[4] {JULES} Je m'étonne qu'au catalogue de tes gloires tu n'ajoutes pas la pauvreté, les veilles, les sueurs, les poursuites devant les tribunaux, la prison, les chaînes, les opprobres, les coups et enfin la croix. {PIERRE} Ton observation est juste, car je me glorifie plus de ces choses que des miracles. Le Christ nous a ordonné de nous en réjouir, d'en exulter, et c'est à cause d'elles qu'il nous a appelés bienheureux. Ainsi Paul, qui fut un de mes collègues, lorsqu'il raconte ses bonnes actions, ne mentionne ni des villes prises d'assaut par les armes, ni des légions massacrées par le fer, ni des princes de la terre excités à la guerre, ni un faste tyrannique, mais des naufrages, des chaînes, des étrivières, des périls, des embûches ; voilà le vrai triomphe d'un Apôtre, voilà la vraie gloire d'un prince Chrétien. Il se vante des prosélytes qu'il a faits au Christ, de ceux qu'il a arrachés à l'impiété, et non pas des milliers de ducats qu'il a entassés. Chacun enfin, les méchants eux-mêmes, chante nos louanges, comme étant déjà dans un triomphe perpétuel en compagnie du Christ : toi, tout le monde t'exécrera, excepté tes pareils ou tes flatteurs. {JULES} Ce que j'entends est inouï. {PIERRE} Je le crois bien : où aurais-tu trouvé le loisir de méditer les évangiles, de lire les épîtres de Paul et les miennes, occupé que tu étais par tant d'ambassades, tant de traités, tant de raisons d'état, tant d'armées et tant de triomphes ? Certainement, tous les autres arts réclament un esprit dégagé des vils soucis ; mais la discipline du Christ exige un coeur absolument purifié de la contagion de toutes les sollicitudes terrestres. En effet, un si grand maître n'est pas descendu du ciel sur la terre pour transmettre aux mortels une philosophie facile ou vulgaire. La profession de Chrétien n'est faite ni d'oisiveté ni de sécurité : elle commande de fuir toutes les voluptés comme le poison, de fouler aux pieds les richesses comme de la boue, de ne faire aucun cas de la vie. Voilà le devoir du Chrétien. Et, comme il paraît intolérable à ceux que l'esprit du Christ ne dirige pas, ils se laissent aller à de vains mots, à des cérémonies frivoles : à la tête factice du Christ, ils ajoutent un corps factice. {JULES} Mais enfin, que me laisses-tu de bon ? Mes richesses, tu me les retires ; mon royaume, tu m'en dépouilles ; mes revenus, tu me les enlèves ; la paillardise; il faut y renoncer ; jusqu'à la vie dont il faut faire fi ! {PIERRE} Que ne déclares-tu malheureux le Christ lui-même, lui qui, étant au-dessus de tous, est devenu le jouet de tous, lui qui passa toute sa vie dans la pauvreté, les sueurs, les jeûnes, la soif, la faim, et mourut de la plus ignominieuse des morts ? {JULES} Il trouvera peut-être quelqu'un pour le louer, mais personne pour l'imiter, du moins à notre époque. {PIERRE} Et cependant, c'est tout un de le louer ou de l'imiter. Le Christ ne prive pas les siens de biens : au lieu de faux biens, il les enrichit des biens véritables et éternels. Seulement il ne les en enrichit que quand ils ont fait préalablement le sacrifice et l'abnégation de tous les biens de ce monde. De même que toute sa personne était céleste, de même il a voulu que son corps, c'est-à-dire l'église, lui fût tout à fait semblable, c'est-à-dire étrangère aux contagions du monde. Comment, en vérité, ce corps peut-il ressembler à celui qui est assis dans les cieux, s'il est encore souillé du limon terrestre ? Mais aussitôt qu'il s'est dépouillé de tous les intérêts et, qui plus est, de tous les sentiments mondains, alors enfin le Christ lui prodigue ses richesses en échange des douceurs et des voluptés épicées auxquelles il a renoncé, et lui fait goûter les joies célestes bien préférables aux richesses qu'il a abandonnées. {JULES} Et ces joies, quelles sont-elles ? {PIERRE} Penses-tu que ce soient richesses vulgaires que le don de prophétie, le don de la science, le don des miracles, et crois-tu le Christ si pauvre ? Qui le possède possède tout en lui. Enfin, penses-tu que nous menions ici une vie misérable? Plus on est affligé dans le monde, plus abondantes sont les délices dans le Christ ; plus on est pauvre dans le monde, plus on est riche dans le Christ ; plus on est abaissé dans le monde, plus on est élevé et honoré en lui ; moins on vit dans le monde, plus on vit dans le Christ : mais en voulant que tout son corps fût d'une pureté irréprochable il a entendu particulièrement ses ministres, c'est-à-dire les évêques. Et parmi ceux-ci, quiconque est plus élevé, doit être plus semblable au Christ, plus détaché et plus débarrassé de tous les intérêts du monde. C'est le contraire que je vois à présent : je vois le plus rapproché du Christ, celui qui veut passer pour son égal, vautré dans les choses les plus sordides, les richesses, la puissance, les troupes, les guerres, les traités, sans parler des vices. Et ensuite, bien que tu sois si différent du Christ, cependant tu abuses du nom du Christ pour en couvrir ta superbe, et, sous le nom de celui qui a méprisé le royaume du monde, tu te conduis comme un tyran mondain. Véritable ennemi du Christ, tu exiges qù'on te rende les honneurs dus au Christ : maudit, tu bénis les autres ; tu ouvres aux autres le ciel dont tu es exclu toi-même ; tu consacres et tu es damné ; tu excommunies et tu n'as rien de commun avec les saints : car en quoi, si ce n'est que tu te caches sous le nom du Christ, diffères-tu du sultan des Turcs? Vous avez, certes, même âme et même vie souillée : tu es la plus grande peste de l'univers. {JULES} Mais je voulais parer l'église de tous les biens. Aristote, dit-on, classe les biens en trois ordres : ceux de la fortune, ceux du corps et ceux de l'âme. Or, je ne voulais pas en intervertir l'ordre. Ayant commencé par les biens de la fortune, je serais peut-être arrivé peu à peu aux biens de l'âme, si je n'avais été arraché à la terre par une mort prématurée. {PIERRE} Oh! oh! prématurée ? soixante-dix ans! mais quel besoin avais-tu de mêler l'eau et le feu ? {JULES} Si tous ces avantages nous manquent, le vulgaire ne fera pas plus cas de nous que d'un cheveu, tandis que maintenant, s'il nous hait, il nous craint. Et toute la république Chrétienne s'écroulerait, si l'on ne pouvait se mettre en garde contre la violence de ses ennemis. {PIERRE} Au contraire, si le vulgaire des Chrétiens voyait en toi les vraies qualités du Christ : à savoir une vie de moeurs pures, la doctrine sacrée, une charité ardente, le don de prophétie, les vertus, il t'admirerait d'autant plus qu'il te saurait plus étranger aux plaisirs mondains. Et la république Chrétienne serait plus florissante si par la pureté de ta vie, par le mépris des plaisirs, des richesses, du pouvoir et de la mort, tu la rendais admirable aux yeux des gentils. Maintenant non seulement elle est réduite à peu, mais encore si tu veux mieux voir les choses, tu trouveras que la plupart des Chrétiens n'en ont que le nom. Voyons, quand tu étais le Souverain Pasteur de l'église, tu ne te remémorais donc pas par la pensée comment l'église était née, comment elle s'était agrandie, comment elle s'était affermie ? Est-ce donc par des guerres, par des richesses, par des chevaux ? Non, mais par la patience, par le sang des martyrs et le nôtre, par les emprisonnements et les tortures. Tu prétends avoir agrandi l'église parce que ses ministres sont comblés de l'humaine puissance ; tu la dis embellie, parce qu'elle est corrompue par les dignités et les délices mondaines ; tu la déclares défendue, parce que des guerres épouvantables ont été allumées dans le monde entier pour le bien des prêtres ; tu la dis florissante, parce qu'elle est ivre de volupté ; tranquille, parce que, tout le monde la laissant faire, elle jouit de ses richesses et, qui pis est, de ses vices. Et par des couleurs, tu en as imposé aux princes qui, suivant tes leçons, appellent « défense du Christ » leurs vastes brigandages et leurs conflits furieux. {JULES} Jamais, jusqu'ici, je n'ai rien entendu de pareil. {PIERRE} Et que t'enseignaient donc tous tes beaux phraseurs? {JULES} De leur part, je n'entendais que des louanges sans réserve : ils faisaient mon éloge en style recherché, ils me proclamaient Jupiter tonnant, une véritable divinité, le salut public de l'Univers, que sais-je? {PIERRE} Je ne suis pas surpris, en vérité, que personne n'ait rien pu faire de toi, puisque tu n'étais qu'un sel insipide et sans goût. Car le propre d'un homme apostolique est d'enseigner le Christ aux autres et dans toute sa pureté. {JULES} Donc, tu ne m'ouvres pas ? {PIERRE} J'ouvrirais à n'importe qui, plutôt qu'à une telle peste. D'ailleurs, ne nous as-tu pas tous excommuniés? Mais veux-tu un bon conseil? Tu as une bande d'hommes déterminés, tu as beaucoup d'argent, tu es toi-même un bon architecte : construis-toi un autre Paradis, et bien fortifié surtout, si tu ne veux pas que les démons puissent le prendre d'assaut. {JULES} Je ferai quelque chose de plus digne de moi : j'attendrai quelque temps, et quand j'aurai augmenté mes troupes, je vous chasserai tous d'ici, à moins que vous ne veniez à soumission. Car, grâce à tous les massacres occasionnés par mes guerres, j'estime que bientôt il ne m'arrivera pas ici moins de soixante mille hommes. {PIERRE} O peste ! ô malheureuse Église ! Holà, Génie,! car j'aime, ma foi, mieux causer avec toi qu'avec cet horrible monstre. {LE GÉNIE} Qu'y a-t-il ? {PIERRE} Est-ce que les autres évêques sont aussi de cette espèce ? {LE GÉNIE} Une bonne partie est de la même farine, mais celui-là en est la fine fleur, {PIERRE} C'est toi, sans doute, qui as excité cet homme à tant d'infamies ? {LE GÉNIE} Moi ? pas du tout : il courait devant et si vite que, même aidé par des ailes, j'avais peine à le suivre. {PIERRE} Alors, je ne m'étonne plus d'en voir si peu nous arriver, si voilà les pestes qui gouvernent l'Église. Pourtant, la masse n'est pas incurable, j'en ai bon espoir, puisque c'est le seul titre de Pontife qui lui fait honorer cette pourriture. {LE GÉNIE} Tu dis bien le mot ! Mais depuis longtemps mon Empereur me fait signe et agite son bâton. Adieu donc.