«Atroce, nécessaire, dégradante»? Cette guerre psychologique ne peut pas être gagnée par les seuls moyens militaires. Mais sans ces moyens on est assuré de la perdre I. Ce que Ben Laden a déjà gagné En nous contraignant à faire ce que John Le Carré refuse d’appeler une guerre mais plutôt «une opération de police atroce, nécessaire, dégradante», on pourrait affirmer qu’Oussama Ben Laden a déjà gagné plusieurs batailles. Les bombardements, qui ne sauraient faire de distinction entre les coupables et les innocents, l’éventuelle psychose qui pourrait s’emparer de nos sociétés puisqu’elles ne se sentent plus à l’abri d’aucune surprise mortifère, le bouleversement progressif de nos économies, déjà menacées avant le 11 septembre: c’est exactement ce que désirait Ben Laden. C’est ce qu’il a déjà obtenu. Sans doute peut-on opposer à ce pessimisme les succès diplomatiques que remportent les Etats-Unis dans l’élargissement de leur «coalition», lorsque l’on voit la photo stupéfiante des trois présidents, chinois, russe et américain, donnant une conclusion euphorique à leurs accords de Shanghai. De même, le ralliement de l’Indonésie, la nation musulmane la plus peuplée du monde, peut être mis au crédit de George Bush et surtout du secrétaire d’Etat Colin Powell. Mais, même là, on pourrait rétorquer que les gouvernements de la planète – jusqu’ici incapables de prendre des mesures écologiques pour combattre les dangers qui menacent la Terre et l’espèce – n’ont fait que prendre conscience de la vulnérabilité de leur propre pouvoir à partir du moment où un illuminé irresponsable peut le déstabiliser. D’autant qu’auprès des opinions publiques cette capacité de déstabilisation s’incarne dans l’action d’un seul homme au service d’une seule religion: Oussama Ben Laden. On sait que les bombardements ne peuvent que susciter une solidarité entre les victimes, coupables ou innocentes, et leur inculquer un désir renouvelé de vengeance et de haine. Dans le cas qui nous occupe, si l’islamisme radical est vraiment – comme j’en suis persuadé – dirigé avant tout contre ceux des musulmans qui veulent moderniser leur religion, alors nous avons affaire à une course de vitesse entre, d’un côté, le démantèlement des réseaux de l’internationale terroriste Al-Qaida et, de l’autre, les réactions musulmanes populaires et antiaméricaines contre la guerre. Car c’est bien l’objectif de Ben Laden que de souder, dans le scandale et le malheur, la majorité des opinions publiques musulmanes, pour les dresser contre leurs gouvernements. En somme, nous n’avons aucune certitude de gagner cette guerre. Alors faut-il la faire? II. L’Amérique diabolisée Peu nombreux semblent être, parmi les opposants à la guerre – et il en est de prestigieux au sein même de la société américaine –, ceux qui considèrent que l’agression des terroristes et leurs 6000 victimes civiles sont une riposte légitime à la «justice des plus forts». Sans doute certains n’excluent-ils nullement que les Etats-Unis aient mérité peu ou prou d’être punis pour ce qu’ils ont pu faire. Mais cela ne les conduit tout de même pas à conclure que la destruction des tours de Manhattan a été une victoire du droit. Quand bien même les Etats-Unis seraient-ils coupables, il est difficile de faire de Ben Laden un justicier! La question qui se pose, pour les opposants à la guerre, est alors de savoir si les Etats-Unis, censés avoir fabriqué un Ben Laden par leur politique passée, ne risquent pas, avec leurs opérations actuelles, de nous entraîner à en fabriquer d’autres. Pendant un demi-siècle, la politique étrangère des Etats-Unis a été l’une des plus contestées et parfois des plus contestables de la scène internationale. Mais une partie importante des critiques qu’on pouvait lui faire a perdu sa raison d’être en novembre 1989, avec l’implosion sans coup férir du système et de la puissance soviétiques, le monde entier plébiscitant soudain la démocratie, l’économie de marché et par voie de conséquence l’Otan et les Etats-Unis. N’oublions jamais la signification du vote favorable accordé à George Bush senior par 140 nations de la planète (dont, Cuba excepté, tout le continent latino-américain) dès le début de la guerre du Golfe et des bombardements sur l’Irak. Il s’agissait alors non seulement de rétablir la souveraineté d’un pays annexé, le Koweït, mais d’accorder aux Etats-Unis un véritable leadership: au service de l’ONU, il y avait désormais la force d’une superpuissance non discutée. Cette délégation d’autorité résultait sans doute du constat qu’il n’y avait plus de puissance mondiale en conflit avec les Etats-Unis. Mais elle entraînait du même coup la condamnation de tous ceux qui, par besoin de protection ou par alignement idéologique, avaient fait alliance avec l’Union soviétique. Pourquoi ce rappel est-il important? Simplement parce que le monde, ce jour- là, a identifié le mal avec le communisme soviétique vaincu, et qu’il a donc révisé selon ce critère les jugements portés auparavant sur le comportement «impérialiste» des Américains. Après tout, les Etats-Unis n’avaient-ils pas essayé de «sauver de la barbarie bolchevique» les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Chiliens et tant d’autres peuples, même s’il leur avait fallu utiliser pour cela les plus atroces méthodes des fameuses «sales guerres»? Pouvait-on leur reprocher de s’être souvent, pour vaincre, alliés avec le diable en confortant des dictatures rétrogrades et corrompues? Après tout, Churchill, qui haïssait plus que tout le régime soviétique, n’avait-il pas, jadis, cru devoir s’allier avec Staline pour vaincre le nazisme? Alors comment reprocher aux Etats-Unis d’avoir soutenu ces islamistes afghans, pakistanais ou saoudiens qui se retournent aujourd’hui contre eux? Cela n’est, bien sûr, en rien convaincant. Mais on peut mieux souligner ainsi les contradictions et les embarras des intellectuels pétitionnaires et des auteurs de «tribunes» parfois remarquables. D’autant qu’à mes yeux le crime des Etats-Unis n’est pas d’avoir entraîné et équipé les talibans pour lutter contre l’Union soviétique, c’est d’avoir abandonné l’Afghanistan dans le chaos, la ruine et le malheur après que l’Union soviétique se fut retirée de ce pays effondré. Non seulement c’était humainement inexcusable, mais c’était surtout une erreur politique incroyable dans une région du monde où les intérêts britanniques, pakistanais, indiens et russes ont toujours été en compétition. Dans l’Histoire, les alliances avec le diable n’ont rien de surprenant. Le tout est de savoir ce que l’on fait du diable après s’être allié avec lui, et ce qu’on le laisse faire ensuite. III. L’Occident, l’islam et l’universel Il faut tout de même revenir sur cette opposition que l’on croit pouvoir ressusciter entre un Occident coupable et un tiers-monde innocent. Nous sommes ici dans une sémantique archaïque et pernicieuse. D’abord, comme le disait Leila Chahid, déléguée à Paris de l’Autorité palestinienne, «on n’est pas forcément proaméricain lorsque l’on décide de lutter contre le terrorisme islamiste». Personne n’a le droit de baptiser «occidentales» les valeurs qui sont universelles. Ce n’est pas une conception plus ou moins néocolonialiste qui nous fait souhaiter la modernisation des traditions de certains pays, c’est au contraire l’idée qu’ils en sont dignes et le constat qu’une grande partie d’entre eux le veulent. Le problème de l’islamisme radical n’oppose donc pas riches et pauvres, puissants et faibles, cyniques et innocents. Il est devenu – et c’est cela que les anciens tenants du tiers-mondisme n’arrivent pas à comprendre – celui de l’opposition entre ceux qui sont partisans de respecter certaines valeurs ravivées par la modernité et ceux qui, au nom de la tradition ou de Dieu, considèrent ces valeurs comme sacrilèges. Mais les uns et les autres appartiennent indifféremment à l’Occident ou au tiers-monde. Démolir des statues qui font partie du patrimoine international, frapper et cloîtrer trois ou quatre épouses, imposer le mariage forcé aux filles, considérer comme ennemis ceux que l’on appelle des «infidèles», désirer imposer à tout un peuple une religion particulière, ne pas respecter les souhaits du plus grand nombre, ce n’est pas être antioccidental, c’est être barbare. La chrétienté occidentale et la Révolution française n’ont pas manqué de se livrer à des guerres de religion ou de piller les trésors des églises. Elles n’étaient en cela ni occidentales ni quoi que ce soit d’autre, mais simplement barbares. J’estime stupéfiant que les véhéments dénonciateurs de la guerre actuelle ne tirent aucune conclusion des conflits très graves qui ont eu lieu entre les musulmans eux-mêmes, hier à Damas et à Amman, aujourd’hui au Nigeria, au Soudan et surtout à Alger. Sans parler de cette grande romancière indienne, Arundhati Roy, qui, avec un talent inspiré mais peu informé, va jusqu’à mettre la guerre civile libanaise et la guerre civile algérienne dans la liste des malheurs infligés par les Etats-Unis au reste du monde! Après tout, pour pouvoir éviter de se poser la question des solutions, on se réfugie dans l’histoire falsifiée des responsabilités. On n’oublie qu’une chose, pourtant essentielle: c’est que, quand bien même tous les problèmes suscités par une Amérique diabolisée pourraient trouver une solution, les objectifs de Ben Laden et de ses alliés demeureraient les mêmes. Question simple: lorsque les islamistes afghans ont décidé de former des terroristes algériens pour prendre le pouvoir en Algérie en y perpétrant les actes les plus barbares, était-ce pour exprimer la revendication des enfants irakiens contre le blocus, des Palestiniens asphyxiés dans la bande de Gaza et des Saoudiens occupés par des Yankees? Que tous ces facteurs puissent créer un terreau favorable au développement du terrorisme islamiste, personne n’en doute. Et si l’on ne veut pas faire le jeu de Ben Laden et lui offrir sur un plateau les objectifs qu’il vise, il importerait bien sûr que toutes ces situations trouvent une solution réparatrice spectaculaire pour ôter aux bombardements un peu de ce qui demeurera toujours en eux d’illégitime. IV. La terrible épreuve d’Israël Dans ces conditions, le règlement du problème israélo-palestinien peut très bien n’être pas à l’origine de la terreur islamiste de Ben Laden; les victimes du conflit entre musulmans peuvent très bien devenir beaucoup plus nombreuses que celles suscitées par les ripostes aux Intifadas; il n’en reste pas moins que chaque fois qu’un diplomate américain voyage dans le monde arabo-musulman il s’entend réclamer, comme condition de fidélité à la coalition, des pressions sur Israël pour stopper l’engrenage des violences. Les leaders arabes déclarent avec simplicité qu’ils peuvent tout faire avaler à leur opinion publique, sauf le bombardement des territoires palestiniens. Sans doute Colin Powell n’a-t-il pas besoin d’entendre ces messages pour se faire une religion. Il a vécu près de George Bush senior et de James Baker (son prédécesseur au Département d’Etat) une situation identique pendant la guerre du Golfe. A cette époque, les Israéliens s’étaient vu refuser un prêt très important, qui était jugé indispensable à leur équipement militaire donc à leur sécurité. C’était la première fois que les Etats-Unis manifestaient une telle fermeté. Mais le Premier ministre d’alors, Itzhak Shamir, n’était ni assiégé par une Intifada, ni menacé par des partis d’extrême-droite et des factions religieuses extrémistes. La situation aujourd’hui est bien différente. Il y a désormais au gouvernement israélien des ministres, jouissant d’une audience certaine à la Knesset, qui sont tentés d’en finir avec Yasser Arafat. Ils ne veulent pas être les seuls perdants de la coalition antiterroriste. Ils se disent que soit le leader palestinien actuel sera remplacé par quelqu’un de plus fiable et de plus accommodant, soit ce seront les intégristes qui prendront le pouvoir. Et que l’on sera alors conduit à une guerre totale, qui pourrait permettre aux Israéliens de reconquérir les territoires rétrocédés à l’Autorité palestinienne, notamment la Judée et la Samarie. A ce moment-là, on peut dire qu’Israël retrouverait les pires conditions d’insécurité d’avant 1967, que tous les Etats arabes riverains rompraient avec lui et se retireraient de la coalition antiterroriste, comblant ainsi les vœux de Ben Laden. Les Américains ne devraient pas être les seuls à adjurer Israël de retrouver la tradition d’Itzhak Rabin et des accords d’Oslo. La gauche israélienne et les diasporas américaine et française devraient comprendre que les Arabes ne sont pas les héritiers de leurs persécuteurs ancestraux, qu’il faut, comme disait Théo Klein, reconnaître aux Palestiniens leur dignité. En voyant le film bouleversant de Claude Lanzmann sur la violence des justes et la révolte des opprimés, je me disais que la fidélité à la Shoah devrait interdire aux juifs d’être des occupants où que ce soit. V. Ni illusions ni démission Lorsque John Le Carré, encore lui, déclare qu’il a manqué, après novembre 1989 et la chute du mur de Berlin, des hommes d’Etatn capables de comprendre que les démocraties avaient le devoir de satisfaire tous les rêves égalitaires entretenus par les victimes du communisme, il a parfaitement raison. Lorsqu’il rappelle qu’il avait préconisé une sorte de plan Marshall au profit du tiers-monde, on peut déplorer amèrement qu’il n’ait pas été écouté à cette époque et que finalement les Etats-Unis n’aient tiré de leur hyperpuissance nouvelle qu’un surcroît d’égoïsme et d’arrogance. Mais aujourd’hui, nous nous trouvons dans l’obligation de riposter à une menace islamiste qui, encore une fois, a fait beaucoup plus de morts musulmans qu’il n’y en a eu dans les tours de Manhattan. Et nous savons en même temps qu’une guerre de ce genre ne peut pas être gagnée par les seuls moyens militaires, pour la simple raison que l’on ne peut pas infliger plus que la mort à ceux qui la désirent et s’en servent. Alors il faut bien, dans une lucidité crispée, se résigner à cette «opération de police atroce, nécessaire, dégradante». Sans illusions. Sans panache. Mais sans démission.