[48,0] COLLOQUE XLVIII : LE CYCLOPE OU LE PORTE-ÉVANGILE. [48,1] CANNIUS, POLYPHÈME. {CANNIUS} A quoi chasse ici Polyphème? {POLYPHÈME} Vous me demandez à quoi je chasse, sans chiens ni épieu? {CANNIUS} Peut-titre à quelque hamadryade. {POLYPHÈME} Vous, devinez joliment ! Tenez, voici mon filet de chasse. {CANNIUS} Que vois-je ? Bacchus paré des dépouilles du lion, Polyphème avec un livre ! C'est donner une tunique jaune à un chat. {POLYPHÈME} Je n'ai pas peint mon livre seulement en jeune, mais en rouge et en bleu. {CANNIUS} Je ne parle pas de couleur jaune, je me suis servi d'un mot grec. On dirait un livre de guerre, à le voir armé de fermoirs, de plaques et de cercles de cuivre. {POLYPHÈME} Ouvrez-le. {CANNIUS} Je vois. Il est très beau ; mais vous ne l'avez pas encore assez orné. {POLYPHÈME} Que lui manque-t-il? {CANNIUS} Vous auriez dû y ajourer vos armes. {POLYPHÈME} Lesquelles ? {CANNIUS} La tête de Silène regardant hors d'un tonneau. Mais de quoi traite-t-il ? de l'art de boire? {POLYPHÈME} Prenez garde de ne pas proférer un blasphème à votre insu. {CANNIUS} Quoi donc/ Est-ce quelque chose de sacré? {POLYPHÈME} Tout ce qu'il y a de plus sacré : c'est l'Évangile. {CANNIUS} Grand Hercule ! Qu'y a-t-il de commun entre Polyphème et l'Évangile? {POLYPHÈME} Demandez plutôt ce qu'il y a de commun entre un chrétien et le Christ. {CANNIUS} Je ne sais pas; mais, tel que vous êtes, une hallebarde vous conviendrait mieux : car, si je venais à rencontrer sur mer un inconnu de votre mine, je le prendrais pour un pirate, et, dans un bois, pour un sicaire. {POLYPHÈME} Pourtant ce même Évangile nous recommande de ne point juger sur les apparences. Car, de même que souvent sous une robe grise se cache un cœur inhumain, quelquefois aussi une tête rasée, des moustaches en croc, des sourcils menaçants, des yeux farouches, une plume au vent, une casaque militaire, un haut-de-chausses tailladé, couvrent une âme évangélique. {CANNIUS} Pourquoi pas ? La brebis se cache quelquefois sous la peau du loup, et, et l'on en croit les fables, l'âme se couvre de la dépouille du lion. {POLYPHÈME} J'en connais un qui porte un mouton sur la tète et un renard dans le coeur. Je lui souhaite d'avoir des amis aussi candides que ses yeux sont noirs, et d'être aussi bien doré que sa couleur se prête à la dorure. {CANNIUS} Si celui qui a un bonnet de peau de mouton porte un mouton sur la tête, vous devez être bien chargé, vous qui portez à la fois sur la tête un mouton et une autruche. N'est-il pas plus absurde d'avoir un oiseau sur la tête et un âne dans le cœur? {POLYPHÈME} Vous êtes mordant. {CANNIUS} Cela irait au mieux si l'Évangile que vous avez décoré de divers ornements vous embellissait à son tour. Vous l'avez orné de couleurs, plût à Dieu qu'il vous ornât de bonnes moeurs! {POLYPHÈME} Je ferai en sorte. {CANNIUS} Comme d'habitude. {POLYPHÈME} Mais, trêve de reproches. Blâmeriez-vous donc ceux qui portent le livre de l'Évangile ? {CANNIUS} Pas le moins du monde (minime). {POLYPHÈME} Quoi ! me prenez-vous pour le plus petit du monde (minime), moi qui suis plus grand que vous de la tête d'un âne. {CANNIUS} Pas autant, je crois, si l'âne dressait les oreilles. {POLYPHÈME} Du moins de la tête d'un boeuf. {CANNIUS} J'accepte la comparaison; mais j'ai dit le moins (minime), et non le plus petit (minime). {POLYPHÈME} Quelle différence y a-t-il entre un oeuf et un oeuf? {CANNIUS} Quelle différence y a-t-il entre le doigt du milieu et le petit doigt? {POLYPHÈME} Le doigt du milieu est plus long. {CANNIUS} Bien dit. Quelle différence y a-t-il entre les oreilles de l'âne et celles du loup? {POLYPHÈME} Celles du loup sont plus courtes. {CANNIUS} Vous comprenez. {POLYPHÈME} Moi, j'ai pour habitude de mesurer le long et le court avec le palme et l'aune, et non avec les oreilles. {CANNIUS} Celui qui a porté le Christ a été nommé Christophe (Porte-Christ). Vous, qui portez l'Evangile, devriez être nommé, au lieu de Polyphème, Porte-Évangile. {POLYPHÈME} Ne considérez-vous pas comme une chose sainte de porter l'Évangile? {CANNIUS} Non, à moins de tenir les ânes pour des modèles de sainteté. {POLYPHÈME} Pourquoi cela ? {CANNIUS} Parce qu'il suffit d'un âne pour porter trois mille exemplaires de ce livre; et je ne vous croirais pas au-dessous d'une pareille charge, si vous étiez bien bâti. {POLYPHÈME} Il n'est point absurde de décerner la sainteté à l'âne, puisqu'il a porté le Christ. {CANNIUS} Je ne vous envie pas cette sainteté-là. Je vous donnerai même, si vous voulez, des reliques de l'âne que le Christ a enfourché, afin que vous les baisiez. {POLYPHÈME} Vous me ferez un présent fort agréable, car cet âne a été consacré par le contact du corps du Christ. {CANNIUS} Assurément, ceux qui ont souffleté le Christ l'ont aussi touché. {POLYPHÈME} Mais, dites-moi sérieusement, n'est-ce pas un acte de piété de porter avec soi le livre de l'Évangile ? {CANNIUS} C'est un acte de piété si l'hypocrisie ne s'en mêle pas, si on agit franchement. . {POLYPHÈME} Laissons l'hypocrisie aux moines : qu'a-t-elle de commun avec un soldat? {CANNIUS} Expliquez-moi d'abord en quoi consiste l'hypocrisie. {POLYPHÈME} A afficher des sentiments que l'on n'a pas dans le coeur. {CANNIUS} Qu'affiche-t-on en portant avec soi le livre de l'Évangile? N'indique-t-on pas une vie évangélique ? {POLYPHÈME} Évidemment. {CANNIUS} Or, quand la conduite ne répond pas au livre, n'y a-t-il pas hypocrisie? {POLYPHÈME} Oui. Mais qu'entendez-vous par porter véritablement le livre de l'Évangile? {CANNIUS} Il y en a qui le portent dans les mains, comme les franciscains la règle de saint François : les crocheteurs parisiens, les ânes et les rosses en feraient autant. Il y en a qui le portent dans la bouche, ne parlant que du Christ et de l'Évangile : c'est agir en pharisiens; d'autres le portent dans le coeur. Par conséquent, pour porter véritablement l'Évangile, il faut l'avoir dans les mains, dans la bouche et dans le coeur. {POLYPHÈME} Quels sont ceux-là? {CANNIUS} Les diacres qui, dans les temples, portant l'Évangile, le récitent au public et le possèdent dans le coeur. {POLYPHÈME} Cependant, tous ceux qui portent l'Évangile dans leur âme ne sont pas des saints. {CANNIUS} Ne faites pas le sophiste avec moi. On ne porte l'Évangile dans son âme que quand on l'aime du fond du coeur, et on ne l'aime profondément que quand on le traduit par ses actes. {POLYPHÈME} Je ne saisis pas bien ces subtilités. {CANNIUS} Je vais m'exprimer plus simplement. Si vous portiez sur votre épaule une bouteille de vin de Beaune, n'est-il pas vrai que ce ne serait qu'un fardeau? {POLYPHÈME} Pas autre chose. {CANNIUS} Si vous vous mettiez le vin dans la bouche pour le rejeter ensuite? {POLYPHÈME} Il ne servirait h rien ; mais je vous assure que ce n'est pas mon habitude. {CANNIUS} Si, au contraire, selon votre habitude, vous l'avaliez d'un trait? {POLYPHÈME} Il n'y aurait rien de meilleur. {CANNIUS} Tout le corps se réchauffe, le visage se colore, le front s'épanouit. {POLYPHÈME} Parfaitement. {CANNIUS} Il en est de même de l'Évangile. En circulant dans les veines de l'âme, il renouvelle entièrement la nature de l'homme. {POLYPHÈME} Est-ce que vous pensez que je vis d'une manière peu évangélique? {CANNIUS} Cette question, nul ne la tranchera mieux que vous. {POLYPHÈME} Si cela peut se faire avec une hache. {CANNIUS} Si quelqu'un vous appelait en face menteur ou vaurien, que feriez-vous ? {POLYPHÈME} Ce que je ferais? Il sentirait mes poings. {CANNIUS} Et si quelqu'un vous donnait un soufflet? {POLYPHÈME} Je lui couperais le cou pour son soufflet. {CANNIUS} Pourtant, votre livre recommande de répondre à l'injure par des paroles bienveillantes, et, si l'on vous frappe la joue gauche, de présenter la droite. {POLYPHÈME} Je l'ai lu, mais je l'avais oublié. {CANNIUS} Vous priez, sans doute, souvent? {POLYPHÈME} C'est bon pour un pharisien. {CANNIUS} I.e pharisien prie longtemps et avec affectation. Votre livre recommande de toujours prier, mais du cœur. {POLYPHÈME} Cependant, je prie quelquefois. {CANNIUS} Quand cela ? {POLYPHÈME} Quand j'y songe : une ou deux fois par semaine. {CANNIUS} Quelle prière récitez-vous? {POLYPHÈME} L'oraison dominicale. {CANNIUS} Combien de fois? {POLYPHÈME} Une seule fois, car l'Évangile défend la battologie, c'est-à-dire les répétitions inutiles. {CANNIUS} Pourriez-vous réciter attentivement l'oraison dominicale? {POLYPHÈME} Je n'ai jamais essayé. Ne suffit-il pas de la réciter de bouche ? {CANNIUS} Je ne sais pas; je sais seulement que Dieu n'entend que la voix du coeur. Jeûnez-vous souvent ? {POLYPHÈME} Jamais. {CANNIUS} Cependant, votre livre approuve la prière et le jeûne? {POLYPHÈME} Je l'approuverais aussi si mon ventre ne me réclamait autre chose. {CANNIUS} Cependant, saint Paul déclare que ceux qui sont esclaves de leur ventre ne peuvent pas servir Jésus-Christ. Mangez-vous de la viande tous les jours ? {POLYPHÈME} Quand on m'en donne. {CANNIUS} Pourtant ces flancs robustes et athlétiques se contenteraient pour toute nourriture de foin et d'écorces d'arbres. {POLYPHÈME} Mais le Christ a dit que ce qui entre dans la bouche de l'homme ne le souille pas. {CANNIUS} Oui, pourvu qu'on le prenne modérément et sans scandale. Mais saint Paul, disciple du Christ, aime mieux mourir de faim que de scandaliser par sa nourriture son frère faible, et il nous invite par son exemple à plaire à tous en toutes choses. {POLYPHÈME} Saint Paul est saint Paul; moi je suis moi. {CANNIUS} Le rôle d'Égon est de faire paître les chèvres. {POLYPHÈME} J'aimerais mieux les manger. {CANNIUS} Le beau souhait! Vous deviendrez plutôt un bouc qu'une chèvre. {POLYPHÈME} J'ai dit "esse" pour "edere". {CANNIUS} Élégamment. Faites-vous volontiers l'aumône? {POLYPHÈME} Je n'ai pas de quoi donner. {CANNIUS} Vous auriez de quoi si vous viviez sobrement, si vous vous appliquiez au travail. {POLYPHÈME} Il est doux de ne rien faire. {CANNIUS} Observez-vous les commandements de Dieu ? {POLYPHÈME} C'est trop pénible. {CANNIUS} Faites-vous pénitence de vos péchés? {POLYPHÈME} Le Christ a payé pour nous. {CANNIUS} En quoi montrez-vous donc que vous aimez l'Évangile ? {POLYPHÈME} Je vais vous le dire. Un certain franciscain, qui prêchait chez nous, ne cessait de déblatérer contre le Nouveau Testament d'Érasme. J'allai trouver mon homme en particulier; de la main gauche je le saisis aux cheveux, et de la droite je me livrai au pugilat. Je l'ai meurtri fièrement, et de toute sa figure je n'ai fait qu'une bosse. Qu'en dites vous? n'est-ce pas là soutenir l'Évangile ? Ensuite je lui ai donné l'absolution en lui assénant sur la tète trois coups de ce mémo livre, et je lui ai fait trois bosses au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. {CANNIUS} Voilà qui est tout à fait évangélique, car c'est défendre l'Évangile par l'Évangile. {POLYPHÈME} Il en vint un autre de la même confrérie, qui se déchaînait contre Érasme, sans mesure et sans fin. Enflammé d'un zèle évangélique, j'ai forcé mon homme, en le menaçant, à demander pardon à genoux et à avouer que dans tout ce qu'il avait dit il avait suivi l'instigation du diable. S'il ne l'avait pas fait, ma hallebarde était déjà levée sur sa tête; je ressemblais à Mars en courroux. Le fait s'est passé devant plusieurs témoins. {CANNIUS} Je m'étonne que cet homme ne soit pas mort sur-le-champ. Mais, continuons. Vivez-vous chastement? {POLYPHÈME} Cela viendra peut-être quand je serai vieux. Mais voulez-vous que je vous confesse la vérité, Cannius? {CANNIUS} Je ne suis pas prêtre; si vous voulez vous confesser, adressez-vous ailleurs. {POLYPHÈME} Je me confesse à Dieu, mais je vous avouerai que je ne suis pas un évangélique parfait, je suis comme tant d'autres. Nous avons quatre Évangiles; nous autres évangéliques, nous visons surtout à quatre choses : satisfaire le ventre; contenter ce qui est au bas du ventre; avoir de quoi bien vivre; enfin, pouvoir faire tout ce que nous voulons. Quand nous avons tout cela, nous crions, le verre en main : "Io victoire ! le péan ! Vive l'Évangile1 Règne le Christ!" {CANNIUS} C'est vivre en épicurien, et non d'après l'Évangile. {POLYPHÈME} Je ne dis pas non. Mais vous savez que le Christ est tout puissant; il peut nous changer tout d'un coup en d'autres hommes. {CANNIUS} Il peut aussi vous changer en pourceaux, bien plus facilement, j'imagine, qu'en honnêtes gens. {POLYPHÈME} Plût à Dieu qu'il n'y eût rien de pire au monde que les pourceaux, les boeufs, les ânes et les chameaux! On voit beaucoup de gens plus féroces que les lions, plus rapaces que les loups, plus lascifs que les moineaux, plus hargneux que les chiens, plus dangereux que les vipères. {CANNIUS} Mais il est temps que vous commenciez à vous changer de bête brute en homme. {POLYPHÈME} Vous avez raison, car les prophètes de ce temps-ci disent que le dernier jour du monde approche. {CANNIUS} Raison de plus pour vous hâter. {POLYPHÈME} J'attends le main du Christ. {CANNIUS} Faites en sorte de fournir à cette main une matière souple. Mais d'où vos prophètes concluent ils que la fin du monde approche? {POLYPHÈME} Parce que, disent-ils, les hommes font aujourd'hui ce qu'ils faisaient à la veille du déluge : ils mangent, boivent, font bonne chère, se marient, ont des maîtresses, achètent, vendent, prêtent, empruntent à usure, batissent. Les rois font la guerre, les prêtres s'appliquent à augmenter leurs revenus, les théologiens inventent des syllogismes, les moines courent le monde, le peuple se soulève, Érasme écrit des colloques; enfin tous les fléaux existent à la fois la faim, la soif, le brigandage, la guerre, la peste, la sédition, la disette du bien. Tout cela n'annonce-t-il pas que la fin du monde approche? {CANNIUS} De ce déluge de maux, quel est celui qui vous afflige le plus ? {POLYPHÈME} Devinez. {CANNIUS} C'est que votre bourse est pleine de toiles d'araignée. {POLYPHÈME} Qua je meure si vous n'avez pas mis le doigt dessus! Je sors à l'instant du cabaret; une autre fois, quand je ne serai pas ivre, je disputerai avec vous sur l'Evangile, si vous voulez. {CANNIUS} Quand vous verrai-je sans être ivre? {POLYPHÈME} Quand je ne le serai pas. {CANNIUS} Quand ne le serez-vous pas? {POLYPHÈME} Quand vous le verrez. En attendant, mon cher Cannius, soyez heureux. {CANNIUS} Je souhaite qu'à votre tour vous soyez ce que votre nom indique. {POLYPHÈME} Pour n'être pas en reste de politesse, je souhaite que Cannius ne soit jamais privé de l'objet d'où il tire son nom.