[74,0] LIVRE LXXIV (fragments). [74,1] An de Rome 946. Falcon et Erecius Clarus consuls. 1. Sévère, étant ainsi parvenu à l'empire, punit de mort ceux qui avaient tué Pertinax ; puis, avant d'entrer dans Rome, ayant mandé près de lui les autres prétoriens et les ayant fait entourer en rase campagne, sans qu'ils sussent ce qui allait arriver, après leur avoir amèrement reproché leur perfidie envers leur empereur, il les fit désarmer, leur ôta leurs chevaux et les chassa de Rome. Ceux-ci, bien que malgré eux, jetèrent leurs armes, abandonnèrent leurs chevaux et se dispersèrent en simples tuniques sans ceintures : un d'entre eux, que son cheval n'avait pas voulu quitter et suivait en hennissant, le tua et se tua lui-même ; et il sembla à ceux qui les virent que le cheval mourait avec joie. Cela fait, Sévère se rendit à Rome, toujours sur son cheval et en habit de cavalier jusqu'à son arrivée aux portes, où il le quitta pour l'habit de ville et marcha à pied ; son armée tout entière, infanterie et cavalerie, suivait en armes à ses côtés. C'était le plus magnifique de tous les spectacles que j'aie jamais vus : la ville entière était couronnée de fleurs et de lauriers, décorée de tapisseries de diverses couleurs, resplendissante de flambeaux et du feu des sacrifices ; les habitants, vêtus de blanc et laissant éclater leur joie, faisaient entendre leurs acclamations ; les soldats, en armes comme s'ils accompagnaient une marche triomphale, s'avançaient en bel ordre ; pour nous, nous marchions en avant avec les ornements de notre dignité. La multitude s'empressait, désireuse de le voir et de I'entendre parler, comme si la fortune I'eût transformé ; quelques-uns même se soulevaient les uns les autres afin d'être plus haut pour le regarder. [74,2] 2. Quand il fut entré, il nous promit avec jactance, à l'exemple récent des bons empereurs, qu'il ne ferait mourir aucun membre du sénat ; il le jura, et, ce qui est plus fort, il nous ordonna de sanctionner en commun avec lui un décret déclarant ennemis publics, et l'empereur, et celui qui lui prêterait son ministère pour un acte de la sorte ; et non seulement eux , mais encore leurs enfants. Il viola tout le premier cette loi, bien loin d'y rester fidèle, en faisant mourir plusieurs sénateurs ; en effet, Julius Solon lui-même, qui avait, sur son ordre, rédigé le décret, fut égorgé peu après. Il y eut aussi quantité de choses qui nous déplurent ; {on l'accusa d'incommoder la ville d'une multitude de soldats et de charger le trésor public d'une dépense superflue ; et, ce qui est plus grave, de mettre l'espoir de son salut, non dans I'amour de ceux qui l'entouraient, mais dans Ia force de ses soldats;} il était surtout coupable, aux yeux de quelques-uns, d'avoir aboli l'usage établi de tirer les gardes du corps seulement de l'Italie, de l'Espagne, de la Macédoine et de la Norique, pays qui portent des hommes d'une physionomie plus douce et de moeurs plus simples, {au lieu qu'en ordonnant que les vides, à mesure qu'il s'en formerait dans leurs rangs, seraient remplis par des hommes pris dans toutes les légions indistinctement, il adopta une mesure dont le but, pour lui, était d'affermir par là le dévouement des soldats dont il avait surtout éprouvé les services, et d'offrir une récompense à la valeur militaire, mais dont le résultat fut, à n'en pas douter, la perte d'une grande partie de la jeunesse d'ltalie, qui se tourna au brigandage et aux combats de gladiateurs,} et d'avoir rempli Rome d'une foule confuse de soldats affreux à voir, terribles à entendre, intraitables en leur manière de vivre. [74,3] 3. Voici les signes qui lui firent espérer le pouvoir. Lorsqu'il fut admis dans l'ordre sénatorial, il lui sembla en songe qu'il têtait une louve comme l'avait fait Romulus. Au moment d'épouser Julia, Faustine, femme de Marc-Antonin, leur apprêta le lit nuptial dans le temple de Vénus, près du palais. Une autre fois, pendant son sommeil, l'eau sortit de sa main comme d'une source. Tandis qu'il commandait à Lyon, toute 1'armée romaine vint le saluer; je parle d'un songe. Une autre fois, il fut conduit dans un observatoire, et, de là, découvrant toute la terre et toute la mer, il les toucha comme un instrument harmonieux, et ces éléments firent entendre un concert. A un autre moment aussi, il s'imagina qu'un cheval, sur le Forum romain, renversait Pertinax qui le montait, et le recevait, lui, sans peine sur son dos. Voilà ce que des songes apprirent à Sévère. Mais dans sa jeunesse, étant éveillé, il s'assit par mégarde sur le siège du prince. Cette circonstance, jointe aux autres, lui présagea Ia puissance suprême. [74,4] 4. Dès qu'il y fut arrivé, il fit élever un sanctuaire à Pertinax, et ordonna que son nom serait invoqué dans toutes les prières et dans tous les serments ; qu'une statue d'or de ce prince serait amenée au cirque sur un char tiré par des éléphants, et que, dans les autres théâtres, trois trônes dorés seraient apportés en son honneur. Quant à ses funérailles, bien que Pertinax fût mort depuis longtemps, voici comment elles se firent. On dressa, sur le Forum romain, une tribune en bois près de la tribune de pierre, et au-dessus on éleva un édifice sans murs, formant un péristyle, enrichi d'ivoire et d'or : dans cet édifice, on porta un lit de même matière à l'entour duquel étaient des têtes d'animaux de terre et de mer, rehaussé de tapisseries pourpre et or, et sur ce lit était une statue en cire de Pertinax, parée des habits triomphaux, et un jeune esclave d'une belle figure écartait, comme si le prince eût été endormi, les mouches avec un éventail de plumes de paon. Lorsque Pertinax fut ainsi exposé, Sévère et nous sénateurs nous nous avançâmes, ainsi que nos femmes, en habit de deuil ; nos femmes s'assirent sous les portiques et nous à découvert. Ces dispositions exécutées, défilèrent d'abord les statues de tous les Romains illustres de l'antiquité, puis des choeurs d'enfants et d'hommes, chantant un hymne funèbre en l'honneur de Pertinax ; derrière eux marchaient tous les peuples soumis, représentés par des bustes d'airain avec leurs costumes nationaux, les citoyens occupant dans la ville les emplois de licteurs, de greffiers, de hérauts et autres du même genre. Ensuite, venaient les bustes d'autres hommes qui s'étaient distingués, soit par leurs actions, soit par leurs inventions, soit par leurs professions ; après eux, des gens armés, tant à cheval qu'à pied, les chevaux qui luttaient dans les courses, avec tout ce qui est en usage dans les funérailles, envoyé tant par l'empereur que par nous, nos femmes, les chevaliers les plus illustres, les peuples et les corporations de Rome ; enfin, le cortège était suivi d'un autel doré, enrichi d'ivoire et de pierreries des Indes. [74,5] 5. Lorsque cette pompe eut défilé, Sévère monta sur les Rostres et lut un éloge de Pertinax. Quant à nous, nous interrompions fréquemment son discours par nos acclamations, expression de nos louanges et de nos regrets, que nous redoublâmes lorsqu'il eut cessé de parler. Enfin, au moment de déranger le lit, nous laissâmes éclater tous ensemble nos gémissements et nos larmes. Le lit fut enlevé de la tribune par les pontifes et les magistrats, tant ceux qui étaient en charge que ceux qui étaient désignés pour l'année suivante, qui le donnèrent à porter à des chevaliers. Une partie d'entre nous marchait devant le lit, quelques-uns se frappaient ]a poitrine, tandis que d'autres chantaient au son des flûtes un chant de deuil ; l'empereur venait le dernier de tous ; c'est dans cet ordre que nous arrivâmes au Champ-de-Mars. On y avait préparé un bûcher en forme de tour, à trois étages, orné d'ivoire et d'or, et de statues ; au sommet même était un char doré que conduisait Pertinax. On jeta dans le bûcher ce qui est en usage dans les funérailles, puis on y posa le lit ; après cela, Sévère et les parents de Pertinax embrassèrent son image. Sévère monta sur une tribune, nous autres sénateurs nous montâmes, à I'exception des magistrats, sur des échafauds, affin de pouvoir contempler la cérémonie à la fois sans péril et avec commodité. Les magistrats et l'ordre équestre, avec l'appareil de leur dignité, les troupes tant à cheval qu'à pied, défilèrent en exécutant alentour du bûcher des marches d'infanterie et de cavalerie : puis les consuls mirent le feu au bûcher, duquel ensuite un aigle prit son essor. C'est ainsi que Pertinax fut mis au rang des immortels. [74,6] 6. Pour ce qui est de Sévère, il marcha contre Niger. C'était un homme originaire d'Italie, du corps des chevaliers, n'ayant, ni dans ses vertus, ni dans ses vices, rien de remarquable qui fournisse une ample matière à la louange ou au blâme ; {aussi Commode lui avait-il donné le gouvernement de la Syrie.} Il avait pris, entre autres, pour lieutenant Emilianus, parce que celui-ci, {gardant la neutralité entre les partis et saisissant les occasions,} semblait supérieur à tous les sénateurs de ce temps en prudence et en expérience (on I'avait vu à l'oeuvre dans plusieurs provinces, {ce qui le rendait orgueilleux), et aussi parce qu'il était parent d'Albinus.} La guerre ayant éclaté, Niger vint à Byzance et de là marcha sur Périnthe. Ayant eu des présages défavorables, il en connut de la frayeur ; un aigle, qui s'était posé sur une enseigne militaire, y était demeuré, bien qu'on l'en chassât, jusqu'à ce qu'on l'eut pris; des abeilles avaient fait leurs rayons sur les enseignes de ses soldats et principalement sur ses propres images. Pour ces motifs, il retourna à Byzance. An de Rome 947. Sévère consul II et Albinus consul I. Quant à Aemilianus, il fut vaincu et tué dans un engagement qu'il eut à Cyzique avec des chefs du parti de Sévère. Ensuite, les deux rivaux se livrent, au milieu des gorges de Nicée et de Cos, un combat important avec des incidents variés : les uns, en effet, combattaient de pied ferme dans la plaine, les autres, s'étant emparés des collines, portaient leurs coups avec l'avantage d'une position élevée, et accablaient de traits leurs adversaires ; les autres, enfin, montés sur des barques, lançaient du lac, des flèches sur leurs ennemis. Au commencement, les troupes de Sévère, sous la conduite de Candidus, et qui avaient l'avantage du poste d'où elles combattaient, remportèrent la victoire; mais, lorsque après cela, Niger se fut montré en personne, ceux de son parti repoussèrent les gens de Sévère, et la victoire passa de leur côté. Ensuite Candidus, arrêtant les porte-enseignes et les retournant face à face contre les ennemis, les soldats, à qui il reprochait leur lâcheté, saisis de honte, firent volte-face et furent vainqueurs à leur tour. Ceux de Niger auraient été entièrement taillés en pièces sans le voisinage de la ville et I'obscurité de la nuit, qui survint. [74,7] 7. Après cela, il y eut une grande bataille à Issus, près de l'endroit appelé les Portes, entre l'armée de Sévère, à la tête de laquelle étaient Valérianus et Anulinus, et Niger, commandant en personne ses légions et les disposant pour le combat. L'endroit où la rencontre eut lieu est appellé les Portes ciliciennes, à cause de son peu de largeur ; d'un côté, en effet, s'étendent des montagnes escarpées ; de I'autre, des précipices profonds se prolongent jusqu'à la mer. Niger y établit son camp sur une colline forte par son assiette, et plaça au premier rang les soldats pesamment armés, à leur suite les gens de trait et les frondeurs, et les archers les derniers de tous ; afin que les uns arrêtassent I'ennemi en combattant de près, et que les autres employassent de loin leurs forces en combattant par-dessus la tête de leurs camarades, car sa gauche et sa droite étaient défendues par les précipices du côté de la mer et par la forêt, qui était inaccessible. Il disposa son armée de cette manière, et relégua les bagages par derrière, pour ôter le moyen de fuir à celui qui le voudrait. A cette vue, Anudinus met à l'avant-garde les soldats couverts de boucliers, et range derrière eux tous ceux qui étaient armés à la légère, afin que les uns repoussent de loin l'ennemi en combattant par-dessus la tête de leurs camarades, et que les autres, à leur tour, donnent aux vélites le moyen de gravir en sûreté les escarpements ; puis il envoie la cavalerie, sous la conduite de Valérianus, avec ordre de tourner, n'importe comment, la forêt, et de tomber à l'improviste sur les derrières de ceux de Niger. Lorsqu'on en fut venu aux mains, les gens de Sévère ayant mis leurs boucliers en avant et sur leurs têtes en forme de tortue, et s'étant ainsi approchés de l'ennemi, les chances furent longtemps égales ; ensuite, ceux de Niger, grâce à leur nombre et à l'avantage du terrain, eurent le dessus ; ils auraient même remporté une victoire compIète, sans des nuées au milieu d'un ciel serein, un vent par un temps sans vent, des tonnerres horribles, et des éclairs intenses, qui se mêlèrent à une pluie torrentielle pour tomber droit sur leurs visages; cette tempête n'incommodait pas les soldats de Sévère, qu'elle n'atteignait que par derrière, tandis que ceux de Niger, sur qui elle tombait en plein, en étaient fortement troublés. Cette circonstance inspirant aux premiers une grande confiance par la persuasion que les dieux venaient à leurs secours, et aux autres une grande frayeur par la conviction que la divinité combattait contre eux, éleva le courage des uns au-dessus de leurs forces, et glaça les autres d'épouvante malgré leurs ressources ; ils fuyaient déjà lorsque Valérianus parut. A sa vue, ils revinrent à la charge, mais Anulinus les ayant ensuite taillés en pièces, ils prirent la fuite ; puis, courant çà et là en désordre, ils se mirent à errer chacun cherchant son salut. [74,8] 8. Il y eut, dans cette guerre, un grand carnage ; car vingt mille hommes périrent du côté de Niger. C'était ce que signifiait le songe du prêtre : tandis que Sévère était en Pannonie, le prêtre de Jupiter vit en songe un homme noir qui se jetait sur le camp de Sévère et qui périssait sous ses coups. En effet, en traduisant en grec le nom de Niger, on reconnut que c'était lui qui était l'homme noir. Antioche ayant été prise peu de temps après, Niger s'en échappa pour se retirer vers l'Euphrate, dans I'intention de s'enfuir cbez les barbares ; mais il fut pris par ceux qui le poursuivaient et il eut la tête coupée. Sévère, l'ayant envoyée à Byzance, la fit attacher à une croix, afin d'exciter, par ce spectacle, les habitants à se ranger de son parti. Après cela, il mit en jugement ceux qui avaient favorisé Niger. {Sévère, parmi les villes et les particuliers, punit les uns et récompensa les autres ; quant aux sénateurs romains, il n'en fit mourir aucun, mais il les dépouilla presque tous de leurs biens et les relégua dans des îles. Il amassa aussi de l'argent avec âpreté ; entre autres mesures, toutes les sommes données à Niger par des particuliers ou des peuples, volontairement ou par force, furent exigées d'eux au quadruple. Il sentait bien lui-même que par là il s'attirait la haine, mais un besoin immense d'argent l'empêchait de tenir aucun compte des bruits publics.} [74,9] 9. Il y eut un sénateur, Cassius Clemens, qui, cité devant le tribunal de Sévère, loin de dissimuler la vérité, lui adressa ces paroles pleines de hardiesse : "Je ne te connaissais, dit-il, non plus que Niger ; mais, me trouvant pris dans son parti, j'ai obéi à la nécessité du moment, non pour le dessein de te faire la guerre, mais pour celui de renverser Julianus. Je n'ai donc en cela commis aucun crime, puisque dans le principe, je poursuivais le même but que toi, et que si, dans la suite, je n'ai pas abandonné le chef que les dieux m`'avaient donné pour passer dans tes rangs, toi, non plus, tu n'aurais pas voulu qu'aucun de ceux qui siègent à tes côtés pour me juger te trahît pour se ranger du parti de ton rival. Examine donc moins nos personnes et nos noms que les choses en elles-mêmes. Tout ce que tu décideras contre nous sera un décret contre toi-même et contre tes amis ; car, bien que tu ne sois condamné par aucun tribunal, par aucun jugement, néamnoins la renommée, qui laissera parmi les hommes un souvenir éternel, dira que tu nous as fait un crime d'actes où tu as eu ta part. Sévère, admirant cette liberté, lui accorda la moitié de ses biens. {Plusieurs furent calomnieusement accusés d'avoir favorisé Niger, qui ne I'avaient jamais vu et qui ne lui avaient prêté aucun secours.} {Sévère, voulant convaincre ceux qu'il punissait, essaya de suborner contre eux Erycius Clarus comme délateur, afin de décrier ce personnage et de se servir de sa noblesse et de sa réputation pour donner une plus grande autorité au jugement, et il lui promit la vie et l'impunité. Celui-ci ayant préféré mourir plutôt que de se pêter à un tel compromis, Sévère s'adressa à Julianus et le décida à se charger de l'affaire. Ce fut pour cette raison qu'il lui fit grâce de la mort et de l'infamie, car il l'interrogea soigneusement sur tous les points au milieu de violentes tortures, sans tenir alors aucun compte de sa Dignité.} [74,10] 10. Les Byzantins firent, du vivant de Niger et après sa mort, beaucoup de choses merveilleuses. Leur ville est située juste à l'endroit le plus favorable des terres fermes et de la mer qui les sépare, fortifiée par la nature même du lieu et par celle du Bosphore. Elle est bâtie sur une hauteur d'où elle s'avance dans la mer, qui, accourant du Pont comme un torrent, se jette sur le promontoire, détourne une portion de ses eaux à droite, où elle forme un golfe et des ports, puis se hâte d'aller en décharger la plus grande partie dans la Propontide, devant la ville même. Byzance avait aussi des murailles très fortes. Le parapet était d'épaisses pierres carrées, reliées par des plaques d'airain : I'intérieur était fortifié par des chaussées et par des édifices, en sorte que l'ensemble semblait ne former qu'un mur épais, derrière lequel se trouvait un chemin couvert, facile à garder, qui longeait l'enceinte. Il y avait aussi, à l'extérieur, quantité de grandes tours avec des fenêtres se correspondant les unes aux autres tout à l'entoure, de sorte que les assaillants se trouvaient pris dans l'intérieur du cercle formé par elles ; ces tours, en effet, construites à peu de distance les unes des autres, non en ligne droite, mais obliquement, celles-ci sur une ligne, celles-là sur une autre, enserraient tout ce qui tentait d'approcher. Quant à l'enceinte, la partie du côté de la terre ferme s'élevait à une grande hauteur qui permettait d'en écarter tout assaillant ; la partie du côté de la mer était moins haute, car les rochers sur lesquels elle était bâtie et l'impétuosité du Bosphore étaient d'admirables défenses. Les deux ports, à l'intérieur des murailles, étaient fermés par des chaînes, et les anfractuosités des môles portaient de chaque côté des tours qui, par leur position avancée, rendaient l'abord difficile à l'ennemi. En somme, le Bosphore est d'une grande utilité pour Byzance : car, une fois engagés dans le courant, les navires étaient forcément poussés malgré eux vers la terre. C'était pour les amis chose très agréable, mais très incommode pour les ennemis. [74,11] 11. Telles étaient les fortifications de Byzance ; de plus, partout sur la muraille se voyaient les machines les plus diverses. Ici, elles lançaient des rocs et pièces de bois sur ceux qui approchaient ; là, elles décochaient des pierres, des traits et des javelots contre ceux qui se tenaient au loin, en sorte que personne ne pouvait s'avancer sans danger qu'à une assez grande distance ; d'autres machines, munies de harpons, descendaient à l'improviste et enlevaient promptement les vaisseaux et les engins des ennemis. C'est Priscus, mon compatriote, qui avait construit la plus grande partie de ces machines, ce qui lui valut d'être condamné à mort et d'avoir la vie sauve ; car Sévère, instruit de son habileté, empêcha qu'on le fit mourir, et, depuis, l'employa, entre autres occasions, au siège d'Atra, où les machines de Priscus résistèrent seules aux feux des barbares. Les Byzantins s'étaient, de plus, construit cinq cents vaisseaux, la plupart à un seul rang de rames, quelques-uns à deux rangs, avec des éperons ; certains étaient, à chaque bout, à la poupe et à la prune, munis d'un gouvernail et avaient deux pilotes et deux équipages, afin de n'avoir à évoluer ni pour avancer ni pour reculer, et de surprendre l'ennemi par la marche en avant comme par la marche en arrière. [74,12] 12. Les Byzantins donc firent et souffrirent beaucoup de choses, attendu qu'ils furent trois ans entiers assiégés par les flottes, pour ainsi dire, de tout l'univers. Je vais rapporter un certain nombre de leurs exploits les plus remarquables. An de Rome 949. Domitius Dexter consul II et Valérius Messala consul I. Ils prirent plusieurs vaisseaux qui faisaient voile dans leur voisinage par l'à propos avec lequel ils les attaquèrent ; ils prirent aussi des trirèmes ennemies à leur mouillage, car, faisant couper les cordes des ancres par des plongeurs et planter des clous dans les flancs des navires, ils les entraînaient au moyen de câbles attachés à leur rivage, en sorte qu'on voyait les vaisseaux marcher d'eux-mêmes et de leur propre mouvement, sans qu'ils fussent poussés ni par les rames ni par le vent. En outre, des navires marchands se laissaient volontairement capturer par eux, tout en faisant mine de résistance ; puis, après avoir vendu à grand prix leur cargaison, ils s'enfuyaient à toutes voiles. Mais, lorsque les Byzantins eurent consommé tout ce qu'ils avaient dans l'intérieur de leur ville et que leurs affaires ainsi que leurs espérances furent réduites à l'étroit, d'abord, bien que vivement pressés attendu que toutes les communications avec le dehors étaient interceptées, ils n'en continuèrent pas moins la lutte, et se servirent des bois de leurs maisons pour réparer leurs vaisseaux, et des cheveux de leurs femmes pour tisser des cordages ; et, quand I'ennemi donnait I'assaut aux remparts, ils jetaient sur lui des pierres détachées de leurs théâtres, des chevaux et des statues de bronze tout entières ; puis, lorsque les vivres ordinaires vinrent à leur faire défaut, ils détrempèrent des cuirs pour les manger ; ensuite, ces ressources épuisées, la plupart des habitants se mirent en mer à la faveur d'un temps d'orage et de tempête, afin de ne pas rencontrer d'ennemis en route, dans l'intention de mourir ou de se procurer des vivres, et, fondant à l'improviste sur la campagne, ils enlevèrent tout sans aucune distinction. Quant à ceux qui étaient restés dans la ville, ils firent un acte horrible : réduits à une extrême faiblesse, ils se tournèrent les uns contre les autres et se mangèrent. [74,13] 13. Telle était la position de ces derniers ; les autres, ayant rempli outre mesure leurs embarcations, levèrent l'ancre, alors encore à la faveur d'une violente tempête. Mais ils n'en tirèrent aucun profit, car les Romains, les voyant chargés et s'élevant à peine au-dessus de I'eau, marchèrent à leur rencontre, et, fondant sur eux tandis qu'ils étaient dispersés au gré du vent et des flots, n'eurent pas à combattre ; ils frappèrent les embarcations ; sans merci, poussant les unes avec des crocs, perçant les autres avec leurs éperons, en renversant même quelques-unes rien que par le choc. Ces malheureux, malgré tout leur désir, ne purent rien y faire ; et, dans leur tentative de fuite, les uns furent submergés par la violence du vent, auquel ils s'abandonnaient sans réserve, les autres périrent en tombant entre les mains de l'ennemi. A cette vue, ceux qui étaient dans Byzance imploraient d'abord les dieux, et poussaient des cris tantôt pour un accident tantôt pour un autre, suivant ce qui, dans ce spectacle de désastre, s'offrait aux regards de chacun ; mais, quand ils virent que les leurs avaient péri sans ressource, alors ils éclatèrent tous ensemble en lamentations et en gémissements, et ils ne cessèrent de les pleurer le reste de ce jour et la nuit tout entière. Les débris de vaisseaux furent si nombreux que quelques-uns furent portés jusque dans les îles et jusqu'en Asie, et où ils y firent connaître la défaite des Byzantins avant que la nouvelle y fût parvenue. La journée du lendemain augmenta encore le malheur des assiégés ; car, la tourmente étant apaisée, la mer, au-devant de Byzance, était tout entière couverte de cadavres, de débris de vaisseaux et de sang, et une foule de ces objets étaient poussés à terre, ce qui rendait la vue de ce malheur plus affreuse que la chose elle- même. [74,14] 14. Les Byzantins donc, bien que malgré eux, rendirent la ville aussitôt ; les Romains mirent à mort les soldats et tous ceux qui occupaient une charge, et, en plus, un athlète au pugilat qui avait rendu de nombreux services aux Byzantins et fort incommodé les Romains ; cet athlète, en effet, ayant sur-le-champ asséné un coup de poing à un soldat et lancé un coup de pied à un autre, pour les exciter à le tuer, mourut avant tous. Quant à Sévère, qui était alors en Mésopotamie, il eut une si grande joie de la prise de Byzance qu'il dit à ses soldats : "Nous avons enfin pris Byzance aussi." Il priva cette ville de sa liberté et de ses droits politiques ; après lui avoir imposé un tribut et confisqué les biens des citoyens, il fit don de la ville et de son territoire aux Corinthiens qui la traitèrent comme une bourgade, en usant à son égard avec toute sorte d'insolences. Sévère, dans cette occasion, parut agir avec justice ; mais, en renversant les murs de leur ville, il ne causa aux Byzantins aucune affliction plus grande que la privation de la gloire qu'ils se faisaient de les montrer, tandis qu'il ruina une forteresse importante d'où les Romains se défendaient et d'où ils marchaient contre les barbares du Pont et de l'Asie. J'ai vu les remparts abattus comme si d'autres que les Romains s'en fussent emparés ; je les avais aussi vus debout, et je les avais entendus parler. Il y avait, en effet, sept tours occupant l'espace des portes de Thrace à la mer. Si l'on s'adressait à l'une quelconque de ces tours, elle gardait le silence ; mais, si I'on poussait un cri, on si l'on jetait un caillou dans la première, elle parlait elle-même et transmettait à la seconde la faculté d'en faire autant, de manière que le son circulant par toutes les tours pareillement, elles recevaient et renvoyaient, après celle qui la précédait, les sons et les paroles. Telles étaient les murailles de Byzance.