[301] LA COLOMBE QUI A SOIF Une colombe pressée par la soif, ayant aperçu un cratère d'eau peint sur un tableau, crut qu'il était véritable. Aussi, descendant à grand bruit, elle se heurta imprudemment contre le tableau, et se cassa le bout des ailes. Il arriva ainsi qu'elle tomba à terre et fut prise par quelqu'un qui était là. Pareillement certains hommes, entraînés par la violence de leurs passions, s'engagent inconsidérément dans les entre-prises et courent, sans qu'ils s'en doutent, à leur perte. [302] LA COLOMBE ET LA CORNEILLE Une colombe nourrie dans un pigeonnier faisait grand bruit de sa fécondité. Une corneille ayant entendu ses vanteries, lui dit : «Hé ! l'amie, cesse de te vanter de cela ; car plus tu feras d'enfants, plus tu auras d'esclavages à déplorer.» Il en est de même des serviteurs : les plus malheureux sont ceux qui ont le plus d'enfants dans la servitude. [303] LES DEUX BESACES Jadis Prométhée, ayant façonné les hommes, suspendit à leur cou deux sacs, l'un qui renferme les défauts d'autrui, l'autre, leurs propres défauts, et il plaça par devant le sac des défauts d'autrui, tandis qu'il suspendit l'autre par derrière. Il en est résulté que les hommes voient d'emblée les défauts d'autrui, mais n'aperçoivent pas les leurs. On peut appliquer cette fable au brouillon, qui, aveugle dans ses propres affaires, se mêle de celles qui ne le regardent aucunement. [304] LE SINGE ET LES PÉCHEURS Un singe perché sur un arbre élevé, ayant vu des pêcheurs jeter la seine dans une rivière, observait leur manière de faire. A un moment donné, laissant là leur seine, ils se retirèrent à quelque distance pour prendre leur déjeuner. Alors le singe, descendant de son arbre, essaya de faire comme eux ; car cette bête a, dit-on, l'instinct d'imitation. Mais quand il eut touché aux filets, il se prit dedans et se vit en danger d'être noyé. Il se dit alors : «Je n'ai que ce que je mérite : pourquoi ai-je entrepris de pêcher, sans avoir appris ?» Cette fable montre qu'à se mêler d'affaires que l'on n'entend pas, non seulement on ne gagne rien, mais encore on se nuit. [305] LE SINGE ET LE DAUPHIN C'est la coutume, quand on voyage par mer, d'emmener avec soi de petits chiens de Malte et des singes pour se distraire pendant la traversée. Or donc un homme qui naviguait avait avec lui un singe. Quand on arriva à Sunion, promontoire de l'Attique, une tempête violente se déchaîna. Le navire chavira et tout le monde se sauva à la nage, le singe comme les autres. Un dauphin l'aperçut, et, le prenant pour un homme, il se glissa sous lui, le soutint et le transporta vers la terre ferme. Comme il arrivait au Pirée, entrepôt maritime d'Athènes, il demanda au singe s'il était Athénien. Le singe ayant répondu que oui, et qu'il avait même à Athènes des parents illustres, il lui demanda s'il connaissait aussi le Pirée. Le singe, croyant qu'il voulait parler d'un homme, dit que oui, et que c'était même un de ses intimes amis. Indigné d'un tel mensonge, le dauphin le plongea dans l'eau et le noya. Cette fable vise les hommes qui, ne connaissant pas la vérité, pensent en faire accroire aux autres. [306] LE SINGE ET LE CHAMEAU Dans une assemblée des bêtes un singe se leva et dansa. Il fut fort apprécié et applaudi de toute l'assistance. Un chameau envieux voulut gagner les mêmes éloges. Il se leva et essaya lui aussi de danser ; mais il fit mainte extravagance, et les animaux indignés le mirent dehors à coups de bâton. Cette fable convient à ceux qui par envie rivalisent avec de. meilleurs qu'eux. [307] LES ENFANTS DE LA GUENON Les guenons, dit-on, mettent au monde deux petits ; de ces deux enfants elles chérissent et nourrissent l'un avec sollicitude, quant à l'autre, elles le haïssent et le négligent. Or il arrive par une fatalité divine que le petit que sa mère soigne avec complaisance et serre avec force dans ses bras meurt étouffé par elle, et que celui qu'elle néglige arrive à une croissance parfaite. Cette fable montre que la fortune est plus puissante que toute notre prévoyance. [308] LES NAVIGATEURS Des gens, étant montés dans un bateau, prirent la mer. Quand ils furent au large, une violente tempête se déclara et le vaisseau fut sur le point de sombrer. L'un des passagers déchirant ses vêtements invoquait les dieux de son pays avec larmes et gémissements et leur promettait des offrandes en actions de grâces, s'ils sauvaient le vaisseau. Mais la tempête ayant cessé et le calme étant revenu, ils se mirent à faire bonne chère, à danser, à sauter, comme des gens qui viennent d'échapper à un danger inattendu. Alors le pilote, esprit solide, leur dit : «Mes amis, réjouissons-nous, mais comme des gens qui reverront peut-être la tempête.» La fable enseigne qu'il ne faut pas trop s'enorgueillir de ses succès, et qu'il faut songer à l'inconstance de la fortune. [309] LE RICHE ET LE TANNEUR Un homme riche vint demeurer près d'un tanneur. Comme il ne pouvait supporter la mauvaise odeur, il le pressait sans cesse de déménager. Le tanneur le remettait toujours, promettant de déménager dans quelque temps. Comme leur débat se renouvelait sans cesse, il advint à la longue que l'homme riche s'habitua à l'odeur et cessa d'importuner le tanneur. Cette fable montre que l'habitude adoucit les désagréments. [310] LE RICHE ET LES PLEUREUSES Un homme riche avait deux filles. L'une d'elles étant morte, il loua des pleureuses à gages. L'autre fille dit à sa mère : «Nous sommes bien malheureuses : c'est nous que regarde le deuil et nous ne savons pas faire les lamentations, tandis que ces femmes, qui ne nous sont rien, se frappent et pleurent avec tant de violence.» La mère lui répondit : «Ne t'étonne pas, mon enfant, si ces femmes font des lamentations si pitoyables : elles les font pour de l'argent.» C'est ainsi que certains hommes, poussés par l'intérêt, n'hésitent pas à trafiquer des malheurs d'autrui. [311] LE BERGER ET LA MER Un berger qui paissait un troupeau sur le bord de la mer, en voyant le calme des flots, se mit en tête de naviguer pour faire du commerce. En conséquence il vendit ses moutons, acheta des dattes et mit à la voile. Mais une violente tempête survint, et, le vaisseau risquant de sombrer, il jeta à la mer toute sa cargaison, et se sauva à grand'peine avec son vais-seau vide. Assez longtemps après, un homme vint à passer. Comme il admirait le calme de la mer, qui était en effet tranquille à ce moment, notre berger, prenant la parole, lui dit : «Ah ! mon brave, elle a encore envie de dattes, à ce qu'il paraît : c'est pour cela qu'elle se montre tranquille.»Cette fable montre que les accidents sont des leçons pour les hommes. [312] LE BERGER ET LE CHIEN QUI CARESSE LES BREBIS Un berger qui avait un très gros chien avait l'habitude de lui jeter les agneaux mort-nés et les moutons qui venaient à mourir. Or un jour que le troupeau était resté à l'étable, le berger vit son chien qui s'approchait des brebis et les caressait. «Hé ! toi, lui cria-t-il, puisse le sort que tu souhaites à celles-ci retomber sur ta tête !» Cette fable est à l'adresse des flatteurs. [313] LE BERGER ET LES LOUVETEAUX Un berger ayant trouvé des louveteaux les nourrit avec beaucoup de soin, dans l'espoir que, devenus grands, non seulement ils lui garderaient ses propres moutons, mais encore en enlèveraient d'autres et les lui apporteraient. Mais aussitôt qu'ils eurent achevé leur croissance, ils saisirent une occasion où ils n'avaient rien à craindre et commencèrent par ravager son troupeau. Quand il s'aperçut du désastre, il gémit et dit : «Je l'ai bien mérité ; pourquoi ai-je sauvé, petits, des animaux qu'il faudrait tuer, même adultes.» Sauver les méchants, c'est leur donner à notre insu des forces qu'ils tourneront contre nous d'abord. [314] LE BERGER ET LE LOUP NOURRI AVEC LES CHIENS Un berger, ayant trouvé un louveteau nouveau-né, l'emporta et l'éleva avec ses chiens. Quand le louveteau fut devenu grand, si parfois un loup enlevait un mouton, il lui donnait la chasse lui aussi, avec les chiens. Quand parfois les chiens ne pouvaient pas atteindre le loup et par suite s'en retournaient, lui le suivait jusqu'à ce qu'il le joignît, et qu'il eût, en tant que loup, sa part de la proie ; puis il prenait le chemin du retour. Si un loup n'emportait pas de mouton hors de la bergerie, lui-même en tuait un en cachette et le mangeait avec les chiens. Mais à la fin le berger devina et comprit ce qui se passait, et tua le loup en le pendant à un arbre. Cette fable montre qu'un naturel pervers ne peut donner un caractère honnête. [315] LE BERGER ET LE LOUVETEAU Un berger, ayant trouvé un petit loup, le nourrit; puis, quand il fut devenu louveteau, il lui apprit à enlever des moutons dans les troupeaux du voisinage. Le loup une fois dressé lui dit : «Maintenant que tu m'as habitué à voler, prends garde qu'il ne te manque beaucoup de tes moutons.» Les gens que la nature a faits redoutables, une fois dressés à la rapine et au vol, ont souvent fait plus de mal à leurs maîtres qu'aux étrangers. [316] LE BERGER ET SES MOUTONS Un berger, ayant conduit ses moutons dans un bois de chênes, aperçut un gros chêne chargé de glands ; il étendit son manteau par dessous, puis monta dessus et secoua les fruits. Les moutons, mangeant les glands, mangèrent aussi par mégarde le manteau. Le berger, étant descendu, et voyant le méfait, s'écria : « Méchantes bêtes, vous donnez aux autres de la laine pour se vêtir, et à moi qui vous nourris, vous m'avez enlevé même mon manteau.» Ainsi beaucoup de gens obligent sottement ceux qui ne leur sont rien, et se conduisent vilainement envers leurs proches. [317] LE BERGER QUI INTRODUIT LE LOUP DANS LA BERGERIE ET LE CHIEN Un berger, qui faisait rentrer ses moutons à l'intérieur de l'étable, allait enfermer avec eux un loup, si son chien, qui s'en était aperçu, ne lui eût dit : «Comment toi, qui tiens à la vie de tes moutons, fais-tu entrer ce loup avec eux ?» La société des méchants est propre à causer les plus grands dommages et même la mort. [318] LE BERGER MAUVAIS PLAISANT Un berger, qui menait son troupeau assez loin du village, se livrait constamment à la plaisanterie que voici. Il appelait les habitants du village à son secours, en criant que les loups attaquaient ses moutons. Deux ou trois fois les gens du village s'effrayèrent et sortirent précipitamment, puis ils s'en retournèrent mystifiés. Mais à la fin il arriva que des loups se présentèrent réellement. Tandis qu'ils saccageaient le troupeau, le berger appelait au secours les villageois ; mais ceux-ci, s'imaginant qu'il plaisantait comme d'habitude, se soucièrent peu de lui. Il arriva ainsi qu'il perdit ses moutons. Cette fable montre que les menteurs ne gagnent qu'une chose, c'est de n'être pas crus, même lorsqu'ils disent la vérité. [319] LE DIEU DE LA GUERRE ET LA VIOLENCE Tous les dieux ayant décidé de se marier, chacun prit la femme que le sort lui assignait. Le dieu de la guerre, étant resté pour le dernier tirage, ne trouva plus que la Violence. Il s'en éprit follement et l'épousa. Voilà pourquoi il l'accompagne partout où elle va. Partout où paraît la violence, dans une cité ou parmi les nations, la guerre et les combats marchent aussitôt après elle. [320] LA RIVIÈRE ET LA PEAU Une rivière, apercevant une peau de boeuf qu'elle charriait dans ses eaux, lui demanda son nom. «Je m'appelle Dure», répondit-elle. Alors précipitant son courant sur elle : «Cherche un autre nom, dit-elle ; car je t'aurai vite rendue molle.» Souvent les audacieux et les orgueilleux sont terrassés par les malheurs de la vie. [321] LA BREBIS TONDUE Une brebis que l'on tondait maladroitement dit à celui qui la tondait : «Si c'est ma laine que tu veux, coupe plus haut; si au contraire c'est ma chair que tu désires, tue-moi une fois pour toutes, et cesse de me torturer pièce à pièce.» Cette fable s'applique à ceux qui sont maladroits dans leur métier. [322] PROMÉTHÉE ET LES HOMMES Prométhée. sur l'ordre de Zeus, avait modelé les hommes et les bêtes. Mais Zeus, ayant remarqué que les bêtes étaient beaucoup plus nombreuses, lui commanda d'en faire disparaître un certain nombre en les métamorphosant en hommes. Prométhée exécuta cet ordre. Il en résulta que ceux qui n'ont pas reçu la forme humaine dès le début ont bien une forme d'homme, mais une âme de bête. La fable s'applique aux hommes balourds et brutaux. [323] LA ROSE ET L'AMARANTE Une amarante qui avait poussé à côté d'une rose lui dit : «Comme tu es belle ! tu fais les délices des dieux et des hommes. Je te félicite de ta beauté et de ton parfum. — Moi, répondit la rose, je ne vis que peu de jours, amarante, et même si l'on ne me cueille pas, je me flétris ; mais toi, tu es toujours en fleur et tu restes toujours aussi jeune.» Il vaut mieux durer en se contentant de peu que vivre dans le luxe quelque temps, pour subir ensuite un changement de fortune et même la mort. [324] LE GRENADIER, LE POMMIER, L'OLIVIER ET LA RONCE Le grenadier, le pommier et l'olivier contestaient de la qualité de leurs fruits. Comme la discussion s'animait, une ronce qui les écoutait de la haie voisine, dit : «Mes amis, cessons enfin de nous quereller.» C'est ainsi que, dans les temps où les meilleurs citoyens sont divisés, les gens de rien essayent de se donner de l'importance. [325] LE TROMPETTE Un trompette qui sonnait le rassemblement ayant été pris par les ennemis, criait: «Ne me tuez pas, camarades, à la légère et sans raison ; car je n'ai tué aucun de vous, et, en dehors de ce cuivre, je ne possède rien.» Mais on lui répondit : «Raison de plus pour que tu meures, puisque, ne pouvant toi-même faire la guerre, tu excites tout le monde au combat.» Cette fable montre que les plus coupables sont ceux qui excitent au mal les princes méchants et cruels. [326] LA TAUPE ET SA MÈRE Une taupe — la taupe est un animal aveugle — disait à sa mère qu'elle voyait clair. Sa mère, pour l'éprouver, lui donna un grain d'encens, et lui demanda ce que c'était: «C'est un caillou, dit-elle. — Mon enfant, reprit la mère, non seulement tu es privée de la vue, mais encore tu as perdu l'odorat. »Pareillement certains fanfarons promettent l'impossible et sont convaincus d'impuissance dans les cas les plus simples. [327] LE SANGLIER ET LE RENARD Un sanglier, posté près d'un arbre, aiguisait ses défenses. Un renard lui demanda pour quelle raison, quand ni chasseur ni danger ne le pressaient, il affilait ses défenses. «Ce n'est pas pour rien, dit-il, que je le fais ; car si le danger vient à me surprendre, je n'aurai pas alors le loisir de les aiguiser ; mais je les trouverai toutes prêtes à faire leur office.» Cette fable enseigne qu'il ne faut pas attendre le danger pour faire ses préparatifs. [328] LE SANGLIER, LE CHEVAL ET LE CHASSEUR Le sanglier et le cheval partageaient le même pâtis. Comme le sanglier à chaque instant détruisait l'herbe et troublait l'eau, le cheval, voulant se venger de lui, recourut à l'aide d'un chasseur. Mais celui-ci ayant déclaré qu'il ne pouvait lui prêter main-forte que s'il consentait à recevoir un frein et à le prendre lui-même sur son dos, le cheval se soumit à toutes ses exigences. Alors le chasseur monté sur son dos mit le sanglier hors de combat, et, emmenant le cheval chez lui, l'attacha au râtelier. Ainsi bien des gens, en voulant, sous le coup d'une colère aveugle, se venger de leurs ennemis, se jettent sous le joug d'autrui. [329] LA TRUIE ET LA CHIENNE FAISANT ASSAUT D'INJURES La truie et la chienne faisaient assaut d'injures. La truie jurait par Aphrodite qu'elle déchirerait la chienne à belles dents. La chienne lui répondit ironiquement ; «C'est bien fait à toi de nous jurer par Aphrodite : il apparaît bien qu'elle t'aime de toute sa tendresse, elle qui refuse absolument d'admettre dans son temple celui qui a goûté à ta chair impure. — Cela même est une preuve de plus que la déesse me chérit, puisqu'elle repousse absolument quiconque me tue ou me maltraite de quelque façon que ce soit. Quant à toi, tu sens mauvais, aussi bien de ton vivant qu'après ta mort.» Cette fable montre que les orateurs avisés tournent adroitement à leur éloge les injures de leurs ennemis. [330] LES GUÊPES, LES PERDRIX ET LE LABOUREUR Des guêpes et des perdrix, pressées par la soif, vinrent trouver un laboureur, pour lui demander à boire, promettant, en échange d'un peu d'eau, de lui rendre un service, les perdrix en bêchant sa vigne, et les guêpes en en faisant le tour pour écarter les voleurs avec leurs aiguillons. Le laboureur répondit: «Mais j'ai deux boeufs qui me font tout sans rien promettre : il vaut donc mieux que je leur donne qu'à vous.» Cette fable s'adresse aux hommes corrompus qui promettent des services et causent de grands dommages. [331] LA GUÊPE ET LE SERPENT Un jour une guêpe se posta sur la tète d'un serpent, et le tourmenta, en le piquant sans relâche avec son aiguillon. Le serpent, fou de douleur, ne pouvant se venger de son ennemi, mit sa tête sous la roué d'un chariot et mourut ainsi avec la guêpe. Cette fable montre que certaines gens ne reculent pas à l'idée de mourir avec leurs ennemis. [332] LE TAUREAU ET LES CHÈVRES SAUVAGES Un taureau poursuivi par un lion se réfugia dans un antre où se trouvaient des chèvres sauvages. Frappé et encorné par elles, il leur dit : «Si j'endure vos coups, ce n'est pas que j'aie peur de vous, mais je crains celui qui se tient à l'entrée de la caverne.» C'est ainsi que souvent la crainte d'un plus fort nous fait supporter les outrages d'un moins fort que nous. [333] LE PAON ET LA GRUE Le paon se moquait de la grue et critiquait sa couleur. «Moi, disait-il, je suis vêtu d'or et de pourpre ; toi, tu ne portes rien de beau sur tes ailes. — Mais moi, répliqua la grue, je chante tout près des astres et je m'élève dans les hauteurs du ciel ; toi, comme les coqs, tu marches sur le sol, avec les poules.» Il vaut mieux être illustre sous un vêtement pauvre que de vivre sans gloire, en se paradant dans la richesse. [334] LE PAON ET LE CHOUCAS Les oiseaux délibéraient sur le choix d'un roi. Le paon prétendit se faire nommer roi à cause de sa beauté, et les oiseaux allaient voter pour lui, quand le choucas s'écria : «Mais si, quand tu régneras, l'aigle nous donne la chasse, quel secours pourrons-nous attendre de toi ?» Cette fable montre qu'il ne faut pas blâmer ceux qui, prévoyant les périls futurs, prennent leurs précautions à l'avance. [335] LA CIGALE ET LE RENARD Une cigale chantait sur un arbre élevé. Un renard qui voulait la dévorer imagina la ruse que voici. Il se plaça en face d'elle, il admira sa belle voix et il l'invita à descendre : il désirait, disait-il, voir l'animal qui avait une telle voix. Soupçonnant le piège, la cigale arracha une feuille et la laissa tomber. Le renard accourut, croyant que c'était la cigale. «Tu te trompes, compère, lui dit-elle, si tu as cru que je descendrais : je me défie des renards depuis le jour où j'ai vu dans la fiente de l'un d'eux des ailes de cigale.» Les malheurs du voisin assagissent les hommes sensés.336 [336] LA CIGALE ET LES FOURMIS C'était en hiver ; leur grain étant mouillé, les fourmis le faisaient sécher. Une cigale qui avait faim leur demanda de quoi manger. Les fourmis lui dirent: « Pourquoi, pendant l'été, n'amassais-tu pas, toi aussi, des provisions? — Je n'en avais pas le temps, répondit la cigale : je chantais mélodieusement.» Les fourmis lui rirent au nez : «Eh bien ! dirent-elles, si tu chantais en été, danse en hiver.» Cette fable montre qu'en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l'on veut éviter le chagrin et lé danger. [337] LA MURAILLE ET LA CHEVILLE Une muraille, percée brutalement par une cheville, criait : «Pourquoi me perces-tu, moi qui ne t'ai fait aucun mal ? — Ce n'est pas moi, dit la cheville, qui suis la cause de ce que tu souffres, mais celui qui me frappe violemment par derrière.» [338] L'ARCHER ET LE LION Un habile archer monta dans la montagne pour y chasser. Tous les animaux s'enfuirent ; seul, le lion le provoqua au combat. L'homme lui lança un trait et l'ayant atteint, lui dit : «Vois quel est mon messager, après quoi j'irai à toi moi aussi.» Le lion blessé se mit à fuir. Cependant un renard lui cria d'avoir confiance et de ne pas fuir. Le lion lui répondit: «Tu ne m'en imposeras pas; s'il a un messager si amer, quand il viendra lui-même, que ferai-je ?» C'est au début qu'il faut examiner la fin et dès lors assurer son salut. [339] LE BOUC ET LA VIGNE Au temps où la vigne jette ses pousses, un bouc en brou-tait les bourgeons. La vigne lui dit: «Pourquoi m'endommages-tu? N'y a-t-il plus d'herbe verte? Je n'en fournirai pas moins tout le vin nécessaire, lorsqu'on te sacrifiera.» Cette fable confond les gens ingrats et qui veulent voler leurs amis. [340] LES HYÉNES Les hyènes, dit-on, changent de nature chaque année et deviennent alternativement mâles et femelles. Or un jour une hyène mâle prit à l'égard d'une hyène femelle une posture contre nature. Celle-ci répondit: «Si tu fais cela, camarade, songe que tu subiras bientôt le même traitement.» C'est ce que pourrait dire au magistrat en charge celui qui doit lui succéder, s'il avait à souffrir de lui quelque indignité. [341] L'HYÈNE ET LE RENARD On dit que les hyènes changent de nature tous les ans et deviennent alternativement mâles et femelles. Or une hyène, apercevant un renard, lui reprochait de la repousser, alors qu'elle voulait devenir son amie. «Ce n'est pas à moi qu'il faut t'en prendre, repartit le renard, mais à ta nature, qui fait que j'ignore si j'aurai en toi une amie ou un ami.» Ceci vise l'homme ambigu. [342] LA TRUIE ET LA CHIENNE DISPUTANT DE FÉCONDITÉ La truie et la chienne disputaient de fécondité. La chienne prétendait que, seule de tous les quadrupèdes, elle avait des portées courtes. «Quand tu dis cela, répartit la truie, reconnais que tu n'enfantes que des aveugles.» Cette fable montre qu'une oeuvre se juge, non sur la vitesse, mais sur la perfection de l'exécution. [343] LE CAVALIER CHAUVE Un homme chauve qui portait perruque cheminait à cheval. Le vent, s'étant mis à souiller, lui enleva ses faux cheveux, et les témoins de sa mésaventure se mirent à rire aux éclats. Alors le cavalier, arrêtant son cheval, dit : «Qu'y a-t-il d'étrange à ce que des cheveux qui ne sont pas les miens me quittent, eux qui ont abandonné même leur vrai propriétaire, avec qui la nature les a fait nitre ?» Il ne faut pas nous affliger des accidents qui nous surviennent : ce qu'on ne tient pas de sa nature dès sa naissance, on ne saurait le garder : nus nous sommes venus, nus nous partirons. [344] L'AVARE Un avare convertit en or toute sa fortune, en fit un lingot et l'enfouit en un certain endroit, où il enfouit du même coup son coeur et son esprit. Tous les jours il venait voir son trésor. Or un ouvrier l'observa, devina ce qu'il en était, et, déterrant le lingot, l'emporta. Quelque temps après, l'avare vint aussi, et, trouvant la place vide, il se mit à gémir et à s'arracher les cheveux. Un quidam l'ayant vu se lamenter ainsi, et s'étant informé du motif, lui dit: «Ne te désespère pas ainsi, l'ami ; car, tout en ayant de l'or, tu n'en avais pas. Prends donc une pierre, mets-la à la place de l'or, et figure-toi que c'est ton or; il remplira pour toi le même office ; car à ce que je vois, même au temps où l'or était là, tu ne faisais pas usage de ton bien.» Cette fable montre que la possession n'est rien, si la jouissance ne s'y joint. [345] LE FORGERON ET SON CHIEN Un forgeron avait un chien. Quand il forgeait, le chien dormait ; mais quand il se mettait à manger, le chien venait se mettre à ses côtés. Le forgeron, lui ayant jeté un os, lui dit : «Malheureuse bête, toujours endormie, quand je frappe mon enclume, tu dors ; mais quand je remue les mâchoires, aussitôt tu t'éveilles.» Les gens endormis et paresseux qui vivent du travail d'autrui se reconnaîtront en cette fable. [346] L'HIVER ET LE PRINTEMPS L'Hiver un jour se moqua du Printemps et le chargea de reproches. Aussitôt qu'il paraissait, personne ne restait plus en repos ; l'un allait aux prés ou aux bois, se plaisant à cueillir des fleurs, des lis et des roses, à les faire tourner devant ses yeux et à les mettre dans ses cheveux ; l'autre s'embarquait, et, à l'occasion, traversait la mer pour aller voir d'autres hommes ; personne ne prenait plus souci des vents ni des averses épaisses. «Moi, ajoutait-il, je ressemble à un chef et à un monarque absolu. Je veux qu'on tourne ses yeux, non pas vers le ciel, mais en bas vers la terre, et je force les gens à craindre et à trembler, et à se résigner parfois à garder le logis toute la journée. — C'est pour cela, répondit le Printemps, que les hommes ont plaisir à être délivrés de ta présence. De moi, au contraire, le nom même leur semble beau, le plus beau, par Zeus, de tous les noms. Aussi, quand j'ai disparu, ils gardent mon souvenir, et, dès que j'ai paru. ils sont pleins d'allégresse.» [347] L'HIRONDELLE ET LE DRAGON Une hirondelle qui avait fait son nid dans un tribunal était sortie, quand un dragon vint en rampant dévorer ses petits. A son retour, trouvant le nid vide, elle gémit, outrée de douleur. Une autre hirondelle, pour la consoler, lui dit qu'elle n'était pas la seule qui eût eu le malheur de perdre ses petits. «Ah ! répondit-elle, je me désole moins d'avoir perdu mes enfants que parce ,que je suis victime d'un crime en un lieu où les victimes de la violence trouvent assistance.» Cette fable montre que souvent les malheurs sont plus pénibles à supporter, quand ils viennent de ceux dont on les attendait le moins. [348] L'HIRONDELLE ET LA CORNEILLE DISPUTANT DE LEUR BEAUTÉ L'hirondelle et la corneille disputaient de leur beauté. Aux raisons de l'hirondelle la corneille répliqua : «Ta beauté ne fleurit que pendant la saison du printemps, tandis que moi, j'ai un corps qui délie même l'hiver.» Cette fable montre qu'il vaut mieux prolonger sa vie que d'être beau. [349] L'HIRONDELLE ET LES OISEAUX Comme le gui venait de pousser, l'hirondelle, sentant le danger qui menaçait les oiseaux, les assembla tous et leur conseilla avant tout de couper le gui aux chéries qui le portaient ; mais si cela leur était impossible, de se réfugier chez les hommes et de les supplier de ne pas recourir à l'effet de la glu pour les attraper. Les oiseaux se moquèrent d'elle, la traitant de radoteuse. Alors elle se rendit chez les hommes et se présenta en suppliante. Ceux-ci lui firent accueil à cause de son intelligence et lui donnèrent place dans leurs demeures. Il arriva ainsi que les autres oiseaux furent pris et mangés par les hommes, et que seule, l'hirondelle, leur protégée, nicha même sans crainte dans leurs maisons. Cette fable montre que, quand on prévoit l'avenir, on échappe naturellement aux dangers. [350] L'HIRONDELLE VANTARDE ET LA CORNEILLE L'hirondelle disait à la corneille : «Moi, je suis vierge, et athénienne, et princesse, et fille du roi d'Athènes», et elle raconta en outre comment Térée lui avait fait violence et lui avait coupé la langue. La corneille repartit : « Que serait-ce, si tu avais ta langue, alors que l'ayant perdue, tu fais tant de commérages !» A force de mentir, les vantards témoignent contre eux-mêmes. [351] LA TORTUE ET L'AIGLE Une tortue pria un aigle de lui apprendre à voler. L'aigle lui remontrant qu'elle n'était pas faite pour le vol, loin de là elle n'en devint que plus pressante en sa prière. Alors il la prit dans ses serres, l'enleva en l'air, puis la lâcha. La tortue tomba sur des rochers et fut fracassée. Cette fable montre que souvent, en voulant rivaliser avec d'autres, en dépit des plus sages conseils, on se fait tort à soi-même. [352] LA TORTUE ET LE LIÈVRE La tortue et le lièvre disputaient qui était le plus vite. En conséquence ils fixèrent un jour et un endroit et se séparèrent. Or le lièvre, confiant dans sa vitesse naturelle, ne se pressa pas de partir ; il se coucha au bord de la route et s'endormit; mais la tortue, qui avait conscience de sa lenteur, ne cessa de courir, et, prenant ainsi l'avance sur le lièvre endormi, elle arriva au but et gagna le prix. Cette fable montre que souvent le travail l'emporte sur les dons naturels, si on les néglige. [353] LES OIES ET LES GRUES Des oies et des grues picoraient dans la même prairie. Des chasseurs parurent : les grues, légères, s'envolèrent ; mais les oies, retardées par la pesanteur de leurs coqs, furent prises. Il en est ainsi chez les hommes : quand une ville est en proie à la guerre, les pauvres se déplacent et se sauvent facilement d'un pays dans»in autre et conservent leur liberté ; mais les riches retenus par le poids excessif de leurs richesses deviennent souvent esclaves. [354] LES POTS Un pot de terre et un pot de cuivre étaient emportés par le courant d'une riveté. Le pot de terre dit au pot de cuivre : «Nage loin de moi, pas à mes côtés ; car si tu me touches, je vole en éclats, même si je m'approche de toi sans le vouloir.» La vie n'est pas sûre pour le pauvre qui a pour voisin un prince rapace. [355] LE PERROQUET ET LA CHATTE Un homme, ayant acheté un perroquet, le laissa libre en sa maison. Le perroquet, qui était apprivoisé, sauta et se percha sur le foyer, et de là se mit à caqueter d'une manière plaisante. Une chatte, l'ayant vu, lui demanda qui il était et d'où il venait. Il répondit : «Le maître vient de m'acheter. — Et tu oses, bête effrontée entre toutes, reprit la chatte, tu oses, tout nouveau venu, pousser de pareils cris, tandis qu'à moi, née à la maison, les maîtres m'interdisent de crier ! et si parfois cela m'arrive, ils se fâchent et me jettent à la porte. — Va te promener, ma belle dame ; il n'y a pas de comparaison à faire entre nous ; ma voix n'agace pas les maîtres comme la tienne.» Cette fable convient aux critiques malveillants toujours prêts à jeter le blâme sur les autres. [356] LA PUCE ET L'ATHLÈTE Un jour une puce alla d'un saut se poster sur un doigt de pied d'un athlète malade, et tout en sautant elle lui fit une morsure. L'athlète en colère préparait ses ongles pour l'écraser; mais elle prit son élan, et d'un saut, un de ces sauts dont elle a l'habitude, elle lui échappa et évita la mort. Alors l'athlète dit en soupirant : «O Héraclès, si c'est ainsi que tu me secours contre une puce, quelle aide puis-je attendre de toi contre mes adversaires ?» Cette fable nous enseigne que nous aussi nous ne devons pas appeler tout de suite les dieux pour des bagatelles inoffensives, mais pour des nécessités plus pressantes. [357] LA PUCE ET L'HOMME Un jour une puce incommodait un homme sans relâche. Il l'attrapa et lui dit : « Qui es-tu, toi qui t'es repue de tous mes membres, en me piquant à tort et à travers ?» Elle répondit : «C'est notre façon de vivre ; ne me tue pas ; car je ne puis pas faire grand mal.» L'homme se mit à rire et lui dit : «Tu vas mourir tout de suite, et de ma propre main ; car quel que soit le mal, petit ou grand, il faut absolument l'empêcher de se produire.» Cette fable montre qu'il ne faut pas avoir pitié d'un méchant, quel qu'il soit, fort ou faible. [358] LA PUCE ET LE BOEUF Un jour la puce faisait au boeuf cette question : «Que t'a donc fait l'homme pour que tu le serves tous les jours, et cela, grand et brave comme tu l'es ? Moi, au contraire, je déchire impitoyablement sa chair et je bois son sang à pleine bouche.» Le boeuf répondit : «J'ai de la reconnaissance à la race des hommes; car ils m'aiment et me chérissent, et me frottent souvent le front et les épaules. — Hélas! reprit la puce, pour moi ce frottement qui te plaît est le pire des malheurs, quand il m'arrive par hasard d'être prise entre leurs mains.» Les fanfarons de paroles se laissent confondre même par un homme simple.