D'une apocalypse à l'autre Notre étonnement, en Occident, devant les séries d'attentats terroristes suscités par les milieux islamistes, a quelque chose d'à la fois naïf et compréhensible. De naïf, parce que la colère de franges entières de populations musulmanes de par le monde était proclamée, écrite, diffusée depuis plusieurs dizaines d'années. De compréhensible, car la décision de s'en prendre à des civils à défaut d'atteindre l'armée ainsi que les moyens adoptés sont nouveaux par rapport aux règles de la loi religieuse, de la charia elle-même. Si celle-ci évoque bel et bien la lutte armée du djihad - mentionnée dans le Coran et dans les prescriptions du prophète Mahomet, définie et codifiée au cours des siècles par les juristes -, on aurait du mal à y trouver la justification du massacre aveugle de civils en période de paix. De même, l'envoi de commandos-suicides représente une radicale nouveauté. Le suicide sous toutes ses formes a toujours été interdit, y compris dans le cadre du djihad. Les attaques de ce type pratiquées à partir du XIe siècle par les ismaéliens dits « assassins » ont été réprouvées par la majorité sunnite, qui en constituait d'ailleurs la cible principale. L'emploi du terme « kamikaze », à défaut d'une désignation arabe, montre combien ce type d'acte est étranger à la culture islamique traditionnelle. Mais alors, que s'est-il passé pour qu'un tel changement de valeurs éthiques se soit produit à la fin du XXe siècle ? L'humiliation de peuples soumis depuis près d'un siècle à diverses formes d'exploitation étrangère, le désespoir d'une jeunesse sans perspective de prospérité sociale, est un facteur évident: comment respecter la vie d'autrui, si l'on en vient à haïr sa propre existence concrète ? Pourquoi ne pas préférer un au-delà glorieux dans le paradis promis aux martyrs, si le bonheur de la vie terrestre devient si illusoire, si même la dignité d'être soi-ême semble un bien si peu accessible ? L'explication du surgissement de ces mouvements extrêmes a été exposée à de multiples reprises par des historiens et politologues compétents. Il peut être important toutefois de souligner un fait trop souvent occulté, consciemment ou non. L'islam s'inscrit dans un horizon eschatologique : il se veut la dernière religion révélée par Dieu, appelée à se répandre dans le monde entier. D'après des traditions attribuées au prophète Mahomet et décrivant les « conditions de l'heure » (c'est-à-dire les temps derniers), l'humanité connaîtra vers la fin de son histoire de graves convulsions. Un spectaculaire renouveau du paganisme la gagnera. La pratique religieuse s'effondrera, les valeurs familiales également. La licence sexuelle sous toute ses formes, la boisson d'alcool, toutes les débauches, s'étaleront au grand jour. Une guerre sans merci opposera les musulmans restés pratiquants aux forces des païens ; son théâtre principal sera le Proche-Orient, plus précisément la Palestine. Grâce à l'intervention du Christ revenu sur terre et d'un chef envoyé par Dieu - le Mahdi -, l'armée des croyants finira par investir Jérusalem, qui deviendra le centre spirituel d'une humanité réunifiée. Toutes ces données relèvent de thèmes apocalyptiques assez classiques, dont les sources littéraires peuvent être repérées sans trop de mal. Les théologiens musulmans du Moyen Age étaient réservés à leur endroit, jugeant parfois l'origine de ces récits douteuse et estimant, surtout, leur éventuel usage politique dangereux. Cependant, leur résonance avec l'époque actuelle est manifeste. Ces récits circulent sous forme de livrets bon marché que l'on trouve en vente dans les librairies populaires, voire sur les trottoirs des villes musulmanes. Même s'ils ne sont pas évoqués ouvertement dans les discours politiques ou religieux, ils circulent sous forme de rumeurs, et sont connus de la ajorité des musulmans, dont bien sûr les militants. Des convictions analogues en milieu chiite (thème du retour de l'Imam caché) avaient accentué les effets du charisme de Khomeiny lors de la révolution islamique, vers 1979-1980. Des rumeurs de ce type s'étaient aussi mises à circuler au moment de la guerre du Golfe. Le combat engagé, pour beaucoup de moudjahidins, est un mouvement de type millénariste. Les conséquences de cet état d'esprit sont lourdes. Dans une telle vision de l'Histoire, il n'est pas nécessaire pour entreprendre un combat que le rapport de force soit favorable aux musulmans ; et peu importe si la lutte entraîne des catastrophes et des souffrances, puisque des combats d'apocalypse sont la condition même de la restauration de la justice et de la paix, et que seul Dieu décidera en définitive de leur issue. Cette perspective eschatologique n'est pas éloignée du tout de l'héritage culturel et religieux de l'Europe occidentale ; elle en est même fort voisine. On peut rappeler combien la ferveur qui animait les croisades s'inspirait d'espoirs apocalyptiques : la prise de la Jérusalem terrestre devenant comme le signe même de l'accomplissement des prédictions du livre de saint Jean. Or, voir l'ennemi comme une incarnation globale des forces du Mal conduit à nier chez lui tout statut de personne: hommes, femmes, enfants participent ici tous d'une même nature démoniaque. Les massacres épouvantables qui ont accompagné les croisades - introduits d'ailleurs par les exactions contre les communautés juives d'Allemagne en 1096 - ont marqué la conscience des populations musulmanes du Proche-Orient jusqu'à l'époque moderne. Des aspirations eschatologiques analogues marquèrent parfois la conquête du Nouveau Monde. Plus récemment, et de façon beaucoup moins sanglante heureusement, le traditionalisme catholique du XIXe siècle a ravivé ces thémes d'une apocalypse guettant le monde matérialiste corrompu par le modernisme. Ces sentiments n'ont pas disparu, ils resurgissent de temps à autre au travers de phénomènes sectaires dont seuls les dénouements tragiques attirent parfois l'attention des médias. Le monde musulman a servi pendant des siècles de repoussoir, d'image inversée de l'idéal que l'Occident se proposait à lui-même. Quatorze siècles de diabolisation de la religion de Mahomet ont bien entendu marqué les esprits. Le ton violemment anti-musulman du dernier roman de Michel Houellebecq, ses déclarations concernant l'islam à la revue "Lire" le mois dernier en sont un exemple assez tragique. L'horreur inspirée par les attentats commis aux Etats-Unis ne devrait pas faire oublier qu'une telle violence aveugle a été celle de nos aïeux, qu'elle menace en permanence de nous habiter, et qu'elle peut resurgir avec d'autant plus de violence que nous nous persuadons du contraire.