Un parfum de décadence ; Le Real de Madrid, ce club de football espagnol que l’on disait en difficulté, vient d’acheter le joueur français Zinedine Zidane à la Juventus de Turin pour 500 millions de francs. Certains s’extasient devant ce transfert sans précédent, comme s’il s’agissait d’un record du monde sportif. D’autres en sont écoeurés, et on les comprend. Il règne autour des chiffres atteints par les rémunérations et les tractations internationales comme un parfum de décadence. « Eh quoi ! dira-t-on, ces sommes ne sont elles pas déterminées par le marché ? Leur circulation crée de la richesse. Il ne faut pas avoir peur de l’abondance ! » Le marché est, en effet, dans son ordre, comme la démocratie dans le sien, le pire système à l’exception de tous les autres. Mais il a perdu ses repères, sort de son territoire Et multiplie les ratés. De seuil en seuil, de record en record, la machine donne le sentiment de ne plus pouvoir s’arrêter. La bulle gonfle jusqu’à ce qu’elle crève, et, quand on voit, à l’extrême gauche, renaître une contestation prête à la violence pour imposer son idéologie totalitaire, il n’est pas sûr que la crise, qui favorise les conditions de cette violence, soit aujourd’hui la forme la plus sûre de régulation du capitalisme. Aucun des abus qui nourrissent la frustration et la révolte ne sera résolu aussi longtemps que le marché, qui est une notion purement économique, n’aura pas retrouvé ses repères. De sa longue dérive, la mondialisation, si volontiers montrée du doigt, n’est pas seule responsable. La principale cause est le développement des techniques de communication, exploitées aussi bien par M. Berlusconi que par M. Bové. A mesure qu’ils se détachent de leur objet naturel, qui est l’échange de biens matériels, les indicateurs du marché se laissent éblouir par les éclats de l’image et dérégler par ses caprices. On n’avait pas besoin du dégradant succès de « Loft Story » pour savoir que ; dans les démocraties développées, la paraître tend à remplacer l’être, et que l’argent, le prestige, le pouvoir ne dépendent plus du mérite ou de la capacité de créer des richesses, mais du simple fait de s’être donné en spectacle. L’inflation et l’arbitraire des cours ne sont pas les conséquences les plus ravageuses de l’impérialisme de l’image. Le pire est le relativisme des valeurs, cette tentation des temps de prospérité, que l’ordre du paraître encourage. Quand, dans une société, le Bien et le Mal sont remplacés par le caractère positif ou négatif d’une impression visuelle instantanée ; quand sous l’œil inquisiteur des caméras, l’apparence et la vie privée mises à nu ne laissent plus à quiconque l’autorité nécessaire pour fixer des hiérarchies de valeurs et proposer des modèles, le seul critère d’évaluation qui garde encore un semblant d’objectivité est le marché. Ainsi ce dernier est-il sorti de son territoire pour devenir dans tous les domaines, l’éducation, l’art, le sport, l’arbitre incontournable de toute valeur. Peu importe, dans ce système, que Zidane soit ou non le meilleur joueur de football du monde. Seul compte le fait que son image soit porteuse. Les gestionnaires du sport ne voient en Zizou que les produits dérivés, de la même façon que dans un explorateur les anthropophages voient le rôti. Si un sondage devait révéler demain que la Joconde n’est plus « vendeuse », il ne resterait plus que quelques incorrigibles amateurs de beauté pour éprouver le désir de la dérober. Devant cette dérive de notre modernité, qui s’accompagne , en réaction, d’une étonnante régression vers les modèles les plus archaïques du féodalisme, du corporatisme et du sectarisme, il est difficile de ne pas prononcer le mot tabou de décadence. Tandis que les sociaux-démocrates et certains libéraux se félicitent du processus, où ils voient un triomphe de la société civile, la gauche classique voudrait remédier à cette crise par une cure d’égalitarisme qui serait un remède autoritaire pire que le mal. Pour arracher la société au relativisme et à la dictature du marché, la solution qui s’impose à une droite raisonnable est le rétablissement de l’Etat. Au XVIIIe siècle, le grand historien britannique Edward Gibbon imputait la décadence de l’Empire romain à la banalisation de la citoyenneté, à l’extension indéfinie des frontières et à l’absence de discernement d’une redistribution publique qui poussait les Romains à préférer les jeux du cirque. L’avertissement vaut pour nos contemporains. Il pourrait leur souffler un programme.