[2,0] ISOCRATE. [2,1] ISOCRATE naquit à Athènes, dans la 86e olympiade, sous l'archontat de Lysimachus, cinq ans avant la guerre du Péloponnèse. Il était plus jeune que Lysias de vingt-deux ans. Son père, nommé Théodore, d'une condition obscure, avait une fabrique de flûtes, et acquit, par ce genre d'industrie, une fortune considérable. Isocrate reçut une éducation soignée, et ne le céda, sous ce rapport, à aucun de ses concitoyens. Dès qu'il fut parvenu à l'âge d'homme, il se livra tout entier à la philosophie, et fut disciple de Prodius de Céos, de Gorgias de Léontium, et de Tisias de Syracuse, les sophistes les plus éclairés de la Grèce à cette époque. Quelques écrivains ajoutent qu'il eut aussi pour maître le rhéteur Théramène que les Trente firent mourir à cause de sa popularité. Isocrate désirait vivement de prendre part aux affaires publiques, et par ses actions et par ses discours; mais comme la nature avait opposé un grand obstacle à ce goût, en lui refusant l'assurance et une voix forte, qualités indispensables dans un orateur, et sans lesquelles il ne saurait parler devant la multitude, il dut renoncer à la carrière politique. Enflammé de passion pour la gloire, et jaloux, ainsi qu'il le dit lui- même, de se distinguer parmi les Grecs par l'éloquence, il prit le parti d'écrire ses méditations. Son but ne fut pas de s'occuper de questions peu importantes, des conventions privées, ou de sujets mille fois traités par les sophistes, mais des intérêts de la Grèce et des rois, persuadé que de tels écrits contribueraient à rendre les états plus florissans et les hommes plus sages : c'est du moins ce qu'il nous apprend dans son Panathénée. L'éloquence avait été corrompue par Gorgias et Protagoras. Isocrate fut le premier qui la détourna des vaines subtilités et des mystères de la nature, pour l'appliquer à la politique. Il cultiva sans relâche la science qui procure à ceux qui s'y adonnent le précieux avantage de saisir, d'exposer et de faire ce que le bien public réclame. Devenu le plus célèbre rhéteur de son temps, il instruisit les jeunes gens les plus distingués d'Athènes et des autres villes de la Grèce. Plusieurs de ses disciples furent l'ornement du barreau; d'autres s'illustrèrent dans les affaires publiques, ou en transmettant à la postérité le récit des exploits des Grecs et des Barbares. De son école sortirent des colonies d'orateurs qui allèrent porter au loin une image d'Athènes. Jamais personne n'amassa d'aussi grandes richesses en enseignant l'éloquence. Il mourut sous l'archontat de Chaerondas, peu de jours après la bataille de Chéronée, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, à l'époque où Philippe devint le maître de la Grèce, et lorsqu'on ne savait pas encore quel usage ce prince ferait de ses victoires. Il avait annoncé que sa carrière aurait le même terme que les prospérités de sa patrie. Tels sont, en peu de mots, les détails que nous avons sur sa vie. [2,2] Quant aux caractères de sa diction, les voici : elle est aussi pure que celle de Lysias; jamais on n'y voit un mot placé au hasard; elle est correcte, approuvée par l'usage, et toujours éloignée de l'emploi désagréable des mots surannés et obscurs. Comme le style de Lysias, elle est sagement tempérée, claire, pittoresque, naturelle et peint fidèlement les moeurs : sous le rapport des figures, elle en diffère jusqu'à un certain point. Elle n'est ni aussi arrondie, ni aussi serrée, ni aussi bien assortie aux débats judiciaires; mais lâche et étendue avec une sorte de luxe. Loin qu'on y trouve la même précision, elle a une marche mal assurée et lente outre mesure : bientôt j'en dirai la raison. Chez lui, l'arrangement des mots n'est pas naturel, simple et rapide comme dans l'autre orateur ; il tend davantage à une pompe fastueuse et à la variété; préférable en certains endroits, il est trop affecté dans d'autres. Isocrate court après tous les moyens de bien dire et cherche l'élégance bien plus que la simplicité. Il évite le concours des voyelles qui détruirait l'harmonie des sons et les empêcherait de couler avec facilité; il s'efforce de donner à ses pensées une tournure périodique, arrondie, pleine de nombre, et qui diffère à peine du rhythme poétique : il est plus fait pour être lu que pour être prononcé. Ses discours peuvent briller dans une assemblée d'appareil et supporter l'examen d'une simple lecture; mais ils ne soutiendraient pas les discussions orageuses de la tribune ou du barreau, parce que, là, un champ vaste est ouvert aux grandes passions, qui seraient gênées par le travail de la période. On ne trouve le plus souvent chez lui que chutes consonnantes, phrases symétriques, antithèses, et d'autres ornements de ce genre, qui nuisent au reste de la composition en occupant l'oreille. [2,3] Trois choses, suivant Théophraste, contribuent à la grandeur, à la pompe et à l'éclat du style : le choix des mots, l'harmonie qu'ils produisent, et les tours qui renferment les pensées. Isocrate excelle dans le choix des mots ; il prend toujours les plus convenables ; mais il leur donne un arrangement affecté, en visant à une harmonie musicale. Ses figures sont forcées et souvent froides, parce qu'il les tire de trop loin, ou bien parce qu'elles ne conviennent pas au sujet, ou enfin parce qu'il ne garde aucune mesure ; et il devient prolixe en voulant renfermer toutes ses pensées dans des périodes, leur donner le même tour, ou parce qu'il recherche trop l'harmonie. Car, toutes les pensées ne comportent ni la même longueur, ni les mêmes formes, ni le même nombre : aussi est-il forcé de surcharger ses phrases de mots inutiles et de les étendre au-delà des justes limites. Je ne dis pas qu'Isocrate mérite toujours ces reproches : ce serait folie de ma part. Quelquefois il sait être simple dans l'arrangement des mots, rompre avec gràce une période et fuir les figures ambitieuses et affectées, surtout dans ses harangues délibératives et judiciaires : mais comme le plus souvent il est esclave du nombre, des formes périodiques, et fait consister la beauté du style dans les ornements recherchés, je me suis exprimé d'une manière générale. Voilà sous quel rapport il me paraît au-dessous de Lysias. Il le lui cède encore pour la grâce. Je le trouve aussi fleuri que tout autre : il sait maîtriser l'esprit de ses auditeurs par les charmes de sa diction ; mais il n'a pas autant de grâce que Lysias. Il existe entre ces deux orateurs la même différence qu'entre un corps brillant de sa propre beauté, et un corps paré d'ornements empruntés. Dans Lysias, la grâce est naturelle ; dans Isocrate, elle est le fruit du travail. Mais s'il lui est inférieur à cet égard, il l'emporte pour les qualités dont je vais parler. Sa diction est plus élevée, plus noble et plus majestueuse. Chez lui, l'arrangement des mots a quelque chose d'admirable et de grand, qui tient plus du caractère des héros que de la nature de l'homme. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu'Isocrate se rapproche de Polyclète et de Phidias, pour la grandeur, l'élévation, la noblesse, et Lysias de Calamide et de Callimaque par son élégante simplicité. De mème que ceux-ci traitaient mieux les sujets ordinaires et pris dans la nature de l'homme, tandis que Polyclète et Phidias excellaient dans les sujets grands et divins : de même, Lysias réussissait mieux dans les sujets simples, et Isocrate dans les sujets nobles, soit par un talent naturel, soit que l'art lui eût appris à s'élever à cette grandeur. Telles sont les observations que j'avais à faire sur le style de cet orateur. [2,4] Sous le rapport des choses, Isocrate est quelquefois égal et d'autres fois supérieur à Lysias. Il sait trouver les arguments convenables à chaque sujet, et son invention est aussi riche et aussi féconde que celle de Lysias. Une raison aussi sage le dirige toujours; mais la disposition et la distribution des preuves, l'art de développer les arguments, de prévenir la monotonie par une heureuse variété, et par des digressions épisodiques, en un mot, tout ce qui constitue le mérite de l'économie oratoire est plus parfait dans Isocrate : sa supériorité est surtout incontestable pour le choix des sujets et leur importance. En l'étudiant, on se forme à l'éloquence et à la vertu, en même temps qu'on apprend à travailler au bonheur de sa famille, de sa patrie et de la Grèce entière. Dans chacun de ses discours s'offrent d'admirables leçons de vertu : je ne crains pas de dire que celui qui aspire non seulement à connaître une partie de la science politique, mais à la posséder à fond, doit les avoir sans cesse entre les mains. L'homme qui veut se consacrer à la véritable philosophie, et qui, peu satisfait de la théorie, est jaloux d'y joindre la pratique; celui, enfin, qui ne borne pas ses soins à se mettre à l'abri de toute inquiétude, et s'efforce d'être utile à ses semblables, doit prendre cet orateur pour modèle : je ne cesserai de le redire. [2,5] Qui ne serait point enflammé d'amour pour son pays et pour ses concitoyens, qui ne brillerait pas d'acquérir toutes les vertus propres à assurer le bonheur des empires, après la lecture du Panégyrique, de ce discours où il expose les vertus des anciens Grecs qui affranchirent la patrie du joug des Barbares? Suivant lui, non seulement ils étaient redoutables dans les combats ; mais, animés des plus généreux sentiments, passionnés pour la gloire et pleins de modération, ils s'occupaient des intérêts publics bien plus que de leurs intérêts propres; le bien d'autrui était moins l'objet de leurs désirs que les choses qui ne peuvent jamais exister ; ils ne prenaient point les richesses, mais la gloire pour mesure de leur prospérité, persuadés qu'ils légueraient à leurs enfants des trésors assez considérables et placés hors des coups de l'envie, s'ils leur laissaient pour héritage les récompenses décernées par la reconnaissance publique. Un noble trépas leur paraissait bien préférable à une vie sans gloire. Ils veillaient, non à faire de bonnes lois, mais à ce que leur conduite de chaque jour ne portât aucune atteinte aux sages institutions de leurs pères. Ils agissaient avec tant de loyauté et tant de délicatesse, qu'il n'y avait de factions et de rivalité entre eux que pour se disputer l'avantage de bien mériter de la patrie, et non pour se supplanter et s'emparer de l'autorité. Pleins des mêmes sentiments pour la Grèce entière, c'est par des services qu'ils attirèrent plusieurs républiques dans leur alliance, et ils les rendirent fidèles plutôt par des bien-faits que par la force des armes. Leur parole était un garant plus inviolable que les serments d'aujourd'hui : ils aimaient mieux garder volontairement la foi des traités que d'y ètre réduits par la nécessité, et se croyaient obligés d'être envers les peuples plus faibles dans les dispositions où ils voulaient trouver eux-mèmes les peuples plus puissants, persuadés que s'ils habitaient des états séparés, la Grèce entière était leur commune patrie. [2,6] Quel homme, dans un rang élevé ou chef d'une armée nombreuse, n'admirerait point le discours adressé à Philippe, roi de Macédoine ! L'orateur rappelle à ce prince que le devoir d'un général revêtu d'une grande autorité est de rétablir la concorde entre les États, au lieu de les pousser à de violentes dissentions; de travailler à l'agrandissement de la Grèce, de mépriser une gloire obscure pour des entreprises de telle nature qu'en les conduisant à une heureuse fin il éclipsera tous les généraux, et que, même en y échouant, il méritera l'amour de la Grèce, avantage plus glorieux que la destruction des grandes villes ou le ravage de plusieurs contrées. Il l'engage à marcher sur les traces d'Hercule et des autres princes qui commandèrent les armées de la Grèce contre les Barbares, et il ajoute que les hommes placés au-dessus des autres hommes doivent rechercher les actions d'éclat, les exécuter avec courage, et se rappeler sans cesse que, si nous naissons mortels, la vertu nous mène à l'immortalité. Il dit que les hommes dévorés par une soif insatiable du bien d'autrui nous sont odieux, tandis que nous comblons d'éloges ceux qui se montrent jaloux d'augmenter leur gloire ; enfin, que les avantages qui charment la multitude, les richesses, la puissance, l'autorité, tombent souvent dans les mains de nos ennemis, au lieu que la vertu et la gloire de la popularité sont l'héritage impérissable de nos familles. De telles leçons remplissent l'âme des rois de sentiments nobles et d'un plus grand amour pour la vertu. [2,7] Est-il un discours plus propre à porter à la justice, à la piété, les simples citoyens et les États, que le discours sur la paix, dans lequel il engage les Athéniens à ne pas jeter d'avides regards sur les possessions des autres peuples, mais à se contenter de leurs possessions ; à ménager les petits États avec autant de soin que leurs propres biens; à conserver leurs alliés plutôt par la bienveillance et par des services que par la contrainte ou la violence; à imiter la conduite de leurs ancêtres, non pas de ceux qui, avant la guerre de Décélie, mirent la patrie à deux doigts de sa perte; mais de ces généreux Grecs qui, à l'époque de la guerre contre les Perses, s'illustrèrent par la pratique de toutes les vertus. Il montre que ce n'est ni par de nombreuses flottes, ni par une autorité violente, que la Grèce peut agrandir sa puissance, mais par la justice et en protégeant les opprimés. Il exhorte les Athéniens à se concilier la bienveillance des autres peuples, parce que c'est un moyen infaillible d'assurer la prospérité de la patrie; à être toujours, par leurs préparatifs, en état de combattre, mais à aimer la paix, sans jamais commettre la moindre injustice, et prouve que, pour arriver aux richesses, à la gloire, au bonheur, il n'est pas de plus puissant auxiliaire que la vertu. Il blâme ceux qui, loin de partager ces principes, soutiennent que l'injustice est profitable, que tous les jours elle procure quelque avantage, tandis que la justice est stérile, ou du moins plus utile aux autres qu'à celui qui ne s'écarte point de ses lois. Je ne sais si l'éloquence peut traiter des sujets plus nobles, plus vrais et plus dignes de la philosophie. [2,8] Quel homme ne deviendrait pas plus sage après la lecture du discours intitulé l'Aréopagitique, ou qui n'applaudirait pas au but de l'orateur? En parlant aux Athéniens de leur gouvernement, et lorsque aucun favori du peuple n'osait aborder une pareille question, il eut le courage de soutenir qu'ils devaient changer la démocratie établie à cette époque, parce qu'elle était la source des plus grands maux pour la patrie. Il avait vu le désordre grandir au point que les magistrats ne conservaient plus d'empire sur les citoyens, et que chacun voulait parler et agir à son gré, faisant consister la liberté dans une dangereuse licence ; et il leur conseilla de rétablir le gouvernement fondé par Solon et par Clisthène. Il en expose le but et les caractères ; il ajoute qu'alors il paraissait plus difficile de combattre l'opinion des vieillards que de forcer une armée. Aux yeux des Athéniens, la démocratie, à cette époque, n'était pas la licence, mais la modération; ils faisaient consister la liberté dans l'observation des lois, et non dans le mépris des magistrats. Loin de mettre l'autorité entre les mains des méchants, ils ne la confiaient qu'à des citoyens vertueux, parce qu'ils étaient convaincus que chacun s'efforce de marcher sur les traces des chefs de l'État. Ils ne cherchaient pas à augmenter leurs richesses au détriment de la fortune publique; ils sacrifiaient plutôt leur fortune au bien de la patrie. Alors les pères veillaient avec plus de soin sur l'âge mûr que sur l'enfance, parce qu'on était persuadé que ce n'est pas l'éducation de l'enfance, mais la sagesse de l'âge mûr qui peut contribuer au bonheur des empires, et que les habitudes généreuses ont plus de force que les meilleures législations; ils ne songeaient pas à réprimer les fautes par des peines sévères, mais à prévenir les actions condamnées par les lois; en un mot, ils croyaient que la patrie a besoin pour sa prospérité d'un gouvernement fort, et que le devoir du citoyen consiste à s'abstenir de tout ce qui est défendu par les lois, à supporter les dangers, et à ne pas succomber sous le poids des revers. [2,9] Quel orateur est plus fait pour persuader les hommes ou un État qu'Isocrate dans plusieurs de ses discours, et surtout dans celui qui a pour titre Archidamus, où il se propose de déterminer les Lacédémoniens à ne pas céder Messène aux Béotiens et à rejeter les conditions dictées par leurs ennemis ? Les Lacédémoniens avaient essuyé des échecs dans la bataille de Leuctres et dans divers combats; et la puissance de Thèbes, de jour en jour plus florissante, touchait à son plus haut période, tandis que Sparte gémissait humiliée, et avait perdu son ancienne suprématie sur la Grèce. A la fin, pour obtenir la paix, elle se vit réduite à délibérer si elle abandonnerait le territoire de Messénie, condition rigoureuse que lui imposaient les Béotiens. Les Lacédémoniens allaient se déshonorer par un traité indigne de leurs ancêtres, lorsqu'Isocrate adressa ce discours à Archidamus, alors fort jeune, qui n'était pas encore roi, mais qui avait de grandes espérances d'arriver à cette dignité. Il prouve aux Lacédémoniens que la possession de Messène est légitime; d'abord, parce que cette ville leur a été donnée par les enfants de Cresphonte, à l'époque où ils furent chassés de leurs États; ensuite, parce que l'oracle de Delphes ordonna aux Lacédémoniens de les recevoir, de les secourir dans leur malheur ; et enfin, parce que cette possession a été sanctionnée par les droits de la guerre et par le temps. Il fait voir que ce serait livrer cette ville, non aux Messéniens, qui déjà n'étaient plus rien, mais à des esclaves et à des ilotes, à qui elle servirait de port et d'asile. Il énumère les périls qu'affrontèrent leurs ancêtres pour parvenir à la suprématie et leur rappelle la renommée dont ils jouissent chez les peuples de la Grèce. Il les presse de ne point céder aux coups de la fortune, d'espérer un heureux changement, de se souvenir que des peuples plus puissants que les Thébains ont été quelquefois vaincus par des nations plus faibles ; et que souvent des citoyens renfermés dans une ville assiégée et réduits à une situation critique, triomphèrent des assiégeants. Il leur propose pour exemple Athènes, qui, tombée du faîte de la prospérité, brava les plus grands dangers plutôt que d'obéir aux Barbares. Il les engage à supporter avec fermeté leurs malheurs présents, à attendre avec confiance un meilleur avenir, et à songer que les Etats réparent de semblables calamités par un gouvernement sage et par cette expérience de la guerre que Sparte possède à un plus haut degré que toutes les républiques. Il pense que ce n'est pas dans l'adversité, et lorsqu'on peut espérer d'un nouvel ordre de choses un état plus heureux, qu'il faut désirer la paix, mais plutôt quand la fortune est favorable: éviter les hasards de la guerre, c'est alors le seul moyen de conserver les avantages que l'on possède. Il rappelle aux Lacédémoniens les actions éclatantes qui les ont couverts de gloire au milieu des combats ; il leur représente la honte que ce traité attirerait sur leur tète et les cris d'indignation qui s'élèveraient coutre eux de tous les points de la Grèce ; tandis qu'en marchant aux combats, ils auront pour auxiliaires les dieux, les alliés, et tous ceux qui voient d'un oeil jaloux l'agrandissement de la puissance de Thèbes. Il peint le trouble et la confusion qui désoleront les villes de la Grèce lorsque l'empire sera tombé aux mains des Béotiens. Pour éviter ce malheur, et puisqu'il n'y a pas d'autre espoir de salut, il les engage à quitter leur ville, à envoyer en Sicile, en Italie et dans les autres pays alliés, leurs épouses, leurs enfants, et tous les citoyens qui ne seraient d'aucune utilité dans les combats; tandis que, maîtres d'une place forte et propre à opposer une vigoureuse résistance, ils réuniront eux-mêmes toutes leurs forces sur terre et sur mer, contre les ennemis. Il soutient qu'aucune armée n'osera se mesurer avec la nation la plus belliqueuse de la Grèce, surtout lorsque, animés par une juste colère, ils sacrifieront leur vie pour la plus belle des causes. De tels conseils conviennent non seulement aux Lacédémoniens, mais à tous les Grecs, à tous les peuples; et l'orateur se montre ici plus philosophe que les sages mêmes, qui placent la perfection suprême dans l'honneur et la vertu. [2,10] Je pourrais analyser encore plusieurs de ses discours adressés à des républiques, à des rois ou à des particuliers : dans les premiers, il exhorte les peuples à une conduite sage, il donne aux rois des leçons de modération et de justice; dans les autres, il s'efforce d'inspirer aux simples citoyens l'amour de l'ordre, en les instruisant de leurs devoirs : mais, craignant de franchir une juste mesure, je laisserai ces discours de côté. Cependant, pour répandre plus de jour sur les observations que j'ai déjà faites, et sur les traits qui distinguent Isocrate de Lysias, je vais rappeler, en peu de mots, les qualités qui les caractérisent. Je donnerai ensuite quelques exemples. [2,11] La première qualité du style de ces deux orateurs est la pureté: sous ce rapport, ils ne présentent aucune différence. La seconde est l'observation exacte du langage ordinaire : elle se trouve au même degré dans l'un et dans l'autre; ils emploient tous deux les mots propres et autorisés par l'usage. Le style d'Isocrate est figuré, mais non pas an point de devenir fatigant. Ils possèdent également la clarté et l'art de rendre les objets sensibles. Lysias donne à ses pensées plus de précision; Isocrate sait mieux amplifier; mais la première place est due à Lysias, pour l'art de présenter les pensées sous cette forme vive et arrondie qui convient aux véritables débats. Ils peignent les moeurs avec la même fidélité : si, pour la grâce et l'agrément, j'ai décerné sans balancer la palme à Lysias, Isocrate a l'avantage pour la majesté. Quant à la persuasion et aux convenances, ils ne laissent rien à désirer. L'arrangement des mots est trop simple dans Lysias, et trop recherché dans Isocrate : l'un ressemble à un peintre qui a recours à l'art pour orner la vérité; l'autre à un athlète qui ne compte que sur ses forces. [2,12] Voilà ce que j'ai dit de leur style : par rapport aux choses, je trouve qu'ils ont l'un et l'autre une invention et un jugement admirables; mais, pour l'enchaînement des preuves, leur distribution, l'art de les développer; en un mot, dans tout ce qui concerne le fond même du discours, Isocrate me paraît bien supérieur. Quant à la beauté des sujets et à leur but philosophique, il y a, suivant Platon, entre ces deux orateurs, et s'il faut dire la vérité tout entière, entre Isocrate et les orateurs qui se sont exercés sur des questions de même nature, autant de différence qu'entre un enfant et un homme fait; mais je n'approuve ni les formes arrondies de ses périodes, ni l'affectation puérile de ses tours. Chez lui, la pensée est souvent esclave du nombre; il sacrifie le naturel aux ornements, quoique, dans l'éloquence politique et au barreau, le principal mérite consiste à imiter la nature. Or, la nature veut que l'expression soit asservie à la pensée, et non pas la pensée à l'expression. Lorsqu'un orateur conseille la guerre ou la paix, lorsqu'un citoyen parle devant des juges pour éloigner le péril qui menace ses jours, je ne vois pas à quoi peuvent servir ces ornements frivoles et faits pour le théâtre ; ou plutôt, je sens qu'ils doivent nuire : dans un sujet sérieux, les ornements recherchés, quelque brillants qu'on les suppose, sont déplacés et ferment tout accès à la pitié. [2,13] Je ne suis pas le premier à émettre cette opinion sur Isocrate : plusieurs critiques l'ont professée avant moi. Le dialecticien Philonicus, après avoir loué les diverses qualités du style de cet orateur, blâme ces ornements ambitieux et d'une espèce nouvelle : il le compare à un peintre qui donnerait aux personnages de tous ses tableaux le même vêtement et les mêmes attitudes. « Dans les discours d'Isocrate, dit-il, j'ai trouvé partout les mêmes tours et les mêmes figures : il polit plusieurs parties avec art ; mais l'ensemble manque de convenance, parce qu'il ne sait point prêter aux objets la couleur qui leur est propre. » Le philosophe Hiéronyme dit qu'on peut lire ses discours avec fruit; mais que s'il fallait les débiter dans une assemblée publique, sur un ton élevé et en les accompagnant de l'action, le genre de sa composition s'y opposerait : auprès de la multitude, il n'est pas d'arme plus puissante ou plus propre à émouvoir qu'une éloquence pathétique et animée, tandis qu'Isocrate s'attache toujours à la douceur et néglige cet heureux mélange de traits, les uns vifs, les autres doux, et ces mouvements impétueux qui répandent la variété dans le discours. Il ajoute qu'Isocrate s'élève jusqu'au ton d'un enfant qui lit à haute voix; mais qu'il n'est fait ni pour les débats vifs et passionnés, ni pour l'action. D'autres critiques ont fait sur cet orateur une foule d'observations de ce genre; mais il est inutile de les transcrire ici. Quelques passages d'Isocrate feront mieux sentir qu'il y a dans ses périodes un effort continuel vers l'harmonie, une recherche puérile dans le choix des figures, telles que l'antithèse, la parfaite symétrie des membres, les désinences et les chutes semblables. Je ne condamne pas ces figures en elles- mêmes; plusieurs historiens et plusieurs orateurs les ont employées pour rendre leur style fleuri : ce que je blâme, c'est l'abus. [2,14] Quand on les emploie mal à propos et outre mesure, elles fatiguent l'oreille. Dans le Panégyrique, dans ce discours si vanté, Isocrate les prodigue jusqu'à la satiété. En voici des exemples : {mots grecs}. » Non seulement chaque membre est égal, mais les mots se correspondent, savoir : {mots grecs}. Dans ce passage : {mots grecs} le second membre est égal au premier ; ?µe???? correspond à {mots grecs} Il ajoute : {motsd grecs} Ici, g-apeichonto est opposé à g-ekehdonto, et {mots grecs}. Il ne s'arrête pas là : dans la période suivante, il fait usage de l'antistrophe. Après ces mots : {mots grecs}, il ajoute : {mots grecs} Plus loin, il dit : {mots grecs} ; et sans laisser le moindre intervalle : {mots grecs} Dans ce passage, {mots grecs}. S'il gardait une juste mesure, il serait supportable; mais il ne sait pas se borner. Dans la phrase suivante : {mots grecs} g-grammatohn et g-sunthehmatohn se correspondent; g-pollohn et g-oligohn sont opposés, ainsi que g-koinohn et g-idiohn ; et à l'instant même, comme s'il ne s'était pas servi de ces figures, c'est un véritable débordement de désinences et de chutes semblables : {mots grecs} « Ils veillaient sur les intérêts des autres peuples de la Grèce, bien loin de les outrager : ils voulaient être appelés leurs chefs et non leurs maîtres : plus jaloux d'être les sauveurs des autres états que les auteurs de leur ruine, ils les attiraient sous leur domination par des services, plutôt que de les subjuguer par la violence ; leur parole était plus sacrée que nos serments, et ils se croyaient enchaînés par la foi des traités, comme par un lien indissoluble. » Qu'est-il besoin d'insister davantage et de parcourir chaque partie de ce discours ? d'un bout à l'autre, ces tours affectés en forment toute la parure. Les harangues qu'il composa vers la fin de sa carrière sont moins empreintes de ces défauts de la jeunesse : sans doute parce que le temps lui avait donné un goût plus sage. Ces observations me paraissent suffire. [2,15] Ce serait le moment de citer des exemples tirés d'Isocrate pour donner une juste idée de son talent; mais comme il est impossible de tout embrasser dans un traité succinct, et d'analyser les divers genres d'éloquence, je me contenterai de deux discours. L'un appartient à l'éloquence délibérative, et l'autre à l'éloquence judiciaire. Dans le premier, il engage les Athéniens à mettre fin à la guerre que leur faisaient les peuples de Chio, de Rhodes et leurs alliés; à bannir de leur coeur. l'amour des richesses et le désir de soumettre à leur empire la terre et la mer, et prouve que la justice est plus noble et plus utile que l'injustice. On trouve bien dans ce discours des tours lâches, trop étendus, et de l'affectation dans les périodes; mais les ornements recherchés y sont moins fréquents. Le lecteur ne doit pas s'arrêter à des défauts peu dignes de son attention, comme je l'ai déjà dit; mais s'attacher plutôt aux bonnes qualités de la composition. Isocrate débute en ces termes : [2,16] « Tous les orateurs qui montent à cette tribune ont coutume de dire que les affaires sur lesquelles ils vont donner leur avis sont de la plus haute importance, et touchent de près aux intérêts de la patrie. Si jamais un semblable début fut convenable, c'est dans les conjonctures présentes. Nous sommes réunis pour délibérer sur la paix et sur la guerre, qui ont tant d'influence sur le sort des peuples, et qui, soumises à de sages délibérations, leur procurent une grande prospérité. Telle est l'importance de l'affaire qui nous rassemble en ces lieux. Je sais que vous n'écoutez pas tous les orateurs avec la même bienveillance; qu'aux uns vous prêtez une oreille attentive, tandis qu'un seul mot des autres vous importune; et je n'en suis pas surpris : dans d'autres temps aussi , vous aviez coutume de repousser les orateurs qui ne caressaient point vos caprices. Mais ce qui vous rend dignes des plus grands reproches, c'est que, sachant combien de maisons puissantes ont été ruinées par les flatteurs, vous détestez leur voix pernicieuse quand il s'agit de vos intérêts; et lorsqu'il est question du bien public, vous n'êtes plus dans les mêmes dispositions. Vous blâmez ceux qui recherchent, qui aiment les flatteurs; et cependant, vous accordez plus de confiance aux flatteurs qu'aux autres citoyens. Par là, vous êtes cause que les orateurs, bien loin de s'occuper des moyens de servir la patrie, ne songent qu'à composer des harangues propres à vous plaire, comme font ceux qui aujourd'hui accourent en foule auprès de vous. Il est facile de voir que vous écoutez avec plus de plaisir les orateurs qui vous poussent à la guerre que ceux qui vous conseillent la paix. Les premiers vous font concevoir l'espérance de recouvrer nos anciennes possessions qui dépendent des villes ennemies, et de resaisir la puissance que nous avions autrefois. Les autres ne vous éblouissent point par d'aussi brillantes promesses : ils répètent que nous devons conserver la paix, et au lieu de former de vastes désirs désavoués par la justice, nous contenter de ce que nous possédons. Mais rien n'est plus difficile pour les hommes que la modération, l'espérance les tient toujours en haleine; la soif d'amasser les tourmente au point que, possesseurs d'immenses richesses, ils n'en sont pas satisfaits; et que, par le désir d'en acquérir de plus grandes, ils s'exposent à perdre celles qu'ils ont dans les mains. Craignons de nous laisser entraîner à une pareille folie. Plusieurs de nos concitoyens me paraissent portés à la guerre avec trop d'ardeur; comme s'ils avaient appris, non du premier orateur qui a parlé devant eux, mais des dieux mêmes, que nous obtiendrons le plus heureux succès, et que nous triompherons sans peine de nos ennemis. L'homme sage ne délibère point sur les choses qui lui sont connues, parce qu'alors toute délibération est inutile : il exécute ce qu'il a résolu; mais lorsque les circonstances exigent qu'il délibère, il ne se flatte point de lire dans l'avenir : il se borne à des conjectures, persuadé que l'évènement dépend de la fortune. Vous, au contraire, vous tenez une tout autre conduite, et vous agissez avec la plus grande inconséquence. On dirait que vous vous assemblez pour choisir l'avis qui vous paraîtra le plus sage; et cependant, comme si vous le connaissiez d'avance, vous ne voulez écouter que les orateurs qui cherchent à vous plaire; tandis que, pour apprendre ce que demande l'intérêt de la patrie, vous devriez écouter les orateurs qui combattent votre volonté, plutôt que ceux qui vous flattent. Vous n'ignorez pas que les orateurs jaloux de vous plaire peuvent vous tromper : car les paroles flatteuses couvrent la raison d'un voile qui lui cache la vérité. Mais vous n'avez rien de semblable à craindre d'un orateur qui ne songe point à vous être agréable : il ne peut vous faire changer d'avis qu'en vous montrant dans le plus grand jour le parti qu'il vous convient de prendre. Et comment bien juger du passé ou délibérer sagement sur l'avenir, si l'on ne met point en présence les avis opposés, si on ne les écoute pas avec la même attention ? Je m'étonne que, parmi vous, les plus âgés ne se souviennent plus, et que les plus jeunes ne sachent pas encore qu'aucun orateur, en nous conseillant la conservation de la paix, ne nous a causé des désastres, tandis que ceux qui nous ont fait entreprendre la guerre nous ont précipités dans les plus grands malheurs. Jamais le passé ne se présente à notre mémoire; et, sans rien faire pour l'avenir, nous nous hâtons d'équiper des galères, de contribuer, de fournir des secours, de combattre contre le premier peuple qui se présente, comme si nous faisions la guerre aux risques d'une ville étrangère. Et s'il en est ainsi, c'est que, loin de veiller, comme vous le devriez, sur les affaires publiques avec autant d'ardeur que sur les vôtres, vous agissez tout autrement. Délibérez-vous sur vos intérêts, vous cherchez des conseillers plus sages que vous; mais quand il sagit des intérêts de la patrie, vous ne leur accordez plus de confiance; vous les regardez d'un oeil d'envie, et lorsque les orateurs les plus dangereux paraissent à la tribune, vous les couvrez d'applaudissements. A vos yeux, les amis du peuple, ce sont ces hommes débauchés, plutôt que les hommes tempérants; ces fous, plutôt que les citoyens sages; ceux enfin qui se partagent les deniers de l'État, et non les citoyens qui remplissent, à leurs dépens, les fonctions publiques. Certes, il faudrait s'étonner qu'en écoutant de semblables conseillers, la république s'acheminât vers un meilleur avenir. Il est dangereux, je le sais, de combattre vos sentiments : au milieu de la licence démocratique, dans vos assemblées, il n'y a de liberté que pour les fous, que pour ceux qui vous méprisent, ou pour de vils histrions de théâtre: et ce qui est bien plus déplorable encore, des hommes qui vont publier vos fautes chez les autres peuples de la Grèce ont plus de crédit que les citoyens qui ont bien mérité de la patrie; tandis que ceux qui, tout en vous blâmant, vous donnent de sages conseils, sont l'objet de votre ressentiment, comme s'ils avaient agi contre la patrie. Je ne craindrai pas néanmoins de vous faire connaître mes sentiments. Je ne viens pas ici pour vous plaire, ni pour capter vos suffrages; mais pour vous dire ce que je pense, d'abord sur le rapport des Prytanes, et ensuite sur toutes les affaires de la république. Il ne vous servira de rien d'ordonner par vos décrets le maintien de la paix, si vous ne prenez, d'ailleurs, de sages mesures. Je pense que vous devez faire avec les habitants de Chio, de Rhodes, de Byzance, de Côs, et avec tous les peuples, des traités rédigés, non par quelques orateurs de nos jours, mais des traités semblables à celui des Lacédémoniens avec le roi des Perses, où il est stipulé que tous les Grecs seront libres ; qu'ils tireront des corps d'armée des autres villes, et que chaque peuple conservera son territoire. Vous n'en trouverez pas de plus juste ni de plus avantageux pour la patrie. » [2,17] Après cet exorde, et lorsqu'il a préparé ses auditeurs à ce qu'il va dire, il fait un brillant éloge de la justice, blâme l'état présent des affaires publiques, et met les Athéniens de son siècle en parallèle avec leurs ancêtres. « J'ai employé un semblable début, parce que je ne dois rien dissimuIer, mais vous parler avec la plus grande liberté. Quel homme, arrivant d'une contrée lointaine et encore exempt de vos erreurs, ne nous croirait pas en délire s'il paraissait tout-à-coup au milieu de nos assemblées ? Nous vantons les exploits de nos ancêtres ; nous les regardons comme l'honneur de la patrie; et au lieu de marcher sur leurs traces, nous suivons une route opposée. Ils ne cessèrent de défendre la Grèce contre les Barbares; et nous, nous avons attiré du fond de l'Asie, au coeur de la Grèce, une troupe de vils mercenaires. Nos ancêtres devinrent les chefs de la Grèce en rendant la liberté à plusieurs villes, en les secourant; et nous, qui les avons asservies, qui avons tenu une conduite tout-à-fait contraire, nous nous plaignons de ne pas jouir des mêmes prérogatives; nous qui, par nos actions et nos sentiments, sommes si diflérents des Athéniens de ce siècle ! » Plus loin il ajoute : « Nous établissons un grand nombre de lois, et nous n'en tenons aucun compte. Un seul exemple suffira pour juger de tout le reste. Nous avons publié une loi qui punit de mort tout citoyen convaincu de brigue, et nous choisissons pour général celui-là même qui s'en est rendu ouvertement coupable. Plus un homme a corrompu de citoyens, plus nous nous hâtons de lui confier des fonctions importantes. Nous n'avons pas moins de sollicitude pour la forme de notre gouvernement que pour le salut de la patrie; nous sommes convaincus que le pouvoir démocratique tire sa force et sa stabilité de la paix et du repos ; nous savons que la guerre a deux fois causé à la république de violentes secousses ; et cependant nous détestons les amis de la paix; nous les regardons comme les fauteurs de l'oligarchie, tandis que les partisans de la guerre sont, à nos yeux, les défenseurs de la démocratie et nos véritables amis. Nous ne manquons ni d'éloquence ni d'habileté pour les affaires publiques ; mais nous sommes si inconséquents que, le même jour, nous changeons d'avis sur le même objet. Ainsi, ce que nous blâmons avant de nous rendre à nos assemblées, nous le sanctionnons par nos suffrages dès que nous sommes réunis, et nous le rejetons encore aussitôt que nous sommes sortis de la place publique. Nous nous proclamons le peuple le plus sage de la Grèce, et nous obéissons à des conseillers que tous les peuples méprisent; enfin, nous livrons le sort de la patrie à des hommes que personne ne voudrait charger de ses intérêts. » [2,18] Tel est Isocrate dans l'éloquence délibérative. Concernant ses discours judiciaires, il se montre précis et rigoureux : pour le tempérament il reste dans le sillage de Lysias, mais pour ce qui est des liens entre les mots, il se distingue nettement de lui ; certes, cette tendance est moins évidente que dans ses autres discours, mais elle n'en est pas moins avérée. Surtout, que l'on ne m'accuse pas d'avoir oublié ce qu'a écrit Aphare, gendre, puis fils adoptif d'Isocrate : en effet, ce dernier affirme, dans son discours contre Mégacléidès, Sur l'Echange, qu'aucune sorte de plaidoyer n'a été composée de la plume d'Isocrate : toutefois, je ne me laisse entrainer ni par l'opinion d'Aristote, qui cherchait à ternir la réputation de cet orateur, ni par celle d'Aphare, jaloux de soutenir la gloire de son père. La vérité paraît se trouver plutôt dans l'admirable apologie où l'Athénien Céphisodore, ami intime d'Isocrate et son disciple le plus assidu, le venge contre les invectives d'Aristote. Ainsi, je crois que cet orateur composa des harangues judiciaires, mais en petit nombre. Je vais rapporter quelques passages d'une seule, parce que le temps ne me permet pas de les citer toutes. C'est la harangue qu'il composa contre le banquier Pasion pour un de ses disciples. [2,19] « Juges, la lutte que j'ai à soutenir est pénible pour moi. Je cours le risque de perdre non seulement de grandes richesses, mais un bien plus précieux, ma réputation, en paraissant convoiter les richesses d'autrui. Une fortune suffisante me resterait encore quand même je devrais être privé des biens qu'on me ravit. Mais si l'on me soupçonne de les réclamer injustement, ce sera l'opprobre éternel de ma vie. Rien n'est plus désavantageux, ô juges ! que d'avoir des banquiers pour adversaires. Avec eux, les conventions se font sans témoins. La victime de leurs injustices est réduite à se débattre contre des hommes qui ont de nombreux amis, qui disposent de sommes considérables, et que leur profession environne de la confiance publique. Mais quelque difficile que soit ma position, j'espère vous montrer jusqu'à l'évidence que Pasion m'a dépouillé de mes biens ; et d'abord je vais, suivant mes faibles moyens, vous faire l'exposition des faits. Juges, mon père est originaire de Sinope. Tous ceux qui ont fait le négoce dans le Pont savent que Satyrus a une si grande confiance en lui, qu'il lui a donné le gouvernement de vastes provinces et le commandement de son armée. Tout ce que j'avais entendu raconter d'Athènes et de la Grèce m'inspira le désir de voyager. Mon père me fit partir avec deux vaisseaux chargés de blé et une somme d'argent, pour m'occuper de commerce et visiter ce pays. Comme Pythadore de Phénicie m'avait adressé à Pasion, celui-ci devint mon banquier. Bientôt la calomnie accusa mon père, auprès de Satyrus, d'aspirer à la souveraine puissance : on ajouta que je conspirais moi-même avec les proscrits. Satyrus fait mettre mon père en prison, et mande aux citoyens du Pont qui font ici le négoce de s'emparer de mes fonds, et de me forcer à m'embarquer pour mon pays, avec l'ordre de me réclamer auprès de vous si je refusais d'obéir. Juges, dans ces cruelles extrémités, je fis part de mon malheur à Pasion. J'étais assez lié avec lui pour lui confier non seulement mon argent, mais toutes mes pensées. Je sentis que si je livrais tous mes fonds et qu'il arrivât quelque malheur à mon père, je courais risque, quand il ne me resterait plus de ressource ici ni dans le Pont, de me voir réduit à l'indigence. D'un autre côté, en avouant que j'avais de l'argent, je craignais, si je ne le livrais point à Satyrus, qui l'avait demandé, d'exciter par ce refus les plus violents soupçons contre mon père et contre moi. Après de mûres réflexions, nous crûmes, Pasion et moi, que le meilleur parti était de remettre les fonds que tout le monde savait être dans mes mains. Quant aux sommes que je lui avais confiées, il fut convenu que je les nierais, et qu'en outre, je soutiendrais que j'avais emprunté à Pasion et à d'autres; en un mot, que je ne négligerais rien pour persuader aux envoyés de Satyrus que je n'avais pas d'autres fonds. Je pensais, ô juges! que l'amitié seule avait dicté les conseils de Pasion; mais lorsque j'eus traité avec les envoyés de Satyrus, je vis qu'il cherchait sourdement à s'emparer de ma fortune. Quand je voulus reprendre mon argent et faire voile vers Byzance, Pasion crut que le moment favorable était enfin venu. Les sommes que j'avais déposées entre ses mains étaient considérables, et valaient bien la peine d'être achetées par un mensonge. On m'avait entendu dire plus d'une fois que je n'avais pas de fonds, que je ne possédais rien. Tout le monde savait que j'avais répondu aux envoyés qui me demandaient de l'argent, que j'en avais emprunté. De plus, Pasion voyait que, si je restais ici, Athènes me livrerait à Satyrus; que si je fuyais d'un autre côté, il n'aurait plus à s'inquiéter de mes plaintes; enfin, que si je me dirigeais vers le Pont, j'y trouverais la mort avec mon père. Agité par ces pensées, il résolut de me dépouiller de mon bien. Il allégua d'abord que, pris au dépourvu, il n'avait pas le moyen de rembourser. Mais un jour que, décidé à tout éclaircir, je lui envoyai Philomelus et Ménexène pour redemander mon argent, il répondit qu'il n'avait rien à moi. En butte à tant de maux, que devais-je faire? ô juges! En me taisant, je laissais piller ma fortune; en élevant une voix plaintive, je ne devais rien obtenir, et j'attirais sur mon père et sur moi la plus terrible accusation. Je crus que le parti le plus sage était de rester tranquille. Bientôt j'appris que mon père était rendu à la liberté, et que Satyrus, fâché de ce qui s'était passé, lui avait rendu toute sa confiance; qu'il lui avait même donné plus d'autorité que jamais, et que ma soeur était devenue l'épouse de son fils. A cette nouvelle, Pasion prévit que j'allais demander hautement justice. Il fit cacher l'esclave complice du vol, et lorsque je vins le demander, parce que son témoignage me paraissait une preuve incontestable, Pasion me tint le langage le plus révoltant. Il osa dire que Ménexène et moi nous avions corrompu l'esclave chargé de veiller sur les fonds, et que nous lui avions enlevé six talens d'argent. Il prétendit que nous l'avions caché, afin qu'on ne pût lui arracher des aveux par la torture, et que nous venions ensuite l'accuser et demander cet esclave, après l'avoir fait disparaître nous-mêmes. Il mêlait à ces plaintes l'indignation et les larmes. Il me traîna devant le polémarque, exigea une caution et ne me laissa tranquille qu'au moment où j'en eus fourni une de six talens. Paraissez, témoins : venez déposer en faveur de ces faits. » [2,20] Ce style diffère du genre démonstratif et du genre délibératif : tout le monde le sent; mais il ne s'écarte pas entièrement de la manière d'Isocrate. On y trouve les vestiges de sa composition soignée et pompeuse : la diction est même ici plus travaillée que naturelle. Il dit : {mots grecs} etc. ». La phrase, dépouillée du tour poétique et dans les formes simples, serait : {mots grecs} Dans ce passage : « {mots grecs}, la période sort des limites du genre judiciaire, et l'arrangement des mots a quelque chose de poétique. On y trouve l'égalité des membres et les chutes semblables, comme dans l'éloquence du Panégyrique. Les mots ?p??e??????, t?ap??µ??, e?sp?e?s??µ??, placés dans la même phrase, et trois membres de la même longueur, sont des traits qui caractérisent Isocrate. On peut en dire autant de l'exemple suivant : {mots grecs} : il renferme la symétrie ides membres et la correspondance des chutes. Un peu plus il dit : {mots grecs} Dans ce passage, {mots grecs} se correspondent, ainsi que {mots grecs}. Je pourrais citer encore d'autres exemples pour répandre plus de jour sur le caractère de cet orateur; mais je dois être économe du temps.