Ce mot de «civilisation» Il faut sans cesse se rappeler pourquoi nous combattons. Et se dire aussi que les Etats-Unis n’ont pas tous les droits, même si nous n’en reconnaissons aucun à Ben Laden et aux siens Alors c’est la guerre du Golfe qui recommence? Des innocents qui trinquent et des responsables qui ricanent? Des «dommages collatéraux» accompagnés du rituel des regrets? Des avions ultrasophistiqués et des cibles manquées? Des radars qui permettent de lire «depuis 4000 mètres le texte du Coran dans les mains d’un musulman en prière» et les bombes – à fragmentation! – qui semblent laisser indifférents les groupes mobiles et bondissants des talibans? Pour couronner le tout, Abdul Haq, chef de l’opposition, principal allié des Américains, tombe dans une embuscade, et les forces anti-talibans, dans leur avance, découvrent «une résistance inattendue» (!). Quant à Ben Laden, le voici qui devient aussi intouchable que Saddam Hussein. Il augmente sérieusement ses chances de devenir le Saladin des opinions publiques musulmanes et le Che Guevara des 25 millions de musulmans qui résident au cœur de l’Europe – et dont certains sont loin d’être insensibles à une dangereuse propagande qui mêle l’antiaméricanisme et l’antisémitisme. Sombre tableau. On va voir refleurir les expressions des commentateurs embarrassés, «mauvais pas dans la bonne direction», «mauvaise guerre pour une bonne cause». Ainsi, non seulement, pour surprendre et terroriser, le fanatisme aura su maîtriser une technologie en principe confisquée par ce que l’on appelle l’Occident, mais il dispose de tous les atouts pour échapper à la sanction. Pourtant, les stratèges du Pentagone avaient proclamé qu’ils tireraient à la fois les leçons de la guerre du Golfe et celles de l’expédition soviétique en Afghanistan. D’une part on ne laisse pas tomber les rebelles (comme les Kurdes et les chiites en Irak), d’autre part on évite les tapis de bombes et l’on se garde de fixer des échéances. Or, depuis trois jours, on s’est mis en tête de tout finir «avant l’hiver et avant le ramadan», avant, surtout, que le Pakistan n’explose. Alors, naturellement, la question arrive, attendue et comme espérée par les partisans masochistes de la contrition: n’avons-nous pas mérité un Ben Laden? On jugeait Ben Laden démoniaque, on le découvre providentiel. S’il échappe à ce point à la justice des hommes, c’est qu’il est quelque part protégé par celle de son Dieu. Ne sommes-nous pas en train de recevoir un rappel à l’ordre pour avoir laissé nos sociétés permissives dériver vers l’étalage de la pornographie, de l’homosexualité, vers la délinquance des enfants, la prostitution des adolescentes et la drogue pour tous? C’est ce que s’est demandé un prédicateur américain, réclamant que l’on tire profit de l’agression de Ben Laden pour procéder à un ressaisissement, à un réarmement moral. D’autant que, par un glissement qui n’est pas surprenant et sur lequel nous reviendrons plus loin, l’Occident américanisé et atlantisé se voit soudain accusé d’avoir toléré que les «sionistes» puissent violer les lieux sacrés de Bethléem. Les catholiques de Rome ont toutes les peines à ne pas traduire l’indignation des chrétiens d’Orient, même s’il est difficile à ces derniers d’oublier pendant ce temps que leurs frères viennent d’être massacrés dans une église au Pakistan. Quelle aubaine pour un Ben Laden! Il n’espérait que faire l’unité des musulmans par la terreur, et voici qu’il se découvre des alliés chez l’ennemi… Alors? Alors, c’est le moment de tenir bon. De ne pas confondre l’insondable abrutissement militaire avec la justesse inébranlable des causes. De ne pas valoriser les objectifs de l’ennemi sous le prétexte qu’il remporte des victoires. Douter de soi, c’est, en ce moment, douter de la civilisation, et il n’y en a qu’une. D’où qu’ils viennent, quels que soient les personnes qui les ont commis et les lieux où ils ont été perpétrés, les forfaits du terrorisme indistinct, du dressage au suicide, de la mutilation des femmes, de l’esclavage des enfants, ces forfaits, qui ne sont ni occidentaux ni islamiques, ne sont pas compatibles avec le minimum de valeurs universelles qui permet la vie en commun des hommes sur cette planète. Ce n’est pas le passé prétendument coupable des Occidentaux qui peut justifier les horreurs présentes des islamistes. Et puisqu’on nous rappelle à juste titre ce que nous devons tous à l’âge d’or de la grande civilisation arabe, je ne vois pas pourquoi il serait indécent pour l’Europe de rappeler ce qu’elle a apporté au monde. Après toute une vie consacrée à la protection des cultures autres que la nôtre, un savant comme Claude Lévi-Strauss s’est avisé qu’on n’avait pas le droit de priver ces cultures de ce que l’Europe avait inventé de plus précieux à ses yeux et de plus irremplaçable: la «pensée critique». Autrement dit, si loin que les anthropologues et les ethnologues puissent aller dans les études consacrées à la différence et même à l’incompatibilité, il reste que sans une civilisation de l’universel il devient impossible de définir ce que c’est que l’homme, en quoi consiste le principe d’humanité. Et si la vie ici-bas n’est jamais organisée qu’en fonction des moyens que chacun peut choisir pour préparer sa vie dans l’Au-delà – ce qui est la philosophie implicite de l’islamisme radical –, s’il ne peut y avoir de compétition entre les hommes que dans l’ascèse, le meurtre et le sacrifice, alors il n’y a plus aucune possibilité de justifier cette vie que Dieu a le caprice de nous donner. Reste que les Américains et leur coalition antiterroriste n’ont pas tous les droits, même si nous n’en reconnaissons aucun à Ben Laden. Ce n’est pas seulement une question d’efficacité. C’est, pour répéter le mot, une question de civilisation. Même pour des causes irrécusables comme la guerre contre le nazisme, on ne se résoudrait plus aujourd’hui à consentir à des bombardements comme ceux de Dresde et d’Hiroshima. Il n’y a pas désormais d’urgence plus précise ni plus grande que de s’entendre sur de telles convictions et de rendre public un accord. C’est de l’Europe et de son prolongement maghrébin que peuvent venir des proclamations libres et claires. Une sorte de manifeste définissant «pourquoi nous combattons». La présence de nombreuses signatures musulmanes serait indispensable au bas de ce manifeste. Ce n’est pas parce que les Etats-Unis n’ont pas besoin de nos forces militaires que nous ne disposons d’aucun atout. Sans l’Europe et sans «notre» islam, la coalition se fissure jusqu’à l’explosion. Je dirais même que c’est des musulmans d’Europe et de France que pourrait venir le cri de délivrance. Les musulmans de France, ou ceux qui s’autoproclament leurs représentants, se manifestent parfois pour condamner le terrorisme indistinct, pour affirmer que leur religion est celle de la miséricorde, et surtout pour dénoncer l’amalgame que l’on pourrait faire entre terrorisme et islam. On ne peut qu’observer qu’ils sont bien là dans leur rôle. Puisque la France s’est laissé peu à peu prendre au piège du communautarisme, on ne voit pas pourquoi ces représentants feraient davantage que d’affirmer leur volonté de coexister avec les autres communautés sans se référer aux valeurs républicaines. Car on sait que, dans notre République une et indivisible et dans notre démocratie individualiste et parlementaire, les chefs des commu-nautés religieuses interviennent parfois directement auprès du président de la République pour telle ou telle question qui ne concerne que les intérêts d’une minorité. A quand la représentation de cette communauté au Parlement? Je souhaite pour ma part qu’un certain nombre d’intellectuels musulmans, dont je connais l’indépendance d’esprit et la conscience rigoureuse, se saisissent de cette occasion pour développer leur point de vue. Celui selon lequel un islam français ne saurait se définir en fonction de l’interprétation circonstancielle de tel ou tel texte du Coran, mais en fonction de l’adhésion à la République et à la Constitution. Je crois comprendre la raison de leurs réticences. Elle est la même pour certains intellectuels juifs agnostiques et peu communautaires. Comme ils refusent d’intervenir en tant que juifs dans la cité, ils ne veulent pas constituer une communauté en contradiction avec leur anticommunautarisme. C’est ce qui fait que bien des intellectuels juifs, et des plus grands, se refusent à rendre publique leur vérité sur l’orthodoxie religieuse et certains comportements de l’Etat d’Israël. Je crois au contraire que la République gagnerait à ce que les uns et les autres témoignent des raisons de leur appartenance à une certaine façon de vivre la religion – ou l’incroyance – dans notre pays. Ils pourraient nous rappeler que l’important n’est plus de se demander ce que Dieu a voulu dire quand il a parlé de la Terre promise ou du djihad, mais ce que les hommes ont voulu faire dire à Dieu. Ils pourraient évoquer le besoin que les sociétés ont eu de s’inventer des légendes et des mythes bientôt transformés en croyances, si proches les unes des autres, et au nom desquelles on finit par s’entre-tuer, toujours au nom de la foi, de l’espérance et de la charité. On aurait davantage besoin aujourd’hui d’un Toynbee et d’un Dumézil que de toutes les autorités religieuses réunies. Lesquelles, finalement, auraient avantage à oublier qu’elles ont le même père, car cet Abraham n’aura jamais réussi à faire régner la concorde dans sa progéniture. Il ne faut pas se demander si le Créateur a besoin d’un Ben Laden. Il faut décider que les créatures ont besoin d’un Dieu civilisé.