[55,0] COLLOQUE LV : LE REPAS SOBRE. ALBERT, BARTHOLIN, CHARLES, DENIS, ÉMILE, FRANÇOIS, GIRARD, JÉROME, JACQUES, LAURENT. {ALBERT} Avez-vous jamais rien vu de plus délicieux que ce jardin? {BARTHOLIN} Je ne crois pas que dans les îles Fortunées il y ait rien de plus agréable. {CHARLES} Il me semble voir le paradis que Dieu avait chargé Adam de garder et de cultiver. {DENIS} Nestor ou Priam rajeuniraient ici. {FRANçOIS} Mieux que cela, un mort y ressusciterait. {GIRARD} J'enchérirais volontiers sur votre hyperbole si je le pouvais. {JÉRÔME} Assurément, ici tout enchante. {JACQUES} Il faut inaugurer ce jardin par une petite collation. {LAURENT} Notre ami Jacques a raison. {ALBERT} Il y a longtemps que ce lieu a été inauguré par de semblables cérémonies. Du reste, sachez que je n'ai pas de quoi vous servir un goûter, à moins que vous ne vous contentiez d'une collation sans vin. Vous aurez une salade de laitues sana sel, sans vinaigre et sans huile. Je n'ai d'autre vin que celui que fournit ce puits. Il n'y a ni pain ni verre, et nous sommes dans une saison qui repaît les yeux plutôt que l'estomac. {BARTHOLIN} Mais vous avez des damiers, des boules : au défaut d'un repas, nous inaugurerons ce jardin par des jeux. {ALBERT} Puisque nous sommes tous gens de bonne compagnie, je vais vous proposer un jeu ou un régal qui, à mon avis, inaugurera ce jardin bien plus dignement. {CHARLES} Qu'est-ce? {ALBERT} Que chacun fournisse son écot, et nous aurons un repas aussi somptueux qu'agréable. {ÉMILE} Que pouvons-nous fournir, puisque nous sommes venus ici les mains vides? {ALBERT} Les mains vides! vous dont le cerveau contient tant de richesses ! {FRANçOIS} Noue attendons vos ordres. {ALBERT} Que chacun de nous raconte ce qu'il a lu dans la semaine de plus remarquable. {GIRARD} Vous avez raison. Rien n'est plus digne des convives, de l'hôte et du lieu. Donnez-nous l'exemple, et nous la suivrons. {ALBERT} J'accepte, puisque vous le voulez bien. Aujourd'hui, j'ai lu avec un vif plaisir une parole tout à fait chrétienne dans la bouche d'un homme qui n'était pas chrétien. Phocion, le plus honnète homme d'Athènes et le plus zélé pour le bien public, ayant été condamné par la jalousie de ses concitoyens à boire la cigue, ses amis lui demandèrent s'il n'avait pas quelque chose à faire dire à ses fils. Dites-leur, répondit-il, qu'ils ne se souviennent jamais du mal qui m'est fait. {BARTHOLIN} On trouverait difficilement aujourd'hui un si bel exemple de patience entre les Dominicains et les Franciscains. Je me bornerai donc à citer un trait qui approche de celui-là, puisque je n'en connais pas de pareil. Aristide ressemblait beaucoup à Phocion, et la pureté de ses moeurs lui avait valu le surnom de Juste. Par suite de la jalousie que ce titre excita, ce grand citoyen, qui avait si bien mérité de son pays, fut banni par l'ostracisme du peuple. Aristide, comprenant que le peuple n'avait contre lui d'autre grief que le surnom de Juste, et que d'ailleurs personnellement il n'avait toujours eu qu'à se louer de la pratique de la vertu, obéit sans murmurer. Dans son exil, ses amis lui demandèrent ce qu'il souhaitait à sa patrie, qui s'était montrée si ingrate. Je lui souhaite, répondit-il, tant de prospérités qu'elle ne puisse jamais songer à Aristide. {CHARLES} Et dire que des chrétiens ne rougissent pas de s'emporter à la moindre injure et de ne reculer devant rien pour en tirer vengeance! La vie entière de Socrate n'est à mes yeux qu'un long exemple de patience et de modération. Pour ne pas rester tout à fait sans payer mon écot, je vous rapporterai un mot de lui qui m'a plu infiniment. Comme il passait dans la rue, un drôle lui appliqua un soufflet. Voyant que Socrate subissait cet affront sans rien dire, quelques-uns de ses amis l'engagèrent à s'en venger. Que vouiez-trous que je fasse, répondit-il, à l'homme qui m'a frappé? — Appelez-le en justice, lui dit-on. — Quelle plaisanterie? répliqua-t-il; si un âne m'avait donné un coup de pied, me conseilleriez-vous d'appeler cet âne en justice? Voulant dire par là qu'un mauvais plaisant ne vaut pas mieux qu'un âne, et qu'il y a de la petitesse à ne pouvoir supporter d'un fou une insulte que l'on supporterait d'une brute. {DENIS} Dans l'histoire romaine, les exemples de modération sont plus rares et moins beaux. Je ne crois pas, en effet, qu'on soit un modèle de tolérance quand on se borne à pardonner aux vaincus et à dompter les superbes. Voici pourtant un trait de Caton l'Ancien qui ne me parait pas indigne d'étre rapporté. Un certain Lentulus lui ayant craché au visage de la façon la plus dégoûtante, il se contenta de lui dire : Désormais j'ai de quoi répondre à ceux qui prétendent que tu n'as point de bouche. Or, en latin, n'avoir point de bouche (os) signifie ne rougir de rien. La plaisanterie consiste dans le jeu de mots. {ÉMILE} A chacun son goût. Pour ma part, je trouve admirables toutes les paroles de Diogène; mais rien ne me sourit plus que cette réponse qu'il fit à quelqu'un qui lui demandait de quelle manière il pourrait le mieux se venger d'un ennemi : En faisant tout ton possible peur te rendre honnête et vertueux. Je me demande quel Dieu inspirait à ces hommes de tels sentiments. On cite mime une parole d'Aristide qui est tout à fait conforme à la doctrine de saint Paul. A quelqu'un qui lui demandait quel fruit il avait recueilli de sa philosophie : J'y ai gagné, dit-il, de faire volontairement ce que la plupart ne font que par force, dans la crainte des lois. Or saint Paul enseigne que ceux qu'anime la charité chrétienne ne sont point esclaves de la loi, parce qu'ils font de leur propre mouvement plus que la loi ne pourrait tirer d'eux par la crainte du châtiment. {FRANçOIS} Le Christ, entendant les Juifs murmurer parce qu'il s'asseyait à la table des publicains et des pécheurs, répondit qu'il ne fallait point de médecin à ceux qui se portaient bien, mais à ceux dont la santé était mauvaise. Phocion.a dit dans Plutarque quelque chose d'approchant. Comme on le blâmait d'avoir plaidé en faveur d'un homme qui ne jouissait pas d'une bonne réputation, il répondit avec autant d'esprit que d'humanité : Pourquoi ne l'aurais-je pas défendu? Un honnête homme n'a pas besoin de défense. {GIRARD} C'est bien là un modèle de charité chrétienne de faire tout le bien possible aux bons et eux méchants, à l'exemple du Père éternel, qui fait lever son soleil non seulement pour le juste, mais pour l'impie. Un exemple de modération surprendra peut-être davantage de la part d'un roi. Démocharès, neveu de Démosthène, fut député, au nom des Athéniens, vers Philippe, roi de Macédoine. Ce prince, lui ayant accordé tout ce qu'il voulait, lui demanda poliment, avant de le quitter, s'il désirait quelque chose : Que tu te pendes, s'écria Démmocharés. Ce propos attestait une haine implacable; c'était à un roi, et à un roi qui avait acquis des titres à la reconnaissance, que s'adressait l'outrage. Néanmoins Philippe, sans se fâcher, se tournant vers les autres ambassadeurs: Rapportez, leur dit-il, au peuple d'Athènes ce que vous venez d'entendre, afin qu'il juge lequel est le meilleur de celui qui m'a fait une telle insulte ou de moi qui l'ai supportée patiemment. Que dire maintenant de ces maîtres du monde qui se croient tout à fait des dieux et qui suscitent des guerres affreuses pour un mot échappé dans la vin? {JÉRÔME} La soif de la gloire a des appétits désordonnés et entratne dans bien des écarts. Quelqu'un qui éprouvait cette passion demanda à Socrate par quel moyen il pourrait acquérir promptement une brillante réputation. En te rendant, lui dit-il, tel que tu veux paraîfre. {JACQUES} En vérité, je ne connais point de réponse plus concise et plus nette. Il n'est pas nécessaire de rechercher la gloire, car elle accompagne naturellement la vertu, comme l'infamie suit le vice. Vous admirez des hommes; moi, je suis charmé d'une jeune fille de Lacédémone. Comme on la vendait à l'enchère, un acheteur s'approcha d'elle et lui dit : Seras-tu sage, si je t'achète? — Je le serai, répliqua-t-elle, quand même tu ne m'achèterais pas. Montrant par là qu'elle voulait étre vertueuse, non par déférence pour qui que ce fût, mais de son plein gré, parce que la vertu porte en elle sa récompense. {LAURENT} Cette jeune fille a fait une réponse tout à fait virile. Je vais vous citer un bel exemple de constance envers la fortune, malgré ses plus brillantes faveurs. Philippe, roi de Macédoine, reçut le même jour la nouvelle de trois avantages considérables : il avait remporté le prix aux jeux olympiques; Parménion, son gendre, avait gagné une bataille contre les Grecs; Olympias, sa femme, était accouchée d'un fils. Philippe, levant les mains au ciel, pria Dieu de lui faire expier tant de prospérité par une légère infortune. {ALBERT} Aujourd'hui, il n'est pas de bonheur dont on redoute la chute; chacun se vante de ses succès, comme si Némésis était morte ou sourde. Si cette collation vous plaît, ce petit jardin, que vous avez inauguré par un entretien aussi agréable que fructueux, vous en fournira de semblables quand vous le voudrez. {BARTHOLIN} Assurément, Apicius n'aurait pu nous servir des plats plus exquis. Attendez-vous donc à nous voir souvent. Vous nous excuserez si ce que nous avons dit n'était pas digne de vos oreilles, car il nous a fallu improviser. Quand nous nous serons préparés, nous vous offrirons quelque chose de mieux. {ALBERT} Vous ne m'en ferez que plus de plaisir.