[61,0] LIVRE LXI. [61,1] An de Rome 807. M. Marcellus et M. Aviola consuls. 1. Claude mort, l'empire, suivant le droit strict, appartenait a Britannicus (Britannicus était, selon la nature, le fils légitime de Claude, et sa vigueur physique lui donnait une bonne mine supérieure au nombre de ses années); d'après la loi, il revenait aussi à Néron, à cause de son adoption. Mais nul droit n'est aussi fort que les armes ; car quiconque l'emporte en puissance semble avoir pour soi la justice, et dans ses paroles et dans ses actes. Néron, donc, supprima le testament de Claude, et non seulement devint héritier de tout l'empire, mais encore se défit de Britannicus et de ses sœurs. A quoi bon, en effet, déplorer les malheurs de ses autres victimes ? [61,2] 2. Les signes suivants annoncèrent sa grandeur. Au moment où, vers l'aurore, il venait au monde, il fut environné de rayons lumineux avant qu'on vît le soleil en projeter aucun ; cette circonstance, jointe à la position des astres en cet instant et à leurs conjonctions, donna lieu à un astrologue de prédire deux choses au sujet de l'enfant : l'une, qu'il parviendrait à l'empire; l'autre, qu'il ferait mourir sa mère. En entendant cette prédiction, Agrippine fut, sur le moment, tellement transportée hors d'elle-même, qu'elle s'écria : « Qu'il me tue, pourvu qu'il règne; » mais, dans la suite, elle devait bien se repentir de ce vœu. Il y a, en effet, des personnes qui tombent dans un si grand excès de folie que, lorsqu'elles s'attendent à jouir d'un bien mêlé de maux, le désir d'obtenir ce qui est avantageux leur fait tout d'abord mépriser ce qui est funeste, puis, s'irriter, quand est venu le tour du malheur, et regretter même d'avoir joui de leur bonheur. Quoi qu'il en soit, Domitius, père de Néron, prédit suffisamment ses vices et ses dérèglements, non par la divination, mais par la connaissance qu'il avait de ses propres mœurs et de celles d' Agrippine : « Il est impossible, dit-il, qu'il naisse un honnête homme de moi et d'elle. » Dans la suite, une peau de serpent, trouvée autour du cou de Néron encore enfant, fournit aux devins l'occasion de dire qu'il recevrait une grande puissance d'un vieillard, attendu que l'on croit généralement que les serpents, en se dépouillant leur peau, se dépouillent de la vieillesse. [61,3] 3. Néron n'avait que dix-sept ans lorsqu'il parvint à l'empire; il se rendit d'abord au camp, et, après avoir lu aux soldats un discours composé par Sénèque, il promit de leur donner tout ce que Claude leur avait donné. Il lut ensuite dans le sénat un autre discours pareil, également composé par Sénèque, dont l'impression fut telle qu'on décréta qu'il serait gravé sur une plaque d'argent et lu lors de l'entrée en charge des consuls. C'était, de la part du sénat, comme une sorte de contrat, pour obliger le prince à gouverner équitablement. Quant à ce qui est d'Agrippine, {entretenant des relations criminelles avec le fier et orgueilleux Pallas}, elle s'acquittait, au commencement, pour Néron, de tous les devoirs du gouvernement ; ils sortaient ensemble, souvent dans la même litière ; la plupart du temps même, Agrippine était seule portée et Néron marchait à côté d'elle. Elle donnait audience aux ambassadeurs, et elle écrivait aux peuples, à leurs magistrats et à leurs rois. Cet état de choses, qui se prolongeait depuis longtemps, indisposa Sénèque et Burrus, les deux hommes les plus habiles et aussi les plus puissants parmi ceux qui entouraient Néron (l'un était chef de la garde prétorienne, l'autre, précepteur du prince ) ; et ils profitèrent de l'occasion que je vais dire, pour y mettre fin. Des ambassadeurs arméniens étant venus à Rome, Agrippine voulut monter aussi sur la tribune d'où Néron s'entretenait avec eux. Sénèque et Burrus, en la voyant s'approcher, persuadèrent au jeune prince de prévenir sa mère, en descendant et en allant au-devant d'elle, comme pour la recevoir. Cela fait, ils ne retournèrent pas, pour le moment, sur la tribune, trouvant un prétexte pour ne pas montrer aux barbares la maladie du gouvernement ; et, dans la suite, ils s'arrangèrent de façon qu'elle n'eut plus aucune part aux affaires publiques. [61,4] 4. Après avoir mené la chose à fin, ils se chargèrent de toute l'administration et la dirigèrent, autant qu'il fut en leur pouvoir, avec une habileté et une justice si grandes {qu'ils s'attirèrent les éloges de tous}. Néron, en effet, n'avait pas d'ardeur pour le travail, et il se plaisait à vivre dans l'oisiveté ; {aussi était-il auparavant soumis à sa mère et était-il alors content de se livrer aux plaisirs, sans que le gouvernement en marchât moins bien pour cela. Sénèque et Burrus, d'un commun accord, réformèrent plusieurs des lois établies, en abolirent d'autres complètement, et les remplacèrent par d'autres lois nouvelles} ; quant à Néron, ils le laissaient s'abandonner aux voluptés, dans la pensée que l'assouvissement de ses désirs, qui ne causait pas grand dommage à l'État, amènerait en lui un changement; comme s'ils n'eussent pas su qu'un esprit jeune et abandonné à lui-même, élevé dans une mollesse que personne ne lui reproche et dans une indépendance absolue, loin de se rassasier des plaisirs, ne fait que se corrompre en s'y livrant. C'est ainsi que, dans les premiers temps, Néron s'adonna naïvement aux festins, au vin et aux femmes; puis, comme personne ne le reprenait et que les affaires publiques, malgré cela, n'étaient pas plus mal administrées, il crut que sa conduite était juste et qu'il pouvait s'y abandonner davantage. {A partir de ce moment, il commença à se livrer à chacune de ces passions plus ouvertement et avec moins de retenue; et, quand ses ministres lui adressaient des conseils, ou sa mère des remontrances, il les écoutait respectueusement, tandis qu'ils étaient présents, et promettait de se corriger; mais, une fois qu'ils étaient partis, il était maîtrisé par ses désirs et suivait les avis de ceux qui, dans un sens contraire, l'attiraient sur une pente rapide.} Ensuite, partie mépris à force d'entendre continuellement ses compagnons lui répéter : « Tu les souffres ? Tu les crains ? Ne sais-tu pas que tu es César, et que tu as puissance sur eux, tandis qu'ils ne l'ont pas sur toi ? » partie aussi rivalité de pouvoir avec sa mère, à qui il ne voulait pas être inférieur, et envers Sénèque et Burrus, à qui il ne voulait pas le céder en lumières ; il finit par renoncer à toute pudeur, et, bouleversant, foulant aux pieds leurs préceptes, il marcha sur les traces de Caius. [61,5] 5. Une fois qu'il eut conçu le désir de l'imiter, il le surpassa, pensant que c'était un des devoirs de l'autorité impériale de ne rester en arrière de qui que ce soit, même dans les choses les plus détestables. {Accueilli, à raison de cette conduite, par les éloges de la multitude, et entendant fréquemment d'elle des acclamations flatteuses, il cessa de ménager sa propre dignité; il se livra à ces excès d'abord dans le palais, au milieu de ses familiers ; puis il s'y livra en public ; de sorte qu'il couvrit de honte le peuple romain tout entier et lui causa des malheurs affreux. Des violences, des rapts, des meurtres sans nombre étaient commis continuellement par le prince et par ceux qui étaient puissants auprès de lui. En outre, ce qui en est la conséquence nécessaire,} il y eut, comme cela se comprend, bien des dépenses excessives, bien des levées injustes, bien des exactions violentes. Il n'avait pas, d'ailleurs, de bassesse dans ses sentiments. La preuve, c'est qu'ayant donné l'ordre de compter deux millions cinq cent mille drachmes à Doryphore, caissier général de l'empire, et Agrippine ayant fait mettre la somme en tas devant lui, dans l'espoir que la vue de cet argent rassemblé lui inspirerait un changement de résolution, il demanda à combien cela montait; puis, quand il l'eut appris, il doubla la somme, en disant : « Je ne savais pas avoir donné si peu. » Il est clair, même pour un aveugle, qu'avec la multitude de ses dépenses, le fisc ne tarda pas à s'épuiser et qu'il fallut de nouvelles ressources ; on leva des impôts extraordinaires, on rechercha curieusement la fortune de ceux qui en possédaient, et les uns en furent injustement dépouillés, les autres perdirent la vie par-dessus le marché. {C'est ainsi que d'autres encore, qui, sans posséder de grandes richesses, avaient cependant soit quelque mérite, soit une naissance distinguée, étaient en butte, de sa part, à des soupçons d'inimitié qui attiraient sur eux sa haine, puis la mort.} [61,6] 6. Tel était en somme le caractère de Néron ; mais je vais entrer dans le détail. Il avait une telle passion pour les courses de chevaux, que, lorsqu'ils avaient passé l'âge, il décorait les coursiers illustres d'une toge semblable à celles que l'on porte au Forum, comme s'ils eussent été des hommes, et leur payait une certaine somme, à titre de pension alimentaire. Cette inclination de l'empereur ayant enorgueilli les éleveurs de chevaux et les conducteurs de chars au point qu'ils se montraient d'une insolence révoltante envers les préteurs et les consuls, Aulus Fabricius, durant sa préture, irrité de leur refus de combattre pour un prix modéré, se passa d'eux; il amena dans le cirque, au lieu de chevaux, des chiens qu'il avait dressés à tirer des chars. Les Blancs et les Rouges ayant, devant cette provocation, lancé aussitôt leurs chars, sans que, pour cela, les Verts et les Bleus entrassent en lice, Néron proposa de ses deniers des prix pour les chevaux, et les jeux du cirque eurent leur accomplissement. {Agrippine cherchait tellement à prendre part au maniement des affaires les plus importantes, qu'elle fit périr M. Junius Silanus, en lui envoyant le poison avec lequel elle avait tué son mari.} {Silanus était gouverneur d'Asie, et ses mœurs répondaient en tout à sa naissance. Ce fut la principale raison alléguée par Agrippine pour le mettre à mort; elle craignait qu'on ne le préférât à Néron menant la vie qu'il menait. Du reste, elle vendait tout en vraie cabaretière, et retirait de l'argent des moindres choses et des plus viles.} {Lélianus, envoyé en Arménie à la place de Pollion, avait été préfet des Vigiles ; il ne valait pas mieux que Pollion ; loin de là, plus il le surpassait en dignité, plus son caractère se montra insatiable.} [61,7] An de Rome 808. Néron et L. Veter consuls. 7. Agrippine était affligée de n'être plus maîtresse dans le palais, surtout à cause d'Acté. Or cette Acté était une esclave achetée en Asie : aimé de Néron, elle fut inscrite dans la famille d'Attale, et chérie du prince bien plus qu'Octavie, sa femme légitime. Aussi Agrippine, irritée, entre autres motifs, par cet amour, essaya-t-elle d'abord de réprimander son fils ; de ses compagnons, les uns furent battus de verges et les autres écartés ; mais, quand elle vit que ces moyens ne servaient de rien, elle fut au comble de la douleur, et elle lui dit : "C'est moi qui t'ai fait empereur", comme si elle eût pu lui ôter le pouvoir; elle ignorait, en effet, que toute puissance souveraine, donnée à quelqu'un par des particuliers, échappe aussitôt au donateur, et passe, même contre lui, entre les mains de celui qui l'a reçue. Néron ayant fait traîtreusement mourir Britannicus par le poison, et le corps étant, par suite, devenu livide, il l'enduisit de plâtre. Mais une pluie abondante, qui tomba dessus pendant qu'on le portait à travers le Forum, enleva le plâtre encore humide, de façon que ce ne fut pas seulement aux oreilles, mais aussi aux yeux que le crime fut révélé. {Britannicus mort, Sénèque et Burrus renoncèrent à s'occuper sérieusement des affaires publiques, et se contentèrent d'assurer leur propre vie en se mêlant peu du gouvernement; et dès lors Néron se plongea sans retenue dans tous les plaisirs qu'il lui plut. Il commença à se livrer ouvertement à tant d'extravagances, qu'il punit immédiatement Antoine, chevalier romain, coupable d'empoisonnement, et brûla publiquement ses poisons. Quant à lui, il tira vanité de cette condamnation, et aussi de celle de gens qui avaient commis une fraude en matière de testament; mais cela ne fit aux yeux des Romains que le rendre très ridicule, attendu qu'il punissait dans les autres ses propres crimes.} [61,8] 8. Il se livra à toutes sortes d'excès et dans le palais et dans la ville, la nuit et le jour, caché sous un déguisement ; il entrait dans les cabarets et se promenait çà et là comme l'aurait fait un simple particulier. De là, des coups et des injures {en sorte que le mal gagna jusqu'aux théâtres. Les histrions, en effet, et les cochers ne s'inquiétaient ni des soldats ni des consuls; ils formaient entre eux des factions et cherchaient à attirer les autres citoyens chacun à son parti, non seulement sans être réprimés, même en paroles, par Néron, mais encore excités par lui; car il se plaisait à cette licence, se faisant apporter secrètement en litière aux théâtres et contemplant, sans être vu, les scènes qui s'y passaient. Ainsi, il défendit que les soldats qui, d'habitude, se tenaient au milieu de toutes les assemblées du peuple, se rendissent à leurs postes, sous prétexte qu'ils ne devaient s'occuper que des choses militaires, mais, en réalité, pour donner toute liberté aux fauteurs de désordre. Il usa du même prétexte envers sa mère. Il ne permit pas qu'elle eût à côté d'elle un seul soldat, disant que nul, excepté l'empereur, ne devait être gardé par eux. C'était montrer au jour son inimitié contre elle.} Ce qu'ils disaient et ce qu'ils faisaient, pour ainsi dire chaque jour, l'un contre l'autre se répandait hors du palais, sans néanmoins que tout arrivât jusqu'au public ; mais on se le figurait et on se le racontait, l'un d'une façon, l'autre d'une autre ; car leur perversité et leurs débordements accréditaient comme réellement arrivées les choses qui pouvaient être vraisemblablement arrivées, et faisaient croire vraies les paroles qu'une rumeur probable les accusait d'avoir dites. Quand alors, pour la première fois, on vit Agrippine sans escorte, la plupart se gardèrent de se trouver à sa rencontre, même par hasard, ou, si on y était amené, on s'éloignait au plus vite, sans rien dire. [61,9] 9. Dans des jeux qu'il donna, des hommes montés sur des chevaux donnèrent la chasse à des taureaux qu'ils terrassèrent; les cavaliers de la garde de Néron percèrent de javelots quatre cents ours et trois cents lions; il y eut même trente chevaliers servant dans l'armée qui, alors, combattirent comme des gladiateurs. Voilà les divertissements qu'il prenait en public ; en secret, la nuit, il errait par toute la ville, en furieux, outrageant les femmes, exerçant ses brutalités sur les enfants, détroussant les passants, frappant, blessant, tuant. Il croyait être inconnu (il faisait usage de diverses sortes d'habits et tantôt d'une perruque, tantôt d'une autre), mais sa suite et ses actes le démasquaient : personne, en effet, n'aurait impunément osé tant et de telles choses. Il n'y avait de sûreté pour personne, même à rester chez soi; Néron forçait les ateliers et les maisons. Aussi un sénateur, Julius Montanus, indigné des outrages faits à sa femme, tomba sur lui et lui porta plusieurs coups dont les traces, marquées sur le visage, l'obligèrent à rester caché pendant quelques jours. Montanus, toutefois, n'en aurait souffert aucun mal (Néron, s'imaginant avoir été blessé par hasard sur le moment, n'en montrait aucune colère), s'il n'eût écrit au prince pour implorer sa grâce. A la lecture de cette lettre, celui-ci s'écria : « Il savait donc que c'était Néron qu'il frappait, » et Montanus se procura la mort. Après avoir, pendant des jeux qu'il donnait dans un amphithéâtre, rempli tout à coup de l'eau de la mer cet amphithéâtre, de sorte qu'on y vit nager des poissons et des monstres marins, il y représenta le combat naval des Perses et des Athéniens ; puis il retira l'eau aussitôt, et, le sol séché, il y fit combattre de nouveau des gens de pied, non seulement un contre un, mais encore plusieurs à la fois contre un nombre égal d'adversaires. [61,10] 10. Il y eut ensuite des luttes judiciaires, qui se terminèrent par l'exil et par la mort de plusieurs personnes. Sénèque aussi fut mis en cause et accusé, entre autres choses, de liaisons criminelles avec Agrippine ; {il ne suffisait pas, en effet, à ce philosophe d'avoir été l'amant de Julie, et il ne s'était pas amélioré en revenant de l'exil ; loin de la, il entretenait des accointances avec Agrippine, femme d'un rang si élevé et mère d'un tel fils}. Il fut, non seulement sur ce point, mais sur d'autres encore, convaincu de tenir une conduite tout opposée à ses maximes. Il blâmait la tyrannie, et il était le précepteur d'un tyran ; il s'élevait contre ceux qui fréquentaient les princes, et il n'abandonnait pas le palais ; il censurait les flatteurs, et il courtisait Messaline et les affranchis de Claude, {jusqu'à leur adresser de son île un livre rempli de louanges, livre que, de honte, il effaça dans la suite}. Il accusait les riches, et il possédait une fortune de sept millions cinq cent mille drachmes ; il parlait contre le luxe des autres, et il avait chez lui cinq cents trépieds en bois de citre avec pieds d'ivoire, tous de même grandeur et de même forme, et il donnait dessus de délicieux repas. Ce détail montre les dérèglements de sa conduite : il fit un brillant mariage et ne laissa pas d'aimer les grands garçons et d'enseigner cette débauche à Néron, bien qu'il eût autrefois montré une austérité de mœurs telle qu'il avait prié le prince de ne pas l'embrasser et de ne pas le faire manger avec lui. {Pour la dernière de ces demandes, Sénèque avait un prétexte, celui de pouvoir consacrer ses loisirs à la philosophie sans en être empêché par les festins de l'empereur ; mais, pour ce qui est du baiser, je ne saurais comprendre pourquoi il l'évitait : le seul motif qu'on en serait tenté de soupçonner, celui de ne pas vouloir baiser une telle bouche, est d'une fausseté démontrée rien que par ses amusements. Accusé à raison de ces faits et de ses amours adultères, il fut alors acquitte avant d'avoir été mis en jugement, et il obtint aussi la grâce de Pallas et celle de Burrus; plus tard, il ne s'en tira pas à son avantage.} [61,11] 11. {Néron, qui n'entendait la vérité de la bouche de personne et qui voyait tout le monde applaudir à ce qu'il faisait, s'imagina que sa conduite était ignorée, ou même qu'elle était sans reproche ; aussi n'en devint-il que pire à tous égards. Tout ce qu'il se permettait, il le croyait beau, et prêtait l'oreille aux paroles inspirées par la crainte ou par la flatterie, comme si elles eussent été l'expression de la plus grande vérité. Jusque-là, il était retenu par quelques craintes et quelques troubles ; mais quand une fois les ambassadeurs lui eurent adressé force louanges, il prit de la hardiesse.} Il y avait un certain M. Salvius Othon qui était tellement lié avec Néron par la conformité de ses mœurs et par une étroite société de débauches, que lui ayant dit un jour : « Ainsi, puisses-tu me voir devenu César, » il n'en éprouva aucun mal et entendit seulement le prince lui répondre : « Je ne te verrai même pas consul. » Néron arracha à son mari Sabine, femme patricienne, pour la donner à cet Othon, et tous les deux à la fois eurent commerce avec elle. Agrippine, craignant qu'elle n'épousât Néron (il commençait à l'aimer passionnément), osa une chose des plus impies : comme si elle n'eût pas fait un assez grand tort à sa réputation en donnant de l'amour pour elle à son oncle Claude par ses artifices, ses regards et ses baisers lascifs, elle essaya d'enchaîner de même Néron. La chose eût-elle lieu réellement, ou bien est-ce une calomnie à laquelle leurs mœurs ont donné naissance, je ne saurais le dire ; mais je rapporterai un fait dont tout le monde convient, c'est que Néron aima beaucoup une courtisane à cause de sa ressemblance avec Agrippine, et que, lorsqu'il s'amusait avec elle et qu'il s'en vantait devant ses amis, il disait qu'il couchait avec sa mère. [61,12] An de Rome 812 T. Vipstanus et C. Fonteius consuls. 12. Ces choses ne furent pas plutôt venues à la connaissance de Sabine, qu'elle persuada à Néron de se défaire d' Agrippine, sous prétexte qu'elle tramait sa perte. Sénèque aussi, au rapport d'un grand nombre d'auteurs très dignes de foi, encouragea l'empereur, soit dessein de laver l'accusation portée contre lui, soit désir de pousser Néron à un meurtre impie, afin que les dieux et les hommes se décidassent à le perdre au plus vite. Comme on craignait d'agir ouvertement et qu'il n'y avait pas moyen de se débarrasser d'elle en secret par le poison (elle avait soin d'être continuellement sur ses gardes), la vue, au théâtre, d'un vaisseau qui s'ouvrait de lui-même pour laisser sortir des bêtes, puis se refermait ensuite et se recomposait de toute pièce, leur donna l'idée d'en construire promptement un pareil. Le vaisseau construit et Agrippine séduite par des caresses (Néron la flattait de toutes les manières, afin que nul soupçon ne vînt la mettre sur ses gardes), il n'osa rien faire dans Rome, de peur que le crime ne fût divulgué. Partant donc au loin pour la Campanie et prenant sa mère avec lui, il fit la traversée sur ce vaisseau qui avait été paré avec magnificence, afin de lui donner l'envie de s'en servir toujours. [61,13] 13. Arrivé à Baules, ce furent pendant plusieurs jours des festins somptueux où il traita sa mère avec toute sorte de marques d'affection; quand elle était absente, il feignait d'en être chagrin, et, quand elle était présente, il lui prodiguait les caresses; il la pressait de lui demander ce qu'elle voudrait, et lui accordait une foule de grâces qu'elle n'avait pas demandées. Lorsque vers le milieu de la nuit, au sortir du souper, il l'entoure de ses bras en la serrant sur sa poitrine, et après lui avoir embrassé les yeux et les mains, en disant : « Ma mère, je t'en supplie, prends soin de toi, songe à ta santé; car, moi aussi, je vis en toi, et c'est par toi que je règne, » il la remit à Anicétus, son affranchi, comme pour la conduire à sa résidence sur le vaisseau qui avait été préparé à cet effet. Cependant (la mer, en effet, ne supporta pas la tragédie qui allait se jouer sur ses flots, et elle refusa d'accepter, avec le mensonge, la complicité de cet acte abominable) le vaisseau s'ouvrit et Agrippine tomba dans l'eau, mais elle n'en mourut pas : bien que dans les ténèbres et gorgée de vin, malgré les efforts des matelots qui, faisant usage contre elle de leurs rames, assommèrent Acerronia Polla, embarquée avec elle, elle parvint à se sauver. Quand elle fut arrivée dans sa maison, elle ne fit semblant de rien et ne dévoila pas le piège qu'où lui avait tendu : elle se hâta d'envoyer vers son fils, pour lui dire l'accident qui était arrivé comme un effet du hasard, et lui annonça qu'elle avait eu le bonheur de se sauver. A cette nouvelle, Néron ne se contint plus, il fit punir le messager comme coupable d'attentat envers sa personne, et dépêcha aussitôt à sa mère Anicétus et les matelots, car il n'osa pas confier sa mort aux prétoriens. Agrippine, à leur vue, comprit le motif qui les amenait, et s'élançant de son lit, elle déchira ses vêtements, puis, découvrant son sein : « Frappe, dit-elle, Anicétus, frappe ce sein, il a porté Néron. » [61,14] 14. C'est ainsi qu'Agrippine, fille de Germanicus, petite-fille d'Agrippa et arrière-petite-fille d'Auguste, fut, par ordre de ce même fils à qui elle avait donné l'empire et pour qui elle avait, entre autres personnages, fait périr son oncle, misérablement égorgée. Quand Néron apprit sa mort, il n'y crut pas : la grandeur du forfait qu'il avait osé lui inspira des doutes; aussi voulut-il voir de ses propres yeux. Il la fit mettre entièrement nue pour la contempler, examina ses blessures, et enfin prononçant une parole bien plus abominable encore que le meurtre lui-même : « Je ne savais pas, dit-il, que j'avais une mère si belle. » Il distribua de l'argent aux prétoriens, évidemment pour leur faire souhaiter beaucoup d'exécutions pareilles ; puis, dans une lettre au sénat, il énumérait contre sa mère tous ceux de ses crimes dont il avait été le complice, ajoutant qu'elle avait conspiré contre lui, et que, son complot ayant été découvert, elle s'était elle-même donné la mort. Telle fut sa lettre au sénat ; quant à lui, il était, la nuit, en proie à un trouble qui l'obligeait à sauter tout à coup à bas de son lit ; le jour, il était effrayé par le bruit guerrier et tumultueux de trompettes dont les sons partaient de l'endroit où Agrippine était enterrée. C'est pourquoi il changea de résidence, et, comme dans chacune les mêmes terreurs l'assiégeaient, il se transporta, épouvanté, autre part encore. [61,15] 15. A Rome, ces nouvelles, bien que fâcheuses, ne laissaient pas cependant que d'apporter de la joie au peuple, persuadé que c'était un indice infaillible de la chute de Néron. Tous les autres sénateurs faisaient semblant de se réjouir de ce qui avait eu lieu ; ils s'en félicitaient avec Néron et décrétaient une foule de mesures dans l'intention de lui être agréables; mais Pœtus Thraséas vint au sénat, écouta la lettre de l'empereur; puis, la lecture finie, il se leva immédiatement, avant qu'on eût rien mis en délibération, et il sortit, alléguant que, ce qu'il voulait dire, il ne le pouvait pas, et ce qu'il pouvait, il ne le voulait pas. Tliraséas se conduisait de la même sorte en toute occasion; il disait : « Si Néron devait me faire mourir seul, je pardonnerais de grand cœur à l'exagération des flatteries; mais si, dans le nombre de ceux qui lui prodiguent des louanges, les uns n'ont pas été épargnés, les autres sont pour périr plus tard, à quoi bon succomber à la manière d'un esclave, en se couvrant de déshonneur, lorsqu'il est possible de payer en homme libre sa dette à la nature ? La postérité parlera de moi; d'eux, elle ne dira rien, sinon qu'ils ont été mis à mort. » Tel était Thraséas ; sans cesse il se disait à lui-même : « Néron a le pouvoir de me tuer, il n'a pas celui de me nuire. » [61,16] 16. Lorsque, après le meurtre de sa mère, Néron entra dans Rome, on lui rendit publiquement des honneurs; mais, en particulier, toutes les fois qu'on pouvait sans danger s'exprimer librement, on ne manquait pas de le déchirer. Ici, c'est un sac de cuir que l'on suspendit, la nuit, à une de ses statues, pour marquer qu'il méritait d'y être enfermé; là, c'est un enfant qu'on exposa sur le Forum, avec un écriteau portant ces mots : «Je ne t'élève pas, de peur que tu ne tues ta mère. » On pouvait lire semblablement écrit en plusieurs endroits : "Néron, Oreste, Alcméon, meurtriers de leurs mères"; on pouvait aussi entendre des personnes répéter cette unique parole : « Néron a tué sa mère, » car bien des gens déféraient des citoyens comme ayant tenu ce propos, moins pour les perdre que pour reprocher à Néron son crime. Aussi n'accueillit-il aucune dénonciation sur ce sujet, soit qu'il appréhendât d'augmenter par là la rumeur, soit qu'il méprisât déjà ce qu'on disait de lui. Quoi qu'il en soit, le soleil s'éclipsa tout entier au milieu des sacrifices qui eurent lieu, en vertu d'un décret, pour la mort d'Agrippine, en sorte qu'on vit des étoiles se montrer : les éléphants qui tiraient le char d'Auguste entrèrent dans le cirque et s'avancèrent jusqu'aux banquettes des sénateurs ; arrivés là, ils s'arrêtèrent et n'allèrent pas plus loin. Mais, ce qui peut surtout témoigner de l'intervention de la divinité en ces circonstances, c'est que la foudre, tombant sur le souper servi à Néron, le brûla tout entier, comme si les viandes eussent été enlevées par une harpie. [61,17] 17. {Il fit encore périr par le poison sa tante Domitia, qu'elle aussi il révérait, disait-il, comme une mère ; au lieu d'attendre quelques jours pour que la vieillesse lui épargnât le crime de sa mort, il voulut se défaire d'elle. Il se hâta d'exécuter cette résolution à cause des biens que Domitia possédait à Baïes et à Ravennes, où il construisit de magnifiques gymnases}, qui sont encore aujourd'hui florissants. Il donna aussi, pour la mort de sa mère, une fête si grande et si somptueuse, qu'elle fut célébrée pendant plusieurs jours sur cinq ou six théâtres à la fois : un éléphant fut monté jusqu'au haut de l'abside du théâtre, et il en redescendit sur des cordes, avec un cavalier sur son dos. Autre spectacle, honteux et cruel à la fois : des hommes et des femmes, non seulement de l'ordre équestre, mais aussi de l'ordre sénatorial, se produisirent sur la scène, dans le cirque, dans l'amphithéâtre, comme des hommes de la plus basse condition; plusieurs d'entre eux se firent entendre sur la flûte, dansèrent, représentèrent des tragédies et des comédies, jouèrent de la lyre, conduisirent des chevaux, tuèrent des bêtes et se battirent comme gladiateurs, les uns de leur gré, les autres tout à fait à contrecœur. On vit alors les grandes familles, les Funus, les Fabius, les Porcius, les Valérius, et toutes les autres dont on pouvait contempler les trophées et les temples, debout au-dessous des spectateurs, se livrer à des exercices dont quelques-uns, faits par d'autres, n'auraient pas même attiré leurs regards. On se les montrait au doigt l'un à l'autre ; les Macédoniens disaient : « Voilà le petit-fils de Paulus ; » les Grecs : « Voilà celui de Mummius ; » les Siciliens : « Regardez Claude; » les Épirotes : «Regardez Appius ; » les habitants de l'Asie montraient Lucius ; les Espagnols, Publius ; les Carthaginois, l'Africain; les Romains les montraient tous. Tel fut l'apprentissage que Néron voulut faire de son propre déshonneur. [61,18] 18. Tous les gens d'esprit gémissaient de ces désordres et des dépenses faites pour le peuple (tout ce que les hommes mangent de plus recherché, tous les autres objets les plus précieux, chevaux, esclaves, chars, or, argent, toges de couleurs diverses, était donné sur des bulletins; Néron jetait parmi la foule de petites boules désignant chacun de ces objets, et l'objet marqué était remis à celui qui avait attrapé la boule) ; ils songeaient, en effet, que, lorsque le prince dépense de telles sommes pour se déshonorer, il ne s'abstiendra d'aucun acte, quelque insensé qu'il soit, pour en tirer profit. Des prodiges étant alors survenus, les devins déclarèrent que c'étaient des présages funestes pour lui, et ils lui conseillèrent de détourner le malheur sur d'autres. Il aurait aussitôt fait mourir plusieurs personnes, si Sénèque ne lui eût dit : « Quelque grand que soit le nombre de ceux dont tu auras versé le sang, tu ne pourras tuer ton successeur. » Pour le moment, il se contenta de célébrer autant de sacrifices pour son salut, comme il le disait, et dédia le marché aux provisions de bouche, qu'on appelle le Macellum. [61,19] 19. Ensuite, il institua un autre genre de fête, qu'on appela les Juvénales, c'est-à-dire fête de la jeunesse, et cette fête fut célébrée en l'honneur de son menton. Car il se fit alors raser la barbe pour la première fois, et il en consacra les poils à Jupiter Capitolin, après les avoir renfermés dans une boule d'or. A cette occasion de fête, les autres citoyens et les personnes de la plus haute naissance, sans exception, donnèrent des spectacles. Par exemple, Aelia Catella, matrone aussi distinguée par sa naissance et ses richesses qu'avancée en âge (elle avait quatre-vingts ans), dansa en public; le reste des citoyens que la vieillesse ou la maladie empêchait de rien faire séparément, chantèrent dans les chœurs. Tout le monde en effet se livrait aux exercices dont il était capable, quels qu'ils fussent et n'importe de quelle manière ; les citoyens les plus considérables, hommes, femmes, jeunes filles, jeunes garçons, vieilles femmes et vieillards se rendaient à des écoles instituées à cet effet; ceux qui ne pouvaient pas jouer d'autre rôle étaient relégués dans les chœurs. Quelques-uns s'étant masqués de honte, pour ne pas être reconnus, Néron leur ôta leurs masques à la prière du peuple, et les montra à ceux dont ils avaient été peu auparavant les magistrats. Ce fut alors surtout qu'eux et les autres envièrent le bonheur des citoyens qui étaient morts ; car beaucoup de Romains des premières familles moururent cette année-là; quelques-uns même d'entre eux, accusés de complot contre Néron, furent investis par les soldats, qui les lapidèrent. [61,20] 20. De plus (il fallait bien mettre à ces infamies le comble dont elles étaient dignes), Néron monta lui-même sur le théâtre, après y avoir été nommément proclamé par Gallion, faisant office de héraut : le César parut sur la scène en habit de cithariste ; l'empereur dit : « Messeigneurs, écoutez-moi favorablement; » et l'Auguste joua Attis, ou les Bacchantes, environné d'un grand nombre de soldats, tandis que tout ce qu'on avait pu admettre de peuple était assis en face sur les sièges, quoiqu'il eût, comme le rapporte la tradition, une voix si faible et si sourde qu'il excita à la fois les rires et les larmes de tous. Burrus et Sénèque, faisant les maîtres de scène, se tenaient debout, à côté de lui, pour le souffler; ils agitaient leurs mains et leurs vêtements quand le prince avait chanté un morceau, et entraînaient les autres. Néron, en effet, avait à lui un corps particulier, composé d'environ cinq mille soldats. On les nommait "Augustani" : ils commençaient d'applaudir, et tous les spectateurs étaient contraints de faire entendre, malgré eux, des acclamations, excepté Thraséas. Car, pour Thraséas, il ne se prêta jamais aux bassesses de l'empereur; mais les autres spectateurs, et principalement les personnages de distinction, s'empressaient, non sans gémir, de se rassembler et d'unir, comme s'ils eussent été remplis de joie, leurs acclamations à toutes celles des Augustani. On pouvait les entendre s'écrier : « Tu es le beau César, l'Auguste Apollon, tu es semblable au dieu Pythien. Nous le jurons par toi, César, personne n'est supérieur à toi. » A la suite de cet exploit, Néron fit servir un festin au peuple, sur des barques, à l'endroit où Auguste avait donné une naumachie, et, de là, au milieu de la nuit, il descendit jusqu'au Tibre par le canal. [61,21] An de Rome 813. Néron consul IV et C. Lentulus consuls. 21. Telles furent les réjouissances qu'il célébra quand on rasa son menton ; il institua pour le salut et la durée de son pouvoir (c'étaient les termes de son édit) des jeux quinquennaux auxquels il donna le nom de Néroniens; il construisit, à cette occasion, un gymnase, et distribua gratis, pour sa dédicace, de l'huile aux sénateurs et aux chevaliers. Il obtint, sans avoir remporté la victoire, la couronne des citharistes, tous ses concurrents ayant été écartés comme indignes, {et il alla aussitôt, dans son costume d'artiste, se faire inscrire au gymnase}. A partir de ce moment, on lui envoya toutes les autres couronnes gagnées par les citharistes dans les jeux, comme s'il eût seul mérité la victoire.