[45,0] XLV. CHARON. CARON, ALASTOR. [45,1] (CARON) Où cours-tu ainsi tout joyeux, Alastor? [45,2] (ALASTOR) Je te rencontre fort à propos, je courais vers toi. [45,3] (CARON) Qu'y a-t-il de nouveau? [45,4] (ALASTOR) J'apporte une nouvelle qui fera bien plaisir à Proserpine et à toi. [45,5] (CARON) Quitte donc ce que tu apportes et débarrasse-toi. [45,6] (ALASTOR) Les Furies se sont acquitées de leur tâche avec autant de zèle, que de succès. Il n'est pas un coin de la terre qu'elles n'aient inondé de maux horribles, de discordes, de guerres, de brigandages, de pestes, si bien qu'elles sont devenues complètement chauves à force de lâcher leurs serpente, et que; n'ayant plus de venin, elles vont cherchant partout des vipères et des aspics, car elles ont la tête pelée et nue comme un oeuf, sans une seule goutte de venin dans le coeur. Prépare donc ta barque et tes rames. Il viendra bientôt une si grande quantité d'ombres que je crains que tu ne suffises pas à les transporter toutes. [45,7] (CARON) Je n'ignorais pas cela. [45,8] (ALASTOR) D'où l'as-tu appris? [45,9] (CARON) La Renommée me l'a annoncé il n'y a pas deux jours. [45,10] (ALASTOR) Cette déesse est d'une agilité sans pareille. Mais que fais-tu donc là, loin de ta barque? [45,11] (CARON) C'est la nécessité qui m'amène. Je suis venu ici pour me pourvoir d'un bon vaisseau à trois rangs de rames. Ma barque, pourrie de vétusté et rapiécetée, ne suffirait pas à un pareil fardeau, si ce que la Renommée m'a dit est vrai. D'ailleurs je n'avais pas besoin de la Renommée; il le fallait bien, car j'ai fait naufrage. [45,12] (ALASTOR) Effectivement, tu es tout trempé; j'ai cru que tu sortais du bain. [45,13] (CARON) Oui, j'ai traversé le marais du Styx à la nage. [45,14] (ALASTOR) Où as-tu laissé tes ombres? [45,15] (CARON) Elles nagent avec les grenouilles. [45,16] (ALASTOR) Mais que t'a dit la Renommée? [45,17] (CARON) A l'entendre, trois monarques, pleins d'une haine acharnée, courent à leur perte réciproque, et pas une partie de la chrétienté n'est exempte des fureurs de la guerre, car ces trois-là entraînent tous les autres à prendre part à la mèlée. Ils sont tous animés de telles dispositions que pas un, ai le Danois, ni le Polonais, ni l'Écossais, ne veut céder à l'autre. Le Turc, pendant ce temps, ne reste pas oisif et fait de terribles préparatifs; la peste exerce partout sen ravages, en Espagne, en Angleterre, en Italie, en France. De plus, la variété des opinions a donné naissance â une nouvelle contagion qui a tellement gâté tout les esprits qu'il n'y a plus nulle part d'amitié sincère, que le frère se défie du frère et que la femme ne s'accorde point avec son mari. Il est à espérer qu'il s'ensuivra encore une merveilleuse destruction d'hommes, si des langues et des plumes on en vient aux mains. [45,18] (ALASTOR) Tout ce que la Renommie t'a dit là est parfaitement vrai. J'en ai vu de mes yeux bien davantage, moi le compagnon assidu et l'aide des Furies, qui à aucune époque ne se sont montrées plus dignes de leur nom. [45,19] (CARON) Mais il est à craindre qu'il ne survienne quelque démon qui prêche tout à coup la paix, et les caractères des mortels sont changeants. J'ai ouï dire qu'il y a là-haut un certain polygraphe qui, avec sa plume, ne cesse d'invectiver contre la guerre et d'exhorter à la paix. [45,20] (ALASTOR) Il y a longtemps qu'il chante aux oreilles des sourds. Il a écrit dernièrement les doléances de la paix terrassée; il écrit maintenant l'épitaphe de la paix éteinte. En revanche, il y en a d'autres qui soutiennent nos intérêts autant que les Furies elles-mêmes. [45,21] (CARON) Quels sont-ils? [45,22] (ALASTOR) Ce sont des animaux couverts de manteaux noirs ou blancs, de robes grises, et dont le plumage est varié. Ils sont toujours fourrés à la cour des princes; ils leur inculquent l'amour de la guerre et y poussent les grands et le peuple. Dans leurs discours évangéliques, ils crient que la guerre est juste, sainte et pieuse; et pour te prouver combien l'esprit de l'homme est belliqueux, ils crient la même chose aux deux partis. Aux Français ils prêchent que Dieu combat pour la France, et que quand on a Dieu pour défenseur on ne saurait être vaincu. Aux Anglais et aux Espagnols ils disent que ce n'est point l'empereur qui fait cette guerre, mais Dieu; qu'ils n'ont qu à se montrer braves; que la victoire est certaine; que, si l'un d'eux vient à succomber, il ne mourra pas, mais s'envolera tout droit au ciel, armé comme il l'était. [45,23] (CARON) Et l'on ajoute foi à cela? [45,24] (ALASTOR) Que ne peut le masque de la religion ! Joins à cela la jeunesse, l'inexpérience, la soif de la gloire, la vengeance, une inclination naturelle pour le but proposé. Il est facile d'abuser de pareils esprits, et il n'est pas difficile de pousser un char qui penche de lui-même vers sa ruine. [45,25] (CARON) Je ferais volontiers du bien â ces animaux-là. [45,26] (ALASTOR) Sers-leur un bon repas; tu ne peux rien leur faire de plus agréable. [45,27] (CARON) Un repas de mauves, de lopins et de poireaux; car tu sais que chez nous il n'y a pas d'autres provisions. [45,28] (ALASTOR) Non, un repas de perdrix, de chapons et de faisans, si tu veux leur témoigner ta reconnaissance. [45,29] (CARON) Mais quel est la motif qui les pousse à tant prêcher la guerre? Quel profit en retirent ils? [45,30] (ALASTOR) C'est qu'ils gagnent plus avec lu morts qu'avec les vivants. Il y a les testaments, les repas funèbres, les bulles et une foule d'autres gains qui ne sont pas à dédaigner. Ensuite ils aiment mieux vivre dans les camps que dans leurs cellules. La guerre élève à l'épiscopat beaucoup de gens qui en paix ne valaient pas le quart d'une obole. [45,31] (CARON) Ils ont raison. [45,32] (ALASTOR) Mais quel besoin as-tu d'un vaisseau à trois rangs de rames ? [45,33] (CARON) Aucun, si je veux encore faire naufrage au milieu du marais. [45,34] (ALASTOR) Est-ce à cause de la multitude? [45,35] (CARON) Sans doute. [45,36] (ALASTOR) Mais tu transportes des ombres et non des corps. Qu'est-ce que pèse une ombre? [45,37] (CARON) Serait-ce des araignées d'eau, il peut cependant y en avoir une quantité assez grande pour charger une barque. Tu sais d'ailleurs que ma barque est aussi une ombre. [45,38] (ALASTOR) Je me souviens pourtant d'avoir vu que quand il y avait une foule considérable et que ta barque ne pouvait pas la contenir toute, trois mille ombres étaient suspendues quelquefois à ton gouvernail, et tu ne t'apercevais pas du poids. [45,39] (CARON) J'avoue qu'il en est ainsi des âmes qui sortent d'un corps épuisé peu à peu par la phthisie ou la comsomption; mais celles qui sont arrachées subitement à un gros corps apportent avec elles beaucoup de matière corporelle. Telles sont les âmes que nous envoient l'apoplexie, l'esquinancie, la peste, et principalement la guerre. [45,40] (ALASTOR) Je ne crois pas que les Français et les Espagnols apportent beaucoup de poids. [45,41] (CARON) Beaucoup moins que les autres; quoique leurs âmes ne soient pas tout à fait de plume. Mais de chez les Anglais et les Allemands bien nourris il en vient quelquefois de telles que, dernièrement, j'ai failli faire naufrage en en transportant seulement dix, et si je n'avais sacrifié une partie de la cargaison, je périssais avec barque, passagers et péage. [45,42] (ALASTOR) Terrible danger ! [45,43] (CARON) Figure-toi ce que ce doit être quand il arrive de gros satrapes, des Thrasons et des traîneurs d'épée. [45,44] (ALASTOR) De ceux qui périssent dans une guerre juste, je ne crois pas qu'il t'en vienne un seul, car on dit qu'ils s'envolent tout droit au ciel. [45,45] (CARON) Je ne sais pas où ils s'envolent, mais je sais bien que, chaque fois qu'il y a une guerre, il m'arrive tant de blessés et d'estropiés que je suis surpris qu'il reste encore un vivant. Ces ombres n'arrivent pas seulement gorgées de vin et de mangeaille, mais encore de bulles, de bénéfices et de beaucoup d'autres choses. [45,46] (ALASTOR) Mais elles n'apportent pas cela avec elles; elles t'arrivent toutes nues. [45,47] (CARON) Oui; mais quand elles sont nouvellement arrivées, elles apportent avec elles les songes de ces choses-là. [45,48] (ALASTOR) Des songes chargent-ils? [45,49] (CARON) Ils chargent ma barque; que dis-je, ils la chargent? ils l'ont fait chavirer. D'ailleurs, crois-tu que tant d'oboles ne soient pas un fardeau? [45,50] (ALASTOR) Je le crois bien, si elles sont en cuivre. [45,51] (CARON) C'est pour cela que j'ai résolu de me pourvoir d'un vaisseau qui résiste à cette charge. [45,52] (ALASTOR) Que tu es heureux [45,53] (CARON) Pourquoi? [45,54] (ALASTOR) Parce que tu vas t'enrichir sous peu. [45,55] (CARON) A cause de la multitude des ombres? [45,56] (ALASTOR) Assurément. [45,57] (CARON) Oui, si elles apportaient leurs biens avec elles; mais ceux qui dans ma barque regrettent d'avoir laissé là-haut des royaumes, des prélatures, des abbayes, des monceaux d'or, ne m'apportent rien qu'une obole. Aussi ce que j'ai amassé depuis trois mille ans, il me faudra tout le dépenser pour un vaisseau. [45,58] (ALASTOR) Il faut savoir dépenser, si l'on veut gagner. [45,59] (CARON) Cependant les mortels, à ce que j'entends dire, trafiquent avec plus de succès, puisque, à l'aide de Mercure, ils font fortune en trois ans. [45,60] (ALASTOR) Mais ces mêmes individus font quelquefois banqueroute. Ton gain est moindre, mais plus certain. [45,61] (CARON) Je ne sais pas trop s'il est certain : s'il survenait maintenant quelque dieu qui arrangeât les affaires des princes, ma chance s'en irait toute. [45,62] (ALASTOR) Oh ! pour cela, je te le garantis, tu peux dormir sur tes deux oreilles. Tu n'as pas à craindre la paix pendent plus de dix ans. Seul le pontife romain exhorte chaudement à la concorde, mais il blanchit la tête d'un Maure. Les villes murmurent, affligées de tant de maux; je ne sais quels peuples se plaignent sourdement, disant qu'il est injuste, pour les vengeances personnelles ou l'ambition de deux ou trois hommes, de mettra le monde sens dessus dessous; mais, crois-moi, les Furies l'emporteront sur tes avis les plus sages. Mais qu'avais-tu besoin pour ton vaisseau d'aller sur la terre? N'y a-t-il pas chez nous des ouvriers? n'avons-nous pas Vulcain? [45,63] (CARON) Très bien, si je voulais un vaisseau en cuivre. [45,64] (ALASTOR) Pour très peu de chose tu feras venir un charpentier. [45,65] (CARON) Oui, mais les matériaux nous manquent. [45,66] (ALASTOR) Qu'entends-je? N'y a-t-il plus de forêts? [45,67] (CARON) On a employé jusqu'aux bois qui étaient dans les champs Élysées. [45,68] (ALASTOR) Pourquoi donc faire? [45,69] (CARON) Pour brûler les ombres des hérétiques. Nous avons même été forcés dernièrement d'extraire du charbon des entrailles de la terre. [45,70] (ALASTOR) Quoi ! ne pouvait-on pas punir ces ombres à moins de frais? [45,71] (CARON) Rhadamante l'a voulu. [45,72] (ALASTOR) Quand tu auras acheté ton vaisseau, où prendras-tu des rameurs? [45,73] (CARON) Ma fonction est de tenir le gouvernail; les ombres rameront si elles veulent traverser. [45,74] (ALASTOR) Mais il y en a qui n'ont point appris à manier la rame. [45,75] (CARON) Chez moi point de privilège. Les monarques rament, les cardinaux rament, chacun à leur tout, tout aussi bien que les gens du peuple, qu'ils l'aient appris ou qu'ils ne l'aient pas appris. [45,76] (ALASTOR) Tâche, Mercure aidant, d'acheter ton vaisseau à bon marché. Je ne te retiens pas plus longtemps. Je vais porter à Pluton la bonne nouvelle. Mais, hé ! hé ! Caron ! [45,77] (CARON) Qu'y a t-il [45,78] (ALASTOR) Hâte ton retour pour ne pas être accablé par la foule ... [45,79] (CARON) Oui, tu trouveras déjà plus de deux cent mille ombres sur le rivage, sans compter celles qui nagent dans le marais. Je ferai toute la diligence possible. Dis-leur que j'arriverai bientôt.