[0] ERASME DE ROTTERDAM AU LECTEUR SUR L'UTILITÉ DES COLLOQUES. [1] Aujourd'hui la calomnie, accompagnée des Furies, attaque avec tant de violence la personne et les choses dans tout l'univers qu'il n'est pas prudent de publier un livre sans le munir d'une escorte. Et encore quel moyen y a-t-il de se garantir des morsures du sycophante qui, comme l'aspic à la voix du charmeur, se bouche les oreilles devant la justification la mieux fondée? La première partie de cet ouvrage, qui est de moi sans être à moi, fut publiée par la légèreté de quelqu'un. La voyant accueillie des écoliers avec un vif enthousiasme, je fis servir cet engouement au progrès des études. Les médecins n'ordonnent pas toujours aux malades lu aliments les plus salubres; ils leur accordent quelquefois ceux qui excitent davantage leur appétit. J'ai voulu de même attirer par cette sorte d'appât le jeune âge, qui se laisse prendre plus aisément aux choses agréables qu'aux choses sérieuses et correctes. J'ai donc retouché ce qui avait paru; puis jy ai ajouté des morceaux propres à former les meurs, en m'insinuant en quelque sorte dans l'esprit des jeunet gens, qui, comme l'a dit sagement Aristote, sont incapables de comprendre la philosophie morale, telle qu'on l'enseigne dans des ouvrages sérieux. [2] Si quelqu'un s'écrie qu'il est inconvenant pour un vieillard de se livrer à de pareilles puérilités, peu m'importe que ce soient des puérilités, pourvu qu'on y trouve l'utile. Du moment que l'un approuve les vieux grammairiens qui encouragent l'enfance par des gâteaux, afin de lui faire apprendre les premiers éléments, je ne pense pas que l'on puisse me faire un crime d'inviter par un attrait de ce genre la jeunesse soit à 'élégance de la langue latine, soit à la vertu. Ajoutez que la sagesse consiste en grande partie à connaître les folles passions du monde et ses opinions absurdes. Je crois qu'il vaut mieux les apprendre par cet ouvrage que par l'expérience, qui est l'école des sots. Les préceptes de la grammaire déplaisent à beaucoup de gens. La morale d'Aristote ne convient pas aux enfants; la théologie de Scot encore moins; c'est tout ou plus si elle peut former le jugement des hommes faits. Cependant il est très important d'inculquer de bonne heure aux jeunes esprits le goût des meilleures choses. Je ne sais s'il est des leçons plus fructueuses que celles qui sont prises en jouant. Assurément c'est une manière de tromper très respectable que de rendre service à quelqu'un par un mensonge. On loue les médecins qui trompent ainsi leurs malades. Toutefois si je n'avais écrit dans ce livre que des bagatelles, on l'aurait supporté; mais parce que, indépendamment de la pureté du style, j'y ai inséré quelques instructions sur la religion, la calomnie s'en mêle, et, comme si j'exposais sérieusement les dogmes du christianisme, on épluche rigoureusement jusqu'à mes syllabes. Pour faire mieux sentir l'injustice de ce procédé, je vais montrer que la plupart des colloques sont d'une utilité peu commune. [3] En effet, sans parler de tant de pensées sérieuses mêlées à des plaisanteries, de tant d'anecdotes, de tant d'histoires, de tant de merveilles de la nature, dignes d'être connues, dans le colloque : "Le voyage aux lieux saints" {Les voeux imprudents}, je réprime le zêle superstitieux et outré de certaines gens, qui regardent comme le comble de la piété d'avoir vu Jérusalem. On voit y courir, à travers l'immensité des mers et des continents, de vieux évêques, qui abandonnent le troupeau qui leur était confié; des princes, qui laissent leur famille et leur gouvernement; des maris, qui plantent là leurs enfants et leur épouse, dont la conduite et l'honneur exigeaient un gardien; des jeunes gens et des femmes, au grand préjudice de la pureté des moeurs. Quelques-uns y retournent plusieurs fois et ne font que cela toute leur vie. On couvre ainsi du nom de la religion la superstition, l'inconstance, la folie, la témérité, et, contrairement à la doctrine de saint Paul, le déserteur des siens gagne la palme de la sainteté et se flatte d'avoir satisfait à tous les devoirs de la piété. Saint Paul, dans la première épître à Timothée, chap. II, dit formellement : "Si quelqu'un n'a pu soin des siens et surtout de ceux de sa maison, il a renié la foi, et il est pire qu'un infidèle". Dans ce passage, saint Paul semble ne parler que des veuves qui négligent leurs enfants et leurs petits-enfants, sous le prétexte de la religion, et pour se consacrer au service de l'Église. Qu'aurait-il dit des maris qui abandonnent leurs enfants en bas âge, leur jeune épouse, et les laissent dans la pauvreté pour aller à Jérusalem ? Entre mille exemples, j'en citerai un seul qui n'est ni assez récent pour craindre qu'il ne m'attire des ennemis, ni assez vieux pour qu'il ne reste pas des descendants à qui l'importance du dommage ne permet point d'oublier le fait. [4] Un personnage très puissant avait résolu de voir Jérusalem avant de mourir. L'intention était pieuse, mais le projet était imprudent. Après avoir réglé ses affaires, il confia à l'archevêque, comme à un prêtre, la garde et la défense de tous ses biens, de ses villes, de ses forteresses et de sa femme qu'il laissa enceinte. Ayant reu la nouvelle que notre homme avait péri dans ce voyage, l'archevêque se conduisit non en père, mais en brigand. Il s'empara de toutes tes possessions du défunt, prit d'assaut une place forte où l'épouse s'était réfugiée, et, pour qu'il ne restât pas un vengeur de cet horrible attentat, il fit égorger la mère avec l'enfant qu'elle portait dans son sein. N'était-ce pas agir pieusement que de détourner cet homme d'un voyage dangereux et sans nécessité ? Je laisse aux autres à penser combien d'exemples de ce genre on pourrait citer. Je ne parle pas des dépenses qui, si elles ne sont pas en pure perte, pourraient cependant, tous les gens sensés l'avoueront, être appliquées à un bien meilleur usage. Quant à ce qui concerne la religion, saint Jérôme loue Hilarion, qui était né en Palatine et qui y vivait, de n'avoir visité Jérusalem qu'une seule fois, à cause de sa proximité et pour ne point avoir l'ai de mépriser les lieux saints. Si Hilarion a mérité des éloges pour s'être interdit Jérasalem, quoiqu'il en fut tout près, dans la crainte de paraître renfermer Dieu dans un étroit espace, et pour ne l'avoir visitée qu'une seule fois à cause du voisinage, afin de ne scandaliser personne , que dire de ceux qui de l'Angleterre et de l'Écosse s'en vont à Jérusalem, avec de si grande frais, au milieu de tant de dangers, surtout en laissant chez eux les êtres les plus chers, auxquels, suivant ta doctrine de l'Apôtre, ils doivent un soin continuel ? Saint Jérôme s'écrie: "Ce n'est point une gloire d'avoir été à Jérusalem ; mais c'en est une d'avoir bien vécu". Et pourtant il est probable que du temps de saint Jérôme, les traces des anciens monuments étaient plus visibles qu'elles ne le sont aujourd'hui. Je laisse à d'autres le soin de discuter sur les voeux; ce colloque n'a d'autre but que d'empêcher qu'on ne forme des voeux à la légère. J'en atteste mes paroles que voici : "Surtout quand j'avais à la maison une femme encore jeune, des enfants et des serviteurs qui dépendaient de moi et que je nourrissais de mon travail quotidien", et cetera. Je ne dirai donc rien des voeux faits, sinon que, si j'étais souverain pontife, je ne me ferais point tirer l'oreille pour délier ceux qu'ils enchaînent. Quant aux voeux à faire, tout en reconnaissant qu'un voyage à Jérusalem peut être avantageux à la piété, je n'hésiterais point à conseiller, en général, suivant les circonstances, d'appliquer les dépenses, le temps et la peine qu'il nécessite, à d'autres oeuvres qui contribuent davantage à la vraie dévotion. Cette méthode me semble pieuse; et en considérant la légèreté, l'ignorance ou la superstition du grand nombre, j'ai cru bon d'avertir la jeunesse sur ce point. Je ne vois pas qui cet avertissement pourrait offenser, sauf peut-être certaines gens plus sensibles au gain qu'à la piété. Je ne condamne pas les indulgences pontificales ni les dispenses mais je blâme la sottise insigne de ceux qui, sans songer à réformer leur vie, mettent tout leur espoir dans des pardons humais. Si l'on considère le tort immense qui est résulté pour la piété parmi les hommes, soit par le crime de ceux qui font trafic des indulgences pontificales, soit par la faute de ceux qui ne les reçoivent pas convenablement, on avouera qu'il était à propos d'avertir la jeunesse sur ce point. — Mais à ce compte-là que deviendront les commissaires—J'entends, mon bon ami; s'ils sont honnêtes, ils se réjouiront de voir les âmes simples averties; si, au contraire, ils préfèrent le gain à la piété, je suis leur serviteur. [5] Dans le colloque "La Chasse aux bénéfices", je blâme ceux qui courent sans cesse à Rome pour y briguer les charges ecclésiastiques, le plus souvent au préjudice de leurs mœurs et de leur argent. En passant je conseille au prêtre de choisir pour se récréer au lieu d'une concubine, la lecture des bons auteurs. Dans "La Confession du soldat", je critique la conduite des gens de guerre et leur confession impie, afin que les jeunes gens fuient de pareilles moeurs. Dans "Les Avis d'un maître", j'enseigne aux enfants la modestie et la conduite qui convient à leur âge. Dans "La Piété de l'enfance", est-ce que par de pieuses leçons je n'inculque pas dans l'esprit des enfants l'amour de la piété? Les chicanes qui m'ont été faites au sujet de la confession sont une pure calomnie, à laquelle j'ai répondu depuis longtemps. J'enseigne que l'on doit admettre la confession, comme si elle avait été instituée par te Christ. L'a-t-elle été réellement ? "Je ne veux ni le nier, ni l'affirmer, parce que je n'en suis pas certain, et que je ne pourrais pas en fournir la preuve. Quant aux conseils que je donne sur choix sérieux d'un état et sur cehd du prêtre auquel on confie ses plus secrètes pensées, je les ai jugés nécessaires aux jeunes gens et je ne vois pas pourquoi je m'en repentirais. —Mais alors il y aura moins de moines et de prêtres. — C'est possible, mais ils seront meilleurs. Tous les vrais moines m'approuveront; quant à ceux qui recrutent des prosélytes soit par intérêt, soit par superstition, ils méritent assurément d'être flétris dans tous les écrits, afin qu'ils s'amendent. [6] Dans "Le Repas profane", je ne désapprouve pas les constitutions de l'Église sur le jeûne et sur le choix des aliments. Je dénonce la superstition de certaines gens qui estiment ces choses-là plus qu'il ne faut et qui en négligent d'autres plus salutaires pour la piété. Je blâme la cruauté de ceux qui les imposent à des personnes que le voeu de l'Église en dispense, et la fausse dévotion de ceux qui condamnent le prochain pour de semblables choses. Si l'on songe à tout le mal qui en est résulté pour la vraie piété parmi les hommes, on reconnaîtra qu'il n'y avait pas d'avertissement plus nécessaire, mais je me réserve de répondre ailleurs plus complètement sur ce sujet. Dans "Le Repas religieux", bien que mes interlocuteurs soient tous des gens laiques et mariés, je montre assez quel doit être le repas de tous les chrétiens. Si certains prêtres et certains moines comparent leurs repas à celui-là, ils verront combien ils sont loin de la perfection en quoi ils devraient exceller au-dessus des laiques. Dans "L'Apothéose", je montre tout l'honneur qui est dû aux hommes de talent, qui par leurs veilles ont bien mérité des belles-lettres. [7] Il y a des sots qui trouvent lascif le colloque "L'Amant et la Maîtresse", quoiqu'on ne puisse rien imaginer de plus chaste. Si le mariage est une chose honnête, le rôle d'amant l'est aussi. Plût à Dieu que tous les amants ressemblassent à celui que je dépeins ici, et que les mariages n'eussent pas pour prélude d'autres colloques ! Comment faire avec ces caractères sombres et ennemis des Grâces qui taxent d'impudique tout ce qui respire l'amitié et l'enjouement ? Cette maîtresse refuse un baiser à son amant qui la quitte, afin de lui conserver pure toute sa virginité. Qu'est-ce que les maîtresses aujourd'hui n'accordent pas d'ordinaire à leurs amants? De plus, ils ne remarquent pas le grand nombre de réflexions philosophiques semées à travers les plaisanteries : qu'on ne doit pas conclure un mariage précipitamment; qu'il ne faut pas s'attacher seulement au physique, mais plus encore au moral; que le mariage est indissoluble; qu'on ne doit pas le contracter sans l'aveu des parents; qu'il faut vivre chastement dans cet état et élever saintement ses enfants. En terminant, la maîtresse prie le Christ de bénir son union. N'est-il pas à propos que les jeunes gens sachent tout cela? Et ceux qui prétendent que cette lecture est nuisible aux enfants à cause de l'obscénité leur font expliquer Plaute et les facéties du Pogge. Le beau discernement ! [8] Dans "La Fille ennemie du mariage", je maudis ceux qui attirent dans un monastère les jeun gens et les jeunes filles malgré leurs parents, en abusant de leur simplicité ou de leur superstition, et en leur persuadant que hors de là il n'y a pour eux aucun espoir de salut. Si le monde n'était pas plein de pareils pécheur; si une foule de nobles intelligences, qui eussent été des vases d'élection du Seigneur en choisissant avec réflexion un genre de vie conforme à leur nature, n'étaient pas tristement ensevelies et enterrées vives par leurs mains, mes asertissements seraient déplacés. Mais quand il m'a fallu exprimer mon sentiment à cet égard, j'ai dépeint ces ravisseurs et l'énormité de leur crime de telle sorte que tout le monde reconnaîtra la justesse de mes avis, et d'ailleurs, je l'ai fait avec modération pour ne point donner prise à la méchanceté. [9] Dans le colloque vivant : "La Fille repentante", je n'introduis pas une jeune fille qui change d'état après avoir prononcé ses voeux, muas qui, avant d'avoir fait profession, retourne chez ses parents qui étaient de très braves gens. Dans "La Femme qui se plaint de son mari", que de réflexions philosophiques sur la nécessité de cacher les défauts des maris, de ne point troubler l'affection des époux. d'oublier les offenses, de corriger les moeurs des maris et de leur témoigner de la déférence! Plutarque, Aristote et Xénophon n'enseignent pas autre chose; ici, la seule différence, c'est que les personnages donnent une certaine vie au discours. Dans le colloque "Le Soldat et le Chartreux", je dépeins simultanément la folie des jeunes gens qui courent à la guerre et la vie d'un pieux chartreux, laquelle sans l'amour de l'étude ne peut être que triste et maussade. Dans "Le Menteur", je décris certains caractères qui sont nés pour mentir, espèce d'hommes la plus exécrable de toutes. Plût à Dieu qu'il y en eût moins! [10] Dans le colloque "Le Jeune homme et la Fille de joie", est-ce que je ne rends pas chastes même les mauvais lieux? Que pourrait-on dire de plus efficace soit pour inspirer aux jeunes gens l'amour de la pudeur, soit pour retirer d'un genre de vie non moins misérable qu'infâme les filles qui font métier de la prostitution? Quelques personnes se sont scandalisées d'un mot, parce que la jeune impudique, caressant le jeune homme, l'appelle sa mentule, bien que chez nous cette expression soit très usitée, même dans la bouche des femmes honnêtes. Celui qui s'en offense n'a qu'à écrire, au lieu de "ma mentule", ma joie, ou tel autre terme qu'il lui plaira. Dans "Le Repas poétique", je montre comment doit être le repas entre les gens d'étude; frugal, mais spirituel et enjoué, assaisonné de propos littéraires, sans dispute, sans dénigrement, sans obscénité. Dans "L'Inquisition", j'expose les principes du catholicisme avec plus de force et de darté que ne l'ont fait certains théologiens d'un grand nom, parmi lesquels je place Gerson lui-même, que je cite par honneur. Je mets en scène un luthérien afin de rétablir plus facilement l'accord entre ceux qui s'entendent sur les principaux articles de l'orthodoxie. Si je n'ai point ajouté la seconde partie de l'Inquisition, c'est à cause de la violente exaspération des esprits dans les temps où nous vivons. [11] Dans "L'Entretien des vieillards" ne voit-on pas comme dans un miroir une foule de choses qui sont à faire dans la vie ou qui rendent la vie tranquille? Il vaut mieux que les jeunes gens soient instruits de tout cela par des conversations gaies que par l'expérience. Socrate a fait descendre la philosophie du ciel sur la terre; à mon tour, je l'ai introduite dans les jeux, les conversations et les repas, car il faut que la amusements des chrétiens respirent la philosophie. Dans "Les Mendiants riches" que de choses d'après lesquelles les pasteurs campagnards, ignorants d grossiers, et rien moins que pasteurs, peuvent corriger leur vie; ensuite contre la sotte vanité des costumes, puis contra la démence de ceux qui détestent l'habit des moines, comme si par lui-même cet habit était mauvais! Je montre en passant tels que doivent être les moires qui courent les villages. Car il y en a pas beaucoup qui ressemblent à ceux que je dépeins ici. [12] Dans "La Savante", tout en rappelant l'ancien exemple des Paule, des Eustochie et des Marcelle, qui à la pureté des moeurs joignirent l'étude des lettres, je me sers de l'exemple d'une femme mariée pour pousser les moines et les abbés, ennemis des saintes lettres, adonnés au luxe, à l'oisiveté à la chasse et au jeu, vers un genre d'occupation qui leur convient mieux. Dans "Le Spectre", je découvre les fourberies des imposteurs qui abusent de la crédulité des âmes simples en feignant des apparitions de démons et d'esprits et des voix prophétiques. Que de mal ces artifices ont causé à la piété chrétienne! Or, comme les gens simples et ignorants sont le plus exposés aux tromperies de ce geste, j'ai voulu faire voir par un exemple amusant de quelle façon s'opère l'imposture. C'est ainsi qu'on a imposé au pape Célestin; c'est ainsi qu'à Berne un jeune homme a été mystifié par des moines; c'est ainsi qu'aujourd'hui encore beaucoup de gens sont dupes d'oracles mensongers. "L'Alchimie", qui en impose même aux gens doctes et sensés, n'est pas la moindre partie des misères humaines, tant cette maladie plaît à ceux qui en sont atteints. A côté d'elle se place la Magie naturelle, dont l'objet est le même et qui séduit par son surnom. Je blâme de semblables impostures dans le Maquignon et la Mendicité, puis dans le Repas anecdotique. Quand ces colloques n'apprendraient aux enfants qu'à parler latin, n'aurai-je pas plus de mérite d'avoir atteint ce but sous forme d'amusement et de plaisir, que ceux qui fourrent dans la tête des malheureux jeunes gens les Mammetrectus, les Catholicon et les Significandi modi? [13] Dans "L'Accouchée", outre la connaissance du choses naturelles, que de réflexions morales sur le soin des mères envers leurs enfants, qui, d'abord petits, deviendront bientôt grands! Dans "Le Pélerinage", je blâme ceux qui, en guerre, ont banni toute la images des temples, et aux qui ont la folie des voyages entrepris sous le couvert de la religion, ce qui a même donné lieu à des confréries. Ceux qui ont été à Jérusalem prennent le nom de chevaliers de l'Éperon d'or; ils se traitent de frères, et, le jour du Rameaux, ils jouent sérieusement une comédie ridicule, traînant un âne avec une corde, et ne différant guère eux-mêmes de l'âne de bois qu'ils traînent. Ceux qui sont allés à Compostelle en font autant. Sans doute il faut pardonner cela à la faiblesse humaine, mais ne point souffrir qu'on s'en fasse des titres à la piété. Je censure également ceux qui montrent comme authentiques des reliques douteuses, qui leur attribuent plus de mérite qu'elles n'en ont, et qui s'en font use gain sordide. Dans "L'lchthyophagie", je traite la question des constitutions humaines, que quelques-uns rejettent complétement, au mépris de la raison, tandis que d'autres les préfèrent presque aux dois divines, sans parler de ceux qui abusent des constitutions divines et humaines au profit de leur intérêt et de leur tyrannie. Je tâche donc d'amener les deux partis à la modération. J'étudie d'où sont nées les constitutions humaine, et par quels degrés elles sont arrivées au point où elles sont; qui elles obligent et dans quelle mesure; à quoi elles sont bonnes; en quoi elles diffèrent des constitutions divines. Je signale en passant les jugements à rebours dont le monde est plein depuis longtemps et qui ont donné naissance à tous ces troubles qui agitent l'univers. Je me suis un peu étendu sur ce sujet, afin de fournir aux savants l'occasion d'approfondir la matière, car tout ce que l'on a publié jusque-là ne satisfait point la curiosité. Je ne me suis pas attaché à flétrir la débauche, l'ivrognerie, l'adultère, parce que ces vices ne trompent personne; les vices dangereux pour la vraie piété sont ceux que l'onn ne remarque pas ou qui séduisent par un faux air de sainteté. Si l'on m'accuse d'avoir prêté une controverse théologique à des personnages grossiers, ces sortes de discussions sont communes dans tous les repas, et de tels personnages étaient nécessaires pour traiter le sujet d'une manière simple et familière. [14] Dans "L'Enterrement", comme la mort révèle ordinairement la confiance des chrétiens, j'ai dépeint dans deux laïques deux genres de mort opposés, en mettant sous les yeux comme dans une vivante image la fin différente de ceux qui se fient à des choses mensongères et de ceux qui ont fondé dans la miséricorde du Seigneur l'espoir de leur salut. Je critique en passant la folle vanité des riches qui étalent même au-delà de la mort leur luxe et leur orgueil, que la mort devrait du moins effacer. Je blâme également le tort de ceux qui, dans leur intérêt, abusent de la folie des riches, qu'ils devraient surtout corriger. Qui osera dire la vérité aux grands et aux riches, si les moines, qui font profession d'être morts au monde, caressent leurs vices. Si les portraits que j'ai dépeints n'existent pas, j'ai du moins mis sous les yeux un exemple qu'il faut éviter; si, au contraire, il se passe communément des faits bien plus exécrables qat ceux que j'ai cités, les esprits droits reconnaîtront une modération et se corrigeront de leurs défauts; s'ils n'ont rien à se reprocher, ils corrigeront ou réprimeront les défauts d'autrui. Je n'ai blessé aucun ordre, à moins que ce ne soit accunser tout le christianisme que de faire quelques observations, à titre d'avertissement, contre les moeurs corrompues des chrétiens. Ceux qui sont si sensibles à l'honneur de l'ordre auraient dû commencer par contenir ceux dont la conduite déshonore publiquement leur ordre. Mais du moment qu'ils les reconnaissent pour leurs frères, qu'ils les entourent de leur affection et de leur appui, de quel front osent-ils se plaindre que l'on blesse la dignité de l'ordre par de sages avertissements. D'ailleurs, pourquoi ménager telle ou telle congrégation humaine jusqu'à lui sacrifier l'intérêt général des chrétiens. [15] Dans "La Différence des mots et des choses", je blâme les jugements à rebours de certaines gens. Dans "Le Repas disparate", j'indique ce qu'exige la civilité. Dans "Caron", je maudis la guerre entre les chrétiens. Dans "Le Synode des grammairiens", je me moque du savoir d'un certain chartreux, très docte selon lui, qui, après s'être emporté follement contre la littérature grecque, vient de donner à son livre un titre grec, mais d'une façon ridicule, en appelant Anticomaritae ceux qu'il aurait dû nommer Antimarioni ou Antidicomarioni. Dans "Le Cyclope", je blâme ceux qui ont toujours l'Évangile à la bouche, et dont la vie n'a rien d'évangélique. Dans "L'Union mal assortie", je mets sous les yeux du public la folie de ceux qui, dans les fiançailles, calculent l'importance de la dot, sans s'inquiéter si le futur n'est pas atteint d'un mal pire que la lèpre. Cette manière d'agir est aujourd'hui si commune que personne ne s'en étonne, quoiqu'il n'y ait rien de plus cruel pour les enfants. Dans "La Fausse Noblesse", je dépeins une espèce d'hommes qui sous ombre de noblesse s'imaginent que tout leur est permis. Cette peste infecte surtout l’Allemagne. [16] Dans "Le Petit Sénat", je voulais relever certains défauts des femmes, avec modération toutefois et sans imiter le ton de Juvénal; mais à peint avais-je commencé qu'un certain chevalier sans cheval apparut comme le loup de la fable. Ce qui reste vise généralement à plaire, mais d'une façon délicate : ce n'est point là déshonorer un ordre, mais l'instruire. On servirait bien mieux tous les ordres en général et en particulier, si, renonçant à la fureur de dénigrer, nous acceptions tous loyalement tout ce qui est inspiré par de bonnes intentions dans l'intérêt public. Les talents sont différents, les goûts varient, et l'homme peut de mille manières accomplir le devoir. On a loué le travail de Juvencus, qui a mis en vers l'histoire sacrée des évangiles. Arator, qui en a fait autant pour les Actes des apôtres, n'a pas été frustré de sa gloire. Saint Hilaire sonne de la trompette contre les hérétiques, suivant l'expression de saint Augustin. Saint Jérôme combat par des dialogues; Prudence lutte avec différents genres de vers; saint Thomas et Scot livrent bataille sons l'égide de la dialectique et de la philosophie. Tous ont le même mobile, mais chacun emploie des moyens différents. La divinité qui vise au même but n'est point blâmée. On fait lire d'abord aux enfants Pierre d'Espagne afin de leur faciliter l'intelligence d'Aristote. C'est leur faire faire de véritables progrès que de leur inspirer le goût de l'étude. De même ce livre, mis entre les mains de l'enfance, la rendra plus apte à une foule de connaissances, à la poésie, à la rhétorique, à la physique, à la morale, enfin à tous les devoirs de la piété chrétienne. Je remplis le rôle d'un fou en me faisant moi-même le panégyriste de mes oeuvres; mais j'y suis forcé, d'une part par la méchanceté de gens qui dénigrent tout, et de l'autre par l'intérêt de la jeunesse chrétienne à laquelle nous devons consacrer tous nos efforts. [17] Bien que ce soit là une vérité qui saute aux yeux de tous ceux qui ont étudié les belles lettres, on ne laisse pas de rencontrer une espèce d'hommes d'une absurdité étonnante. Les Français les nomment députés, sans doute parce qu'ils sont mal réputés ou du moins réputés au-delà de leur mérite. Ces gens-là déclarent que mes Colloques sont un ouvrage que doivent fuir principalement les moines, dits religieux, et les jeunes gens, attendu qu'on y fait peu de cas des jeûnes et abstinences de l'Église; qu'on y tourne en dérision les suffrages de la bienheureuse Vierge et des saints; que la virginité, comparée au mariage, y est représentée comme rien ou peu de choie; qu'on y dissuade tout le monde d'entrer en religion, et que des questions de théologie ardues et difficiles y sont proposées à des grammairiens, contrairement aux statuts jurés par les maîtres ès arts. Tu reconnais là, cher lecteur, l'éloquence attique. Pour répondre en premier lieu au dernier reproche, je et sais pas ce que les maîtres ès arts proposent aux grammairiens; ce qui est dit dans les Colloques au sujet du symbole, de la messe, du jeûne, des voeux, de la confession, ne renferme aucune difficulté théologique, mais est de nature à ne devoir être ignoré de personne. Et puisqu'on fait lire aux enfants les épîtres de saint Paul, quel danger y a-t-il à leur donner le goût de la discussion théologique? En outre, puisque mes adversaires n'ignorent point qu'on propose aux enfants, qui commencent leur philosophie, relativement aux personnes divines, des questions ambigües, d'une très grande difficulté, pour ne pas dire d'une subtilité oiseuse, pourquoi ne veulent-ils pas que tu enfants apprennent ce qui intéresse le commun de la vie? S'ils croient que tout ce que l'on peut dire sur la personnes divines est sans importance, ils n'ignorent pas sans doute qu'il existe dans les écrits des évangélistes et des apôtres mille passages qui, suivant cette règle, renferment un blasphème manifeste. Dans plusieurs endroits j'approuve le jeûne, je ne le condamne nulle part. Si quelqu'un dit le contraire, je prouverai qu'il ment avec la dernière impudence. Mais, dit-on, dans la Piété de l'enfance, on lit ces mots : "Je n'ai rien à démêler avec le jeûne". Supposons que ces paroles soient dites sous le masque d'un soldat ou d'un homme ivre, Érasme condamne-t-il pour cela le jeûne? Je ne crois pas. Maintenant ces paroles sont dites par un adolescent qui n'est pas encore adulte et que la loi n'oblige pas à jeûner. Toutefois, cet adolescent se prépare aux jeûnes réguliers, car il ajoute : "Si j'en sens le nécessité, je déjeune et je dîne sobrement afin d'être plus apte aux exercices de piété pendant les jours de fête". [18] Les paroles suivantes qu'on lit dans "Le Repas profane" montrent combien je condamne les abstinences: En général, ce n'est pas le fait mais l'intention qui nous distingue des Juifs. Ceux-ci ne touchaient pas à de certains aliments comme à des choses immondes et pouvant souiller l'âme. Nous qui savons que tout est pur pour les coeurs purs, nous privons cependant de nourriture la chair rebelle, comme un cheval fougueux, afin qu'elle soit plus docile à la voix de l'Esprit. Nous corrigeons quelquefois par les rigueurs de l'abstinence l'usage immodéré des choses agréables. Un peu plus loin, j'explique pourquoi l'Église interdit l'usage da certains aliments. Cette interdiction, dis-je, profitera à tout le monde. Les pauvres pourront se nourrir d'escargots et de grenouilles, croquer des oignons et des poireaux. Les gens d'une fortune médiocre se procureront un peu de morée. Si les riches saisissent cette occasion pours satisfaire leur sensualité, ce sera la faute de leur gourmandise et non celle des constitutions de l'Église. Je continue sur ce ton, puis j'ajoute: Je sais que les médecins condamnent fort l'usage du poisson; mais nos pères en ont jugé autrement, et la religion commande de leur obéir. En même temps je montre qu'il faut éviter en cela de scandaliser les faibles. [19] Il est également faux que dans les Colloques on tourne en dérision les suffrages de la bienheureuse Vierge et des autres saints. Je me moque de ceux qui demandent aux saints des choses qu'ils n'oseraient demander à un honnête homme, ou qui s'adressent à certains saints dans la persuasion que telle on telle faveur dépend de tel ou tel saint plutôt que de tel autre ou du Christ lui-même. Loin de là, dans la Piété de l'enfance, l'enfant s'exprime ainsi : "J'ai présenté mes hommages à quelques personnes. — A qui? — Au Christ et à des saints". Et un peu plus loin: "J'adresse encore une courte salutation à Jésus, aux saints et eux saintes, mais particulièrement à la Vierge mère et à mes patrons". Il cite plus bas par leur nom les saints qu'il salue tous les jours. Quoi d'étonnant que l'Amant qui aspire à la main de sa maîtresse loue le mariage et prétende qu'une chaste union est presque aussi tenable que la virginité, quand saint Augustin met la polygamie des patriarches au-dessus de notre célibat! Ce que l'on m'objecte au sujet de l'entrée en religion est d'une fausseté manifeste à en juger par met paroles dans "La Fille ennemie du mariage". La jeune fille s'exprime ainsi : "Vous condamnez donc entièrement cette profession"? Le jeune homme répond : "Nullement. Mais, de même que je ne voudrais pas conseiller à quelqu'un qui s'est jeté dans ce genre de vie de s'efforcer d'en sortir, j'engage volontiers toutes les jeunes filles et principalement celles qui annoncent un bon naturel à ne pas se lancer étourdiment deus un guépier dont elles ne pourront plus se dépêtrer". Telle est la conclusion de ce dialogue nonobstant les arguments invoqués de part et d'autre. Je le demande, est-ce là dissuader tout le monde d'entrer en religion ? On ne blâme point ceux qui y entrent, mais ceux qui s'y jettent sans réflexion. Mes adversaires dénaturent malicieusement cela dans le but de calomnier, sans considérer combien de choses y apprennent tes grammairiens qui combattent les décrets des luthériens. [20] Dans "La piété de l'enfance", on indique la manière d'entendre la messe convenablement et utûement; on enseigne de même à faire une confession bonne et efficace. On avertit l'enfant qu'avant de recevoir l'Eucharistie il doit purifier son âme par la confession. On y apprend également aux grammairiens que les pratiques mises en usage chez les chrétiens, lors même qu'elles ne sont pas recommandées par les Saintes Écritures, doivent être observées uniquement pour ne scandaliser personne. Dans "Le Repas profane", il est démontré qu'on doit obéir plutôt aux constitutions des papes qu'aux avis des médecins; mais on fait remarquer qu'en cas de nécessité, l'autorité de la constitution humaine et le voeu du législateur perdent leur effet. Dans le même dialogue, un interlocuteur approuve la libéralité envers les communautés de moines, à la condition de donner pour le nécessaire, non pour le luxe, et de donner surtout à aux qui observent la discipline de leur ordre. [21] Voici ce qu'on lit au sujet des constitutions humaines dans le colloque l'ichtyophagie : "Y contredise qui voudra; pour moi, je suis d'avis que les lois de nos pères doivent être accueillies avec respect et observées religieusement comme venant de Dieu, et qu'il n'est ni prudent ni pieux de concevoir ou de semer de mauvais soupçons sur l'autorité publique. S'il se présente quelque mesure tyrannique qui toutefois n'entraîne point à l'impiété, il vaut mieux la supporter que lui opposer une résistance séditieuse". Les grammairiens apprennent beaucoup de choses semblables dans mes Colloques qui sont l'objet de telles censures. Mais, ajoutent mes adversaires, il est inconvenant pour un théologien de badiner. Qu'ils me permettent du moins de faire devant des enfants ce qu'ils a permettent eux-mêmes d'homme à homme dans leurs vespéries, mot absurde par lequel ils désignent une chose absurde. [22] J'ai montré que les sottes accusations portées contre moi par des Espagnols sont de pures rêveries de gens dépourvus de bon sens et qui ne savent pas le latin. C'est avec la même ignorance qu'un certain personnage a prétendu qu'il était hérétique de dire, dans le Symbole, que le Père est le principe unique (auctor) de toutes choses. Trompé par son ignorance du latin, il s'imagine qu'auctor ne signifie pas autre chose que créateur ou fabricateur. Mais s'il consultait ceux qui connaissent l'élégance de la langue latine, s'il lisait saint Hilaire et d'autres vieux auteurs, il verrait que le mot "auctoritas" est équivalent de ce que les scolastiques nomment la supériorité par excellence, qu'ils attribuent spécialement an père, lequel ils désignent souvent sous le nom d'auctor lorsqu'ils comparent les personnes encre elles. A-t-on raison de dire que le Père est la cause du Fils? Cela m'importe peu, attendu que je ne me suis jamais servi de ce mot; mais ce qu'il y a de très vrai c'est que nous ne pouvons parler de dieu qu'en termes impropres, et qua les mots : source, principe ou origine, ne sont pas plus propres que le mot cause. [23] Considère maintenant, cher lecteur, quels sont ces hommes qui par leurs jugements conduisent quelquefois les autres sur le bûcher. Rien n'est plus honteux que de blâmer ce que l'on ne comprend pas. Cette manie de chicaner sur tout, qu'engendre-t-elle sinon l'aigreur et la discorde, Ah ! plustôt interprétons favorablement les opinions d'autrui, ne tenons point à passer nous-mêmes pour des oracles et ne considérons point comme tels les jugements de ceux qui ne comprennent pas ce qu'ils lisent. Le conseil où préside la haine rend un jugement aveugle. Que le Saint-Esprit, ce pacificateur universel qui se sert de sa voix de différentes manières, nous rende tous pleins d'accord et d'union dans la saine doctrine et les saintes moeurs, afin que nous ayons le bonheur d'habiter en commun la Jérusalem céleste qui ne connaît pas la discorde. Ainsi soit-il. Bâle, le 20 juin 1527.