La vraie mort du XXe siècle. Ce n'est pas en novembre 1989 avec le mur de Berlin mais bien ce 11 septembre 2001. Pour les avant-gardistes russes, l'art anticipait la réalité. A considérer le cinéma comme un art, on ne peut rester que stupéfait devant une telle concordance entre les films hollywoodiens grand public de ces dernières années et ce qui s'est produit ce 11 septembre 2001. Des avions kamikazes qui explosent à l'intérieur même des deux tours géantes du World Trade Center: l'image avait déjà été suggérée dans un remake de la "Guerre des étoiles", et avait suscité - je m'en souviens - des rires dans la salle de cinéma. "Ces producteurs en font beaucoup trop!", semblait dire le public. Nous savons depuis le 11 septembre que l'on n'en fait jamais trop. Et que la planète sur laquelle nous vivons vient de passer un cap décisif. Le XXe siècle n'est pas mort avec le mur de Berlin en novembre 1989; il est mort ce 11 septembre 2001. Les terribles attentats auxquels nous avons assisté sonnent en effet le glas définitif et simultané des deux visions du monde qui se sont opposées tout au long du XXe siècle. - La vision optimiste, selon laquelle l'Humanité marche globalement vers le progrès, a péri ce 11 septembre. A en croire cette vision, les guerres étaient de fâcheux soubresauts, les génocides de maudites parenthèses, les régimes barbares des enclaves provisoires; en somme, les tragédies humaines étaient des facteurs conjoncturels, dont aucune n'était susceptible de mettre à bas la marche structurelle de l'Humanité vers le progrès. Aucune date n'était fixée pour l'entrée de l'Humanité dans l'ère du bonheur, mais l'événement aurait lieu, c'était certain. Certes, cela faisait longtemps que plus personne ne croyait aveuglément au progrès, comme les positivistes du XXe siècle, pour qui la conjonction des découvertes scientifiques, de l'instruction obligatoire et du progrès social engendrerait une période de prospérité et de bonheur. Nous n'en étions plus là depuis plusieurs années, mais jusqu'au 10 septembre 2001, certains esprits résolument optimistes pensaient encore que nous traversions une vague d'intempéries, que la mer du progrès était très agitée, mais que la terre du bonheur collectif serait foulée un jour. Dans plusieurs générations peut-être, mais un jour. Un jour, tout le monde aurait été converti aux charmes de l'économie de marché tempérée et de la société de consommation raisonnable. Un jour, nous aurions vécu sur une planète pacifiée, rationnelle, cartésienne et humaniste. Un jour, nous aurions enfin connu la véritable "fin de l'Histoire" et une société apaisée, ouverte, tolérante et homogène, délivrée des démons qui la pourrissaient depuis des siècles. Nous savons aujourd'hui que cette vision a vécu; elle a subi trop d'outrages pour conserver sa fraîcheur enchanteresse. Aucune perspective optimiste n'est désormais possible sur le plan international. - A l'opposé de cette conception du monde, il y avait, jusqu'il y a peu, une vision pessimiste qui, elle aussi, a disparu. A l'en croire, il ne fallait pas rogner sur le budget de la défense, même si le cours du monde pouvait donner l'illusion d'aller vers la voie dé la paix. Il fallait développer les boucliers antimissiles, mener une politique radicale de dissuasion nucléaire, s'attendre au pire, en vertu du proverbe latin "si vis pacem, para bellum". Cette vision était - notamment - celle de l'administration Bush : on connaît l'incommensurable budget consacré à la défense américaine, ainsi que le nombre de systèmes d'allocations et de centres d'aide sociale au détriment desquels ce budget s'est construit; on sait qu'il se compte en milliards de dollars, alors que beaucoup d'institutions sociales peinent à obtenir quelques dizaines de milliers de dollars pour leurs actions. Il ne m'appartient pas de contester ce choix de société (même s'il y aurait matière); ce n'est pas l'objet de ces lignes. Il convient simplement de souligner ici que cette logique a montré ses faiblesses avec éclat: on sait désormais que, même en menant une politique de défense intensive, même en misant sur le "tout protection", même en imposant d'énormes sacrifices à d'autres sphères de la nation, on peut en arriver à des situations à proprement parler apocalyptiques: qui oubliera ces images du Pentagone, l'institution stratégique par excellence, protégée comme aucun autre bâtiment au monde, qualifiée à combien de reprises d'"inattaquable", protégée par les services secrets les plus efficaces de la planète, brûlant lamentablement devant les caméras du monde entier? Ces deux visions du monde se sont écroulées, et avec elles, la confiance, à la fois en l'homme et en la technique: en l'homme, car la croyance au progrès et à la marche de l'Humanité vers le bonheur - qui avait déjà du sérieux plomb dans l'aile - est passée de l'agonie à la mort~ et en la technique, car la politique de défense intensive menée par la plus grande superpuissance mondiale, épaulée par les dispositifs technologiques les plus développés et les systèmes de protection les plus perfectionnés, vient de montrer qu'elle était à l'image de tout système: complètement faillible. Désespérément faillible.