Leur Dieu a soif. Pour dénoncer la bonne conscience des acteurs de la Terreur en 1793, Anatole France avait écrit "Les dieux ont soif". C'est la même soif de sang que semblent prêter aujourd'hui à leur Dieu les terroristes islamistes. Et c'est ce qui indigne d'abord les musulmans eux-mêmes. Les derniers interlocuteurs étrangers de George W Bush semblent plutôt rassurés. Le président des Etats-Unis ne menace plus, il réfléchit. Il parle moins de guerre et plus de riposte. Il écoute autant le sage Colin Powell que les fougueux Dick Cheney et Donald Rumsfeld. Il lit avec attention les messages de Vladimir Poutine, lequel évoque le cauchemar du bourbier afghan et adjure les Etats-Unis de ne pas compromettre les liens de la Russie avec les nations de l'Asie centrale. Surtout il comprend, comme jadis son père, que les pays d'Europe les plus solidaires peuvent avoir des états d'âme de dernier moment et que l'on ne fait rien d'efficace contre un pays arabe ou musulman si l'on n'a pas l'appui d'une majorité de pays arabo-musulmans. Tout cela lui complique infiniment la tâche, mais lui procure une lucidité nouvelle. Cette évolution arrive à point, et l'on croise les doigts pour qu'elle se confirme. Car on peut voir déjà dans la presse européenne et arabe des commentateurs se poser la question de savoir si, tout bien considéré, les Etats-Unis n'ont pas plus ou moins mérité les attentats du 11 septembre. Bien sûr, on déplore le principe du terrorisme aveugle, mais si les Etats-Unis ont constitué la cible privilégiée, ce ne serait pas tout à fait pour rien. Nous autres Français devrions être les derniers à prêter une oreille complaisante à ces rumeurs suspectes. Tout simplement parce que nous avons été les premiers en Occident à subir chez nous le terrorisme, et l'idée ne serait alors jamais venue à personne que nous pourrions en être à quelque degré responsables. La France a été attaquée par des terroristes islamistes pour aider le GIA, d'obédience déjà afghane, à intimider nos alliés algériens. Nous étions soucieux autant de la dignité des Palestiniens que de la sécurité d'Israël. Nous n'avons pas fait preuve d'un zèle particulier pour maintenir le blocus anti-irakien. D'ailleurs les intégristes non violents sont très clairs sur ce point. Le cheikh marocain Yassine ne nous reproche rien de spécial sinon de véhiculer, par notre langue - qu'il parle à la perfection -, les valeurs du christianisme et de la Révolution. Ce n'est pas notre passé colonial qui nous est reproché, c'est notre identité - pour éviter d'utiliser le mot " civilisation" . C'est pourquoi la décision de mobiliser une coalition solidaire et déterminée contre le terrorisme se justifie plus que jamais. Mais l'organisation d'une lutte contre l'internationale de la terreur doit d'abord consister à faire le bilan des erreurs et des laxismes. La démence de l'ancienne stratégie américaine pro-islamiste destinée à combattre les Soviétiques n'a pas encore été complètement décrite dans le détail. On reçoit chaque jour de nouvelles et stupéfiantes informations sur l'aide américaine aux talibans. D'autre part, pour les Européens, s'entendre donner des leçons de vigilance anti-islamiste par les trois chefs d'Etat du Maghreb, par le président égyptien et par le Premier ministre libanais - comme ils viennent de le faire cette semaine - est plutôt humiliant. Sans doute ces dirigeants arabes et musulmans ne sont-ils pas tous d'irréprochables démocrates. Sans doute aussi réservent-ils leurs reproches les plus véhéments à la Grande-Bretagne, pays où l'appel au meurtre par des islamistes est considéré comme l'un des beaux-arts et l'une des attractions de Hyde Park. Il reste que, faisant écho à toutes ces leçons qui nous sont données par des musulmans sur les meilleures façons d'endiguer l'islamisme, Valéry Giscard d'Estaing a déploré dimanche soir qu'il y ait en France des « zones de non-droit » qui abritent les réseaux les plus suspects. En tout cas, on ne peut pas invoquer cette fois le respect de l'islam pour expliquer que l'on a négligé de démanteler ces réseaux, puisque ce sont des leaders musulmans qui nous y invitent. Le mufti de la mosquée de Marseille est encore plus précis dans ses allégations puisqu'il observe que les lieux de prière sont souvent propices à des prédications qui invitent les fidèles à des conclusions ambiguës, sinon intolérantes. Ce n'est pas qu'on y fasse explicitement l'éloge du meurtre, des attentats-suicides ou de la guerre contre les infidèles, mais on s'y prend de manière à préparer le terrain d'une certaine compréhension, sinon d'une vraie bienveillance, à l'égard des frères égarés qui deviennent des « martyrs ». Dès que l'on s'éloigne du Décalogue, la Bible contient le meilleur et le pire, La violence avec laquelle Jésus chasse les marchands du Temple indique bien que l'on ne peut pas toujours aimer son prochain. Les plus avisés des islamisants conviennent qu'il y a bel et bien dans le Coran au moins une sourate qui invite à l'élimination des infidèles. Mais dans l'histoire du christianisme, quelles leçons les auteurs des croisades, des inquisitions, des Saint-Barthélemy, des pogroms et des génocides ont-ils à donner aux musulmans ? Réponse : il s'est trouvé dans le judaïsme, et surtout dans le christianisme, de grands réformateurs pour resituer dans l'histoire certains messages imputés à la Révélation et pour séparer les pouvoirs politiques des appareils religieux. Chef de guerre et conquérant illuminé, le prophète Mahomet n'a jamais pensé que son royaume n'était pas de ce monde ni qu'il convenait de rendre à César ce qui était à César. Donc, si la mobilisation antiterroriste et anti-islamiste est absolument fondée, elle demeure très difficile parce qu'un islamiste peut se dire qu'il n'est pas totalement infidèle à la Parole révélée. Il se peut que quelque part, dans une société musulmane quelconque, naisse en ce moment un grand réformateur de l'islam, un François d'Assise, un Calvin, un Luther, un Jean XXIII, un Jean-Paul II, qui aura assez d'autorité pour réinterpréter tout ce qui dans le Coran parait s'opposer aux pathétiques injonctions à la compassion et à la miséricorde. Il paraît tous les jours quantité de livres sur ce sujet. Le professeur Mohamed Arkoun a fait pendant des années, en Sorbonne, des cours sur les dérives de l'islam à partir du IXe siècle. Et ce n'est pas pour rien qu'un grand penseur andalou et musulman comme Averroès, disciple d'Aristote et qui a essayé de concilier la foi et la raison, n'est plus honoré par les autorités islamiques. Alors, pour être aidés dans cette entreprise de réinterprétation de l'islam, que nous demandent les musulmans ? D'abord de ne pas rester passifs devant les réseaux terroristes. Ensuite, de les considérer comme les premières victimes de l'intégrisme. Enfin, pour ce qui est de notre pays, de favoriser la constitution d'un islam français, qui a déjà de très nombreux adeptes et dont on peut précipiter l'indépendance par l'intégration dans nos valeurs. Mais il faut aussi rendre l'Occident fidèle à ses propres valeurs. Et nous acheminer, par exemple, vers une paix au Proche-Orient, car le soulèvement national palestinien suscite des solidarités arabo-musulmanes qui ont des prolongements dans tout l'islam depuis qu'il est question du statut de Jérusalem. Après avoir été considéré - à tort! - jusqu'en 1967 comme un prolongement de la colonisation européenne, Israël s'est rendu coupable, par une victoire sans précédent, d'humiliation à l'égard de la grande nation arabe. Dans l'inconscient collectif des héritiers de cette ancienne et immense puissance, la blessure ne s'est jamais cicatrisée. Et aujourd'hui, dans un grand pays arabe comme l'Egypte par exemple, la haine d'Israël et des Etats-Unis est en train de remplacer à la fois le nationalisme et le socialisme chez les héritiers lointains de Nasser. Non seulement l'islam politique n'est pas en déclin, mais il est ici en ascension. Depuis la chute du mur de Berlin, les islamistes du Hamas et du Hezbollah ont pris le relais des révolutionnaires arabes. Or aucun terreau n'est plus favorable à l'internationale terroriste qu'une prolongation du conflit israélo-palestinien. La résistance du Premier ministre Ariel Sharon à toute négociation de paix véritable diminue sérieusement aujourd'hui l'inconditionnalité de l'aide que Washington apporte depuis des décennies à l'Etat hébreu. D'autre part - mais il s'agit ici plutôt du voeu des élites, des cadres et de tous les opposants aux régimes en place -, les Etats-Unis et l'Europe sont invités à ne pas rester passifs devant les actes de despotisme que peuvent commettre les Etats qui font partie de la coalition antiterroriste. On ne peut pas, au nom de la lutte contre le terrorisme, fermer les yeux sur la répression dont seraient victimes les minorités en révolte et les oppositions intérieures. On ne peut pas réaliser une coalition des despotismes. Sinon, pourquoi les Tchétchènes, les Palestiniens, les Soudanais du Sud, les Kurdes et même les libanais anti-Syriens n'adopteraient-ils pas la stratégie de Ben Laden ? Enfin, sur le plan économique, la solidarité ne peut pas être absente des problèmes que pose la misère du monde, Pas plus quel'Occident, les Etats pétroliers ne devraient ignorer les 20 millions d'Africains atteints du sida et dont la plupart ne peuvent bénéficier des récentes thérapies. Comment espérer, sans faire preuve d'une candeur suspecte, que ces Africains puissent se sentir concernés par la passion défensive des opinions occidentales et des gouvernements en place ? Dans l'Antiquité grecque, on disait qu'Erostrate n'avait incendié le temple d'Artémis à Ephèse (l'une des Sept Merveilles du monde) que pour s'assurer l'immortalité. C'est sans doute ce qu'a cherché aussi Ben Laden en s'attaquant aux tours du World Trade Center. Mais il faudrait faire en sorte que l'on ne parle du stratège islamiste que comme on a parlé d'Erostrate : avec honte et mépris. Ce n'est pas encore le cas dans une partie du monde. Ce n'est pas exclu pour l'avenir.