Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Denys d'Halicarnasse


 

Alfred CROISET, Histoire de la littérature grecque
tome V : Période alexandrine.
Paris, Boccard, 1928, pp. 356-374

 

Denys, né à Halicarnasse et fils d'un certain Alexandre, vint à Rome en l'an 30, après la fin des guerres civiles . Probablement jeune encore en ce temps, il y apprit le latin, étendit ses connaissances en tout genre, et se mit par là en état de profiter du séjour qu'il comptait y faire. Ce séjour semble s'être prolongé autant que sa vie. En tout cas, il durait depuis vingt-deux ans, lorsque Denys, en l'an 8 avant J.-C., écrivait la préface de son Histoire primitive de Rome ; et la façon dont il s'y exprime montre assez que, peu à peu, il s'était attaché de coeur à sa nouvelle patrie. La vie semble en effet lui avoir été agréable dans le milieu où il avait été transporté. Très laborieux, il trouvait à Rome des ressources abondantes et précieuses pour composer la grande histoire qui fut son oeuvre de prédilection. En outre, il s'y était fait une société selon ses goûts : un certain nombre de Grecs savants et lettrés, maitres de rhétorique ou simples amateurs, Cécilius, qu'il appelle son « très cher ami », Zénon, qui peut-être le mit en relations avec Cn. Pompée Démétrius, à qui est dédié son Traité de l'imitation, Ammaeos surtout, probablement son premier protecteur, esprit ouvert et curieux, qui s'intéressait à toutes les questions littéraires; puis, quelques Romains de moyenne condition, tels que Cn. Pompée, sans doute un affranchi lettré sorti de la maison du grand Pompée; enfin, plusieurs membres de l'aristocratie, Rufus Melitius, dont le jeune fils fut son élève, Q. Aelius Tubero, l'historien, d'autres encore.

Rien ne prouve que Denys ait tenu école de grammaire ou de rhétorique, à proprement parler : les seules allusions de ses écrits qui pourraient le faire croire semblent se rapporter plutôt à un enseignement privé; c'est ainsi qu'il donnait au jeune Rufus Melitius des leçons quotidiennes de littérature, lisant et étudiant avec lui les grands écrivains grecs, poètes ou prosateurs. Dans ce cercle intelligent, on causait littérature; et Denys, avec son érudition, ses lectures variées, son goùt juste et ses qualités critiques, y était fort écouté.

Beaucoup de ses écrits naquirent de ces conversations. Les uns sont des consultations littéraires, adressées à quelques amis absents; d'autres sont des explications, à propos de tel ou tel point débattu et resté douteux; le plus petit nombre seulement consiste en de véritables traités, composés à loisir. Quels qu'ils soient, tous ont cet intérêt, de nous représenter très fidèlement la vie intellectuelle de cette petite société érudite. pédante et batailleuse, qui, après tout, ne doit pas être considérée comme un élément sans importance dans la grande société romaine du temps.

L'horizon des idées y était étroit, comme il l'est naturellement, dans les écoles qui n'ont point d'ouverture sur la rue. Les grandes choses du monde touchaient médiocrement ces petits professeurs grecs. Ils vivaient en dehors de la vie réelle, dans leurs livres ; et il leur manquait à tous cette largeur de vues, cette liberté d'esprit, cette faculté de juger de la valeur réelle des choses, qui ne se forment que par une ample expérience de l'humanité Nulle philosophie en eux, ni spontanée, ni acquise. Un dogmatisme médiocrement intelligent, et des passions de bibliothécaires. Vivant sur le passé, habitués à commenter des textes et à les critiquer devant des élèves, exclusifs dans leurs admirations, entêtés dans leurs jugements, ils se querellaient tous les jours sur des queslions de goût, qu'ils interprétaient petitement. Une exagération provoquait une exagération contraire : les uns ne juraient que par Platon, les autres lui en voulaient furieusement de ce qu'il n'avait pas écrit comme Lysias; quelques-uns faisaient de Thucydide le modèle même de l'histoire. et d'autres au contraire se scandalisaient de sa subtilité puissante et même de son admirable sens de la vérité. Tous ces partis-pris se heurtaient, se chamaillaient, s'évertuaient à s'accabler mutuellement sous une grêle de citations, qu'on prenait à pleines mains dans les commentaires, accumulés depuis deux ou trois siècles par les grammairiens. Car l'érudition de ces lettrés querelleurs semble avoir été souvent une érudition d'emprunt. Grands lecteurs d'un petit nombre de livres, où ils enfermaient leur idéal, il est bien probable qu'ils relisaient rarement ceux qu'ils décriaient.

Denys n'était pas une nature assez puissante ni assez personnelle pour réagir bien vivement contre l'influence de ce milieu. Ce qu'il faut dire en sa faveur, c'est qu'il y avait apporté une sincérité, une modération et une honnêteté naturelles, que le mauvais exemple ne réussit pas à pervertir complètement. Conservateur et profondément classique, par tempérament et par éducation, c'était une peine pour lui que d'avoir à toucher aux réputations établies. Le malheur était que, malgré cela, il ne réussissait pas à se détacher assez des préjugés ambiants pour étudier avec liberté les grands auteurs qui ne répondaient pas à son idéal. Frappé de ce qu'il croyait voir de défectueux en eux, il se sentait tenu en conscience de le dire, « car la première chose, écrivait-il, c'est de ne pas tromper volontairement et de ne pas souiller sa conscience. » Le critique à ses yeux avait en effet charge d'âmes ; c'était son rôle que de prévenir une imitation irréfléchie qui aurait altéré le goùt. Voilà comment il s'autorisait lui-même dans ses partis pris et se croyait obligé de les soutenir, sans ménagements et sans compromis.

Les Études sur les anciens orateurs (g-Peri g-tohn g-archaiohn g-rhehtorohn g- hypomnehmatismoi) semblent être le plus ancien des écrits de Denys qui soient venus jusqu'à nous'. La préface, écrite avec une ardeur où se trahit encore la jeunesse, est une sorte de manifeste contre la rhétorique asiatique : on y sent la passion d'un homme qui entre pour la première fois dans la lutte. D'ailleurs, il ne s'agit pour lui que d'achever la victoire, car il considère l'ennemi comme déjà vaincu. Le meilleur moyen de l'accabler, c'est de mieux faire connaître les vrais modèles. Dans ce dessein, Denys choisit six grands orateurs, qu'il répartit en deux groupes : première génération, Lysias, Isocrate, Isée ; seconde génération, Démosthène, Hypéride, Eschine. Nous ne possédons que la première partie, mais la seconde fut certainement écrite et publiée.

Dans les trois études conservées, le plan suivi par l'auteur est uniforme : d'abord, une esquisse de la vie de l'orateur; puis les caractères distinctifs de son style (g-ho g-lektikos g-charaktehr); ensuite ceux qui touchent à la composition et à la manière de traiter les diverses parties du discours (g-ho g-pragmatikos g-charakter); enfin un choix de morceaux, donnés comme exemples à l'appui des jugements émis. L'étude sur Lysias est particulièrement intéressante et tout à fait propre à faire apprécier le sens critique et le bon goût de Denys.

Le Dinarque est indépendant du précédent ouvrage, mais s'y rattache pourtant par le dessein et a dû le suivre d'assez près. L'auteur veut compléter sa première série d'études. Toutefois, sa méthode est un peu différente, en raison même du sujet. Dans les Observations sur les anciens orateurs, Denys était préoccupé principalement de dire ce qu'il fallait admirer et imiter chez ses auteurs ici, l'authenticité de beaucoup de discours attribués à Dinarque étant douteuse, il s'attache à bien établir les caractères qui permettront à ses lecteurs de reconnaître ce qui est de lui.

On peut rapprocher de ces écrits la Première lettre à Ammaeos , dont la date est incertaine. C'est une simple discussion de chronologie, provoquée par un incident de dispute littéraire. Un philosophe péripatéticien s'était fait fort, en présence d'Ammaeos, de démontrer que Démosthène devait son éloquence aux préceptes d'Aristote. Indigné, Denys le réfute, en établissant que tous les grands discours de Démosthène sont antérieurs à la publication de la Rhétorique. Sa réfutation, fondée sur les témoignages des historiens, est un document capital pour le classement chronologique de ces discours.

Le Traité de l'arrangement des mots (g-Peri g-sunththeseohs g-onomatohn), oeuvre de la maturité de l'auteur, est aussi le plus remarquable de ses écrits. Cette fois, l'auteur s'en prend à tous ceux qui font peu de cas du style, à tous les tenants de la littérature négligée. Pour les combattre, il médite deux traités, qui embrasseront toute la doctrine du style, telle qu'elle avait été constituée depuis Aristote et Théophraste : le premier, sur le choix des mots (g-eklogeh g-onomatohn); le second, sur la manière de les arranger dans la phrase (g-synthesis g-onomatohn). Il commence par le second, qu'il dédie à son jeune élève, Rufus Melitius, pour son jour de naissance, et c'est le seul qu'il semble avoir rédigé. Dans une première partie (c. 1-20), il montre, par des exemples frappants, l'importance de l'arrangement des mots; puis, il en étudie les secrets, sans dédaigner d'entrer dans des détails minutieux sur la structure des membres de phrase, sur l'accent et sur le rythme. Une seconde partie (c. 21-24), est consacrée à la distinction des trois genres d'arrangement, d'où résulte le caractère général du style : l'arrangement sévère (g-austhehra g-synthesis), l'arrangement brillant ou fleuri (g-glaphyra ou g-anthehra), et l'arrangement moyen (g-koineh). Enfin, dans une dernière partie (c. 25 — fin), l'auteur étudie les rapports entre la poésie et la prose, relativement à l'arrangement des mots. Plein de renseignements techniques, l'ouvrage, dans son ensemble, se recommande à quiconque veut faire une étude précise du style des écrivains grecs. Il renferme en outre un grand nombre de citations, qui nous ont conservé plusieurs fragments précieux.

L'étude Sur la force du style de Démosthène (g-Peri g-tehs g-lektikehs g-Dehmosthenous g-deinotehtos) dédiée à Ammaeos, est postérieure au g-Peri g-syntheseohs (cité aux ch. 49 et 50). Une lacune au début est probablement la cause de certaines difficultés critiques qui ne laissent pas que d'être embarrassantes. L'ouvrage semble avoir fait partie des Études sur les anciens orateurs; car Denys lui-même, dans des écrits postérieurs, le cite sous ce titre général. D'autre part, il diffère absolument, quant au plan, des études sur Lysias, Isée et Isocrate : c'est un travail bien plus largement conçu, qui comporte de nombreuses comparaisons, et qui devait être complété par une autre étude, de même ampleur probablement, Sur les idées et la composition dans Démosthène (g-Peri g-tehs g-pragmatikehs g-Dehmosthenous g-deinotehtos). Il est difficile de croire que deux morceaux aussi développés n'aient été que des chapitres de l'ouvrage sur les orateurs. En outre, l'auteur renvoie lui-même à un autre écrit de lui sur Démosthène, où était discutée l'authenticité des discours qu'on lui attribuait ; c'est celui-là, semble-t-il, qui devait faire suite et pendant aux études sur Lysias, Isée et Isocrate. Ces difficultés se résolvent, je crois, assez simplement, si l'on admet que le Traité sur le style de Démosthène est un remaniement du chapitre des Anciens orateurs relatif à Démosthène. Denys expliquait sans doute, dans la préface aujourd'hui perdue, quels motifs l'amenaient à retoucher cette ancienne étude pour lui donner de nouveaux développements. Ces motifs, nous les devinons en partie. Il a voulu entrer plus avant dans l'étude de l'art de Démosthène, faire mieux ressortir par des comparaisons sa supériorité sur tous les autres prosateurs, et en particulier sur Thucydide et Platon, qui avaient l'un et l'autre leurs admirateurs exclusifs. Dans ces développements nouveaux, il a profité des théories sur le style qu'il venait d'exposer dans le traité de l'Arrangement des mots. Nous y retrouvons les qualités critiques de l'auteur; mais le jugement sur Platon dénote une sévérité étroite, due à d'étranges préjugés de rhéteur. Nous savons par le Traité du sublime (c. 32, 8), que Cécilius, l'ami de Denys, était un « ennemi » de Platon. Denys, lui, proteste de son admiration pour le génie du grand philosophe et même pour son talent d'écrivain ; ce qui n'empêche pas qu'il ne comprend ni son ironie charmante, ni sa fantaisie, ni la souplesse ondoyante de son style.

C'est ce jugement sur Platon qui a motivé la Lettre à Cn. Pompée. Denys y répond à une lettre de Pompée, qui s'était étonné de ses critiques; il les maintient en les expliquant, et, malgré ses protestations, il les aggrave par là même. Dans la seconde partie de la même lettre (à partir du ch. 3), il expose le plan de son Traité de l'imitation, auquel il travaillait alors, et cite par avance de nombreux extraits de la seconde partie. Ce Traité de l'Imitation (g-Peri g-Mimehseohs), presque entièrement perdu, dut paraître peu de temps après. C'était en quelque sorte le résumé de tout l'enseignement de Denys. L'imitation méthodique des grands écrivains était, avant lui déjà, une des trois parties cataloguées de l'éducation de l'orateur; mais il s'était appliqué plus que personne à l'éclairer par des jugements réfléchis : toute sa critique tendait principalement à distinguer ce qu'il fallait imiter en chaque auteur. L'ouvrage, d'après ce qu'il nous apprend lui-même comprenait trois parties. — La première traitait de l'imitation en général : c'était donc une sorte d'introduction théorique, dont il nous reste à peine-quelques lignes ; le chapitre de Quintilien Sur l'imitation (liv. X, c. 2) peut nous donner une idée des questions qui s'y trouvaient débattues. — La seconde partie, probablement beaucoup plus étendue, énumérait les auteurs qui doivent être imités, en donnant une appréciation résumée des principaux caractères de chacun d'eux. Nous en avons encore la préface et deux séries de jugements. Les uns sont cités par Denys lui-même dans sa Lettre à Pompée; ils nous ont été ainsi conservés textuellement et dans toute leur étendue; ce sont les jugements sur Hérodote, Thucydide, Xénophon, Philistos et Théopompe, c'est-à-dire sur quelques-uns des principaux historiens. Les autres, abrégés nous ne savons par qui, et réduits parfois à l'état de simples formules, nous sont parvenus avec la préface comme un ouvrage distinct, sous le titre de Jugements sur les anciens (g-Archaiohn g-krisis). Quintilien, en composant le chapitre premier de son Xe livre, avait sous les yeux le texte complet de Denys, qu'il a suivi de près et quelquefois traduit. — La troisième partie de l'ouvrage traitait de la manière d'imiter (g-pohs g-dei g-mimeisthai); il ne nous en reste rien.

L'écrit Sur le caractère de Thucydide (g-Peri g-tou g-Thoukydidou g-charaktehros) fut adressé à Q. Ælius Tubero, sur sa demande, pour motiver d'une manière plus complète les jugements déjà portés sur Thucydide dans l'étude Sur le style de Démosthène et dans le traité de l'Imitation. Aucun ouvrage ne montre mieux les graves défauts de la critique de Denys, à côté de ses qualités. Non seulement les reproches essentiels qu'il fait à Thucydide dénotent une inintelligence absolue du vrai rôle de l'historien et de ses devoirs, mais la manière même dont il juge son style trahit une critique trop peu habituée à tenir compte des temps.

A cet écrit se rattache, de la manière la plus étroite, la Seconde lettre à Ammaeos, sur les particularités de Thucydide (g-Peri g-tohn g-Thoukudidou g-idiohmatohn). L'auteur y reprend en son entier un des passages principaux de l'écrit précédent, et, pour répondre à un désir d'Ammaeos, il le justifie par des citations. C'est donc en quelque sorte une « leçon » écrite, et c'est ce que Denys indique lui-même en nous prévenant qu'il donne ici à la critique la forme « scolastique », au lieu de la forme « épidictique ». Rien ne nous fait mieux voir, d'ailleurs, combien ses jugements étaient estimés dans le cercle de ses amis, et combien on tenait à le faire expliquer en détail sur certaines hardiesses.

Outre ces écrits, venus jusqu'à nous, Denys en avait composé d'autres du même genre, qui se sont perdus. Il cite par exemple (Caract. de Thucydide, c. 2) un traité Sur la philosophie politique, dans lequel il semble avoir opposé la philosophie des orateurs, celle qui est l'aliment naturel de l'éloquence, à la philosophie des écoles, réservée aux gens du métier, et dont il faisait sans doute peu de cas. Çà et là, il annonce des ouvrages en projet ou en préparation, qui peut-être n'ont pas tous été réellement écrits. Le traité Sur le choix des mots, qui est annoncé dans le g-Peri g-syntheseohs a dù être achevé et publié, car il est cité par le scoliaste d'Hermogène. Quintilien (IX, 89), parait faire allusion à un écrit spécial Sur les Figures. Enfin, il n'est pas impossible que Denys eût composé une Rhétorique : mais celle que nous possédons sous son nom n'est qu'un assemblage tout artificiel de morceaux de différents âges, dont aucun peut-être ne provient réellement de lui.

Il ressort de cette simple énumération que Denys, tout en écrivant beaucoup, n'a jamais su concentrer sa doctrine ni réunir ses observations dans une grande oeuvre de théorie littéraire ou de critique, comparable par exemple à l'Institution oratoire de Quintilien. Son Traité de l'imitation, aujourd'hui perdu, semble avoir été ce qu'il composa en ce genre de plus considérable. Ses autres écrits ne sont que des études isolées, qui tournent autour des mêmes idées, plutôt qu'elles ne développent une doctrine suivie et personnelle.

Comme théoricien de l'art d'écrire et comme critique, Denys procède de tous ses devanciers, des érudits d'Alexandrie et de Pergame, et aussi des philosophes péripatéticiens. Il a pris aux premiers, outre un grand nombre d'observations de détail, les méthodes même de la critique d'authenticité; aux seconds, leur nomenclature technique et les idées qui s'y rattachaient. Mais, en remontant jusqu'à Aristote et à Théophraste, dont il dut particulièrement mettre à profit les études sur le style, il a donné peut-être à la critique, — autant du moins que nous pouvons en juger aujourd'hui — plus de valeur littéraire. Comme les péripatéticiens, il entrevoit l'importance de l'histoire dans l'appréciation des écrivains et de leurs relations mutuelles; il fixe des dates, il distingue des âges successifs; mais, pas plus qu'eux, il ne sait tirer parti de ses connaissances historiques pour étudier dans le détail les transformations morales de chaque auteur, les progrès ou le déclin de son talent, pour le remettre dans son milieu, pour rechercher ce que son œuvre a dû aux circonstances. La psychologie d'ailleurs ne lui fait pas moins défaut que l'histôire. Jamais il ne songe à chercher l'homme dans l'écrivain, encore moins à expliquer l'un par l'autre. Par suite, sa critique reste sèche et scolastique : chaque genre a pour lui des règles (g-kanones) et comporte un certain nombre de qualités, les unes nécessaires, les autres simplement utiles ou agréables, qui sont cataloguées dans sa tête, comme elles l'étaient dans les traités spéciaux. Étudier un écrivain, de la façon qu'il l'entend, c'est donc se poser à son sujet une série de questions, arrêtées d'avance et toujours les mêmes; c'est dresser son signalement suivant un formulaire, qu'il s'agit simplement de remplir. Comment ce procédé monotone se prêterait-il à une étude vraiment vivante des esprits? C'est d'ailleurs, il faut le reconnaître, celui de toute la critique ancienne, de Cicéron en particulier. Mais Cicéron atténue les défauts de sa méthode par la largeur de son plan, par la force de ses idées générales, par sa connaissance des hommes, par sa finesse et son éloquence naturelles. Denys, au contraire, les rend souvent plus sensibles par un dogmatisme raide, qui sent l'école, et par une certaine étroitesse de vues, que sa sincérité un peu âpre fait encore ressortir.

Admirateur passionné de Démosthène, il le considère volontiers comme la règle même du style oratoire. C'est de lui qu'on doit apprendre le choix des mots et l'art de les assembler. Jugement fondamental en quelque sorte, sur lequel reposent tous ses jugements particuliers. Et non seulement cette superstition d'un orateur unique l'empêche d'être juste pour les autres, mais elle nuit même à l'appréciation qu'il fait de celui-là. Ses vues sur Démosthène, dominées par son parti pris, manquent de variété, et par conséquent aussi d'un certain degré de vérité. Il semble, à l'entendre, que le génie du grand orateur soit fait surtout d'une combinaison étonnante de petits calculs et d'une prodigieuse série de réussites partielles. Ainsi, ce qui nous frappe le plus en lui, c'est-à-dire la vie, le mouvement, la puissance de la dialectique, sensibles jusque dans les moindres détails de la phrase, voilà justement ce que Denys fait le moins ressortir.

Ces défauts, il faut l'avouer, sont de nature à rebuter un lecteur moderne. Mais il ne semble pas qu'ils aient été aperçus de même par les contemporains, ni, à plus forte raison, par les rhéteurs des âges suivants. Les uns et les autres appréciaient avec raison l'érudition de Denys, la justesse de son esprit, sa finesse dans le discernement des ressemblances et des différences, la solidité de sa doctrine, son goût dans le choix des exemples. De plus, ils se sentaient touchés, comme nous et plus que nous, par la vivacité de ses admirations, par cette sorte de foi communicative, qui faisait de lui le défenseur des traditions classiques. Ainsi s'explique la grande autorité dont il semble avoir joui dans son milieu et qui s'est perpétuée ensuite dans les écoles. Quant à son influence immédiate, qu'il ne faut pas exagérer, elle fut certainement utile. Il contribua, pour une certaine part, à cette amélioration générale du goût et à cette sorte de restauration du souci de bien écrire, qui se manifesta alors dans le monde grec.

Persuadé qu'il possédait à fond les secrets du style, Denys eut l'ambition de les mettre en pratique dans une composition historique de longue haleine. Ce fut sans doute la raison principale qui lui fit écrire son grand ouvrage intitulé Antiquité romaine (g-Rohmaikeh g-archaiologia), c'est-à-dire Histoire primitive de Rome. L'histoire de Rome était devenue, par suite des événements qui avaient changé la face du monde, le plus grand et le plus beau sujet historique qu'il y eut alors. D'autres Grecs, comme on l'a vu, avaient déjà raconté, depuis un siècle et demi, la série de victoires qui, à partir des guerres puniques, avaient fait du peuple romain le maître du monde. Mais l'histoire des premiers siècles, si curieuse, si riche d'enseignements, si nécessaire à l'intelligence des temps ultérieurs, aucun d'entre eux encore ne l'avait retracée en détail. Denys comprit qu'il y avait là matière à une grande oeuvre, et il crut pouvoir l'accomplir.

Le plan qu'il conçut était aussi large que possible. Partant de la fondation de Rome, son récit s'étendait jusqu'à la première guerre punique, c'est-à-dire jusqu'au temps où commençait celui de Polybe. Il embrassait donc cinq siècles et, dans cette longue période, l'auteur se proposait de mener de front l'histoire des institutions et des moeurs avec celle des guerres et des traités. Il voulait que son ouvrage fût utile aussi bien aux hommes d'Etat qu'aux hommes de guerre, et qu'il fournît en outre une lecture pleine d'intérêt à tous les esprits curieux.

Pénétré de l'importance de sa tache, Denys, malgré ses préoccupations littéraires, voulut s'y appliquer sérieusement. De l'an 30 à l'an 8 avant notre ère, il fut à l'oeuvre constamment pour réunir ses informations, les comparer et enfin les faire passer dans son récit. Il déclare lui-même qu'il a lu et extrait les annalistes romains les plus renommés, Caton, Fabius Pictor, Valérius d'Antium, Licinius Macer, les AElius et les Gellius, les Calpurnius, et beaucoup d'autres et en effet, toute la substance historique de l'ouvrage de Denys est empruntée à leurs écrits. Il a, par là même, une valeur documentaire incontestable, puisqu'il nous a conservé, plus complètement que Tite-Live, une foule de témoignages précieux, qui représentent les traditions romaines, telles qu'elles s'étaient conservées ou creées peu à peu. Seulement, s'il a fait preuve d'exactitude dans ce travail, il n'en a pas moins manqué des qualités de jugement qui lui étaient indispensables pour le mener à bien. Rien chez lui de cette intelligence vive et intuitive qui aurait pu suppléer en quelque mesure à l'absence d'une véritable méthode critique. Il rapporte les vieilles fables, sans y croire, il est vrai, mais sans se montrer capable de deviner ce qu'elles contiennent de réalité. Les combinaisons mythiques qui plaisent à son patriotisme rencontrent chez lui une indulgence puérile : il ne veut pas douter que les Romains ne soient les descendants d'anciens colons grecs établis dans le Latium. Nulle recherche personnelle sur ces questions d'origine; suivant pas à pas les vieux annalistes, il refait leur récit à sa manière, sans avoir plus qu'eux le sens exact de l'évolution naturelle des choses. Ses exposés de moeurs et d'institutions, clairs et bien composés, sont sans profondeur et sans cohésion. Incapable de profiter des exemples de Polybe, il se montre aussi dénué qu'on peut l'être de philosophie politique et de vues originales, dans une entreprise qui ne pouvait s'en passer. Sa chronologie même, fondée sur le synchronisme des consuls de Rome et des archontes d'Athènes, prouve qu'il n'a pas aperçu les difficultés de sa tâche ou qu'il se les est dissimulées volontairement. On a l'impression, en le lisant, qu'il n'a jamais eu le sens de la vérité historique : satisfait des recherches faciles, qui ne demandaient que des lectures, il s'est arrêté devant celles qui auraient exigé un effort personnel, et il s'est contenté de combinaisons spécieuses, d'une justesse purement apparente, capables de tromper seulement des lecteurs peu attentifs.

Ces graves défauts sont bien loin d'ailleurs d'être compensés, comme chez Tite-Live, par le mérite littéraire. Le récit de Denys, correct et médiocre, semble une série d'amplifications, tantôt narratives, tantôt oratoires, composées selon les règles de l'école. Ce qui y manque le plus, c'est un accent personnel quelconque. Jamais rien qui ressorte, qui saisisse, qui émeuve ou qui fasse penser. Tout, dans cette longue composition monotone, est dit du même ton, tous les personnages y tiennent le même genre de discours, toutes les scènes y ont même couleur. En vain, on y chercherait quelque chose de romain. L'auteur ne semble pas s'intéresser avec force à la croissance de ce peuple, qu'il admire assurément. Mais auquel il est si étranger par le caractère. D'ailleurs, comme il ne se rend pas compte des causes profondes de cette croissance, il ne sait pas en marquer les grandes phases. Nulle part l'organisation de la famille, celle de la cité, celle de la religion ne sont mises en relief comme des faits de première importance. Nulle part n'apparaît la continuité de la politique, personnifiée dans le sénat. Le lecteur suit mollement le cours du temps, assistant à un défilé d'événements que n'enchaîne aucun lien intime; il n'a pour guide, dans ce long voyage monotone à travers les siècles, qu'un honnête professeur de rhétorique, homme simple et pieux, dont toute la philosophie consiste en une croyance banale à une providence sans desseins, qui châtie ou qui récompense de temps en temps, mais qui ne conduit rien. Ses préférences politiques, s'il en a, sont discrètes. Il aime une aristocratie sage, unie démocratie tempérée, une liberté qui se modère, une autorité qui se contient, comme il aime le bon goùt en littérature; ce qui revient a dire qu'il n'aime rien fortement. Il n'y a ni passion dans son coeur; ni saveur dans son récit.


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 215-220

 

C'est un rôle analogue que remplit Denys d'Halicarnasse au sein de l'intelligentsia romaine. Il est né entre 60 et 55 av. J.-C. en Carie dans la ville dont il porte le nom. Cette cité gardait quelques beaux restes de sa gloire passée et une certaine activité dans le domaine des lettres et des arts. On croit comprendre que Denys y enseigna la rhétorique. Peut-être la quitta-t-il par dépit ou pour incompatibilité de goût : il déplore en effet plus tard les triomphes fâcheux des « Muses de malheur venues de Mysie, de Phrygie ou de Carie » (Or. ant., 1, 7). Peut-être céda-t-il tout simplement au mouvement qui porte dans ce siècle les intellectuels d'Asie vers le public romain. Le fait est qu'il vient à Rome au lendemain d'Actium grossir une colonie grecque déjà importante. Est-il du cercle qui touche au Prince? En tout cas, il est lié aux Tubéron, grande famille romaine de juristes et d'historiens. Il enseigne probablement la rhétorique et se lie à Caecilius de Calé Acté, rhéteur sicilien champion de l'atticisme. Ce qui le distingue peut-être, c'est qu'il apprend le latin pour pouvoir mener ses recherches partout où il trouve des documents. Après la publication en 8 av. J.-C. de son grand oeuvre, Les Antiquités de Rome, il rentre dans sa patrie d'origine où il meurt peu après. Son rôle a été très important au sein de cette haute société romaine qu'il a beaucoup admirée. On peut l'étudier selon les deux orientations principales de son activité (si tant est qu'elles soient distinctes pour un esprit de son temps) : l'histoire et la rhétorique.

Dans le domaine de l'histoire il a travaillé pendant plus de vingt ans, comme il nous le dit lui-même, de 30 à 8 av. J.-C. à une oeuvre en vingt livres, Les Antiquités de Rome, qui paraît destinée à la bonne société de l'Empire et non pas seulement de Rome. Elle couvre l'histoire de la ville de ses débuts à la première guerre punique. Nous avons conservé les dix premiers livres qui nous mènent jusqu'en 264 av. J.-C. L'originalité de cette entreprise, qu'il souligne lui-même, c'est d'être la première histoire purement grecque des premiers temps de Rome. Il rappelle que Hiéronymos de Cardia, Timée de Tauroménion et Polybe n'avaient fait qu'effleurer le sujet (Ant. Rome, I, 6, 1) et les écrivains latins écrivant en grec n'avaient guère relaté que l'histoire qui leur était contemporaine.

I1 faut s'arrêter un instant sur cette intention : elle est grosse de signification. Depuis trois siècles, l'érudition de langue grecque avait patiemment rassemblé les histoires anciennes des grands peuples : mésopotamien, perse, égyptien, macédonien, juif, etc. Il restait à joindre à cette somme l'histoire ancienne du peuple qui venait d'accéder au gouvernement de l'Oikouméné afin de la faire connaître dans la langue véhiculaire de la Méditerranée orientale. Jusqu'à cette date, si Denys dit vrai, rien n'existait en grec de sérieux que des historiens en quelque sorte modernes, qui par conséquent n'avaient pas pris pour sujet la spécificité du peuple romain et particulièrement le récit de ses origines.

Il était naturel qu'un tel monument fût érigé pour l'illustration de ce peuple au moment où était assise et reconnue son autorité sur l'ensemble du monde. Ce n'est pas un hasard si Les Antiquités de Rome ont été publiées au lendemain même de la consécration d'un autre monument fortement chargé de significations : l'autel de la paix érigé sur le champ de Mars (9 av. J.-C.). L'un et l'autre ouvrages se tiennent : ils symbolisent la reconnaissance sans partage d'une autorité dont le marbre glorifie la grandeur et l'équilibre et le livre les vertus originelles. Car il faut pour saisir l'unité de l'ouvrage en comprendre les intentions. Les historiens ont pu à juste titre mettre en question la valeur des Antiquités. Il est vrai que Denys d'Halicarnasse n'est pas toujours exigeant sur la qualité d'une source, qu'il accepte le légendaire sur le même pied que l'historique et qu'on a pu le traiter de compilateur. De fait son but premier, quoi qu'il en dise, n'est pas de dégager la vérité mais de montrer quelle a été la grandeur de Rome dès ses origines. Pour cela tout lui est bon; récit légendaire, tradition familiale ou religieuse, pourvu qu'il parvienne à retracer le destin de la ville dans une narration continue et cohérente qui fasse apparaître ce qu'il avait d'exceptionnel et pour ainsi dire de providentiel. Denys à cet égard est plus facilement un rhéteur qu'un historien et plus sensible pour ainsi dire au « drapé » de l'histoire qu'à sa vérité.

Mais précisément sur le plan idéologique son ouvrage est un document de premier plan, fort analogue à ce que fut l'oeuvre d'Isocrate pour l'Athènes du IVe siècle. On a analysé avec intelligence sa démarche, d'ailleurs fort explicite. Denys veut laver le peuple victorieux de l'univers du reproche qui semble lui être adressé couramment « d'être issu de Barbares et de vagabonds » et il défend une thèse qui avait cours depuis Aristote au moins : les Romains sont des descendants de nobles grecs qui, obligés de s'exiler, auraient fondé Rome. Ainsi « débarbarisés », les Romains sont du même coup dignes d'assumer l'autorité que leurs victoires leur ont procurée. En outre, ils sont en quelque sorte « déromanisés » dans la mesure où ils apparaissent comme liés aux « Hellènes », c'est-à-dire à ces descendants d'Alexandre et de ses soldats. L'opération sur le plan politique arrive à son heure au moment où, après les conflits, sont exaltées les vertus de concorde et de solidarité sur quoi Auguste fonde la justification de son autorité.

Les Antiquités de Rome cautionnent d'une autre manière encore l'autorité de Rome : elles veulent démontrer que cette puissance ne repose pas sur un caprice de la Fortune mais sur les vertus des Romains (I, 4, 2), vertus auxquelles il préconise de revenir, apportant ainsi sa contribution à l'oeuvre de restauration morale entreprise par Auguste. Denys expose clairement son programme au livre I (IV, 2) dans les termes suivants :

« L'ignorance est encore quasi générale chez les Grecs en ce qui concerne l'histoire ancienne de la cité des Romains, et certaines opinions qui, loin d'être vraies, se fondent sur les premiers racontars venus, induisent la plupart des gens en erreur, en prétendant que Rome se flatterait d'avoir eu pour fondateurs des hommes sans feu ni lieu, des Barbares qui n'étaient même pas de condition libre, et que ce ne serait pas grâce à sa piété ni à son sens de la justice ni à ses autres vertus qu'elle serait parvenue avec le temps à l'hégémonie universelle, mais grâce à quelque hasard et à une Fortune injuste qui distribuerait inconsidérément les plus grands biens à ceux qui en sont le plus indignes. Et il est de plus méchants esprits encore qui ont pris l'habitude d'accuser ouvertement la Fortune de donner aux pires Barbares les biens des Grecs. Mais à quoi bon parler de tous ceux-là, quand il s'est trouvé même des historiens pour oser écrire ces mensonges dans leurs Histoires et les laisser à la postérité, dans le seul but de complaire, par les Histoires qui n'étaient ni justes ni vraies, à des rois barbares qui haïssaient l'hégémonie romaine et auprès desquels ils jouèrent eux-mêmes toute leur vie le rôle de serviles courtisans? Ce sont ces idées fausses que je me propose, comme je l'ai dit, d'extirper de l'esprit de la plupart des gens, pour les remplacer par des vraies. En premier lieu, tout ce qui concerne les fondateurs de cette cité, qui ils étaient, à quelle occasion leurs différents groupes se rencontrèrent, quelles circonstances les avaient poussés à quitter leurs patries d'origine, je le révélerai dans ce livre où je promets de démontrer que ces hommes étaient des Grecs, et que les nations dont ils venaient n'étaient ni les moindres ni les plus méprisables. Ensuite, les actions qu'ils accomplirent aussitôt après la fondation, ainsi que le mode de vie qui permit à leurs descendants de parvenir à une si large hégémonie, je commencerai à les décrire en détail dans le livre qui suivra celui-ci, sans négliger autant que possible aucun des faits que je jugerai dignes de figurer dans une Histoire. Mon dessein est d'amener mes lecteurs, quand ils auront appris la vérité, à avoir de cette cité l'opinion qui convient, pourvu toutefois qu'ils n'éprouvent pas à son égard une haine et une hostilité radicales, et de faire en sorte qu'ils ne s'irritent pas d'une sujétion qui était dans l'ordre des choses (car une loi universelle de la nature, que le temps ne peut abolir, veut que les forts commandent toujours aux faibles), ni n'accusent la Fortune d'avoir donné à une cité qui ne le méritait pas une hégémonie aussi considérable et qui dure déjà depuis si longtemps. Or cette vérité que leur apprendra mon Histoire est que Rome a produit, et cela dès le début, aussitôt après sa fondation, des hommes aux vertus innombrables, et dont la piété, le sens de la justice, la tempérance dont ils firent preuve tout au long de leur vie, et même la valeur guerrière, ne furent surpassés dans aucune cité grecque ou barbare. Et qu'il ne soit désormais plus question de jalousie, car c'est précisément le genre de réaction que l'on suscite lorsqu'on promet de raconter des faits qui vont à l'encontre des idées reçues et provoquent l'admiration. Tous ces hommes, qui ont porté leur cité à un tel degré de puissance, restent des inconnus pour les Grecs, faute d'avoir trouvé un historien digne de ce nom : aucune Histoire des Romains détaillée, en langue grecque, n'a encore vu le jour, mis à part quelques résumés sommaires et fort brefs. »

On retrouve des intentions analogues dans l'oeuvre rhétorique de Denys. Elle est plus personnelle peut-être dans la mesure où elle apparaît comme l'un des premiers monuments qui nous soient restés de la critique littéraire antique. En effet, on a conservé de lui un opuscule sur les Orateurs antiques (Lysias, Isocrate, Isée), un autre sur Démosthène, à quoi on peut ajouter une Lettre à Ammée (la première) sur ce même sujet, une autre sur Dinarque. A la sollicitation de Tubéron il a écrit un traité Sur Thucydide auquel on peut joindre la Seconde lettre à Ammée qui porte sur le style de l'historien et enfin un traité De compositione verborum et un traité De imitatione dont il ne subsiste que des fragments. Ces ouvrages sont de valeur inégale mais ils représentent un effort intéressant pour établir des critères précis en matière de critique littéraire et par voie de conséquence pour définir des règles de composition et de style. Il est probable que cette tentative n'est originale ni dans ses principes ni dans les jugements concrets auxquels elle aboutit. Mais elle nous montre bien ce qu'est le fonctionnement intellectuel d'un bon maître de rhétorique, lui-même auteur et créateur. La « grille » d'observations qu'il dresse notamment à propos de Lysias, d'Isocrate et d'Isée est révélatrice de la méthode avec ce qu'elle a de systématique et de scolastique; mais l'esprit dans lequel il compose ses ouvrages est très suggestif. A tort ou à raison, il dénonce le triomphe, dans l'Orient hellénisé, d'une littérature « née d'hier dans quelque trou d'Asie » et qui aurait triomphé de la « Muse attique » antique et autochtone. On reconnaît la rhétorique dite asiatique, qu'il traite de folle et de catin et qui lui apparaît comme ayant divorcé de la philosophie (sans doute par opposition à la rhétorique à visée philosophique d'Isocrate qu'il célèbre par ailleurs).

Mais ce qui fait l'originalité de Denys d'Halicarnasse, c'est sans doute la reconnaissance qu'il témoigne aux dirigeants romains pour avoir rétabli, en même temps que l'ordre politique, un ordre littéraire qui est à la fois ordre esthétique et ordre moral. Son atticisme, qu'il partage avec Caecilius de Calé Acté, apparaît dans sa préface comme un retour à l'ordre, un retour au bon sens, et il se réjouit de voir que l'autorité des Romains au pouvoir, gens de culture et d'éducation, contribue à ramener l'ordre dans ces cités perturbées et à soutenir la partie saine de la population. Il est difficile de ne pas voir dans son oeuvre une contribution à cette restauration et à cet ordre moral que mettaient en place Auguste et ses collaborateurs et dont Denys se fait l'allié : éducation, respect de la tradition, pureté de la langue, précision, clarté, simplicité, bon sens surtout. Ces vertus peuvent être esthétiques; il serait bien passionnant de voir à quoi elles correspondent dans un ensemble idéologique plus large. Son ami Caecilius de Calé Acté (en Sicile), dont nous n'avons rien conservé, ne nous est connu qu'indirectement, et notamment par le traité Du Sublime qui le prend à partie. C'est une forte personnalité à qui l'on attribue la constitution de la liste canonique des orateurs modèles. C'était un atticiste très strict qui haïssait Platon jugé trop « romantique » et ne mettait rien au-dessus de Lysias. Il avait lui-même écrit des Traités Sur le Sublime, Sur les Figures et enfin Sur le Caractère de dix orateurs attiques.

Leurs goûts à tous deux sont sans surprise; les analyses qui nous sont restées dans l'oeuvre de Denys d'Halicarnasse nous offrent un système cohérent comportant une grille de valeurs précises : la clarté, la pureté, la simplicité, la brièveté, la densité, la vie, la grâce, etc., qui permettent de définir une esthétique idéale. Ce n'est pas un hasard si ce canon, prétendument tiré de l'atticisme, correspond assez exactement à l'idéal rhétorique mesuré, surveillé et de bon goût de l'époque d'Auguste. On comprend aisément que ce professeur d'éloquence doublé d'un critique littéraire apportait au cercle qui l'accueillait ce que celui-ci demandait : un canon et sa justification tirée de la grande époque d'Athènes. Ainsi se constituait à travers la notion de classicisme une sorte d'interprétation, surveillée et restrictive, de l'héritage grec.

Le cercle de Denys.

On s'est à juste titre interrogé sur le milieu romain qui entourait Denys d'Halicarnasse, milieu à la fois perméable aux influences grecques et très préoccupé de seconder les efforts d'Auguste pour donner une assise culturelle à sa tentative de restauration. On évoque d'abord le cercle dit des Tubéron, grande famille romaine depuis longtemps vouée aux lettres grecques. En effet, l'ancêtre avait été lié à Panétios et le père à Posidonios; le fils enfin, Quintus Aelius le Jeune, est l'interlocuteur de Denys d'Halicarnasse qu'il interroge sur Thucydide. C'est par des milieux de ce type, comme autrefois à travers le cercle des Scipions, que se maintient un contact culturel étroit. On a pu également soutenir, sans grande invraisemblance, qu'il avait dû fréquenter Tite Live qui est à peine son cadet et dont l'entreprise recoupe partiellement, en latin, la sienne. On a pensé aussi à Virgile qui nourrit en poésie une ambition analogue et s'attelle à l'Enéide vers la fin des années 20 av. J.-C.


 

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Dernière mise à jour : 05/10/2005