[34,0] COLLOQUE XXXIIII : L'ALCHIMIE PHILECOUS, LALE. [34,1] {PHILECOUS} Qu'y a-t-il d'extraordinaire que Lale rit ainsi tout seul à gorge déployée, en faisant de temps en temps le signe de la croix? Je vais lui demander la cause de son bonheur. Je vous salue bien, mon très cher Lale. Vous me paraissez extrêmement heureux. {LALE} Je le serai davantage en vous faisant partager ma joie. {PHILECOUS} Faites-moi donc jouir tout de suite. {LALE} Vous connaissez Balbin ? {PHILECOUS} Ce vieillard érudit et d'une vie honorable ? {LALE} Ce que vous dites est vrai; mais il n'y a aucun mortel qui soit sage à toute heure et qui réunisse toutes les perfections. Cet homme, parmi beaucoup d'excellentes qualités, a un défaut : il est depuis longtemps infatué de cet art qu'on nomme l'alchimie. {PHILECOUS} Ce n'est point un défaut que vous me dites là, mais une terrible maladie. {LALE} Quoiqu'il en soit, bien qu'il ait été mille fois trompé par ces charlatans, il s'est laissé duper dernièrement d'une façon incroyable. {PHILECOUS} Comment cela? {LALE} Un certain prêtre alla le trouver, le salua respectueusement et lui parla ces termes : "Très docte Balbin, vous vous étonnez peut-être que, n'étant pas connu de vous, j'ose vous déranger quoique je sache que tous vos instants sont consacrés aux études les plus saintes". Balbin fit un signe de tête, selon son habitude, car il est très sobre de paroles. {PHILECOUS} C'est une preuve de bon sens. {LALE} Mais l'autre, plus sensé, continua ainsi : "Toutefois vous excuserez mon importunité quand vous saurez le motif qui m'amène auprès de vous. — Parlez, répondit Balbin, mais en peu de mots, si vous pouvez. — Je parlerai, fit l'autre, le plus brièvement qu'il me sera possible. Vous savez, homme le plus savant de tous, que les mortels ont différentes destinées. Je ne sais si je dois me mettre au nombre des heureux ou des malheureux : car, à envisager ma destinée d'un côté, je me trouve extrêmement heureux, et, de l'autre, il n'y a rien de plus malheureux que moi". Balbin le pressant d'abréger : "Je vais finir, répliqua-t-il, très docte Balbin. Cela me sera facile avec un homme qui connaît toute cette affaire mieux que personne". {PHILECOUS} Voua me dépeignez un rhéteur et non un alchimiste. {LALE} Vous verrez bientôt l'alchimiste. "Dès mon enfance", ajouta-t-il, "j'ai eu le bonheur d'apprendre l'art le plus désirable de tous, un art, dis-je, qui est la quintessence de toute la philosophie, l'alchimie". Au mot d'alchimie, Balbin donna un léger signe de vie, seulement par geste, puis avec un soupir il dit à son interlocuteur de continuer. Alors celui-ci reprit : "Mais, malheureux que je suis ! je n'ai pas suivi la voie qu'il fallait". Balbin lui ayant demandé de quelles voies il voulait parler : "Vous savez très bien, répliqua-t-il (car rien n'échappe, Balbin, à la vaste étendue de vos connaissances), que cet art a deux voies : l'une qu'on nomme l'allongement, l'autre dite l'abrégement. Or, par une fatalité, il m'est arrivé de suivre l'allongement". Balbin lui demandant quelle était la différence de ces voies : "Je suis bien impudent, dit-il, de vous parler de ces choses-là, sachant que vous les connaissez toutes mieux que pas un. Aussi j'accours vous supplier de prendre pitié de moi et de daigner me faire part de cette voie si féconde de l'abrégement. Plus cet art vous est familier, moins vous aurez de peine à me le communiquer. Ne cachez point un si grand don de Dieu à votre frère, qui en mourrait de douleur. Jésus-Christ en revanche vous comblera toujours des plus grands avantages". Comme il ne cessait de supplier, Balbin fut forcé d'avouer qu'il ignorait complétement ce que c'était que l'allongement et l'abrégement, et le pria de lui expliquer le sens de ces mots. "Quoique je sache, reprit l'autre, que je parle à plus habile que moi, néanmoins, puisque vous l'ordonnes, je le ferai. Ceux qui ont voué toute leur vie à cet art divin changent la nature des choses de deux manières: l'une, qui est plus courte, offre un peu plus de danger; l'autre, qui est plus longue, est en même temps plus sûre. J'ai le malheur d'avoir sué sang et eau jusqu'à présent dans une voie qui ne me sourit pas, sans pouvoir rencontrer personne qui veuille m'indiquer l'autre pour laquelle je meurs d'amour. A la fin Dieu m'a inspiré de m'adresser à vous, qui êtes un homme non moins pieux que savant. Votre savoir vous permet de m'accorder aisément ce que je demande; votre piété vous portera à soulager un de vos frères dont le salut est entre vos mains". Bref, lorsque par de pareils discours ce vieux renard eut écarté tout soupçon d'imposture et fait croire que l'une des deux voies lui était très connue, Balbin depuis longtemps était sur la braise. Enfin, ne se contenant plus : "Laissons là, dit-il, votre abrégement, dont je n'ai jamais entendu prononcer le nom, tant il s'en faut que je le connaisse. Dites-moi franchement, possédez-vous d'une manière exacte l'allongement"? — "Oh! dit l'autre, sur le bout du doigt, mais la longueur me déplaît". Balbin lui ayant demandé combien il fallait de temps: "Beaucoup, dit-il, presque une année entière; mais aussi c'est très sûr. — Ne vous inquiétez pas, répliqua Balbin, quand il faudrait deux ans pleins, fiez-vous seulement à votre art". Pour abréger, il fut convenu entre eux qu'ils se mettraient à l'oeuvre secrètement dans la maison de Balbin, à la condition que le prêtre fournirait sa peine et Balbin l'argent; le gain serait partagé équitablement, quoique l'imposteur, modeste, ait offert lui-même à Balbin tout le profit qui en résulterait. On jura de part et d'autre de garder le silence, comme font ceux qu'on initie aux mystères. On compte sur-le-champ l'argent nécessaire à l'artiste pour acheter des pots, des cornues, du charbon et tout le matériel d'un laboratoire. Notre alchimiste mange agréablement cette somme dans la débauche, le jeu et la boisson. {PHILECOUS} Voilà ce qui s'appelle changer la nature des choses. {LALE} Balbin le pressant de se mettre à l'oeuvre: « Ne connaissez-vous donc pas, lui dit-il, le proverbe: Besogne bien commencée est à moitié faite ? L'essentiel est de bien préparer la matière". Il s'occupa enfin de monter le fourneau. Pour cela, il fallait encore un nouvel or qui servit d'appât à l'or à venir : car, de même que le poisson ne se prend pas sans amorce, les alchimistes ne recueillent point d'or sans en débourser un peu. Pendant ce temps Balbin était plongé dans les comptes : il calculait, si une once lui en rendait quinze, quel profit il retirerait de deux mille onces, car il avait résolu d'en dépenser autant. L'alchimiste avait dévoré cette somme, et, depuis deux mois, faisait semblant de se donner beaucoup de peine avec ses soufflets et ses charbons, quand Balbin lui demanda comment allait l'affaire. Il se tut d'abord, mais, l'autre insistant, il lui répondit : "Comme vont les grandes choses, qui ont toujours des commencements difficiles". Il prétextait qu'il s'était trompé dans l'achat du charbon, qu'il l’avait acheté de chêne lorsqu'il le fallait de sapin ou de coudrier. C'était une perte de cent écus d'or. On n'en recommença pas moins la partie; une nouvelle somme ayant été remise, le charbon fut changé. On se remit à la besogne avec plus de zèle qu'auparavant : de même que les soldats, sur un champ de bataille, réparent à force de bravoure l'échec qu'ils ont éprouvé. Au bout de quelques mois, lorsque le laboratoire eut été en pleine activité et que l'on espérait un lingot d'or sans qu'une paillette existât dans les vases (car l'alchimiste l'avait tout mangé), celui-ci inventa un autre prétexte, savoir que les verres dont il s'était servi n'avaient pas été confectionnés comme il fallait. Car, de même que tout bois n'est pas bon pour faire Mercure, toute espèce de verre ne convient pas pour faire de l'or. Plus on avait dépensé, moins on devait discontinuer. {PHILECOUS} C'est ainsi que font les joueurs; comme s'il n'eût pas beaucoup mieux valu perdre cela que le tout. {LALE} C'est vrai. L'alchimiste jurait qu'il n'avait jamais été déçu pareillement; que maintenant que l'erreur était découverte tout irait bien, et qu'il réparerait cette dépense par un grand bénéfice. On changea les verres, et le laboratoire fut renouvelé une troisième fois. L'alchimiste fit observer que si on envoyait en présent quelques écus d'or à la Vierge mère, qui, comme vous le savez, a un temple à Parale, la chose n'en réussirait que mieux, car il s'agissait d'un art sacré, et, sans la faveur du ciel, on ne pouvait se flatter du succès. Ce dessein plut fort à Balbin, homme pieux, qui ne passait pas un jour sans entendre la messe. L'alchimiste se chargea du pélerinage, c'est-à-dire qu'il alla dans la ville voisine où il mangea l'offrande dans la débauche. De retour à la maison, il annonça qu'il avait le plus grand espoir que l'entreprise marcherait à son gré, tant la sainte Vierge lui avait paru accueillir favorablement ses voeux. Lorsqu'au bout d'un temps assez long il se fut donné bien de la peine, sans que la moindre paillette d'or se montrât nulle part, il répondit aux demandes de Balbin qu'il ne lui était jamais rien arrivé de semblable de sa vie, après tant d'expériences dans cet art, et qu'il ne pouvait pas deviner quelle en était la cause. Après s'être longtemps perdu en conjectures, Balbin songea enfin à lui demander s'il n'avait pas passé un jour sans entendre la messe ou sans réciter ce qu'on appelle les Heures, car ces omissions empêchaient toute réussite. Alors l'imposteur : "Vous avez mis le doigt dessus, fit-il. Malheureux que je suis! j'ai commis deux fois cette faute par oubli, et dernièrement, au sortir d'un bon dîner, j'ai oublié de dire la Salutation de la Vierge". — "Il n'est pas étonnant, répliqua Balbin, qu'une aussi grande affaire ne réussisse pas". L'artiste promit, pour les deux messes omises, d'en entendre douze, et pour une Salutation d'en réciter dix. L'alchimiste, étant de nouveau à bout d'argent et n'ayant plus de motifs d'en demander, imagina ce stratagème. Il rentra à la maison presque mort, et, d'une voix lamentable : « Je suis perdu, s'écria-t-il, Balbin; je suis perdu sans ressource; c'en est fait de moi !" Balbin fut tout surpris et désira connaître la cause d'un si gland malheur. "Les gens du roi, dit l'autre, se sont doutés de ce que nous faisions, et je m'attends pour sûr à être conduit bientôt en prison". A ce mot, Balbin pâlit tout de bon; car vous savez que chez nous c'est un crime capital que d'exercer l'alchimie sans la permission du prince. "Je ne crains pas ln mort, continua-t-il; plût à Dieu qu'elle me frappât ! Je redoute un supplice plus cruel". Balbin lui demandant quel était ce supplice: "Je serai renfermé, dit-il, quelque part, dans une tour où l'on m'assujettira pendent toute ma vie à un travail qui me déplaît. Est-il une mort qui ne soit préférable à une telle existence ?" L'affaire fut mise en délibération. Balbin, qui possédait à fond l'art de la rhétorique, agita toutes les questions capables de détourner le péril. "Ne pourriez-vous pas, dit-il, nier le crime? — Nullement, répliqua l'autre; le bruit s'est répandu parmi les gens du roi, et ils ont des preuves irréfragables". On ne pouvait vraiment pas défendre le fait en présence d'une loi formelle. Après avoir discuté plusieurs moyens, sans qu'un seul parût assez efficace, l'alchimiste, à qui il fallait de l'argent tout de suite, finit par dire : "Nous perdons le temps à délibérer, Balbin, et la situation réclame un prompt remède. Je suis sûr que dans un instant on va venir pour m'emmener en prison". A la fin, Balbin ne trouvant rien, l'alchimiste lui dit : "Je ne vois rien non plus, et il ne me reste qu'une chose à faire, c'est de périr bravement, à moins toutefois d'adopter un parti suprême, qui est plus utile qu'honnête; mais nécessité n'a point de loi. Vous savez, ajouta-t-il, que ces gens-là sont avides d'argent, et que par conséquent il est facile de les corrompre pour qu'ils se taisent. Quelque dur qu'il soit de donner à ces pendards une somme qu'ils gaspilleront, au point où en sont les choses, je ne vois rien de mieux". Balbin partagea cet avis, et compta trente écus d'or pour acheter le silence. {PHILECOUS} Ce Balbin est d'une générosité rare. {LALE} Détrompez-vous. S'il s'était agi d'une chose honorable, vous lui auriez plutôt arraché une dent qu'un écu. ll pourvut ainsi aux besoins de l'alchimiste, dont le seul embarras était de n'avoir rien à donner à sa maîtresse. {PHILECOUS} Je m'étonne que Balbin ait aussi peu de nez. {LALE} En cela seulement il manque de nez; pour tout le reste il est très fin. A l'aide d'une nouvelle somme on monte un second fourneau, après avoir envoyé d'abord une petite offrande à la Vierge mère pour qu'elle favorisât l'entreprise. Une année entière s'était écoulée pendant laquelle, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, la peine et la dépense avaient été perdues. Dans l'intervalle, il survint une aventure plaisante. {PHILECOUS} Quelle aventure ? {LALE} L'alchimiste avait des relations criminelles avec la femme d'un homme de cour. Le mari, ayant conçu des soupçons, se mit à l'épier. Ayant appris enfin que le prêtre était dans sa chambre, il revint à la maison contre toute attente et frappa à la porte. {PHILECOUS} Que voulait-il faire à notre homme? {LALE} Ce qu'il voulait lui faire? rien d'agréable, le tuer ou le châtrer. Quand le mari furieux eut menacé d'enfoncer la porte si sa femme n'ouvrait, on fut très effrayé et on avisa à prendre un parti prompt. Il n'y en avait pas d'autre que celui qu'indiquait la situation. Le prêtre ôta sa robe, se jeta par une étroite fenêtre, non sana danger ni blessure, et s'enfuit. Vous savez que de telles aventures se répandent vite : aussi le bruit en parvint-il à Balbin. L'artiste n'avait pas prévu cela. {PHILECOUS} Le voilà donc pris par le milieu du corps? {LALE} Du tout, il s'en tira plus heureusement que de la chambre. Voyez la fourberie de l'homme. Balbin ne le questionna point, mais lui montra assez par son air triste qu'il n'ignorait pas ce qui se disait dans le public. L'autre savait que Balbla était un homme pieux qui, à certains égards, se montrait même superstitieux. Or les gens ainsi faits pardonnent aux péchés les plus graves si l'on témoigne du repentir. En conséquence, il fit tomber à dessein la conversation sur la réussite de l'affaire, se plaignit qu'elle n'allât point comme à l'ordinaire ni comme il le voulait, et ajouta qu'il ne comprenait pas quelle en était la cause. Alors Balbin, qui avait résolu de garder le silence, mais qui était facile à émouvoir, poussé par l'occasion, répondit : "L'obstacle n'est pas douteux : les péchés empêchent de réussir tout ce qui doit être manié purement par des mains pures". A ces mots, l'artiste tomba à genoux, se frappa la poitrine à coups redoublés, puis, le visage et la voix pleins de larmes, s'écria: "Vous avez dit très vrai, Balbin; oui, les péchés font obstacle; mais ce sont mes péchés et non les vôtres, car je ne rougirai point de vous confesser ma turpitude comme au prêtre le plus saint. La faiblesse de la chair l'a emporté sur moi; Satan m'a entraîné dans ses filets. Malheureux que je suis! de prêtre je suis devenu adultère. Toutefois, le présent que nous avons envoyé à la Vierge mère n'a pas été tout à fait sans fruit. J'étais perdu infailliblement si elle ne m'eût secouru. Déjà le mari brisait la porte; la fenêtre était trop étroite pour que je pusse m'évader. Dans un si pressant danger, je tombai à genoux et suppliai la très sainte Vierge, si le présent lui avait été agréable, de me venir en aide. Aussitôt je retourne vers la fenêtre (car la nécessité m'y forçait), et je la trouve assez large pour me sauver". {PHILECOUS} Balbin crut cela? {LALE} S'il le crut? 1l pardonna même au fourbe et l'avertit pieusement de ne point se montrer ingrat envers la bienheureuse Vierge. Il lui compta une nouvelle somme sur la promesse qu'il lui fit d'accomplir désormais purement cette œuvre sacrée. {PHILECOUS} Quelle fut la fin? {LALE} L'histoire est très longue, je vais l'abréger. Lorsque par de pareilles manoeuvres il se fut joué de notre homme et lui eut soutiré une somme d'argent assez ronde, survint quelqu'un qui connaissait le drôle dès l'enfance. Celui-ci, devinant qu'il faisait avec Balbin ce qu'il avait fait partout, alla trouver secrètement ce dernier, lui démontra quel artiste il nourrissait dans sa maison, et lui conseilla de le chasser au plus vite, s'il n'aimait mieux le voir s'enfuir un jour après avoir pillé sa cassette. {PHILECOUS} Que fit alors Balbin? Il fit sans doute jeter l'homme en prison? {LALE} En prison! Au contraire, il lui paya son voyage, en le conjurent par tout ce qu'il y a de plus sacré de ne pas dire un mot de ce qui s'était passé. Et il eut raison, à mon avis, d'aimer mieux cela que de devenir la fable des festins et de la place, et en outre de risquer le confiscation, car l'imposteur n'avait rien à craindre; il en savait autant dans cet art que le premier âne venu, et dans cacas l'imposture est favorable. Si on lui eflt intenté une accusation de vol, l'onction le mettait à l'abri de la potence, et l'on n'aime pas à nourrir de pareilles gens en prison. {PHILECOUS} Je plaindrais Balbin s'il ne s'était pas plu lui-même à s'être trompé. {LALE} Il faut que je me hâte maintenant d'aller à la cour ; une autre fois je vous raconterai des choses encore plus folles que celle-là. {PHILECOUS} Quand voua aurez le temps, je les écouterai avec plaisir, et je vous rendrai récit pour récit.