[35,0] LE MAQUIGNON. AULE, PHÈDRE. [35,1] {AULE} Grand Dieu !quel air sombre a mon ami Phèdre, et comme il lève de temps en temps les yeux vers le ciel ! Abordons-le. Qu'est-il arrivé de nouveau, Phèdre? {PHÈDRE} Pourquoi me demandez-vous cela, Aule? {AULE} Parce que de Phèdre vous me paraissez devenu Caton, tant votre visage est sévère ! {PHÈDRE} Ce n'est pas étonnant, ami: je viens de confesser mes péchés. {AULE} Oh ! je ne m'étonne plus; mais dites-moi franchement, les avez-vous confessés tous? {PHÈDRE} J'ai confessé tous ceux qui me sont venus à l'esprit, à l'exception d'un seul. {AULE} Pourquoi avez-vous caché uniquement celui-là? {PHÈDRE} Parce qu'il n'a pas encore pu me déplaire. {AULE} Il faut que ce soit un doux péché. {PHÈDRE} Je ne sais pas si c'est un péché; mais, si vous avez le temps, je voua raconterai la chose. {AULE} Je l'écouterai volontiers. {PHÈDRE} Vous savez combien sont imposteurs ceux qui, chez nous, vendent ou louent des chevaux. {AULE} Je le sais plus que je ne voudrais, car ils m'ont souvent trompé. {PHÈDRE} Dernièrement, je fus obligé de faire un voyage assez long et très pressé. Je vais trouver un de ces maquignons, en qui vous n'auriez soupçonné aucune malice et avec lequel j'avais quelques relations d'amitié. Je lui dis qu'il s'agissait d'une affaire importante, que j'avais besoin d'un cheval très vigoureux; que si jamais il avait eu des bontés pour moi, c'était le cas de me le témoigner. Il me promet d'agir avec moi comme avec son frère le plus chéri. {AULE} Il aurait peut-être dupé jusqu'à son frère. {PHÈDRE} Il me mène à l'écurie, et me dit de choisir dans tous ses chevaux celui que je voudrais. Il y en eut un qui me plut de préférence. Il approuve mon choix, jurant que ce cheval lui avait été demandé maintes et maintes fois, mais qu'il avait mieux aimé le garder pour un de ses amis que de le céder à des inconnus. Nous convenons du prix; je paye comptant; je monte à cheval. Au départ, ce cheval montrait une ardeur étonnante : on aurait dit un pur-sang, car il était gras et de bonne mine. Après une heure et demie de marche, je m'aperçus qu'il était tellement harassé que les éperons ne pouvaient rien sur lui. J'avais entendu dire que les maquignons, pour tromper les gens, nourrissaient de tels chevaux qui à l'osil paraissaient excellents, mais qui ne supportaient point la fatigue. Je me dis aussitôt: J'ai été pincé. Maintenant je rendrai la pareille quand je serai de retour à la maison. » {AULE} Quel parti avez-vous pris, cavalier sans cheval? {PHÈDRE} Celui qu'indiquait la situation. Je me suis détourné de ma route pour gagner le village voisin, j'y ai déposé secrètement le cheval chez une personne de ma connaissance, j'en ai loué un autre, et je suis parti pour ma destination. En revenant, je rends le cheval de louage; je trouve mon sephiste, comme il était, gras et bien reposé, je monte dessus et je retourne vers l'imposteur. Je le prie de nourrir mon cheval pendant quelques jours dans son écurie jusqu'à ce que je le reprenne. Il me demande s'il s'est bien comporté. Je jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que jamais de ma vie je n'avais monté un cheval plus précieux; qu'il volait plutôt qu'il ne marchait; que pendant un si long voyage il n'avait ressenti aucune lassitude, et que la fatigue ne l'avait pas le moins du monde amaigri. Lorsque je l'eus convaincu que je disais vrai, il pensa en lui-même que ce cheval était tout autre qu'il l'avait jugé jusqu'alors. Aussi, avant de m'en aller, il me demanda si mon cheval était à vendre. Je répondis d'abord que non, parce que, si j'avais à faire un second voyage, je n'en trouverais pas aisément un semblable ; que cependant je n'avais rien de si cher que je ne donnasse pour un bon prix, en admettent même, dis-je, que quelqu'un voulût m'acheter. {AULE} A merveille, vous faisiez le Crétois avec un Crétois. {PHÈDRE} Bref, il ne me quitta pas sans que j'eusse fixé le prix du cheval. J'en exigeai beaucoup plus qu'il ne m'avait coûté. En sortant de chez notre homme, je vais trouver un compère à qui je fais la leçon pour remplir un rôle dans cette comédie. Celui-ci entre dans la maison, appelle à haute voix le loueur, et lui dit qu'il a besoin d'un cheval excellent, capable de bien supporter la fatigue. L'autre lui en montre plusieurs et vante surtout les plus mauvais; le seul dont il ne fait pas l'éloge est celui qu'il m'avait vendu, parce qu'il le croyait réellement tel que je lui avais dit. Mais le compère lui demanda toute de suite s'il était à vendre, car je lui avais dépeint la forme du cheval et je lui avais indiqué sa place. Le loueur garda d'abord le silence et se mit à vanter les autres avec affectation. Comme le compère, tout en reconnaissant le mérite des autres, revenait toujours au même, le loueur se dit: "Mon jugement m'a bien trompé sur ce cheval, puisque cet étranger l'a distingué tout de suite entre tous". L'autre insistant, il lui répondit enfin : "Il est à vendre, mais le prix vous rebutera peut-être. — Le prix n'est point élevé, répliqua l'autre, quand la valeur de l'objet y répond'; dites-le. "Il demanda un peu plus que je lui avais demandé, cherchant à faire un nouveau bénéfice. Enfin on convient du prix; on donne des arrhes assez importantes, savoir un écu d'or, pour écarter tout soupçon d'un faux achat. L'acheteur fait donner à manger au cheval, dit qu'il reviendra bientôt pour l'emmener et donne encore une drachme au palefrenier. Dès que je sus que le marché était ferme au point de ne pouvoir être rompu, je retournai vers le loueur, armé de bottes et d'éperons. Je crie tout essoufflé; il arrive, me demande ce que je veux. "Vite, dis-je, qu'on apprête mon cheval. Il faut que je parte sur-le-champ pour une affaire de la plus haute importance. — Pourtant, vous m'aviez chargé de nourrir votre cheval pendant quelques jours. — C'est vrai, répliquai-je, mais, contre mon attente, il m'est survenu une affaire superbe qui ne souffre point de retard". Alors il me dit: "Choisissez dans tous celui que vous voudrez; vous ne pouvez pas avoir le vôtre". Je demande pourquoi. "Parce qu'il est vendu", répondit-il. A ce mot, affectant un grand trouble : "Dieu vous garde de ce que vous dites ! m'écriai-je. Au moment de faire ce voyage, je ne vendrais pas ce cheval quand on m'en donnerait quatre fois le prix". J'entame une querelle, je crie que je suis perdu. A la fin il se fâcha à son tour: "A quoi bon, dit-il, toutes ces discussions? Vous m'avez fixé le prix du cheval; je l'ai vendu. Si je vous paye, vous n'avez rien à dire; il y a des lois dans cette ville; vous ne pouvez pas me forcer à vous livrer le cheval". Quand j'eus longtemps crié qu'il eût à me livrer ou le cheval ou l'acheteur, il finit par me compter l'argent avec colère. Je l'avais acheté quinze écus d'or; je l'avais estimé vingt-six; il l'avait revendu trente-deux. Il pensait en lui-même qu'il valait mieux gagner cela que de rendre le cheval. Je le quitte d'un air triste, et comme si la somme que j'avais reçue ne m'avait point apaisé. Il me prie de ne pas lui en vouloir et me promet de me dédommager une autre fois de ce désagrément. C'est ainsi que j'en ai imposé à cet imposteur, il a un cheval qui ne vaut rien; il attend que l'homme qui lui a donné des arrhes vienne le payer, mais personne n'est venu, ni nE viendra. {AULE} En attendant, ne vous a-t-il jamais rien réclamé ? {PHÈDRE} Sous quel prétexte et de quel droit l'aurait-il fait? Je l'ai rencontré une ou deux fois; il s'est plaint de la mauvaise foi de l'acheteur. Mais je lui ai adressé aussitôt des reproches, en lui disant qu'il méritait cette punition pour m'avoir dépouillé, par une vente précipitée, d'un tel cheval. Ce crime est si bien placé, à mon sens, que je ne puis pas me résoudre à le confesser. {AULE} Pour moi, je m'élèverais une statue si j'avais fait un coup pareil, bien loin de m'en confesser. {PHÈDRE} Je ne sais pas si vous parlez sincèrement; vous m'encouragez du moins à ne pas craindre de tromper ces sortes de gens.