[75,0] LIVRE LXXV (fragments). [75,1] An de Rome 948. Scapula Tertullus et Tinéius Clemens consuls. 1. Pendant le siège de Byzance, Sévère, poussé par la passion de la gloire, porta ses armes contre les barbares Osroéniens, Adiabéniens et Arabes. {Les Osroéniens et les Adiabéniens, qui avaient fait mention et assiégé Nisibis, vaincus par Sévère, lui envoyèrent, après la mort de Niger, une ambassade, non pour demander grâce de leurs offenses, mais pour réclamer ses faveurs, sous prétexte qu'ils avaient, en cela, agi dans ses intérêts ; ils avaient, en effet, disaient-ils, à cause de lui, mis à mort les soldats partisans de Niger. Ils envoyèrent aussi des présents à Sévère et promirent de rendre les captifs et ce qui restait des dépouilles. Néanmoins, ils ne voulaient ni abandonner les places qu'ils avaient prises, ni recevoir de garnisons ; loin de là, ils exigeaient la retraite de tous les soldats laissés dans leur pays. C'est pour ces motifs que la guerre fut entreprise contre eux.} {Les Arabes, au secours desquels ne voulut venir aucun des peuples limitrophes, envoyèrent une nouvelle ambassade à Sévère, proposant des conditions plus équitables. Néanmoins, ils n'obtinrent pas ce qu'ils désiraient, parce qu'ils ne vinrent pas eux-mêmes.} [75,2] 2. Lorsqu'après le passage de l'Euphrate, il eut fait irruption sur le territoire ennemi, le manque d'eau, naturel au pays, alors augmenté par la sécheresse de l'été, faillit lui faire perdre une grande partie de ses troupes ; fatiguées de la marche et du soleil, elles furent si fort incommodées par une poussière qui s'éleva, qu'elles ne pouvaient plus ni avancer ni parler, et ne faisaient entendre que ces mots : "De l'eau, de l'eau !" De I'eau s'étant enfin présentée, mais d'une qualité si détestable que c'était absolument comme si on n'en avait pas trouvé du tout, Sévère demanda une coupe, et, après l'avoir remplie, la vida à la vue de tous. D'autres, alors, ayant bu après lui, reprirent des forces. Sévère alla ensuite à Nisibis, où il demeura. Il envoya Latéranus, Candidus et Laetus contre les barbares dont j'ai parlé, l'un d'un côté, l'autre d'un autre. Ceux-ci, ayant attaqué l'ennemi, ravagèrent le territoire des barbares et s'emparèrent des villes. Tandis que Sévère s'abandonnait à l'orgueil à cause de ce succès, comme s'il eût surpassé tous les hommes en prudence et en valeur, il lui arriva un accident étrange : un brigand, nommé Claudius, qui dévastait la Judée et la Syrie, et que, pour cette raison, on recherchait activement, vint un jour le trouver à la tête d'une troupe de cavaliers, comme s'il eût été tribun militaire, le salua et l'embrassa sans avoir été reconnu sur le moment ni arrêté depuis. [75,3] 3. Pendant ce temps, les Scythes, ayant eu dessein de prendre les armes, en furent détournés par des tonnerres et des éclairs mêlés de pluie, et par des foudres qui tombèrent pendant leur délibération et tuèrent trois des principaux d'entre eux. Sévère, ayant de nouveau divisé son armée en trois corps, et ayant donné le commandement de l'un à Laetus, celui d'un autre à Anulinus, enfin, celui du troisième à Probus, envoya ces généraux contre l'Adiabénie. Ceux-ci, ayant envahi cette contrée de trois côtés, la soumirent non sans peine ; quant à Sévère, il accorda des privilèges à Nisibis, dont il confia le gouvernement à un chevalier, et il se vanta d'avoir ajouté un vaste territoire à l'empire, et d'avoir fait de cette ville le boulevard de la Syrie. Mais les événements ont suffisamment montré que cette acquisition a été pour nous la cause de guerres continuelles, ainsi que de frais nombreux, car elle rapporte peu et dépense beaucoup, et nous, étant aux prises avec les Mèdes et les Parthes, nos voisins, nous combattons à chaque instant, pour ainsi dire, pour la défense de ce territoire. [75,4] An de Rome 948. Domitius Dexter et Valerius Messala consuls. 4. Sévère n'avait pas encore eu le temps de respirer au sortir de ses guerres avec les barbares, lorsqu'il fut de nouveau engagé dans la guerre civile contre le César Albinus. Sévère, en effet, ne lui accordait plus les honneurs d'un César, depuis qu'il était débarrassé de Niger et qu'il avait réglé là toutes les affaires à son gré ; celui-ci, de son côté, aspirait à s'élever au rang d'empereur. Tandis que l'univers était ébranlé par ces dissensions, nous autres sénateurs nous demeurâmes en repos, à l'exception de ceux qui, ayant ouvertement incliné vers l'un on vers l'autre, partageaient ses périls et ses espérances ; mais le peuple ne se contint pas, il manifesta sa douleur sans détour. C'était le dernier jour des jeux du cirque avant les Saturnales, et il s'était, à cette occasion, rassemblé une multitude innombrable ; j'assistais moi-même aux jeux par intérêt pour le consul, qui était mon ami, et j'ai parfaitement entendu tout ce qui s'y est dit, de sorte que j'ai pu en écrire le récit. Voici comment la chose se passa. Il se rassembla, je l'ai dit, une multitude innombrable, et elle regarde les chars courant six contre six, comme cela était arrivé du temps de Cléander, sans que le moindre éloge se fit entendre suivant la coutume ; ces tours achevées, au moment où les conducteurs allaient commencer une nouvelle course, alors, tous à la fois s'imposant silence les uns aux autres, frappèrent des mains et demandèrent, avec de grandes clameurs, le bonheur pour le salut du peuple. Ils dirent cette parole, et ensuite, donnant à Rome les titres de Reine et d'lmmortelle, "Jusques à quand, enfin, souffrirons-nous ces misères ? s'écrièrent-ils. Jusques à quand soutiendrons-nous la guerre ?" Après d'autres paroles encore du même genre, ils finirent par laisser échapper les mots. "Et voila !" puis ils revinrent aux courses de chevaux. Telle fut la force de I'enthousiasme que les dieux inspirèrent à cette multitude ; car ce ne fut pas par un pur hasard que tant de milliers d'hommes se mirent à pousser tous à la fois les mêmes exclamations, comme un choeur bien instruit, et qu'ils les prononcèrent sans hésiter, comme s'ils les eussent étudiés. Une chose nous troubla davantage encore : on vit tout à coup, la nuit, dans les airs, du côté du Nord, un feu si grand que Rome, aux yeux des uns, le ciel même, aux yeux des autres, parut enflammé. Mais ce qui m'a le plus surpris, c'est une pluie couleur d'argent qui, par un ciel serein, tomba dans le Forum d'Auguste. Je ne l'ai pas vue tomber, mais je l'ai examinée après sa chute, et j'en ai argenté quelques pièces de monnaie d'airain, qui conservèrent le même aspect pendant trois jours, car, au quatrième toute la couleur dont je les avais enduites disparut. [75,5] 5. Un de ces petits grammairiens qui apprennent à lire aux enfants, nommé Numérianus, étant parti de Rome, je ne sais dans quel dessein, pour aller en Gaule, se donnant pour être un sénateur romain chargé par Sévère de lever une armée, rassembla d'abord quelques troupes peu nombreuses, prit des escadrons de cavalerie du parti d'Albinus, et fit, en faveur de Sévère, quelques autres actes audacieux. Sévère, instruit de cette conduite, et croyant que Numérianus était réellement sénateur, lui écrivit pour le féliciter, et l'exhorter à se procurer des troupes plus nombreuses ; celui-ci, ayant accru son armée, entre autres choses surprenantes qu'il exécuta, ramassa dix-sept millions sept cent cinquante mille drachmes qu'il envoya à Sévère. L'étant ensuite venu trouver après la victoire, il ne lui cacha rien et ne lui demanda pas à être fait véritablement sénateur ; et, bien qu'il fût en son pouvoir d'être comblé d'honneurs et de richesses, il ne le voulut pas et alla vivre à la campagne d'une petite somme qu'il recevait tous les jours du prince. {Les Calédoniens, au mépris de leurs promesses, se préparant a défendre les Méates, et Sévère étant alors occupé à une guerre sur les frontières, Lupus fut forcé d'acheter à grand prix la paix des Méates en ne recouvrant qu'un petit nombre de captifs.} [75,6] An de Rome 959. Latéranus et Rufinus consuls. 6. Quant à la bataille entre Sévère et Albinus, près de Lyon, voici de quelle manière elle fut donnée. Il y avait cent cinquante mille hommes de chaque côté ; les deux chefs assistaient en personne à la lutte, attendu qu'il y allait de leur vie, bien que Sévère n'eût encore pris part à aucun autre combat. Albinus était supérieur en noblesse et en instruction, Sévère l'emportait par la science militaire, et il excellait à conduire une armée. Or il arriva que, dans la première affaire, Albinus vainquit Lupus, un des généraux de Sévère, et lui tua un grand nombre de soldats. Mais le combat d'alors présenta des vicissitudes et des aspects divers. L'aile gauche d'Albinus fut vaincue et se réfugia dans ses retranchements les soldats de Sévère, en les poursuivant, s'y jetèrent avec eux, en firent un grand carnage et pillèrent les tentes. Pendant ce temps, les soldats placés par Albinus à l'aile droite, ayant pratiqué en avant d'eux des fosses secrètes et des trous recouverts de terre à la superficie, s'avancèrent jusque sur les bords de ces ouvrages et lancèrent de loin des javelots, mais n'allèrent pas au-delà ; au contraire, ils firent retraite comme s'ils avaient peur, afin d'attirer l'ennemi à leur poursuite, ce qui arriva en effet. Les gens de Sévère, indignés du peu de durée de l'attaque, et pleins de mépris pour une fuite si prompte, s'élancèrent contre eux, comme si tout le terrain qui séparait les deux armées eût été solide sous leurs pas, mais arrivés aux fosses, ils éprouvèrent une perte considérable ; les premières files, entraînées par la rupture subite des objets placés à la superficie, tombèrent dans les trous, et celles qui venaient à leur suite, se heurtant centre elles, chancelèrent et tombèrent à leur tour ; le reste, saisi de crainte, recula ; mais la précipitation de la retraite produisit un choc parmi eux et jeta le désordre dans les derniers rangs, de sorte qu'ils se trouvèrent acculés dans un ravin profond. Il s'en fit alors un grand carnage, ainsi que de ceux qui étaient tombés dans les fosses, hommes et chevaux indistinctement. Dans ce tumulte, ceux qui étaient entre le ravin et les fosses périrent sous les coups des javelots et des flèches. A cette vue, Sévère vint à leur secours à la tête des prétoriens ; loin de leur être d'aucun secours, il faillit perdre les prétoriens, et courut lui-même des dangers, son cheval ayant été abattu. Mais, lorsqu'il vit les siens fuir sur toute la ligne, déchirant ses vêtements et tirant son épée, il s'élança au milieu des fuyards, afin ou de les ramener à la charge par la honte, ou de mourir avec eux. Quelques-uns, voyant cette résolution, s'irritèrent et revinrent à la charge, et, sur ces entrefaites, rencontrant plusieurs des leurs qui marchaient derrière eux, ils les taillèrent en pièces comme s'ils eussent été du parti d'Albinus, et mirent en déroute tous les ennemis qui les poursuivaient. Alors la cavalerie, commandée par Laetus, ayant exécuté une charge par le flanc, acheva le reste. Laetus, en effet, tant que les chances du combat se balancèrent, etait resté spectateur, dans l'espérance que les deux rivaux se détruiraient mutuellement et que les soldats qui survivraient de part et d'autre lui donneraient l'empire ; mais, lorsqu'il vit que Sévère était le plus fort, il prit part à l'action. Ce fut ainsi que Sévère remporta la victoire. [75,7] 7. La puissance romaine éprouva là un rude échec, attendu que des deux côtés il tomba une quantité innombrable de combattants. Plusieurs même, des vainqueurs pleurèrent la défaite ; car on voyait la plaine entière couverte de cadavres d'hommes et de chevaux, et, parmi eux, les uns étaient étendus criblés de blessures, les chairs comme en lambeaux, les autres, bien que sans blessures, étaient ensevelis sous un monceau de cadavres ; les armes étaient jetées çà et là, et le sang était répandu en telle abondance qu'il coulait jusque dans les fleuves. Albinus, réfugié dans une maison près du Rhône, quand il se vit investi, se donna lui-même la mort ; car je raconte ici, non ce que Sévère a écrit, mais ce qui s'est réellement passe. A la vue du corps, après avoir, par son regard et par ses paroles, témoigné toute la grandeur de sa joie, il ordonna de jeter le tronc et envoya la tête à Rome au bout d'une pique. Bien qu'il eût, par cette conduite, montré qu'il n'y avait en lui aucune des qualités d'un bon prince, il nous effraya davantage encore, nous et le peuple, par ses lettres : maître désormais de tous ceux qui avaient pris les armes, il déversait sur des gens sans armes tout ce qu'il avait auparavant amassé de colère contre eux. Mais ce qui nous épouvanta le plus, c'est qu'il se dit fils de Marc-Antonin et frère de Commode, et qu'après avoir naguère flétri Commode, il lui décerna les honneurs divins. [75,8] 8. Dans un discours qu'il lut au sénat, et où il louait la sévérité et la cruauté de Sylla, de Marius et d'Auguste, comme offrant une sûr défense, et blâmait la douceur de Pompée et de César, comme ayant causé leur perte, il entreprit l'apologie de Commode, reprochant au Sénat de l'avoir injustement noté d'infamie, attendu que la plupart de ses membres vivaient d'une manière plus infâme. "Si on trouve étrange, dit-il, qu'il ait tué des bêtes de sa propre main , l'un de vous, hier et avant-hier, personnage consulaire et avancé en âge, jouait en public avec une courtisane qui imitait la panthère. Mais, par Jupiter, vous direz qu'il s'est battu en gladiateur. Personne de vous, sans doute, ne se fait gladiateur ! Comment donc alors et pour quelle raison ses boucliers et ses casques d'or ont-ils eu des acheteurs ?" A la suite de cette lecture, il fit grâce à trente-cinq personnes accusées d'avoir favorisé le parti d'Albinus, et se conduisit à leur égard (ils étaient des principaux du sénat) comme s'ils n'avaient jamais été accusés, et il en condamna vingt-neuf à mort, entre lesquels on comptait Sulpicianus, beau-père de Pertinax. [75,9] An de Rome 952. Analinus et Fronton consuls. 9. Sévère, après cela, tourna ses armes contre les Parthes : car, tandis qu'il était occupé à la guerre civile, ils avaient profité de l'impunité pour se rendre maîtres de la Mésopotamie en marchant contre elle avec des troupes innombrables, et ils auraient presque pris Nisibis, sans Laetus qui, assiégé dans la ville, la sauva. Cette défense accrut la réputation de Laetus, homme d'ailleurs excellent pour les affaires privées et pour les affaires publiques, à la guerre et dans la paix. A son arrivée dans la susdite Nisibis, Sévère trouva un énorme sanglier ; ce sanglier avait d'un bond tué un cavalier qui avait entrepris de l'abattre, et qui s'en était fié à ses propres forces, et ce fut avec peine que, pris et tué par plusieurs soldats réunis, il fut apporté à Sévère par les trente personnes qui avaient aide à le prendre. Les Parthes, sans attendre l'empereur, s'étant retirés chez eux (ils avaient pour chef Vologèse, dont le frère était avec Sévère), celui-ci, à l'aide de bateaux qu'il construisit sur I'Euphrate, s'avançant par le fleuve et par terre le long de ses bords, ne tarda pas, grâce à la rapidité, à la vitesse et au bon aménagement de ces constructions, pour lesquelles la forêt qui borde l'Euphrate et les régions voisines lui fournissaient le bois en abondance, à se rendre maître de Séleucie et de Babylone qui avaient été abandonnées. Il s'empara aussi de Ctésiphon, dont il permit le pillage à ses soldats, il y fit un grand carnage, et prit vifs environ cent mille hommes. Néanmoins, il ne poursuivit pas Vologèse et ne conserva pas Ctésiphon ; mais, comme si son expédition n'avait eu d'autre but que le pillage de cette ville, il s'en alla, tant parce qu'il ne connaissait pas le pays, que parce qu'il manquait du nécessaire ; il revint par un autre chemin , attendu qu'il avait consommé les vivres et les pâturages qu'il avait trouvés sur le premier ; ses soldats prirent leur route en remontant, les uns par terre le long du Tigre, les autres à bord de bateaux. {Vologèse, fils de Sanatrucès, qui avait présenté la bataille à Sévère, ayant, avant d'en venir aux mains, demandé et obtenu une trève, l'empereur lui envoya des ambassadeurs, et lui fit don d'une partie de l'Arménie pour obtenir la paix.} [75,10] 10. Sévère, étant ensuite passé en Mésopotamie, fit une tentative contre Atra, qui n'était pas éloignée, mais il échoua ; ses machines furent brûlées et il eut un grand nombre de soldats tués et une multitude d'autres blessés. Il leva donc le siège et décampa. Pendant cette guerre, il fit mourir deux hommes illustres, Julius Crispus, tribun de la garde prétorienne, pour avoir, accablé des ennuis de la guerre, prononcé un vers du poète Virgile, où un soldat, combattant dans les rangs de Turnus contre Enée, déplore son malheur et dit : "Pour que Turnus épouse Lavinie, nous périssons sans qu'on tienne nul compte de nous." Sévère nomma tribun, à la place de Crispus, Valérius, soldat qui avait été son accusateur. Il fit aussi mourir Laetus, parce qu'il avait des sentiments éievés et qu'il était aimé des soldats, qui prétendaient ne marcher que sous sa conduite. Comme le meurtre de ce général n'avait d'autre cause manifeste que la jalousie, il l'imputa aux soldats, alléguant qu'ils s'étaient, contre son gré, portés à cet attentat. [75,11] 11. Sévère marcha une seconde fois en personne contre Atra, après avoir fait de grandes provisions de vivres et rassemblé de nombreuses machines ; car il trouvait insupportable que, lorsque toutes les autres étaient soumises, cette ville seule résistait. Il y perdit des sommes considérables et toutes ses machines, à l'exception de celles de Priscus, comme je l'ai dit plus haut ; en outre, il perdit un grand nombre de soldats. Beaucoup, en effet, en fourrageant tombaient sous les coups de la cavalerie barbare (je veux dire de la cavalerie des Arabes), qui fondait partout sur eux avec promptitude et rapidité ; de plus, les Athéniens lançaient des traits jusque fort loin (des machines décrochaient des javelots qui atteignirent plusieurs des gardes de Sévère, attendu que deux traits partaient ensemble par une même impulsion, et que plusieurs bras et plusieurs arcs frappaient à la fois) ; cependant la perte fut plus grande encore lorsqu'on approcha des remparts ; elle fut à son comble, lorsqu'une partie du mur fut abattue; car, alors, les assiégés, lançant sur les Romains la naphthe asphaltique dont j'ai parlé plus haut, brûlèrent toutes les machines et tous les soldats sur qui elle fut jetée. Sévère contemplait cet accident du haut d'une estrade élevée. [75,12] 12. Une portion de l'enceinte extérieure étant tombée, lorsque les soldats étaient tous pleins d'ardeur pour forcer le reste, Sévère les empêcha de le faire en ordonnant de sonner à grand bruit la retraite sur toute la ligne ; car il croyait fortement que ce pays renfermait d'immenses richesses et, entre autres, les offrandes an Soleil ; il espérait de plus que les Arabes, dans la crainte d'être réduits en servitude, si la place était emportée de vive force, capituleraient volontairement. Après avoir donc laissé passer un jour, comme personne ne parlait de se rendre, il donna de nouveau l'ordre d'attaquer le mur, bien qu'il eût été relevé pendant la nuit, et, comme les soldats d'Europe, qui pouvaient lui être de quelque utilité, refusaient, dans leur colère, de lui obéir, des Syriens, que l'on força de monter à l'assaut à leur place, éprouvèrent de grosses pertes. C'est ainsi que le dieu, qui délivra la ville, fit rappeler par Sévère les soldats au moment où ils pouvaient y entrer, et arrêta, par ses soldats, Sévère qui voulut ensuite s'en emparer. Sévère, à la suite de cet échec, éprouva une telle détresse, qu'un de ses généraux promettant, s'il lui donnait seulement cinq cent cinquante soldats européens, de se rendre maître de Ia ville sans exposer les autres, il répondit en présence de tous, "Et où prendrais-je tant de soldats ? faisant, par cette parole, allusion à leur désobéissance. [75,13] An de Rome. Claudius Severus et Aufidius Victorinus consuls. 13. Après être demeuré vingt jours devant cette place, il alla en Palestine, et offrit un sacrifice funèbre à Pompée. Il fit ensuite voile pour la {Haute}-Egypte {en remontant le Nil, et la visita tout entière, à I'exception de quelques localités ; une maladie pestilentielle I'empêcha, en effet, d'entrer sur les confins de I'Ethiopie.} Il rechercha curieusement tout, jusqu'aux choses les plus cachées, car il n'y avait aucun mystère humain ou divin qu'il se résignât à ne pas scruter ; aussi enleva-t-il de tous les sanctuaires, pour ainsi dire, tous les livres contenant quelque doctrine secrète qu'il put y découvrir, et les renferma dans le tombeau d'Alexandre, afin que personne désormais ne visitât le corps de ce prince on ne lût ce qui était écrit dans ces livres. Telle fut la conduite de Sévère. Quant à moi, je n'ai nullement besoin de décrire les autres parties de l'Egypte ; mais, pour ce qui est du Nil, comme, j'ai étudié avec soin cette question sous plusieurs aspects, il est juste que j'en parle ici. Le Nil tire visiblement sa source du mont Atlas. Ce mont est dans la Macennitide, près de l'Océan, du côté du couchant ; il s'élève beaucoup plus que les autres montagnes, ce qui a fait dire aux poètes qu'il était une colonne du ciel ; car personne n'est jamais monté au sommet et n'a vu sa cime. Aussi est-il constamment couvert d'une neige d'où se forme, l'été, une quantité prodigieuse d'eau. D'ailleurs, toute la partie qui environne le pied de la montagne est marécageuse, et cet état s'augmente encore alors et produit, dans cette saison, la crue du Nil ; car c'est de ces marécages qu'il sort, comme en sont un témoignage le crocodile et les autres animaux qui y naissent aussi bien que dans le fleuve. Que personne ne soit surpris, si j'ai découvert ce qui était inconnu aux anciens Grecs ; c'est que les Macennites habitent le voisinage de la Mauritanie-Inférieure et que plusieurs des soldats qui servent dans ce pays vont jusqu'à l'Atlas. [75,14] Voilà ce que, j'avais à dire sur ce sujet. 14. Plautianus, qui jouissait de beaucoup de crédit auprès de Sévère, qui avait la charge de préfet du prétoire, qui, de tous les hommes, avait l'autorité la plus grande et la plus étendue, Plautianus mit à mort plusieurs personnages considérables et ses égaux en dignité ; {après avoir tué Aemilius Saturninus, il retrancha à ceux qui commandèrent après lui la garde prétorienne tout ce qui faisait leur force, pour empêcher que cette élévation, inspirant a quelques-uns de la fierté, les poussât à ambitionner d'être à la tête des gardes du corps ; car il voulait être désormais non seulement leur unique préfet, mais encore l'être éternellement.} Il convoitait tout, demandait tout à tous et prenait tout ; il ne laissait ancune province, aucune ville à l'abri de ses déprédations ; il ravissait et enlevait tout partout et tout le monde lui envoyait beaucoup plus qu'à Sévère. Il finit même par dépêcher des centurions pour dérober au Soleil, dans une des îles de la mer Rouge, des chevaux semblables à des tigres ; il me suffit, je pense, de citer ce seul vol, pour montrer ses excès et son insatiable avarice. J'ajouterai néanmoins le trait suivant : il fit castrer chez lui cent Romains de naissance libre, et cette entreprise ne fut connue d'aucun de nous qu'après sa mort ; elle peut donner idée de ses crimes et de sa puissance. Ce ne furent pas seulement des enfants et des jeunes gens, qu'il fit castrer, mais aussi des hommes, dont quelques-uns même avaient des femmes, afin que sa fille Plautilla, qu'Antonin épousa dans la suite, eût des eunuques tant pour la servir {que pour lui enseigner la musique et tous les autres arts}. Nous avons vu les mêmes hommes-eunuques et maris, pères et privés de testicules, castrats et barbons. Il n'est donc pas déraisonnable de dire, d'après cela, que Plautianus surpassait en pouvoir tous les particuliers et les empereurs eux-mêmes. On en peut juger, entre autres, par les statues et les images que lui consacrèrent, bien plus nombreuses et bien plus grandes que celles des empereurs, non seulement dans les autres villes, mais aussi dans Rome même, non seulement les particuliers ou les peuples, mais encore le sénat lui-même ; les soldats et les sénateurs juraient tous par sa fortune et tous faisaient des voeux publics pour sa conservation. [75,15] 15. La cause en était principalement à Sévère qui lui cédait tout, au point que Plautianus remplissait le rôle d'empereur et Sévère celui de préfet. Plautianus, en effet, était exactement informé de toutes les paroles et de toutes les actions de Sévère, tandis que personne ne savait rien des secrets de Plautianus. L'empereur maria son fils à la fille de son favori, laissant de côté pour elle plusieurs jeunes personnes de bonnes familles ; il le nomma consul et souhaita presque l'avoir pour successeur ; il écrivit même un jour dans une lettre : "J'aime cet homme au point de souhaiter mourir avant lui." Il souffrait que, sous ses yeux, dans les endroits où l'on descendait en voyage, Plautianus se choisit des logis plus commodes et qu'il eut des provisions meilleures et plus abondantes que lui; an point qu'un jour, à Nicée, ma patrie, ayant désiré manger un mulet, poisson qui devient très gros dans notre lac, il le fit prendre chez Plautianus. Aussi, tout ce qu'il semblait faire pour amoindrir le crédit de Plautianus était-il complètement éclipsé par des actes contraires bien plus grands et bien plus éclatant. C'est ainsi qu'étant allé le voir pendant une maladie, à Tyanes, les soldats qui entouraient Plautianus ne permirent pas à la suite de Sévère d'entrer avec lui ; que I'officier chargé de classer les procès qui se plaidaient devant l'empereur refusa d'obéir à un ordre que lui donnait le prince, alors oisif, d'appeler une cause, en disant: "Je ne saurais le faire, à moins que Plautianus ne m'en donne l'ordre." Au reste, Plautianus exerçait tant d'empire sur Sévère qu'il alla jusqu'à {tourmenter de mille manières} Julia Augusta, {car il était fort irrité contre elle} et ne cessait de {l'}accuser {vivement} auprès de Sévère, employant contre elle les informations judiciaires et la torture contre des femmes nobles. C'est pour ce motif que Julia se mit à s'occuper de philosophie et qu'elle passa ses jours dans le commerce des sophistes ; tandis que Plautianus devenait le plus intempérant des hommes, au point de se livrer à la bonne chère et de se faire vomir, attendu que son estomac ne pouvait digérer les viandes et le vin, tant il le chargeait, et s'abandonnait à l'amour des jeunes garçons et des jeunes filles, non sans un scandale public, bien qu'il ne laissât à sa femme la liberté de voir qui que ce fût, pas même Sévère ni Julia, {ni, à plus forte raison, d'autres personnes.} [75,16] 16. Il y eut aussi, en ces jours-là, une lutte de femmes, où se trouva réuni par contrainte un si grand nombre d'athlètes, que nous fûmes surpris que la lice pût les contenir. Les femmes, dans cette lutte, courant en groupes désordonnés, combattirent avec tant d'acharnement qu'elles furent l'occasion d'injures à l'adresse des matrones les plus illustres ; ce qui fit qu'on défendit qu'aucune femme, à l'avenir, quelle que fût son origine, combattit en gladiateur. Les statues de Plautianus étant devenues nombreuses (le fait mérite d'être rapporté), Sévère, importuné de leur multitude, en fit fondre quelques-unes ; de là, le bruit se répandit dans les villes qu'il était disgracié et renversé ; plusieurs même brisèrent ses statues, ce dont ils furent punis depuis ; parmi les coupables fut Racius Constans, gouverneur de Sardaigne, homme distingué. Ce qui m'engage à rapporter ce fait, c'est que l'orateur qui accusait Constans ayant, entre autres paroles, dit que "le ciel tomberait plutôt que Plautianus ne serait maltraité par Sévère, et qu'avec raison on croirait plutôt à quelque récit de la chute du ciel," et bien que Sévère, à ces paroles de l'orateur, se fût vanté à nous, qui étions assis à côté de lui pour rendre la justice, et nous eût dit : "Il est impossible que je fasse aucun mal à Plautianus" ; ce même Plautianus ne se maintint pas une année : il fut égorgé, et toutes ses statues renversées. Avant cela, une baleine d'une prodigieuse grandeur vint s'échouer dans le port appelé du nom d'Auguste et fut prise ; une figure qui la représentait, amenée dans l'amphithéâtre, reçut cinquante ours dans ses flancs. On vit aussi, à Rome, pendant plusieurs jours, une comète, et on répéta que c'était un présage funeste.