La diagonale du fou De New York. «Rien ne réussit comme la réussite, mais rien n'échoue comme l'échec », dit une boutade américaine. Pour chasser l'échec du 11 septembre, on se bat donc, ici, contre des ruines et des ombres. Mais la grande machine de l'optimisme américain patine encore sur deux inédits qui ne sont pas digérés: l'Amérique aura été, pour la première fois de son histoire, massacrée à domicile avec, à New York, 6 000 morts sans linceul; et ce pays, où le bonheur se gagne par la liberté, la raison et l'effort, aura subi l'outrage d'une secte de forcenés tombés, en Boeing, du Moyen Age... Ni le krach de 1929, ni Pearl Harbor, ni le Vietnam n'auront autant secoué, abattu la Nation. Car à la douleur de la mort s'ajoute la sidération d'un sinistre impromptu, imprévu, incongru. En plein concert du rêve américain, il claque comme un coup de revolver dans la Symphonie du Nouveau Monde! New York - peu au fait des raisons d'Allah - n'y comprend toujours rien. Elle est la ville la plus cosmopolite du monde. Dans le brasier des tours effondrées ont été calcinés des Blancs, des Jaunes, des Noirs originaires de soixante-deux pays. Des golden boys et des laveurs de carreaux, des informaticiens et des livreurs de pizzas, des chrétiens, des juifs et un fort lot de musulmans... Pourquoi, pourquoi ? Trois semaines après la tragédie fleurissent partout bouquets et drapeaux. Coulent des fleuves de dollars pour les familles des défunts, pour les milliers de blessés, pour ceux qui ont perdu un logement, un job, quand ce n'est pas l'esprit. Et puis, okay, on se serre les coudes, voilà tout! On se retrouve américains, toutes communautés soudées dans une gravité nouvelle. Elan d'une nation sans racines où des déracinés du monde entier prennent souche dans un vaste espace d'espérance. Un patriotisme plutôt digne, émouvant s'affiche que cimente toujours l'alliage singulier de la Bible et des Lumières. Patriotisme civique et, si l'on peut dire, constitutionnel! Avec ce viatique, on repart. D'abord comprendre. S'agit-il, selon un cliché répandu, de cette haine planétaire dont l'Amérique serait accablée ? Eh bien, non! Car cette haine, justement, n'a cessé de diminuer. En Amérique latine, où les gringos furent jadis bien plus détestés. En Asie, où Pékin n'insulte plus comme au temps de Mao. En Europe, où les héritiers du communisme effondré brûlent d'intégrer l'Otan, où la Russie de Poutine arrondit ses angles. Non, la haine est bel et bien circonscrite au fanatisme islamiste. Lui seul offre le paradis d'Allah à ses martyrs suicidés. Lui seul vise l'attentat de masse. Lui seul néglige les objectifs politiques et rationnels. Lui ne distribue aux infidèles que la punition d'Allah! Dans cette nébuleuse, Ben Laden est un émir parmi d'autres mis sur le pavois pour son obstination missionnaire, pour son pactole dérivé du pétrole saoudien et de la drogue afghane. Mais sur l'échiquier planétaire, sa méthode inouïe introduit cette redoutable inconnue: la diagonale du fou. Maints pays d'Islam combattent le virus. Beaucoup en sont les premières victimes. Mais enfin, puisqu'il porte la prétendue colère d'Allah, comment ne se lève-t-il pas, dans le monde, de pressantes requêtes pour que les autorités spirituelles de l'islam - d'El-Azhar à La Mecque, de Fès à Karachi - le condamnent sans ambages ? Qu'elles se parlent donc, se concertent, se prononcent! C'est à elles d'ôter aux forcenés la caution canonique dont ils se réclament. A elles d'expédier leurs fatwas à ce fléau qui avilit leur religion! Car, pour ce qui est de la réplique atlantique à un adersaire si volatil et pernicieux, il est sage de ne pas en attendre la lune. Il est déjà beau que l'Amérique ait évité l'emportement militaire qu'un attentat si atroce pouvait inspirer. Bush, grandi par le drame, loin de monter au créneau en shérif expéditif, a fort habilement contenu, chez lui, la colère populaire, visité une mosquée, arbitré contre l'impatience. L'étau militaire, certes, se met en place. Phase 1, phase 2, on cherche du cousu main plutôt que du pilon. Faute de mieux, Washington, en attendant, joue sur tous les fronts de la carotte et du bâton pour rallier une vaste armada morale contre le nouveau « Mal». Contre l'argent des assassins, contre la cacophonie des justices d'Occident, l'Onu - que Washington pour cette fois ménage - fait du travail sérieux. Cela dit, pas d'illusions : l'affaire sera longue et périlleuse. A Washington, le pouvoir, sans craindre d'alarmer, prépare l'opinion à d'autres crimes: biologiques, chimiques ? On s'affaire donc dans l'angoisse à chercher des aiguilles dans une botte de foin, à colmater de bric et de broc la vulnérabilité naturelle de la nation la plus libre et la plus ouverte de la planète. Dans l'épreuve, l'Amérique, déjà, change à vue d'oeil. Elle découvre dans l'adversité les méfaits d'une outrecuidance euphorique, les défauts de la versatilité libérale et les vertus de l'Etat fort. Elle écoute, consulte. Depuis son repaire violenté, l'Aigle américain domine toujours la volière internationale. Mais il ne plane plus. 1