[18,0] XVIII. L'AMANT ET LA MAITRESSE. PAMPHILE, MARIE. [18,1] (Pamphile) Salut, cruelle; salut, coeur de bronze, salut, âme de diamant. [18,2] (Marie) Je vous salue, Pamphile, autant de fois que vous voudrez et sous tous les noms qu'il vous plaira. Mais vous semblez avoir oublié le mien: je me nomme Marie. [18,3] (Pamphile) C'est Martie qu'il aurait fallu vous appeler. [18,4] (Marie) Pourquoi cela? je vous prie. Qu'ai-je de commun avec Mars? [18,5] (Pamphile) Parce que ce dieu se fait un jeu de tuer les hommes, et qu'il en est de même de vous; seulement, plus cruelle que Mars, vous n'épargnez pas même votre amant. [18,6] (Marie) Ciel! où est la champ de carnage des gens que j'ai massacrés ? où est le sang que j'ai répandu, [18,7] (Pamphile) Si vous voulez voir un vrai cadavre, vous n'avez qu'à me regarder. [18,8] (Marie) Qu'entends-je? un mort qui parle et qui marche! Puissé-je ne rencontrer jamais de spectres plus redoutables! [18,9] (Pamphile) Vous vous moquez. Il n'est que trop vrai pourtant que vous m'arrachez la vie et que vous me tuez plus cruellement que si vous me perciez de coups de poignard. Hélas! vous me faites mourir à petit feu. [18,10] (Marie) Hé, dites-moi, combien de femmes enceintes ont avorté en vous voyant? [18,11] (Pamphile) Assurément, ma pâleur annonce que je suis plus décharné qu'un spectre. [18,12] (Marie) Assurément, cette pâleur est nuancée de rose. Vous êtes pâle comme une cerise mûre ou un raisin vermeil. [18,13] (Pamphile) C'est trop railler un malheureux. [18,14] (Marie) Si vous ne m'en croyez pas, prenez un miroir. [18,15] (Pamphile) Je ne veux d'autre miroir, je n'en connais pas de plus transparent que celui dans lequel je me contemple en ce moment. [18,16] (Marie) Quel miroir voulez-vous dire? [18,17] (Pamphile) Vos yeux. [18,18] (Marie) Ergoteur, vous êtes toujours le même ! Mais à quoi reconnaissez-vous que vous êtes sans vie? Les fantômes mangent-ils? [18,19] (Pamphile) Oui, mais des aliments insipides, comme les miens. [18,20] (Marie) De quoi se nourrissent ils ? [18,21] (Pamphile) De mauves, de poireaux, de lupins. [18,22] (Marie) Pourtant vous ne vous privez ni de chapons ni de perdrix. [18,23] (Pamphile) C'est vrai; mais mon palais n'y trouve guère plus de saveur que si c'était des mauves ou des bettes sans poivre, sans vin et sans vinaigre. [18,24] (Marie) Que je vous plains ! mais en-attendant vous étes grassouillet. Les fantômes parlent-ils? [18,25] (Pamphile) Oui, mais d'une voix éteinte. [18,26] (Marie) Pourtant, l'autre jour, lorsque je vous ai entendu vous quereller avec votre rival, il s'en fallait que votre voix fût éteinte. Mais, de grâce, les fantômes marchent-ils? s'habillent-ils? dorment-ils? [18,27] (Pamphile) De plus ils font l'amour, mais à leur façon. [18,28] (Marie) En vérité, vos plaisanteries sont très délicates. [18,29] (Pamphile) Mais que diriez-vous si je vous prouvais, par des arguments Achilles, que je suis mort et que vous étes mon assassin ? [18,30] (Marie) Dieu m'en garde, Pamphile! mais développez votre sophisme. [18,31] (Pamphile) Premièrement, vous m'accorderez, ce me semble, que la mort n'est autre chose que la séparation de l'âme et du corps. [18,32] (Marie) Je vous l'accorde. [18,33] (Pamphile) Mais n'allez pas revenir sur votre concession. [18,34] (Marie) Je n'y reviendrai pas. [18,35] (Pamphile) Vous ne nierez pas non plus que celui qui arrache l'âme d'autrui est un homicide. [18,36] (Marie) Je suis de votre avis. [18,37] (Pamphile) Vous reconnattrez aussi une vérité admise par les auteurs les plus profonds et confirmée par le suffrage de tous les siècles, savoir que l'âme n'est point où elle respire, mais où elle aspire. [18,38] (Marie) Expliquez-vous plus simplement, car je ne saisis pas bien votre pensée. [18,39] (Pamphile) Et voilà justement ce qui m'écoeure, c'est que vous ne partagez pas mes idées. [18,40] (Marie) Faites que je les sente. [18,41] (Pamphile) Faites à votre tour que le diamant puisse sentir. [18,42] (Marie) Je suis une jeune fille, et non une pierre. [18,43] (Pamphile) Oui, mais vous êtes plus dure que le diamant. [18,44] (Marie) Continuez toujours votre raisonnement. [18,45] (Pamphile) Ceux qui sont ravis en extase n'entendent, ne voient, ne flairent, ne sentent absolument rien, quand même on les tuerait. [18,46] (Marie) Oui, je l'ai entendu dire. [18,47] (Pamphile) A quoi attribuez vous la cause de ce phénomène? [18,48] (Marie) Dites-la moi, vous qui ètes un philosophe. [18,49] (Pamphile) Évidemment parce que l'âme est su ciel, où toutes ses affections la portent, et qu'elle n'habite plus le corps. [18,50] (Marie) Eh bien, après? [18,51] (Pamphile) Après? cruelle. La conséquence est que je suis mort et que c'est vous qui m'avez tué ! [18,52] (Marie) Où est donc votre âme? [18,53] (Pamphile) Vers qui elle aime. [18,54] (Marie) Maris. Mais qui vous a ôté la vie? Ne soupirez point; parlez franchement, je ne m'en offenserai pas. [18,55] (Pamphile) Une jeune fille barbare que néanmoins, tout mort que je suis, je ne saurai haïr. [18,56] (Marie) Le bon naturel ! Mais pourquoi, à votre tour, ne pas lui ravir son âme et lui rendre, comme on dit, la pareille? [18,57] (Pamphile) Ah ! je serais au comble du bonheur si cet échange m'était permis, si son âme pouvait passer dans mon coeur comme la mienne a passé tout entière dans le sien. [18,58] (Marie) Me permettez-vous a mon tour de faire avec vous la sophiste? [18,59] (Pamphile) Tout à votre aise. . [18,60] (Marie) Est il possible que le même corps soit mort et vivant? [18,61] (Pamphile) Pas en même temps. [18,62] (Marie) Quand l'âme est absente, le corps est-il mort? [18,63] (Pamphile) Oui. [18,64] (Marie) Il ne peut pas vivre sans elle? [18,65] (Pamphile) Assurément. [18,66] (Marie) Comment peut-il se faire que l'âme, une fois réunie à l'objet de ses affections, anime quand même un corps qu'elle n'habite plus? Et si, malgré son éloignement, elle l'anime, comment qualifier de mort un corps, où réside la vie? [18,67] (Pamphile) Vous ergotez vraiment d'une façon captieuse, mais je ne me laisserai pas prendre à de tels piéges. Cette âme, qui gouverne tant bien que mal le corps, s'appelle improprement âme, puisqu'en rivalité il n'en reste que de légères traces, comme le parfum de la rose s'attache aux doigts même lorsqu'ils ne la touchent plus. [18,68] (Marie) Il est difficile; à ce que je vois, de prendre un renard au lacet. Mais dites-moi : Celui qui tue n'est-il pas actif? [18,69] (Pamphile) Certainement. [18,70] (Marie) Et celui qui est tué, n'est-il pas passif? [18,71] (Pamphile) Sans doute. [18,72] (Marie) Eh bien, puisque celui qui aime est actif, et que l'objet aimé est passif, comment pouvez-vous dire que l'objet aimé tue quand c'est l'amant qui se suicide lui-même? [18,73] (Pamphile) C'est tout le contraire: l'amant est passif, l'objet aimé actif. [18,74] (Marie) Sur ce point, vous n'aurez pas gain de cause devant l'aréopage des grammairiens. [18,75] (Pamphile) J'aurai gain de cause devant les Amphictyons de la dialectique. [18,76] (Marie) Permettez-moi encore une question. Est-on libre d'aimer ou de ne pas aimer? [18,77] (Pamphile) Oui. [18,78] (Marie) Puisqu'on est libre de ne pas aimer, on s'expose donc en aimant à se suicider soi-mêne, et c'est à tort que l'on accuse l'objet aimé. [18,79] (Pamphile) Mais ce n'est point parce qu'elle est aimée qu'une beauté nous tue, c'est lorsqu'elle n'aime pas à son tour. C'est commettre un meurtre que de ne pas sauver quelqu'un si on le peut. [18,80] (Marie) Supposons un jeune homme épris d'une passion défendue pour une femme mariée, pour une vestale : faudra-t-il qu'elles le payent de retour afin de lui sauver la vie? [18,81] (Pamphile) Le jeune homme dont nous parlons est épris d'un amour légitime, pieux, juste et bon, et pourtant il meurt. Si l'accusation d'homicide vous semble légère, je vous poursuivrai pour crime d'empoisonnement. [18,82] (Marie) La ciel m'en préserve ! Voudriez-vous faire de moi une nouvelle Circé? [18,83] (Pamphile) Pis encore. Car j'aimerais mieux être changé en pourceau ou en ours que de me voir réduit à l'état de cadavre comme me voilà ! [18,84] (Marie) Quel est donc ce poison dont je me sers pour détruire les gens? [18,85] (Pamphile) Le charme. [18,86] (Marie) Voudriez-vous que désormais je détournasse de vous mes regards malfaisants? [18,87] (Pamphile) Qu'entends-je? Ah ! fixez-les sur moi davantage. [18,88] (Marie) Si mes yeux ont le pouvoir de fasciner, pourquoi tous ceux que je regarde ne dépérissent-ils pas? J'en conclus que le charme existe dans vos yeux et non dans les miens. [18,89] (Pamphile) Ce n'est point assez pour vous de faire mourir Pamphile, il faut encore que vous l'insultiez. [18,90] (Marie) O le joli défunt! quand ferons-nous les funérailles? [18,91] (Pamphile) Plus tôt que vous ne pensez, si vous ne lui portez secours. [18,92] (Marie) Quoi ! je puis faire un pareil miracle ! [18,93] (Pamphile) Oui, vous pouvez ressusciter un. mort, et cela sans beaucoup de peine. [18,94] (Marie) A condition qu'on m'indiquera la recette. [18,95] (Pamphile) Il ne a 'agit pas d'employer des herbes; il suffit que vous m'aimiez. Rien n'est plus facile, rien n'est plus juste. Autrement vous ne vous laverez pas de l'accusation d'homicide. [18,96] (Marie) Devant quel tribunal me traduirez-vous? devant l'Aréopage ? [18,97] (Pamphile) Non, devant le tribunal de Vénus. [18,98] (Marie) C'est une déesse qui passe pour indulgente. [18,99] (Pamphile) Détrompez-vous; il n'y en a pas dont la vengeance soit plus terrible. [18,100] (Marie) A-t-elle un foudre? [18,101] (Pamphile) Non. [18,102] (Marie) A-t-elle un trident? [18,103] (Pamphile) Nullement., [18,104] (Marie) A-t-elle une lance? [18,105] (Pamphile) Du tout. C'est le déesse de la mer. [18,106] (Marie) Je ne navigue pas. [18,107] (Pamphile) Mais elle a un enfant. [18,108] (Marie) Cet âge n'est point à redouter. [18,109] (Pamphile) Dont la rancune est implacable. [18,110] (Marie) Que pourra-t-il me faire? [18,111] (Pamphile) Ce qu'il pourra vous faire? Que le Ciel vous en préserve ! car je ne veux rien présager de fâcheux à une personne qui m'inspire de l'intérêt. [18,112] (Marie) Parlez toujours; je ne suis pas superstitieuse. [18,113] (Pamphile) Eh bien, je vais vous le dire. Si vous dédaignez un amant qui n'est pas tout à fait indigne que vous le payiez de retour, ou je me trompe fort, ou bien cet enfant, sur l'ordre de sa mère, vous décochera un trait trempé d'un venin mortel, afin que vous soyez éprise éperdument d'un malotru qui, malgré cela, ne vous aimera pas. [18,114] (Marie) Quel supplice abominable m'annoncez-vous là? Je préférerais cent fois étre morte que d'aimer éperdument un homme mal élevé qui ne répondrait pas à mon amour. [18,115] (Pamphile) Nous en avons eu dernièrement un fameux exemple dans la pèrsonne d'une jeune fille. [18,116] (Marie) Où cela? [18,117] (Pamphile) A Orléans. [18,118] (Marie) Combien y a-t-il d'années? [18,119] (Pamphile) D'années? Il n'y a pas dix mois. [18,120] (Marie) Comment se nommait la jeune fille? vous ne savez pas ? [18,121] (Pamphile) Si fait; elle m'est connue comme vous. [18,122] (Marie) Alors, pourquoi ne pas dire son nom? [18,123] (Pamphile) Parce qu'il est de mauvais augure. Plût à Dieu qu'elle se fût nommée autrement ! Elle portait le méme nom que vous. [18,124] (Marie) Que faisait son père? [18,125] (Pamphile) Il est aujourd'hui un des jurisconsultes les plus distingués; sa fortune est considérable. [18,126] (Marie) Son nom? [18,127] (Pamphile) Maurice. [18,128] (Marie) Son nom de famille? [18,129] (Pamphile) D'Aglay. [18,130] (Marie) La mère vit-elle encore? [18,131] (Pamphile) Elle est décédée depuis peu. [18,132] (Marie) De quelle maladie est-elle morte? [18,133] (Pamphile) Vous voulez le savoir? Elle est morte de chagrin. Le père lui-même, malgré toute sa fermeté, a eu ses jours en danger. [18,134] (Marie) Ne pourrais-je pas aussi connaitre le nom de la mère ? [18,135] (Pamphile) Si fait, Il n'est personne qui ne connaisse Sophrona. Mais que signifient toutes ces questions? Pensez-vous donc que je vous forge un conte? [18,136] (Marie) Moi, penser cela de vous ! Un pareil soupçon retombe plutôt sur notre sexe. Voyons ce qui est arrivé à cette jeune fille. [18,137] (Pamphile) Elle appartenait, je vous l'ai dit, à une famille honorable, fort riche, et jouissait d'une rare beauté; en un mot, c'était un parti digne d'un prince. Un adorateur qui n'était pas trop en-dessous d'elle recherchait se main. [18,138] (Marie) Comment s'appelle-t-il ? [18,139] (Pamphile) Aie ! quel fâcheux pronostic pour moi ! Il se nommait aussi Pamphile ! Quoiqu'il fit tout au monde pour lui plaire, elle ne cessa de le rebuter par ses dédains. Le jeune homme en mourut de chagrin. Peu de temps après, la belle tomba éperdument amoureuse d'une espèce qui ressemblait plus à un singe qu'à un homme. [18,140] (Marie) Que dites-vous? [18,141] (Pamphile) Elle conçut pour lui une si violente passion qu'on ne saurait l'exprimer. [18,142] (Marie) Comment, une si charmante jeune fille s'amouracher d'un pareil monstre ! [18,143] (Pamphile) Il avait la tète pointue, garnie de mèches de cheveux non peignés, couverts de croûtes et de lentes; une alopécie lui avait mis à nu presque toute la peau du crâne; ses yeux étaient de travers, son nez camard et ouvert par en haut, sa bouche fendue jusqu'aux oreilles, ses dents pourries, sa langue bégayante, son menton galeux, ses épaules bossues, son ventre sailtant, ses jambes cagneuses. [18,144] (Marie) C'est un Thersite que vous me dépeignez là. [18,145] (Pamphile) On dit même quil n'avait qu'une oreille. [18,146] (Marie) Il avait probablement perdu l'autre à la guerre. [18,147] (Pamphile) Du tout, en pleine paix. [18,148] (Marie) Qui a osé commettre un pareil attentat? [18,149] (Pamphile) Denys le bourreau. [18,150] (Marie) Apparemment sa laideur était compensée par une fortune considérable. [18,151] (Pamphile) Erreur. Il avait tout mangé et devait jusqu'à sa peau. Cette jeune fille si distinguée passe maintenant sa vie avec un pareil mari, qui de temps en temps la maltraite. [18,152] (Marie) Vous me racontez là une bien triste aventure. [18,153] (Pamphile) C'est la vérité. Voilà comment Némésis a puni les affronts d'un jeune homme qu'on dédaignait. [18,154] (Marie) J'aimerais mieux que la foudre m'écrasât que de souffrir un pareil mari. [18,155] (Pamphile) N'allez donc pas provoquer Némésis, et aimez celui qui vous adore. [18,156] (Marie) S'il ne faut que cela, je vous rends amour pour amour. [18,157] (Pamphile) Je voudrais que cet amour fût éternel, car ce n'est point une maîtresse que j'ambitionne, mais une épouse légitime. [18,158] (Marie) J'en suis persuadée. Mais il faut bien réfléchir avant de contracter un engagement qui est irrévotable. [18,159] (Pamphile) Pour moi, j'ai réfléchi surabondamment: . [18,160] (Marie) Prenez garde que l'amour ne vous en impose; ce n'est pas un excellent conseiller, car on le dit aveugle. [18,161] (Pamphile) Celui que la raison fait naître a des yeux. Ce n'est point parce que je vous aime que je vous vois ainsi, mais je ne vous aime que parce que je vous vois telle que vous êtes. [18,162] (Marie) Prenez garde de ne me connaitre qu'imparfaitement. Ce n'est que lorsqu'on s'est chaussé que l'on sent où le soulier blesse. [18,163] (Pamphile) Eh bien, j'en cours la chance, d'autant plus que mille augures m'annoncent que je réussirai. [18,164] (Marie) Quoi ! vous êtes aussi augure? [18,165] (Pamphile) Oui. [18,166] (Marie) Quels sont les aruspices que vous avez recueillis? La chouette a t-elle volé ? [18,167] (Pamphile) Elle ne vole que pour les sots. [18,168] (Marie) Avez-vous vu passer à votre droite un couple de pigeons? [18,169] (Pamphile) Rien de tout cela, mais depuis quelques années déjà j'ai pu apprécier la probité de vos parents; s'est un premier auspice qui témoigne clairement que vous appartenez à une honnête famille. Je sais aussi par quels sages conseils, par quels pieux exemples ils vous ont élevée. Or une bonne éducation est préférable à une bonne naissance. Vous avez pour vous ce second augure. Ma famille, qui, ce me semble, n'est pas mauvaise, est depuis longtemps étroitement liée avec la vôtre; nous nous connaissons pour ainsi dire dès le berceau, et nos goûts sortissent assez. Nous sommes presque du même âge ; nos parents sont à peu près égaux sous le rapport de la fortune, du rang et de la noblesse. Enfin, ce qui est la base de l'amitié, votre caractère me parait beaucoup s'accommoder au mien, car un caractère peut être beau en soi et n'être pas sympathique. Jusqu'à quel point le mien s'accordera-t-il avec le vôtre, je ne sais. Ces présages, vous le voyez, ma belle, me promettent que notre union sera heureuse, constante, agréable et douce, pourvu que vous ne nous fassiez pas entendre un chant de mauvais augure. [18,170] (Marie) Quelle chanson voulez-vous? [18,171] (Pamphile)Je vais chanter le premier : Je suis à vous; répondez-moi : Je suis à vous. [18,172] (Marie) La chanson est courte, mais l'épiphonème en est long. [18,173] (Pamphile) Qu'importe qu'il soit long, pourvu qu'il soit agréable? [18,174] (Marie) Vous m'êtes si odieux que je ne voudrais pas que vous fissiez une chose dont vous pussiez toujours vous repentir. [18,175] (Pamphile) Cessez ces tristes présages. [18,176] (Marie) Peut-être vous paraîtrai-je bien différente quand l'âge ou la maladie aura changé mes traits. [18,177] (Pamphile) Ce corps que voici, ma belle, ne sera pas non plus toujours plein de santé. D'ailleurs je ne contemple pas seulement cette demeure. délicieuse et élégante, j'aime encore mieux l'hôte qui l'habite. [18,178] (Marie) Quel hôte? [18,179] (Pamphile) Votre esprit, dont l'éclat ne fers que croître avec l'âge. [18,180] (Marie) Certes, vous avez des yeux plus perçants que Lyncée si vous l'apercevez à travers tant de voiles. [18,181] (Pamphile) Je distingue l'esprit avec les yeux de l'esprit. En outre, nous rajeunirons de temps en temps dans nos enfants. [18,182] (Marie) Mais en attendant, adieu la virginité. [18,183] (Pamphile) C'est vrai. Mais dites-moi, si vous aviez un beau verger, voudriez-vous qu'il n'y vint que des fleurs? N'aimeriez vous pas mieux, quand les fleurs sont tombées, voir vos arbres chargés de fruits mûrs? [18,184] (Marie) Quelle subtilité ! [18,185] (Pamphile) Répondez du moins à cette question : quel est le plus beau spectacle de la vigne qui rampe à terre et se pourrit ou de celle qui, enlaçant un échalas ou un ormeau, le fait plier sous le poids de ses raisins pourprés? [18,186] (Marie) Répondez-moi à votre tour: quel est le plus charmant spectacle de la rose brillante de blancheur sur sa tige ou de celle que les doigts ont cueillie et qui se fane peu à peu? [18,187] (Pamphile) Je trouve que la rose qui se fane dans la main d'un homme dont elle réjouit la vue et l'odorat est plus heureuse que celle qui vieillit sur sa tige, car tôt ou tard elle s'y serait fanée; il en est de même du vin que l'on boit avant qu il ne s'aigrisse. D'ailleurs une jeune fille ne perd pas sa beauté en se mariant; j'en connais au contraire plusieurs qui, avant le mariage, étaient pàles, languissantes, décharnées, et qui après se sont embellies et ont commencé à fleurir: [18,188] (Marie) Cependant la virginité est bien venue et applaudie de tout le monde. [18,189] (Pamphile) Une jeune fille vierge est à la vérité un objet charmant, mais quoi de plus monstrueux aux yeux de la nature qu'une vieille femme vierge? Si votre mère n'avait pas perdu la fleur de se virginité, nous n'aurions pas la vôtre. Et si, comme je l'espère, notre union n'est pas stérile, au lieu d'une vierge nous en ferons plusieurs. [18,190] (Marie) Cependant on dit que la chasteté est une chose très agréable à Dieu. [18,191] (Pamphile) C'est pour cela que je désire épouser une jeune fille chaste afin de vivre avec elle chastement. Nous serons unis plutôt par l'âme que par le corps. Nous engendrerons pour l'État; nous engendrerons pour le Christ. Un tel mariage diffère-t-il beaucoup de la virginité? Peut-être vivrons-nous ensemble un jour comme ont vécu Joseph et Marie. En attendant nous apprendrons la virginité, car on n'arrive pas tout d'un coup à la perfection. [18,192] (Marie) Qu'entends-je? Il faut violer, la virginité pour l'apprendre? [18,193] (Pamphile) Pourquoi pas? De même qu'en buvant petit à petit fort peu de vin on apprend à s'en passer. Lequel trouvez-vous le plus tempérant de celui qui, assis à une bonne table, s'abstient, ou de celui qui vit à l'écart de tout ce qui excite l'intempérance ? [18,194] (Marie) Je trouve qu'il y a plus de vertu dans la tempérance de celui que les facilités offertes ne peuvent corrompre. [18,195] (Pamphile) Lequel mérite mieux la palme de la chasteté, de celui qui se dépouille da sa virilité ou de celui qui, possédant tous ses organes, renonce à Vénus? [18,196] (Marie) A mon avis, le second mérite certainement la palme de la chasteté, le premier n'est qu'un fou. [18,197] (Pamphile) Ceux qui, liés par un veau, renoncent au mariage, ne se dépouillent-ils pas en quelque sorte de leur virilité? [18,198] (Marie) Il me semble. [18,199] (Pamphile) D'ailleurs le continence n'est pas une vertu. [18,200] (Marie) Vraiment? [18,201] (Pamphile) Croyez-le. Si la continence était par elle-même une vertu, l'union conjugale serait un vice. Or, il est des cas où la continence est un vice et où l'union conjugale est une vertu. [18,202] (Marie) Quand cela? [18,203] (Pamphile) Chaque fois que le mari réclame son droit à sa femme, surtout s'il est poussé par le désir d'avoir des enfants. [18,204] (Marie) Quoi! s'il obéit à l'attrait du plaisir, sa femme ne doit pas refuser? [18,205] (Pamphile) Elle doit l'avertir, le rappeler doucement à la continence; mais s'il insiste, elle ne doit pas résister. D'ailleurs, sur ce chapitre-là, je connais peu de maris qui aient à se plaindre de leurs femmes. [18,206] (Marie)` Mais la liberté est douce. [18,207] (Pamphile) Non, la virginité est un lourd fardeau. Je serai votre roi, vous serez ma reine; nous gouvernerons notre famille à notre guise. Trouvez-vous que ce soit là de l'esclavage? [18,207] (Marie) Le monde nomme le mariage un licol. [18,208] (Pamphile) Ceux qui le nomment ainsi mériteraient qu'on leur mit un vrai licol. Dites-moi, je vous prie, votre âme n'est-elle pas liée à votre corps ? [18,210] (Marie) Oui. [18,211] (Pamphile) Elle est comme l'oiseau dans sa cage. Eh bien ! demandez-lui si elle voudrait être libre. Elle répondra que non, j'en suis sùr. Pourquoi? Parce qu'elle est liée volontairement. [18,212] (Marie) Nous avons peu de fortune l'un et l'autre. [18,213] (Pamphile) Elle n'en sera que plus facile à garder. Nous l'augmenterons, vous au dedans par l'économie, que l'on appelle avec raison un gros revenu, et moi au dehors par mon industrie. [18,214] (Marie) Les enfants sont une source d'innombrables soucis. [18,215] (Pamphile) Mais aussi d'innombrables plaisirs; souvent ils s'acquittent avec usure envers leurs parents des obligations qu'ils leur ont, [18,216] (Marie) Il est triste de les perdre. [18,217] (Pamphile) N'êtes-vous pas maintenant comme si vous les aviez perdus? Mais à quoi bon se livrer à de fâcheux pressentiments dans une affaire incertaine? Dites-moi, lequel aimeriez-vous le mieux de ne pas nattre ou de naître à la condition de mourir? [18,218] (Marie) Assurément j'aimerais mieux naître à la condition de mourir. [18,219] (Pamphile) Ainsi ceux qui n'ont pas eu et qui n'auront pas d'enfants sont plus à plaindre, de même que ceux qui ont vécu sont plus heureux que ceux qui ne sont pas nés et qui ne naîtront jamais. [18,220] (Marie) Quels sont ceux qui ne sont pas et qui ne seront pas? [18,221] (Pamphile) D'ailleurs quiconque refuse de se soumettre aux événements humains qui nous menacent tous indistinctement, peuples et rois, doit renoncer à vivre. Cependant, quoi qu'il advienne, vous n'en supporterez que la moitié; je prendrai pour moi la plus forte part. Ainsi, s'il arrive quelque chose d'heureux, le plaisir sera double; si quelque chose de fâcheux, la communauté supprimera la moitié du chagrin. Pour moi, quand ma dernière heure viendra, il me sera doux de mourir dans vos embrassements. [18,222] (Marie) Les hommes supportent aisément ce qui arrive d'après les lois de la nature, mais je remarque que beaucoup de parents sont plus affligés de la conduite de leurs enfants que de leur mort. [18,223] (Pamphile) Il dépend de nous en grande partie d'éviter ce malheur. [18,224] (Marie) Comment cela? [18,225] (Pamphile) Parce que, sous le rapport du caractère, les bons naissent ordinairement des bons. En effet, les colombes ne produisent pas des milans. Nous ferons donc en sorte d'être bons nous mémes. Ensuite nous aurons soin d'inculquer à nos enfants dès le bas âge de sages leçons et de vertueux sentiments. Il faut bien prendre garde à la liqueur que l'on répand dans un vase neuf. Enfin nous tâcherons de leur donner à la maison des exemples qu'ils puissent imiter. [18,226] (Marie) Ce que vous dites là est difficile. [18,227] (Pamphile) Sana doute, parce que c'est beau; vous aussi, par la même raison, vous êtes difficile. Aussi redoublerons-nous d'efforts pour obtenir ce résultat. [18,228] (Marie) Vous aurez une matière ductile; ce sera à vous de me former et de me façonner. [18,229] (Pamphile) Mais en attendant prononcez trois mots. [18,230] (Marie) Rien n'est plus facile, mais une fois que ces mots se seront envolés, ils ne reviendront plus. Je vais vous donner un conseil qui vaudra mieux pour tous les deux : Entendez-vous avec vos parents et les miens pour que la chose se fasse avec leur consentement. [18,231] (Pamphile) Vous voulez que je fasse la demande; vous pouvez en trois mots décider l'affaire. [18,232] (Marie) Je ne sais si je le puis, je ne suis pas ma maîtresse. Autrefois les mariages ne se concluaient pas sans la volonté des parents. Quoi qu'il en soit, je pense que notre union sera plus heureuse si nos parents l'approuvent. C'est à vous de faire la demande; pour moi ce serait inconvenant. La virginité veut qu'on lui fasse violence, lors même que nous aimons le plus ardemment. [18,233] (Pamphile) Je ne crains point de faire la demande, pourvu que vous ne me refusiez pas votre suffrage. [18,234] (Marie) Je ne vous le refuserai point; soyez tranquille, mon cher Pamphile. [18,235] (Pamphile) En cela vous êtes plus scrupuleuse que je ne voudrais. [18,236] (Marie) Examinez plutôt votre suffrage à vous-méme. Ne consultez pas votre passion, mais la raison. Ce que la passion décide est passager, tendis que ce qui est dicidé par la raison plaît ordinairement toujours. [18,237] (Pamphile) Certes, vous philosophez à merveille; aussi suivrai-je fidèlement vos avis. [18,238] (Marie) Vous ne vous repentirez pas de votre déférence. Mais, voyons, il me vient un scrupule qui me tourmente. [18,239] (Pamphile) Laissez là vos scrupules. [18,240] (Marie) Voudriez-vous que j'épousasse un mort? [18,241] (Pamphile) Pas du tout, car je revivrai. [18,242] (Marie) Vous avez levé mon scrupule. Portez-vous bien, mon cher Pamphile. [18,243] (Pamphile) Cela dépend de vous. [18,244] (Marie) Je vous souhaite une bonne nuit. Pourquoi soupirez vous? [18,245] (Pamphile) Une bonne nuit, dites-vous? Plût à Dieu que vous me fissiez don de ce que vous me souhaitez! [18,246] (Marie) N'anticipons pas; votre moisson est encore en herbe. [18,247] (Pamphile) N'emporterai-je rien de vous? [18,248] (Marie) Voilà une pastille qui vous fera du bien. [18,249] (Pamphile) Ajoutez-y au moins un baiser. [18,250] (Marie) Je veux vous remettre ma virginité pure et intacte. [18,251] (Pamphile) Est-ce qu'un baiser ôte quelque chose à la virginité? [18,252] (Marie) Voudriez-vous donc que j'accordasse des baisers aux autres? [18,253] (Pamphile) Du tout : je veux que vous me réserviez vos baisers. [18,254] (Marie) Je vous les réserve. D'ailleurs il y a un autre motif qui m'empêche actuellement de vous donner un baiser: [18,255] (Pamphile) Quel motif? [18,256] (Marie) Vous dites que votre âme a passé presque tout entière dans mon corps, et qu'il n'en reste plus dans le vôtre qu'une faible parcelle; par conséquent je craindrais que cette parcelle qui vous reste ne passât en moi avec ce baiser et que vous ne devinssiez tout à fait inanimé. Prenez donc ma main en signe d'un amour mutuel, et au revoir. Conduisez bien l'affaire; moi, de mon côté, je prierai le Christ de daigner rendre notre union heureuse et prospère.