[61,11] 11. {Néron, qui n'entendait la vérité de la bouche de personne et qui voyait tout le monde applaudir à ce qu'il faisait, s'imagina que sa conduite était ignorée, ou même qu'elle était sans reproche ; aussi n'en devint-il que pire à tous égards. Tout ce qu'il se permettait, il le croyait beau, et prêtait l'oreille aux paroles inspirées par la crainte ou par la flatterie, comme si elles eussent été l'expression de la plus grande vérité. Jusque- là, il était retenu par quelques craintes et quelques troubles ; mais quand une fois les ambassadeurs lui eurent adressé force louanges, il prit de la hardiesse.} Il y avait un certain M. Salvius Othon qui était tellement lié avec Néron par la conformité de ses mœurs et par une étroite société de débauches, que lui ayant dit un jour : « Ainsi, puisses-tu me voir devenu César, » il n'en éprouva aucun mal et entendit seulement le prince lui répondre : « Je ne te verrai même pas consul. » Néron arracha à son mari Sabine, femme patricienne, pour la donner à cet Othon, et tous les deux à la fois eurent commerce avec elle. Agrippine, craignant qu'elle n'épousât Néron (il commençait à l'aimer passionnément), osa une chose des plus impies : comme si elle n'eût pas fait un assez grand tort à sa réputation en donnant de l'amour pour elle à son oncle Claude par ses artifices, ses regards et ses baisers lascifs, elle essaya d'enchaîner de même Néron. La chose eût-elle lieu réellement, ou bien est-ce une calomnie à laquelle leurs mœurs ont donné naissance, je ne saurais le dire ; mais je rapporterai un fait dont tout le monde convient, c'est que Néron aima beaucoup une courtisane à cause de sa ressemblance avec Agrippine, et que, lorsqu'il s'amusait avec elle et qu'il s'en vantait devant ses amis, il disait qu'il couchait avec sa mère. [61,12] An de Rome 812 T. Vipstanus et C. Fonteius consuls. 12. Ces choses ne furent pas plutôt venues à la connaissance de Sabine, qu'elle persuada à Néron de se défaire d' Agrippine, sous prétexte qu'elle tramait sa perte. Sénèque aussi, au rapport d'un grand nombre d'auteurs très dignes de foi, encouragea l'empereur, soit dessein de laver l'accusation portée contre lui, soit désir de pousser Néron à un meurtre impie, afin que les dieux et les hommes se décidassent à le perdre au plus vite. Comme on craignait d'agir ouvertement et qu'il n'y avait pas moyen de se débarrasser d'elle en secret par le poison (elle avait soin d'être continuellement sur ses gardes), la vue, au théâtre, d'un vaisseau qui s'ouvrait de lui-même pour laisser sortir des bêtes, puis se refermait ensuite et se recomposait de toute pièce, leur donna l'idée d'en construire promptement un pareil. Le vaisseau construit et Agrippine séduite par des caresses (Néron la flattait de toutes les manières, afin que nul soupçon ne vînt la mettre sur ses gardes), il n'osa rien faire dans Rome, de peur que le crime ne fût divulgué. Partant donc au loin pour la Campanie et prenant sa mère avec lui, il fit la traversée sur ce vaisseau qui avait été paré avec magnificence, afin de lui donner l'envie de s'en servir toujours. [61,13] 13. Arrivé à Baules, ce furent pendant plusieurs jours des festins somptueux où il traita sa mère avec toute sorte de marques d'affection; quand elle était absente, il feignait d'en être chagrin, et, quand elle était présente, il lui prodiguait les caresses; il la pressait de lui demander ce qu'elle voudrait, et lui accordait une foule de grâces qu'elle n'avait pas demandées. Lorsque vers le milieu de la nuit, au sortir du souper, il l'entoure de ses bras en la serrant sur sa poitrine, et après lui avoir embrassé les yeux et les mains, en disant : « Ma mère, je t'en supplie, prends soin de toi, songe à ta santé; car, moi aussi, je vis en toi, et c'est par toi que je règne, » il la remit à Anicétus, son affranchi, comme pour la conduire à sa résidence sur le vaisseau qui avait été préparé à cet effet. Cependant (la mer, en effet, ne supporta pas la tragédie qui allait se jouer sur ses flots, et elle refusa d'accepter, avec le mensonge, la complicité de cet acte abominable) le vaisseau s'ouvrit et Agrippine tomba dans l'eau, mais elle n'en mourut pas : bien que dans les ténèbres et gorgée de vin, malgré les efforts des matelots qui, faisant usage contre elle de leurs rames, assommèrent Acerronia Polla, embarquée avec elle, elle parvint à se sauver. Quand elle fut arrivée dans sa maison, elle ne fit semblant de rien et ne dévoila pas le piège qu'où lui avait tendu : elle se hâta d'envoyer vers son fils, pour lui dire l'accident qui était arrivé comme un effet du hasard, et lui annonça qu'elle avait eu le bonheur de se sauver. A cette nouvelle, Néron ne se contint plus, il fit punir le messager comme coupable d'attentat envers sa personne, et dépêcha aussitôt à sa mère Anicétus et les matelots, car il n'osa pas confier sa mort aux prétoriens. Agrippine, à leur vue, comprit le motif qui les amenait, et. s'élançant de son lit, elle déchira ses vêtements, puis, découvrant son sein : « Frappe, dit-elle, Anicétus, frappe ce sein, il a porté Néron. » [61,14] 14. C'est ainsi qu'Agrippine, fille de Germanicus, petite-fille d' Agrippa et arrière-petite-fille d'Auguste, fut, par ordre de ce même fils à qui elle avait donné l'empire et pour qui elle avait, entre autres personnages, fait périr son oncle, misérablement égorgée. Quand Néron apprit sa mort, il n'y crut pas : la grandeur du forfait qu'il avait osé lui inspira des doutes; aussi voulut-il voir de ses propres yeux. Il la fit mettre entièrement nue pour la contempler, examina ses blessures, et enfin prononçant une parole bien plus abominable encore que le meurtre lui- même : « Je ne savais pas, dit-il, que j'avais une mère si belle. » Il distribua de l'argent aux prétoriens, évidemment pour leur faire souhaiter beaucoup d'exécutions pareilles ; puis, dans une lettre au sénat, il énumérait contre sa mère tous ceux de ses crimes dont il avait été le complice, ajoutant qu'elle avait conspiré contre lui, et que, son complot ayant été découvert, elle s'était elle-même donné la mort. Telle fut sa lettre au sénat ; quant à lui, il était, la nuit, en proie à un trouble qui l'obligeait à sauter tout à coup à bas de son lit ; le jour, il était effrayé par le bruit guerrier et tumultueux de trompettes dont les sons partaient de l'endroit où Agrippine était enterrée. C'est pourquoi il changea de résidence, et, comme dans chacune les mêmes terreurs l'assiégeaient, il se transporta, épouvanté, autre part encore. [61,15] 15. A Rome, ces nouvelles, bien que fâcheuses, ne laissaient pas cependant que d'apporter de la joie au peuple, persuadé que c'était un indice infaillible de la chute de Néron. Tous les autres sénateurs faisaient semblant de se réjouir de ce qui avait eu lieu ; ils s'en félicitaient avec Néron et décrétaient une foule de mesures dans l'intention de lui être agréables; mais Pœtus Thraséas vint au sénat, écouta la lettre de l'empereur; puis, la lecture finie, il se leva immédiatement, avant qu'on eût rien mis en délibération, et il sortit, alléguant que, ce qu'il voulait dire, il ne le pouvait pas, et ce qu'il pouvait, il ne le voulait pas. Tliraséas se conduisait de la même sorte en toute occasion; il disait : « Si Néron devait me faire mourir seul, je pardonnerais de grand cœur à l'exagération des flatteries; mais si, dans le nombre de ceux qui lui prodiguent des louanges, les uns n'ont pas été épargnés, les autres sont pour périr plus tard, à quoi bon succomber à la manière d'un esclave, en se couvrant de déshonneur, lorsqu'il est possible de payer en homme libre sa dette à la nature ? La postérité parlera de moi; d'eux, elle ne dira rien, sinon qu'ils ont été mis à mort. » Tel était Thraséas ; sans cesse il se disait à lui-même : « Néron a le pouvoir de me tuer, il n'a pas celui de me nuire. » [61,16] 16. Lorsque, après le meurtre de sa mère, Néron entra dans Rome, on lui rendit publiquement des honneurs; mais, en particulier, toutes les fois qu'on pouvait sans danger s'exprimer librement, on ne manquait pas de le déchirer. Ici, c'est un sac de cuir que l'on suspendit, la nuit, aune de ses statues, pour marquer qu'il méritait d'y être enfermé; là, c'est un enfant qu'on exposa sur le Forum, avec un écriteau portant ces mots : « Je ne t'élève pas, de peur que tu ne tues ta mère. » On pouvait lire semblablement écrit en plusieurs endroits : Néron, Oreste, Alcméon, meurtriers de leurs mères; on pouvait aussi entendre des personnes répéter cette unique parole : « Néron a tué sa mère, » car bien des gens déféraient des citoyens comme ayant tenu ce propos, moins pour les perdre que pour reprocher à Néron son crime. Aussi n'accueillit-il aucune dénonciation sur ce sujet, soit qu'il appréhendât d'augmenter par là la rumeur, soit qu'il méprisât déjà ce qu'on disait de lui. Quoi qu'il en soit, le soleil s'éclipsa tout entier au milieu des sacrifices qui eurent lieu, en vertu d'un décret, pour la mort d'Agrippine, en sorte qu'on vit des étoiles se montrer : les éléphants qui tiraient le char d'Auguste entrèrent dans le cirque et s'avancèrent jusqu'aux banquettes des sénateurs ; arrivés là, ils s'arrêtèrent et n'allèrent pas plus loin. Mais, ce qui peut surtout témoigner de l'intervention de la divinité en ces circonstances, c'est que la foudre, tombant sur le souper servi à Néron, le brûla tout entier, comme si les viandes eussent été enlevées par une harpie. [61,17] 17. {Il fit encore périr par le poison sa tante Domitia, qu'elle aussi il révérait, disait-il, comme une mère ; au lieu d'attendre quelques jours pour que la vieillesse lui épargnât le crime de sa mort, il voulut se défaire d'elle. Il se hâta d'exécuter cette résolution à cause des biens que Domitia possédait à Baïes et à Ravennes, où il construisit de magnifiques gymnases}, qui sont encore aujourd'hui florissants. Il donna aussi, pour la mort de sa mère, une fête si grande et si somptueuse, qu'elle fut célébrée pendant plusieurs jours sur cinq ou six théâtres à la fois : un éléphant fut monté jusqu'au haut de l'abside du théâtre, et il en redescendit sur des cordes, avec un cavalier sur son dos. Autre spectacle, honteux et cruel à la fois : des hommes et des femmes, non seulement de l'ordre équestre, mais aussi de l'ordre sénatorial, se produisirent sur la scène, dans le cirque, dans l'amphithéâtre, comme des hommes de la plus basse condition; plusieurs d'entre eux se firent entendre sur la flûte, dansèrent, représentèrent des tragédies et des comédies, jouèrent de la lyre, conduisirent des chevaux, tuèrent des bêtes et se battirent comme gladiateurs, les uns de leur gré, les autres tout à fait à contrecœur. On vit alors les grandes familles, les Funus, les Fabius, les Porcius, les Valérius, et toutes les autres dont on pouvait contempler les trophées et les temples, debout au-dessous des spectateurs, se livrer à des exercices dont quelques-uns, faits par d'autres, n'auraient pas même attiré leurs regards. On se les montrait au doigt l'un à l'autre ; les Macédoniens disaient : « Voilà le petit-fils de Paulus ; » les Grecs : « Voilà celui de Mummius ; » les Siciliens : « Regardez Claude; » les Épirotes : « Regardez Appius ; » les habitants de l'Asie montraient Lucius ; les Espagnols, Publius ; les Carthaginois, l'Africain; les Romains les montraient tous. Tel fut l'apprentissage que Néron voulut faire de son propre déshonneur. [61,18] 18. Tous les gens d'esprit gémissaient de ces désordres et des dépenses faites pour le peuple (tout ce que les hommes mangent de plus recherché, tous les autres objets les plus précieux, chevaux, esclaves, chars, or, argent, toges de couleurs diverses, était donné sur des bulletins; Néron jetait parmi la foule de petites boules désignant chacun de ces objets, et l'objet marqué était remis à celui qui avait attrapé la boule) ; ils songeaient, en effet, que, lorsque le prince dépense de telles sommes pour se déshonorer, il ne s'abstiendra d'aucun acte, quelque insensé qu'il soit, pour en tirer profit. Des prodiges étant alors survenus, les devins déclarèrent que c'étaient des présages funestes pour lui, et ils lui conseillèrent de détourner le malheur sur d'autres. Il aurait aussitôt fait mourir plusieurs personnes, si Sénèque ne lui eût dit : « Quelque grand que soit le nombre de ceux dont tu auras versé le sang, tu ne pourras tuer ton successeur. » Pour le moment, il se contenta de célébrer autant de sacrifices pour son salut, comme il le disait, et dédia le marché aux provisions de bouche, qu'on appelle le Macellum. [61,19] 19. Ensuite, il institua un autre genre de fête, qu'on appela les Juvénales, c'est-à-dire fête de la jeunesse, et cette fête fut célébrée en l'honneur de son menton. Car il se fit alors raser la barbe pour la première fois, et il en consacra les poils à Jupiter Capitolin, après les avoir renfermés dans une boule d'or. A cette occasion de fête, les autres citoyens et les personnes de la plus haute naissance, sans exception, donnèrent des spectacles. Par exemple, Aelia Catella, matrone aussi distinguée par sa naissance et ses richesses qu'avancée en âge (elle avait quatre-vingts ans), dansa en public; le reste des citoyens que la vieillesse ou la maladie empêchait de rien faire séparément, chantèrent dans les chœurs. Tout le monde en effet se livrait aux exercices dont il était capable, quels qu'ils fussent et n'importe de quelle manière ; les citoyens les plus considérables, hommes, femmes, jeunes filles, jeunes garçons, vieilles femmes et vieillards se rendaient à des écoles instituées à cet effet; ceux qui ne pouvaient pas jouer d'autre rôle étaient relégués dans les chœurs. Quelques-uns s'étant masqués de honte, pour ne pas être reconnus, Néron leur ôta leurs masques à la prière du peuple, et les montra à ceux dont ils avaient été peu auparavant les magistrats. Ce fut alors surtout qu'eux et les autres envièrent le bonheur des citoyens qui étaient morts ; car beaucoup de Romains des premières familles moururent cette année-là; quelques-uns même d'entre eux, accusés de complot contre Néron, furent investis par les soldats, qui les lapidèrent. [61,20] 20. De plus (il fallait bien mettre à ces infamies le comble dont elles étaient dignes), Néron monta lui-même sur le théâtre, après y avoir été nommément proclamé par Gallion, faisant office de héraut : le César parut sur la scène en habit de cithariste ; l'empereur dit : « Messeigneurs, écoutez-moi favorablement; » et l'Auguste joua Attis, ou les Bacchantes, environné d'un grand nombre de soldats, tandis que tout ce qu'on avait pu admettre de peuple était assis en face sur les sièges, quoiqu'il eût, comme le rapporte la tradition, une voix si faible et si sourde qu'il excita à la fois les rires et les larmes de tous. Burrus et Sénèque, faisant les maîtres de scène, se tenaient debout, à côté de lui, pour le souffler; ils agitaient leurs mains et leurs vêtements quand le prince avait chanté un morceau, et entraînaient les autres. Néron, en effet, avait à lui un corps particulier, composé d'environ cinq mille soldats. On les nommait Àugustani : ils commençaient d'applaudir, et tous les spectateurs étaient contraints de faire entendre, malgré eux, des acclamations, excepté Thraséas. Car, pour Thraséas, il ne se prêta jamais aux bassesses de l'empereur; mais les autres spectateurs, et principalement les personnages de distinction, s'empressaient, non sans gémir, de se rassembler et d'unir, comme s'ils eussent été remplis de joie, leurs acclamations à toutes celles des Augustani. On pouvait les entendre s'écrier : « Tu es le beau César, l'Auguste Apollon, tu es semblable au dieu Pythien. Nous le jurons par toi, César, personne n'est supérieur à toi. » A la suite de cet exploit, Néron fit servir un festin au peuple, sur des barques, à l'endroit où Auguste avait donné une naumachie, et, de là, au milieu de la nuit, il descendit jusqu'au Tibre par le canal. [61,21] An de Rome 813. Néron consul IV et C. Lentulus consuls. 21. Telles furent les réjouissances qu'il célébra quand on rasa son menton ; il institua pour le salut et la durée de son pouvoir (c'étaient les termes de son édit) des jeux quinquennaux auxquels il donna le nom de Néroniens; il construisit, à cette occasion, un gymnase, et distribua gratis, pour sa dédicace, de l'huile aux sénateurs et aux chevaliers. Il obtint, sans avoir remporté la victoire, la couronne des citharistes, tous ses concurrents ayant été écartés comme indignes, {et il alla aussitôt, dans son costume d'artiste, se faire inscrire au gymnase}. A partir de ce moment, on lui envoya toutes les autres couronnes gagnées par les citharistes dans les jeux, comme s'il eût seul mérité la victoire.