[1,0] LA SYPHILIS. LIVRE PREMIER. LONGTEMPS enseveli dans une nuit profonde, Le plus étrange mal revient frapper le monde : Des villes de Lybie aux rives de l'Euxin Il règne, et de l'Europe il infecte le sein. Du Latium en deuil il envahit la terre, Alors que les Français y promenaient la guerre; Leur nom devint son nom. Je consacre mes vers A cet hôte imprévu de vingt climats divers. Je dirai quel concours d'influences occultes Dans ce siècle de fer nous livre à ses insultes, Et comment, à son tour, l'homme victorieux, Aidé de son génie et du secours des dieux, S'arma pour le dompter d'héroïques ressources. En sondant le mystère où se cachent ses sources, Je vais interroger la profondeur des airs Et les astres errants dont les cieux sont couverts. J'ouvre devant mes pas une route nouvelle: Dans le champ merveilleux où l'inconnu m'appelle, Puissent les doctes soeurs me guider, et leur main De poétiques fleurs émailler mon chemin! Illustre Cardinal (Pierre BEMBO) honneur de l'Italie, Si LÉON (pape Léon X) le permet, pour un instant oublie Le pesant gouvernail de ce monde chrétien Dont son puissant génie est le ferme soutien, BEMBO, prête à ma voix une indulgente oreille, Accueille ce tribut, fruit d'une longue veille, Sans crainte tu le peux. Flambeau de l'univers Autrefois APOLLON cultiva l'art des vers. Au plus frivole objet quelque intérêt s'attache ; Ainsi dans mes tableaux un faible voile cache Les lois de la nature et les heureux secrets Qui doivent du destin conjurer les arrêts. O toi, dont le compas a mesuré leur route Aux mille feux semés sur la céleste voûte, Toi, dont le char divin dirige dans les cieux De ces mondes flottants le choeur harmonieux, Montre-nous, URANIE, et les causes secrètes Qui règlent notre sort sur le cours des planètes, Et, suivant le climat, les ans et les saisons, Comment l'air se remplit d'invisibles poisons. Descends auprès de moi sous cet ombrage humide, Déesse, et que ton art à mes essais préside. Tout m'invite à chanter : le vent paisible et frais Qui joue en murmurant sous ces myrtes épais, Et le lac BÉNACUS dont les bruyantes ondes Éveillent les échos dans leurs grottes profondes. 32 Muse, révèle-moi de quel germe est venu Un mal qui, parmi nous, fut longtemps inconnu. De hardis nautonniers, dont la nef espagnole Cinglant à l'occident et vers un autre pôle Joignit à l'ancien monde un nouvel univers, Nous l'ont-ils apporté des Atlantiques mers? Est-il vrai qu'en ces lieux et sous un ciel funeste On ait vu de tout temps éclater cette peste, Et que peu d'habitants échappent à ses coups? Le commerce aurait-il introduit parmi nous Le mal qui faible, obscur, cachant son origine A dans toute l'Europe étendu sa racine? Du flambeau mal éteint d'un pâtre ainsi souvent Une étincelle tombe abandonnée au vent. Sur les chaumes d'abord à pas lents l'incendie Chemine, mais bientôt de sa flamme agrandie Il embrasse, vainqueur, les prés et les guérets, [1,50] Court sur les monts voisins envahir les forêts, Et couvre au loin la terre aride et consumée, De sinistres clartés, de bruit et de fumée. D'irrécusables faits si j'écoute la voix, Un tel mal n'était pas étranger sous nos toits ; De sa contagion nul vaisseau n'est complice, Et j'ai vu bien souvent, hors du sentier du vice, Dans un sein vierge encore et pourtant condamné Éclore du poison le germe spontané. Par le contact transmis jamais pareils symptômes N'eussent en peu de temps frappé tant de royaumes; Jamais de ce fléau l'impitoyable main N'eût à la fois pesé sur tout le genre humain De notre Latium aux montagnes lointaines Dont la double Calabre entrecoupe ses plaines, Des bois de l'Ausonie aux champs où, dans son cours, La Sagre se dessine en verdoyants contours, Des rivages du Tibre et du sein des cent villes Que baigne l'Éridan de ses ondes tranquilles, L'Éridan qui, grossi de cent fleuves vassaux Va porter à la mer le tribut de leurs eaux ; De ces points opposés une voix unanime Monte comme le cri d'une seule victime, Et nous dit que du mal l'inflexible courroux A nos seules cités ne borna pas ses coups. Le jour qui, sous nos toits, vit le fléau paraître, Aux bords les plus lointains aussitôt le vit naître. 70 Les peuples espagnols, dont les fiers matelots D'une mer ignorée affrontèrent les flots, Ne précédèrent pas dans ce champ de souffrance Les peuples d'Italie ou les peuples de France, Ni ceux que la nature exile au sein des mers, Ni ceux sur qui le Rhin étend ses bras ouverts, Ni l'habitant du nord que d'un manteau de neige Un éternel hiver en vain couvre et protége. Par cette lèpre alors furent aussi flétris Et ceux qui de Carthage habitent les débris; Ceux qui peuplent la rive où le Nil de son onde Prodigue les trésors aux sillons qu'il inonde, Et ceux enfin pour qui l'Idumée au désert Voit mûrir les doux fruits du palmier toujours vert. Lorsqu'un tel mal éclate et dans sa violence Sur l'univers entier au même instant s'élance, 80 A la règle commune il échappe, et je dois, Rattachant son principe à de plus hautes lois, Demander le secret de ses effets bizarres A l'étrange concours des causes les plus rares. Tous les êtres créés, soit qu'ils peuplent le sol, Soit qu'ils sillonnent l'air dans leur rapide vol, Soit qu'ils couvrent des mers les plaines transparentes, Ont des destins divers et des lois différentes. Les plus simples d'entre eux incessamment éclos Inondent et les airs et la terre et les flots; A ceux qui sont formés de diverses substances Pour naitre il faut le temps, le lieu, les circonstances; De lents enfantements d'autres qui sont le fruit Restent emprisonnés dans une longue nuit, Et veulent que vingt fois les siècles recommencent, Pour qu'en un tout vivant leurs germes se condensent. Ainsi du genre humain se succèdent les maux, Différents d'origine, en leur marche inégaux; Tel l'Éléphas sacré que l'Ausonie ignore, Le Lichen, maux cruels qui se cachent encore Aux rivages brûlants arrosés par le Nil ; [1,100] Tel était ce fléau dont le poison subtil, Par l'ordre du destin longtemps plongé dans l'ombre, Vient frapper aujourd'hui des victimes sans nombre. Car il n'est pas nouveau: seul son nom dans l'oubli D'âge en âge ignoré dormait enseveli. Sous la marche du temps ainsi quand tout s'efface, Bientôt de leurs aïeux les fils perdent la trace. Mais c'est à l'occident des Atlantiques mers, Sur ces bords malheureux récemment découverts, Que l'on voit librement la contagion naître, Et comme un mal vulgaire en tout temps apparaître. Diversité bizarre, étranges résultats, Inexplicable jeu des ans et des climats ! Il nait là, comme un fruit de ces tristes rivages, Le mal que parmi nous ont enfanté les âges. Enfin, de ses effets, votre esprit curieux, Cherche-t-il à saisir l'agent mystérieux?' Du globe où nous vivons explorez la surface : Partout de ce fléau s'y reconnaît la trace. Ah ! si sur chaque peuple et dans chaque cité Non moins prompt que l'éclair le germe en est porté, N'allez pas, incertain, chercher sa source immonde Dans lés flancs de la terre ou dans le sein de l'onde; Sa source est dans l'air seul dont chaque flot malsain Pèse sur notre corps et baigne notre sein ; Dans l'air qui, répandu sur la nature entière, De ces calamités est la cause première. De tout être vivant principe créateur, L'air, prompt à s'imprégner du ferment corrupteur, Dans sa niasse fluide est vicié sans peine, Et des maux qu'il reçut frappe l'espèce humaine. Apprends donc par quel mode il peut les recevoir, Et des siècles quel est l'invincible pouvoir. Ainsi que le soleil, les nombreuses planètes, Des volontés du ciel fidèles interprètes, Règlent les mouvements et les troubles divers Qui doivent agiter l'air, la terre et les mers. Quand ces astres épars sur les célestes voûtes Ont pris une autre place et de nouvelles routes, Soumis à leur empire alors les éléments Subissent à leur tour de profonds changements. Au solstice d'hiver, dès que Phébus dirige Vers le pôle du sud son rapide quadrige, Et lance à notre sphère un oblique regard, Le ciel est assombri par un épais brouillard ; Sur le sol resserré la neige s'amoncelle, Aux arbres effeuillés la gelée étincelle, Et le fleuve bientôt par le froid condensé S'arrête dans sa course immobile et glacé. Dès qu'il entre au cancer, plus près de notre monde, Si de feux plus directs le soleil nous inonde, Il dessèche nos champs, il brûle nos guérets, A nos bois il ravit et l'ombrage et le frais ; L'herbe des prés jaunit, et la nature entière Voit son éclat souillé par des flots de poussière. Nul doute que Phébé, dont le disque changeant Illumine la nuit de ses rayons d'argent, Et retient sous sa loi les mers, et tout l'humide Qui pénètre les corps et flotte dans le vide; Nul doute que Saturne aux sinistres regards, Jupiter plus propice aux mortels, Vénus, Mars, Chaque planète enfin contre nous ne conspire, [1,150] Et sur les éléments n'exerce son empire : Surtout si convergeant vers quelque point des cieux, Deux planètes mêlaient leur cours pernicieux, Et qu'intervertissant leur marche naturelle On les vît parcourir une orbite nouvelle. Mais il faut bien des fois et durant de longs jours Que des saisons le ciel reproduise le cours, Pour que les dieux ainsi suscitant des désastres, Suspendent nos destins à la marche des astres. Alors donc que le temps d'un pas lent mais certain A mesuré les jours prescrits par le destin, Lorsque l'événement enchaîné d'âge en âge, Secouant ses liens les rompt et s'en dégage, L'heure fatale sonne, et de terribles maux Envahissent les airs, les terres et les eaux. De nuages pressés ici le ciel se couvre, Et pour vomir la pluie à torrents, il s'entrouvre. De la cime des monts les fleuves élancés Entraînent en grondant les arbres fracassés, Et dans les champs surpris par leur subite approche, Écrasent les troupeaux sous des quartiers de roche. Le superbe Éridan, le Gange impétueux, Lançant hors de leur lit des flots tumultueux, Engloutiront soudain les maisons en ruines, Submergeront les bois, franchiront les collines, Et, par l'immensité des espaces couverts, Sembleront égaler l'immensité des mers. Là, sous un ciel en feu, les Nymphes éplorées Verront leurs ondes fuir dans l'air évaporées. Les vents dévasteront le monde, et leur fureur De ces calamités redoublera l'horreur. L'ouragan, de la terre ébranlant les entrailles, Abattra des cités les tours et les murailles. Peut-être, hélas! un jour viendra, jour de courroux, Maudit par la nature et par les dieux jaloux, Oh la terre, aujourd'hui de végétaux couverte, Disparaîtra sous l'onde ou languira déserte ; Oh le soleil, courant sur d'autres horizons, Changera tout à coup le cercle des saisons ; Des froids inattendus, des chaleurs insolites Paraîtront hors du cours des époques prescrites ; Sur de nouveaux terrains et sous des cieux nouveaux De troupeaux innocents, de cruels animaux D'autres races naîtront de ce désordre extrême, Et puiseront la vie à la source suprême. Qui sait si, dans l'orgueil de ces enfantements, La terre, fécondant d'antiques ossements, 180 Ne ranimera pas un Cée, un Encelade, Un Typhée aux cent bras, gigantesque peuplade, Qui, pour reconquérir le ciel qui les chassa, Entasseraient encore Olympe sur Ossa ? Ce lugubre avenir, à vous s'il se révèle Douterez vous que l'air en son sein ne recèle D'un mal contagieux les ferments inconnus, Et qu'il ne verse enfin, quand les jours sont vernis, Aux mortels condamnés par les signes funestes, Et des poisons nouveaux et de nouvelles pestes ? Deux siècles avant nous, tandis que dans les cieux Saturne et Mars joignaient leurs chars silencieux, Chez les peuples voisins des lieux où naît l'aurore, Aux plaines que le Gange enrichit ou dévore, Une fièvre inconnue éclata, qui longtemps Du monde épouvanté frappa les habitants. Des poumons sans haleine et de la gorge aride Elle faisait jaillir un sang noir et fétide. Souvent dans un accès plus rapide et plus fort, Le quatrième jour elle donnait la mort. Cette fièvre envahit l'Assyrie et la Perse, Les fertiles pays que l'Euphrate traverse, Ceux que baigne le Tigre, et sous un ciel plus doux, L'Arabie et Canope ; enfin jusque sur nous Que vainement des mers protégeait l'étendue, Et dans toute l'Europe on la vit répandue. Maintenant, avec moi vers le séjour des dieux [1,200] Élevez vos regards et contemplez les lieux Où sur lui-même l'air se meut et tourbillonne, Et que chaque planète en sens divers sillonne. Examinez le point où se joignit leur cours, Les présages qu'offrit leur néfaste concours, Quel fut l'état du ciel et quelles destinées Son aspect menaçant prédit à nos années ; A vous peut-être alors pourra se dévoiler L'origine du mal qui vient nous accabler. Observez le cancer : ouvrant ses bras il semble Défendre le palais où l'olympe s'assemble. C'est le signe perfide où de sinistres feux Tracent de nos malheurs le pronostic affreux, Le signe où ralliant leur course vagabonde Les grands astres naguère ont menacé le monde. Oh ! comme il lisait bien dans leurs feux conjurés SIRÉNIS, ce vieillard aux regards inspirés, Dont la voix prophétique et le puissant génie Évoquaient l'avenir, ... et quand par URANIE Introduit dans l'Olympe, il s'écriait : « Grands dieux ! Quel déluge de maux se présente à mes yeux ! Je vois l'air, altéré dans ses plaines immenses, D'un étrange poison charrier les semences. Je vois la guerre impie à d'horribles combats De l'Europe en délire entraîner les états ! O terre des Latins ! ta campagne féconde Disparaît sous le sang qui par torrents l'inonde ! » Il disait, et sa main consignait en tremblant Dans un fatal écrit ce tableau désolant. Quand le soleil, du haut des célestes demeures, Aux siècles accomplis a mesuré leurs heures, Un usage éternel veut que le roi des dieux Règle le sort futur de la terre et des cieux. Notre âge ramenant cette funeste époque, Jupiter, créateur de l'univers, convoque Saturne et Mars, afin qu'aidé de leur secours D'un nouvel avenir il ordonne le cours. Le Cancer, gardien de l'enceinte sacrée, Ouvre le double airain qui défendait l'entrée ; Alors les Immortels s'assemblent.... le premier, Couronné des éclairs de son rouge cimier, Mars arrive, appelant les combats, le ravage, La victoire que donne un immense carnage. Jupiter le suivait sur un char d'or porté, Roi paisible, pour tous père plein d'équité, (A moins que le destin n'enchaîne sa clémence). Saturne, le dernier, la faux en main, s'avance ; La longueur de la route et le fardeau des ans Seuls n'ont pas de ce dieu rendu les pas pesants; Le vieillard, dont le coeur couve une sourde haine, Au fils qui l'outragea se soumet avec peine ; Indécis il s'arrête, et par mille détours De sa marche incertaine il prolonge le cours Et dissimulant mal le courroux qui l'oppresse,. En stérile menace il éclate sans cesse.. Jupiter s'est assis sur son trône ;. .. ses mains Vont à regret peser l'avenir des humains : Il se trouble, il gémit, car il voit à la terre Quels maux sont réservés: la famine, la guerre; Des peuples, des états la chute et les revers ; L'incendie et la mort dévastant l'univers; Surtout un mal nouveau dont l'implacable rage Doit pour l'art impuissant être un si long outrage. Les dieux ont prononcé; .. l'Olympe est ébranlé, Il frémit; .. dans l'éther le poison a coulé. La plaine aérienne et les espaces vides [1,250] S'emplirent aussitôt d'effluves homicides Qui du nord au midi, du couchant au levant, Volèrent dispersés sur les ailes du vent ; Soit qu'aux feux du soleil, pour dessécher la terre, D'autres astres joignant leur flamme délétère, Le pouvoir concentré de leurs rayons brûlants Déjà de notre globe eût corrompu les flancs ; Et que des vastes mers les vapeurs exhalées, A ces vices nouveaux en même temps mêlées, Eussent porté dans l'air d'invisibles poisons ; Soit que, sans le concours de ces exhalaisons, La contagion seule, ici-bas descendue Ait de notre atmosphère altéré l'étendue. Je parle en hésitant, et ne me cache pas 260 Que les difficultés se pressent sur mes pas, Quand je demande au ciel l'enchaînement des choses, Et qu'aux événements je veux lier leurs causes. Le ciel avec lenteur agit ; ce long retard, Des cas toujours changeants, mille jeux du hasard, Sans cesse autour de moi renouvelant le doute, D'une foule d'erreurs peuvent semer ma route. Vois comme la nature, en ses desseins secrets, D'innombrables poisons variant les effets Tantôt les inocule à l'arbre qui bourgeonne, Tantôt ravit aux fleurs leur riante couronne; Quelquefois par la rouille et sur un chaume noir Elle a de nos moissons anéanti l'espoir ; Souvent aux animaux se borne sa colère, Ou tous ou quelques-uns sont frappés... J'ai naguère Moi-même été témoin de ses bizarres coups. De l'Auster pluvieux le vent humide et doux Avait longtemps soufflé sur l'automne attiédie, Quand tout à coup surgit l'horrible maladie : Seules, sur nos côteaux les chèvres succombaient. Sitôt que du bercail les barrières tombaient, Au voisin pâturage elles couraient folâtres, Et tandis que, couchés sous l'ombrage, les pâtres Aux rustiques accords de leurs légers pipeaux, Tranquilles, autour d'eux assemblaient les troupeaux; Soudain par sa secousse une toux irritante D'une chèvre brisait la gorge hâletante. Dans un cercle rapide et sous un vain effort, La victime tournait en repoussant la mort, Et succombait, après quelques instants de lutte, Au milieu de ses soeurs qu'épouvantait sa chute. Au printemps qui suivit et durant tout l'été Sur le menu bétail le mal s'était porté ; D'une incurable fièvre il devenait la proie. C'est ainsi que le ciel se révèle et déploie Son occulte influence, et qu'alternant leur cours Les causes aux effets se rattachent toujours. Vois l'oeil moins bien gardé par son voile mobile Que le poumon ne l'est en son profond asile, Un air contagieux ne l'affectera pas Tandis qu'à la poitrine il porte le trépas. Telle aux âpres pommiers la vigne qui s'enlace Sur leurs rameaux flétris pend encore avec grâce, Et sa grappe à leurs maux échappe jusqu'au jour Où ses grains fermentés périssent à leur tour. Les sucs manquent aux uns, aux autres c'est la force; Tarie en ses canaux, là, sous l'aride écorce, La sève a disparu;... les pores altérés Ici sont trop ouverts, ailleurs trop resserrés. Puisqu'ainsi variant et de forme et de germe, Le mal ne reconnaît ni limite, ni terme, Contemple ce fléau qui, prompt comme l'éclair, Perce la nuit des temps et se répand dans l'air ; Ce mal qui, dans les cieux cachant son origine, Terrorise et confond l'esprit qui l'examine. [1,300] Ni le peuple muet qui nage au sein des eaux, Ni l'habitant de l'air, ni les divers troupeaux, Boeufs, moutons et coursiers qui paissent dans la plaine, Ni les hôtes errants de la forêt lointaine A la contagion n'apportent leur tribut L'homme dont la pensée est le noble attribut, Seul, l'homme en est atteint et devient sa pâture. Soit qu'un sang épaissi dans une veine impure Se traîne, ou qu'un fluide et trop gras et trop lent Se transforme en virus en se coagulant, Et que tous deux, unis par un affreux mystère, Ils versent à nos corps leur ferment adultère. Hâtons nous : il est temps que je peigne en mes vers Les symptômes du mal et ses aspects divers. Puisse Apollon par qui le jour au jour s'enchaîne, Guidant mes faibles pas aux sources d'Hippocrène, Répandre en moi la vie et la fécondité, Et transmettre mon oeuvre à la postérité ! Peut-être à nos neveux cette utile peinture Un jour signalera la marche et la nature De l'étrange fléau qui, vainqueur cle l'oubli Où pendant si longtemps il fut enseveli, Doit encor s'y plonger, puis rouvrant sa carrière Et des siècles prescrits secouant la poussière, Envahir de nouveau l'air, la terre et les cieux. Car tel est des destins l'arrêt capricieux ; Ils veulent, de ce mal ressuscitant la rage, Décimer sous ses coups les peuples d'un autre âge. Lorsque l'épidémie éclata, bien souvent La lune quatre fois fermait son disque, avant Que le malade atteint de la nouvelle peste En offrît au dehors un signe manifeste. C'est que longtemps le germe au corps reste attaché, Y couve et s'y nourrit d'un aliment caché. Cependant sous le poids d'une langueur soudaine La victime au travail en murmurant se traîne. Son coeur est défaillant, et les moindres efforts De ses membres lassés fatiguent les ressorts. Son oeil morne se voile et son triste visage D'une pâleur terreuse a dû subir l'outrage. Il se déclare enfin cet ulcère rongeur ; Des organes secrets, comme un cancer vengeur, Il s'empare, et de là s'étendant jusqu'à l'aine De souffrances sans nombre il déroule la chaîne. Car alors que du jour le doux éclat s'enfuit Abandonnant la terre aux ombres de la nuit, Avec le soir, alors que la chaleur innée De tous les points du corps au centre est ramenée, Les membres envahis par ces impurs ferments Se glacent, et bientôt dans d'atroces tourments Les épaules, les bras et les jambes s'agitent : Tandis que ces poisons, des veines qu'ils irritent Parcourent les canaux, et d'un contact impur Corrompent tout organe et tout germe futur, La Nature s'efforce, active et vigilante, A pousser au dehors leur masse virulente ; Mais le poison rebelle à son divin pouvoir, Visqueux, opiniâtre et lent à se mouvoir, Se fixant dans les chairs, à de longues tortures Des membres énervés condamne les jointures. Vers la peau cependant, moins pénible à chasser, La plus subtile part a pu se ramasser; [1,350] Sur les extrémités on la voit se répandre, Et sur le derme entier en divers sens s'étendre. D'ulcères aussitôt tout le corps est couvert. Sous un masque effrayant le visage se perd. La forme du mal change : une haute pustule Apparaît, et, des glands imitant l'opercule, Se remplit d'humeur âcre et se brise, en versant Sur la peau corrodée un pus mêlé de sang. L'ulcère alors se creuse une profonde voie Dans les tissus rongés dont il a fait sa proie.... Oui, j'ai vu de leurs chairs les membres dépouillés! D'un squelette vivant j'ai vu les os souillés ! Les lèvres en lambeaux tomber, le mal atteindre Le gosier, et la voix s'enrouer et s'éteindre ! Ainsi qu'on aperçoit de l'amandier en fleurs Le suc perçant l'écorce et s'échappant en pleurs Se durcir par degrés tel qu'une épaisse gomme, Sous l'empire du mal, de même on voit chez l'homme Des liquides muqueux lentement amassés En difformes talus s'élever condensés. Sur ses beaux jours flétris versant d'amères larmes, Vainement le malade en regrette les charmes ; . Son corps hideux l'effraie ; il détourne les yeux, Il maudit son étoile, il accuse les dieux. Cependant le sommeil que la fatigue appelle Prépare à la nature une force nouvelle ; Pour lui pas de sommeil, pas de calme pour lui. En vain à l'Orient l'aurore fraîche a lui ; Dans les clartés du jour et dans la nuit épaisse, Partout de ses douleurs le fantôme se dresse. Bacchus n'a plus pour lui d'attrayantes boissons,, Cérès l'enrichira d'inutiles moissons. La coupe des plaisirs rend ses douleurs plus vives ; Il fuit les doux repas, il fuit les gais convives Des fêtes de la ville il s'éloigne, et les champs. Lui prodiguent en vain leurs dons les plus touchants, Le murmure des eaux, l'aspect riant des plaines, Et l'air paisible et pur des montagnes lointaines ; Tout l'attriste ;... et s'il veut, aux pieds des immortels, Par de riches présents apaiser leurs autels, Sans succès de leur temple il assiége l'enceinte: Les dieux demeurent sourds et repoussent sa plainte. Aux lieux où l'Ollius, près du lac Sébinus, Enrichit de ses flots avec art contenus Les pâturages gras de la Cénomanie, Un jeune homme à mes yeux s'est offert .. L'Ausonie N'en eut pas de plus noble ou de plus fortuné. Des fleurs de son printemps à peine couronné, Il s'enorgueillissait d'une illustre origine, Des attraits séduisants d'une beauté divine Riche, il plaçait sa gloire à relever encore Sa beauté par un casque et par des armes d'or ; De la lutte il aimait les mâles exercices ; D'indociles chevaux il domptait les caprices ; Il devançait le cerf, il mettait aux abois. L'ours et le sanglier qu'il forçait dans les bois. Les nymphes des forêts, les nymphes des campagnes, Celles de l'Ollius, leurs folâtres compagnes, Pour lui mouraient d'amour, et toutes à sa main Brûlaient d'unir la leur par un secret hymen. En butte à ses mépris, pour punir cette offense, L'une d'elles, peut-être, implora la vengeance Auprès des immortels trop prompts à l'exaucer : Sur le bord de l'abîme il se laissa bercer. Dans un bonheur aveugle il s'endormait sans crainte, De la contagion quand une affreuse atteinte [1,400] Le frappa, si terrible, hélas ! que l'avenir Longtemps en gardera l'effrayant souvenir ! L'éclat de son printemps, la fleur de sa jeunesse Périssent par degrés, et son âme s'affaisse. De ses membres hideux que la lèpre a couverts Par la carie enflés les os se sont ouverts. Ses beaux yeux ois l'azur du ciel venait se peindre, Ses beaux yeux à jamais condamnés à s'éteindre, L'ulcère les dévore ; un horrible poison De son nez purulent corrode la cloison ; En peu de jours enfin il succombe, et son âme Reçoit comme un bienfait le trépas qu'il réclame. Sur cet infortuné, sur ses longues douleurs L'Ollius, l'Éridan répandirent des pleurs. Les nymphes, s'exilant dans Ieur retraite sombre, Par de touchants regrets consolèrent son ombre ; Les Alpes à leurs cris s'émurent, et longtemps Le Sébinus poussa de sourds gémissements. C'est ainsi qu'exerçant sa sinistre influence, Saturne au loin du mal dispersait la semence; Et que non moins cruel, pour abréger nos jours, Mars de ses feux encore lui prêtait le concours. Il semblait, quand naquit cette nouvelle peste, Que de tous les fléaux le cortége funeste A sa suite montât du gouffre des enfers, Et que du Styx affreux les abîmes ouverts Vomissent à la fois, pour dépeupler la terre, La peste et ses horreurs, la famine et la guerre. Dieux, par qui l'Ausonie est soumise au destin, Et vous, vous fondateur de l'empire Latin, O Saturne, quel crime a commis votre race, Pour que sur elle ainsi pèse tant de disgrâce? Est-il quelque désastre, est-il si grand malheur Dont ce peuple n'ait pas épuisé la douleur ? Sur lui le ciel injuste a versé sa colère.... Toi, dont nul autre encore n'atteignit la misère, Dis, Parthénope, dis le meurtre de tes rois, Du joug de l'étranger tes fils traînant le poids, Dans tes états partout la mort et le pillage !... Rappellerai-je ici les scènes de carnage, Où d'une ardeur égale aux combats s'élançant, La France et l'Italie ont prodigué leur sang ? Où l'on a vu le Tar, de dépouilles avide, Accélérant le cours de son onde rapide, Vers l'Éridan rouler, en tourbillons pressés, Armes, hommes, chevaux pêle-mêle entassés! Plus tard, quand notre sang fit enfler ta rivière, Adde, il t'offrait aussi sa rive hospitalière L'indomptable Éridan, et ses bras généreux S'ouvraient pour consoler un ami malheureux ! Voilà, voilà le fruit des discordes civiles, Malheureuse Italie ! A nos mains trop débiles Elles ont arraché le sceptre glorieux Que sur le monde entier étendaient nos aïeux! Est-il un coin de terre encore vierge d'outrage, Où n'aient pas pénétré la guerre et l'esclavage ? Répondez, répondez, vous, dont le noble front A dû de la conquête aussi subir l'affront, Côteaux longtemps couverts de vignobles fertiles ! L'Éréthène à regret baigne vos pieds stériles, Et semble, s'égarant en de honteux détours, En esclave à la mer précipiter son cours. O ma patrie, ô toi, dont naguère le monde Enviait le bonheur et la paix si profonde, Toi, le sol des héros, toi, la terre des dieux, Si fière des trésors que t'accordaient les cieux, [1,450] Toi, dont le sein offrait, fécondé par l'Adige, D'un éternel printemps l'éblouissant prodige, Italie, aujourd'hui quelles sombres couleurs Pourraient peindre tes maux et rendre tes douleurs? ... De mon luth désolé les cordes frémissantes A dire tes malheurs resteraient impuissantes ! ... Va, va cacher ta honte au fond de tes roseaux, Bénacus, les lauriers n'ombragent plus tes eaux! Après tant d'infortune, et lorsque tant d'alarmes Semblaient avoir tari la source de nos larmes, Voilà que tout à coup victime des destins, A l'amour de Pallas, à l'espoir des Latins Avant l'heure ravi, MARC-ANTOINE succombe ! ... Ami, rien n'a donc pu te sauver de la tombe, Ni ta jeunesse encore dans sa fleur, ni le cri Des Muses dont longtemps le sein t'avait nourri ! Près du lac Bénacus, dors en paix sur la rive Où parmi les rochers coule son eau plaintive! L'Adige te pleura ; la nuit, par leurs sanglots Des Ombres t'appelant émurent les échos ; Et Catulle, aux accents de sa lyre attendrie, Fit tressaillir encor les bois de la patrie. Des Génois cependant Louis douze vainqueur Ravageait l'Italie, et la frappait au coeur; Et Maximilien d'une chaîne nouvelle Étreignait le Frioul et Venise rebelle. Le Latium, couvert de tombeaux et de deuil, De l'abîme éternel semblait toucher le seuil.