu'ivres de combats, elles bondissent en se jouant sur leurs poudreux coursiers, que la terre est ébranlée de leurs hurlements , et que Mars , agitant sa lance , les appelle aux armes. [4,610] Non moins redoutables, quoique plus féroces, sont les Chalybes, infatigables colons d'un sol ingrat, et dont les demeures retentissent sans cesse du bruit des marteaux qui tonnent sur des blocs enflammés. Plus loin et tout le long de la côte sont des rois sans nombre, étrangers aux devoirs de l'hospitalité. Mais passe outre, cède au vent, et vogue sans t'arrêter jusqu'au Phase. Cependant la Scythie est partagée en deux camps, et la vengeance arme deux frères l'un contre l'autre. Là tu seras l'allié de tes féroces ennemis, les Colchidiens; après quoi tout danger aura cessé pour vous. [4,620] Peut-être même enlèveras-tu cette toison tant désirée; mais n'espère pas y parvenir par ton seul courage; l'adresse est souvent plus puissante que la force. Un dieu t'offrira son aide, profites-en. Mais je ne puis t'en dire davantage; je me tais, et fais des veeux pour toi. » Le discours de Phinée, l'obscurité de ses prédictions alarment les Argonautes. Jason, précipitant des délais qui alimentaient la crainte, donne aussitôt le signal du départ. Phinée les accompagne jusqu'au bord de la mer, et s'écrie : [4,630] « Par quelle reconnaissance, nobles fils de Borée, puis-je acquitter votre bienfait? Oui, je me crois encore au sommet du Pangée, ou dans la ville de Tyr, au sein de ma patrie; oui, c'est bien le jour que je revois encore. Grâce à vous, les Harpyes sont en fuite; je ne les craindrai plus, et mes repas ne me seront plus disputés. Approchez-vous donc; souffrez que je touche vos visages et que je vous serre dans mes bras. » Il dit; les Argonautes quittent le rivage, et bientôt ils l'ont perdu de vue. Plus ils avancent, plus les écueils Cyanéens se peignent terribles à leur imagination. Quand, où les apercevront-ils? L'effroi les tient immobiles; [4,640] leurs yeux seuls tournent sans cesse çà et là, sans se reposer jamais. Tout à coup un bruit lointain se fait entendre : c'est celui des rochers qui se déchaînent, et qui leur semblent moins des rochers que des fragments du ciel précipités dans les flots. Ils courent, et soudain la mer s'ent'rouvre devant eux , et les rochers s'écartent. A ce spectacle, la terreur les paralyse, les rames leur tombent des mains. Jason, allant de l'un à l'autre, lève des mains suppliantes, les exhorte, les presse; [4,650] et appelant chacun par son nom : Où sont, dit-il, ces superbes promesses, ces grandes menaces qui m'assaillirent au départ? Vous tremblâtes ainsi quand vous vîtes l'antre d'Amycus; cependant nous persistâmes et un dieu vint à notre aide : ce dieu, croyez-moi, ne nous faillira pas non plus aujourd'hui. » En disant ces mots, il prend la rame de Phalère, le repousse, se met à sa place, et manoeuvre avec vigueur. Rouges de honte, ses compagnons l'imitent. Le courant vient à eux, et fait tournoyer le vaisseau; les rochers se heurtent, s'éloignent, puis se heurtent encore : deux fois retentit le fracas de ces masses ennemies; [4,660] deux fois la flamme a brillé au sein des eaux jaillissantes. Comme la foudre qui, s'échappant en flèches de feu du flanc des sombres nuages, tombe, mélée aux éclats du tonnerre, traverse la nuit, illumine les ténèbres, éblouit les yeux et épouvante les oreilles; ainsi gronde la mer en ces chocs effroyables, tandis que les flots lancés au loin inondent d'une pluie immense le vaisseau tout entier. Les dieux sont accourus; les regards fixés sur la mer, ils observent comment le navire, comment les rudes guerriers qui le montent forceront le passage. La hardiesse de l'entreprise excite leur faveur et les tient en suspens. [4,670] Mais le signal est donné; la vierge à l'étincelante égide lance un foudre qui passe entre les rochers, et fuit en traçant derrière soi un sentier lumineux. A cet indice, les forces des Argonautes, leur courage, se raniment. "Je te suis, dit Jason, ô qui que tu sois des dieux ., et dusses-tu me tromper". Et se jetant au travers des rochers, il disparaît dans une nuit de vapeurs. La mer, qui refluait par l'éloignement des Cyanées, faisait avancer le vaisseau; déjà même, au delà du passage qui s'élargissait, apparaît le jour. Mais la science du pilote, [4,680] les efforts des rameurs et la force des voiles sont toujours impuissants; les rochers vont se rejoindre, leur ombre couvre encore le vaisseau; ils l'approchent , ils le menacent. Alors Junon et Pallas se précipitent à la fois du haut de l'Olympe sur les rochers; celle-ci en arrête un, celle-là contient l'autre : pareilles toutes deux au laboureur qui, voulant soumettre au joug des taureaux vigoureux , abaisse jusqu'au poitrail leur tête indomptée. En même temps, comme agitée par des feux sous-marins, l'onde bouillonne, se soulève, et recouvre les rochers qui obstruent son cours. Un étroit défilé s'entr'ouvre; [4,690] les Argonautes font force de rames pour franchir l'intervalle ; mais la poupe a été touchée, et, ô sacrilége ! une partie de la nef est emportée; le reste était dû au ciel. Un cri part; on croit le vaisseau fracassé. Tiphys, échappé le premier au péril, se laisse entraîner par le courant, sans regarder en arrière; et ses compagnons ne cessent de ramer jusqu'à ce que le cap Noir et l'embouchure du Rhébas soient dépassés. Ici les bras tombent de fatigue, les poitrines sont haletantes et desséchées. On s'embrasse de joie, [4,700] comme Alcide et Thésée, quand tout pâles encore, et à peine échappés aux gouffres de l'Averne, ils se rejoignirent avec transport aux premier confins de la lumière. Cependant Jason n'est pas libre encore de craintes ni d'inquiétudes; mais portant au loin ses regards : « Quelles épreuves, dit-il, le Destin nous impose ! Je veux bien que nous arrivions au Phase , que nous en rapportions même, du gré des Colchidiens, la toison d'or; mais comment franchirons-nous de nouveau ces écueils? » Il parlait ainsi, ne sachant pas que la volonté de Jupiter, d'accord avec celle de l'immuable Destin , les enchaînait, les fixait à jamais, [4,710] du moment qu'un vaisseau avait pu les franchir. Alors ces mers, impénétrables pendant de si longs âges, s'étonnèrent tout à coup de porter un vaisseau ; alors apparurent les côtes du Pont-Euxin , ses royaumes, ses nations lointaines. Nulle mer ne se développe sur une plus vaste étendue; ni celle qui baigne les côtes de la Toscane, ni la mer Égée, ni la mer Méditerranée , dont l'eau ne couvre pas même ses deux sirtes. La terre y verse d'immenses fleuves. Le Danube aux sept embouchures, le Tanaïs, le Bycès, l'Hypanis, le Tyras, l'enrichissent du tribut de leurs ondes; [4,720] et les Palus-Méotides se dégorgent à longs flots dans son sein. Le concours de ces fleuves divers dompte l'amertume des eaux de l'Euxin , lequel, par cela même, sensible au souffle de Borée, se durcit plus rapidement dès que l'hiver sévit, et offre une surface tantôt unie, tantôt hérissée de montagnes, selon que les vents du nord trouvent ses flots ou calmes, ou soulevés par les tempêtes. Rasant d'un côté les sinueux rivages de l'Europe, de l'autre ceux de l'Asie, l'Euxin figure les contours de l'arc des Scythes. Au-dessus de lui planent sans cesse des nuages noirs [4,730] qui l'éclairent d'un jour douteux, et ses glaces ne fondent, ni au premier soleil du printemps, ni quand cet astre rend les nuits égales aux jours, mais seulement quand il quitte le signe du Taureau. Déjà les Argonautes abordent au pays des Mariandyniens. Le léger Echion part pour le reconnaître , et pour demander au roi qu'il permette à des guerriers l'élite de la Thessalie, et dont les noms ne lui sont peut-être pas inconnus, de se reposer sur ses rivages. Lycus, charmé de cette nouvelle, vient au-devant des Argonautes, les conduit tous avec leur chef dans son palais récemment décoré des trophées conquis sur les Bébryces, [4,740] et leur adresse ces paroles affectueuses: « Non, ce n'est pas le hasard, ce sont les dieux eux-mêmes qui vous amènent ici, vous, comme moi, ennemis acharnés des Bébryces, et, comme moi, vainqueurs de ces barbares. C'est le gage d'amitié le plus sûr, qu'un ennemi commun. Moi qui n'habite pas une contrée si lointaine que la vôtre, j'ai senti plus vivement les coups d'Amycus; sous son gantelet sanglant mon frère a mordu la poussière et lorsque, respirant la vengeance, j'accourais, j'attaquais les Bébryces avec toutes mes forces, vous voguiez déjà loin de leurs rivages. Je l'ai vu, ce barbare, encore tout souillé de fange et de sang, [4,750] et tel qu'un monstre des mers, étendu sur l'arène. Loin de regretter que l'honneur de son trépas m'ait été ravi, j'eusse été moins joyeux de l'immoler moi-méme sur le champ de bataille, que de l'y voir déchiré par le ceste, et mort victime de son odieuse loi". "C'étaient donc vos feux, dit Jason, c'était votre armée que je vis du milieu des flots? Voici, ajouta-t-il en lui montrant le fils de Jupiter, voici Pollux, le vengeur des crimes d'Amycus". Et le roi, stupéfait, le parcourait des yeux tout entier. [4,760] Ils se rassemblent ensuite dans le palais; puis, dans un festin solennel, ils remercient les dieux qui furent leurs communs protecteurs, qui leur permirent de triompher de la Bébrycie et d'en partager les dépouilles.