[38,0] LIVRE TRENTE-HUITIÈME. Matières contenues dans le trente-huitième livre de l'Histoire romaine de Dion. Comment des divisions éclatèrent entre César et Bibulus § 1-8. Comment Cicéron alla en exil, § 9-17. Comment Philiscus consola Cicéron exilé, § 18-30. Comment César fit la guerre contre les Helvétiens et contre Arioviste, § 31-50. Temps compris dans ce livre: deux ans. Les consuls furent : C. Julius César, fils de C., et M. Calpurnius Bibulus. L. Calpurnius Pison, fils de L., et Aul. Gabinius, fils d'Aul. Loi agraire proposée par César, ou loi Julia; opposition de Bibulus; la loi Julia est adoptée; Metellus, Caton et M. Favonius jurent obéissance à cette loi. [38,1] L'année suivante, César chercha à gagner l'affection de tout le peuple, pour le tenir davantage sous sa dépendance ; mais, voulant paraître s'occuper aussi des Grands, afin de ne pas encourir leur haine, il répétait qu'il ne ferait point de proposition qui ne leur fût utile. Et en effet, il porta, sur les terres qu'il voulait faire distribuer au peuple, une loi conçue de telle manière qu'elle ne donnait prise à aucune attaque, et il feignait d'être décidé à ne point la présenter, sans le consentement des Grands. Personne n'eut à se plaindre de lui au sujet de cette loi ; car la population de Rome, dont l'accroissement excessif avait été le principal aliment des séditions, fut appelée au travail et à la vie de la campagne, et la plupart des contrées de l'Italie, qui avaient perdu leurs habitants, furent repeuplées. Cette loi assurait des moyens d'existence non seulement à ceux qui avaient supporté les fatigues de la guerre, mais encore à tous les autres citoyens ; sans causer des dépenses à l'État ni du dommage aux Grands : au contraire, elle donnait à plusieurs des honneurs et du pouvoir. César fit partager toutes les terres qui composaient le domaine public, à l'exception de la Campanie (il pensa que ce pays, à cause de sa fertilité, devait être réservé pour l'État) : il voulut qu'aucune de ces terres ne fût enlevée de force aux propriétaires, ni vendue à un prix fixé par les commissaires chargés du partage ; mais qu'elles fussent cédées volontairement et payées au prix porté sur le registre du cens. Il disait qu'il restait dans le trésor public des sommes considérables, provenant du butin fait par Pompée ou des impôts et des taxes établis antérieurement, et que cet argent conquis par les citoyens, au péril de leurs jours, devait être dépensé pour eux. Il n'établit point un trop petit nombre de commissaires ; parce qu'ils auraient paru constituer une sorte d'oligarchie, et il ne les prit point parmi les hommes qui étaient en butte à quelque accusation, parce qu'un tel choix aurait choqué. Il en nomma vingt, pour que les citoyens participassent en assez grand nombre à l'honneur de cette opération, et choisit les hommes les plus capables. Il s'exclut lui-même, comme il l'avait formellement promis ; ne voulant pas que sa proposition parût dictée par un intérêt personnel, et se contentant (il le disait du moins) d'en être l'auteur et le promoteur. Mais on voyait bien qu’il tâchait de se rendre agréable à Pompée, à Crassus et à plusieurs autres. [38,2] César fut donc inattaquable pour cette proposition, et personne n'osa ouvrir la bouche contre lui. Il l'avait d'abord lue dans le sénat, puis, appelant les sénateurs par leur nom, il avait demandé à chacun s'il trouvait quelque chose à reprendre ; promettant de la modifier, ou même de l'anéantir, si elle ne leur plaisait pas complètement. Parmi les Grands, ceux qui ne faisaient point partie de la ligue étaient en général mécontents de cette proposition : ce qui les affligeait le plus, c'est que César avait su rédiger, sans s'exposer à aucune plainte, une loi qui devait tant peser sur eux. Ils le soupçonnaient (et tel était réellement son but) de vouloir par cette loi s'attacher le peuple et acquérir partout un grand nom et de la puissance. Ainsi on ne la combattait pas ; mais on ne l'approuvait pas. Cette attitude suffisait aux autres : ils promettaient toujours à César de procéder à l'examen préalable de sa proposition ; mais ils n'en faisaient rien : c'étaient sans cesse des retards et des ajournements sous de frivoles prétextes. [38,3] Quant à M. Caton (esprit sage et ennemi de toutes les innovations, mais qui n'avait point reçu de la nature ou acquis par le travail le talent de persuader), s'il n'attaqua pas non plus la proposition de César, du moins il opina pour qu'on se contentât en général de la constitution de la République telle qu'elle était, et qu'on ne cherchât rien au-delà. A peine eut-il émis cet avis, que César se disposa à le traîner de force hors du sénat et à le faire conduire en prison ; mais Caton se laissa emmener sans résistance et fut suivi d'un grand nombre de sénateurs. M. Pétréius, l'un d'eux, ayant répondu à César qui lui reprochait de se retirer avant que séance fût levée, "J'aime mieux être en prison avec Caton qu'ici avec toi". César confus rendit la liberté à Caton et congédia le sénat, après avoir proféré ces seules paroles : "Je vous avais faits juges et arbitres suprêmes de cette loi, afin que si quelqu'une de ses dispositions vous déplaisait, elle ne fût pas portée devant le peuple ; mais puisque vous n'avez point voulu procéder à une délibération préalable, le peuple seul décidera." [38,4] Dès lors César ne communiqua plus rien au sénat, pendant ce consulat : il porta directement devant le peuple toutes les propositions qu'il voulait faire adopter. Cependant, comme il tenait encore à ce que quelques-uns des Grands appuyassent ses projets dans l'assemblée du peuple (il espérait qu'ils changeraient d'avis et qu'ils craindraient la multitude), il s'adressa d'abord à son collègue et lui demanda s'il désapprouvait la loi. Celui-ci s'étant borné à répondre qu'il ne souffrirait aucune innovation tant qu'il serait consul, César eut recours aux prières pour vaincre sa résistance et engagea le peuple à joindre ses instances aux siennes. "Vous aurez la loi, dit-il, si Bibulus y consent." Bibulus répondit à haute voix : "Vous ne l'obtiendrez pas, cette année, quand même vous le voudriez tous." A ces mots, il s'éloigna. César n'adressa plus aucune question à ceux qui étaient revêtus de quelque magistrature, dans la crainte de trouver de l'opposition parmi eux ; mais il fit venir Pompée et Crassus, quoiqu'ils ne remplissent aucune charge publique, et les invita à faire connaître leur opinion sur la loi. Ce n'était pas qu'il l'ignorât (car ils agissaient de concert en tout) ; mais il voulut ajouter à leur considération en les consultant, alors qu'ils étaient simples citoyens, et effrayer les autres en montrant que ses vues étaient soutenues par des hommes placés au premier rang dans l'estime publique et qui avaient à Rome la plus grande influence. Enfin il cherchait à se rendre agréable au peuple, en lui prouvant que ses demandes n'étaient ni absurdes ni injustes ; puisque de tels hommes les jugeaient dignes de leur approbation et de leurs éloges. [38,5] Pompée saisit avec bonheur cette occasion de parler : "Romains, dit-il, je ne suis pas le seul qui approuve cette loi : le sénat tout entier l’a approuvée, le jour où il a ordonné une distribution de terres non seulement pour mes compagnons d'armes, mais aussi pour les soldats qui ont fait la guerre avec Métellus. Cette distribution fut alors différée avec raison, parce que le trésor public n'était pas riche ; mais aujourd'hui il est rempli, grâce à moi. Je crois donc juste que l'on exécute la promesse faite à ces soldats et que les autres citoyens recueillent le fruit des fatigues supportées en commun." Après ces paroles, il parcourut une à une les dispositions de la loi et les approuva toutes, à la grande satisfaction du peuple. César profita de ce moment pour demander à Pompée s'il le soutiendrait avec zèle contre les adversaires de la loi : en même temps il invita la multitude à solliciter son appui, ce qu'elle fit aussitôt. Pompée, fier de ce que le consul et le peuple invoquaient son assistance, quoiqu'il n’exerçât aucune charge, fit son éloge dans les termes les plus pompeux et finit en disant : "Si quelqu'un osait tirer le glaive, moi, je prendrais le bouclier." Ces paroles hardies furent bien accueillies même par Crassus. Dès lors ceux qui n'étaient pas favorables à la loi se montrèrent disposés à l'adopter, puisqu'elle était soutenue par des hommes qui jouissaient de l'estime publique et que l'on regardait comme les ennemis de César ; car leur réconciliation n'était pas encore connue. [38,6] Cependant Bibulus ne céda pas : il s'opposa à la loi avec trois tribuns qu'il avait pris pour auxiliaires. Quand il n'eut plus de prétexte pour obtenir des délais, il annonça que jusqu'à la fin de l'année il prendrait, chaque jour, les augures : de cette manière le peuple ne pourrait point se former légalement en assemblée. César, sans s'inquiéter de cette déclaration, fixa le jour où la loi serait rendue, et le peuple envahit le Forum pendant la nuit. Bibulus s'y rendit, de son côté, avec les amis qu'il avait rassemblés autour de lui et se dirigea en toute hâte vers le temple de Castor, où César haranguait la multitude. Elle lui laissa un libre passage, soit par respect, soit parce qu'elle espérait qu'il ne serait pas contraire à ses intérêts. Parvenu aux degrés supérieurs du temple, Bibulus essaya de parler contre la loi ; mais il fut précipité du haut des marches, et ses faisceaux furent brisés. Plusieurs citoyens et les tribuns du peuple reçurent des coups et des blessures : voilà comment la loi fut adoptée. Bibulus, qui s'était trouvé heureux en ce moment d'avoir la vie sauve, tenta, le lendemain, en plein sénat, de l'abroger ; mais il ne réussit pas. Personne ne bougea, tant l'élan populaire avait subjugué les esprits. Bibulus se retira chez lui et ne se montra plus en public, jusqu'au dernier jour de l’année ; mais, renfermé dans sa maison, il faisait dire à César par les licteurs, toutes les fois que celui-ci proposait une mesure nouvelle, qu'il prenait les augures et qu'on ne pouvait rien faire, sans violer les lois. Aussi un tribun du peuple, P. Vatinius, voulut-il le mettre en prison : ses collègues s'y opposèrent et il renonça à son projet. C'est ainsi que Bibulus abandonna la vie politique : les tribuns, qui s’étaient déclarés pour lui, ne traitèrent plus aucune affaire publique. [38,7] Métellus Céler, Caton et, à cause de Caton, un certain M. Favonius qui l'avait pris pour modèle, avaient refusé jusqu'alors de jurer obéissance à cette loi ; (car l'usage de prêter serment, une fois établi, comme je l'ai dit ailleurs, fut suivi dans des circonstances où il n'aurait pas dû trouver place). Ces citoyens, et surtout Métellus qui faisait remonter son origine au Numidique, déclaraient avec énergie qu'ils n'approuveraient jamais cette loi ; mais lorsqu'arriva le jour où ils devaient subir la peine établie contre le refus du serment, ils jurèrent, soit par suite de cette faiblesse humaine qui nous rend plus prompts à faire des promesses ou des menaces que fidèles à les exécuter ; soit parce qu'ils auraient été punis en pure perte et sans procurer à la République aucun avantage par la plus opiniâtre opposition. C'est ainsi que la loi de César fut adoptée. De plus, le territoire de la Campanie fut donné à ceux qui avaient trois enfants ou plus de trois enfants : par là Capoue devint pour la première fois colonie romaine. César s'attacha la multitude par ces mesures : il gagna les chevaliers, en leur faisant remise du tiers du fermage des impôts ; car c'étaient les chevaliers qui prenaient tous les impôts à ferme. Souvent ils avaient sollicité des remises auprès du sénat ; mais ils n'en avaient jamais obtenu : plusieurs sénateurs et Caton s'y étaient opposés. Après avoir mis les chevaliers dans ses intérêts, sans rencontrer de contradicteur, César ratifia d'abord tous les actes de Pompée et ne trouva de résistance ni chez Lucullus, ni chez aucun autre. Ensuite il établit beaucoup de lois, et personne ne s'y opposa. Caton lui-même ne les combattit point ; mais pendant la préture qu'il géra peu de temps après, il ne fit jamais mention de leur nom (on les appelait Juliennes), et en tirant d'après ces lois les juges au sort, par une petitesse d'esprit ridicule, il évitait de les désigner par ce nom. Comme elles sont très nombreuses et n'ont aucun rapport avec cette histoire, je les laisserai de côté. [38,8] Le préteur Q. Fufius Calenus, voyant que tous les suffrages étaient confondus, du moins dans les discussions vives, de telle sorte que chaque décurie s'attribuait les bonnes résolutions et rejetait les mauvaises sur autrui, proposa une loi d'après laquelle chacune voterait séparément. Le but de cette loi était de connaître non pas l'opinion de chaque individu, puisque le vote était secret, mais celle de chaque décurie. Du reste, c'était César qui faisait et qui soutenait seul toutes les propositions : en un mot, il réglait les affaires de l'État, comme s'il avait eu seul l'autorité. De là, la plaisanterie de quelques citoyens qui, gardant le silence sur Bibulus, disaient ou écrivaient : sous le consulat de Caïus et de Julius César, comme s'il avait été question de deux personnes distinctes. Pour ce qui le concernait personnellement César avait recours à autrui, évitant avec le plus grand soin de paraître agir dans son intérêt, et par là il obtenait plus facilement tout ce qu'il voulait. Il disait qu'il ne convoitait rien et feignait d'être très satisfait de ce qu'il avait ; mais d'autres, comme s'il avait été utile ou même indispensable, dans les circonstances présentes, proposaient et faisaient décréter par le peuple et par le sénat tout ce qu'il désirait. Le peuple lui donna pour cinq ans le commandement de l'Illyrie et de la Gaule Cisalpine avec trois légions : le sénat, de son côté, lui confia la Gaule transalpine et une légion de plus. [38,9] Cependant César, par cela même qu'Aulus Gabinius devait être consul, craignit encore que Pompée ne tentât quelque innovation en son absence. Il s'attacha donc par les liens de la parenté Pompée et l'autre consul, L. Pison, en accordant au premier la main de sa fille qui avait été promise à un autre, et en épousant la fille de Pison. Il donna ainsi de tous les côtés des appuis à sa puissance: Cicéron et Lucullus en furent mécontents et cherchèrent à faire périr César et Pompée par la main de L. Vettius. Ils ne purent y parvenir et coururent grand risque de périr eux-mêmes. Vettius dénoncé et arrêté avant d'avoir pu exécuter ce projet, en nomma les auteurs. S'il n'avait point désigné Bibulus comme associé à Cicéron et à Lucullus, ceux-ci auraient certainement éprouvé un grand malheur ; mais comme Vettius était accusé d'avoir voulu se venger de Bibulus qui avait dévoilé à Pompée ce qui se tramait, on le soupçonna de ne pas dire la vérité même sur le reste et de s'être fait l’instrument de la calomnie contre des hommes du parti contraire. A ce sujet, les uns disaient une chose et les autres une autre ; mais on ne découvrit rien de positif. Amené devant le peuple, Vettius ne nomma que ceux dont j'ai parlé : il fut mis en prison et assassiné secrètement peu de temps après. [38,10] Cicéron, ainsi devenu suspect à César et à Pompée, fortifia lui-même leurs soupçons par la défense d'Antoine. Celui-ci, pendant son gouvernement de la Macédoine, avait traité fort mal ce pays alors soumis aux Romains, ainsi que divers peuples leurs alliés, et avait été fort mal traité lui-même. Après avoir ravagé les terres des Dardaniens et de leurs voisins, il n'osa les attendre de pied ferme, quand ils marchèrent contre lui ; mais il se retira avec sa cavalerie, comme pour s'occuper d'une autre expédition, et prit la fuite. Les Dardaniens en profitèrent pour envelopper l’infanterie, la chassèrent violemment de leur pays et lui enlevèrent le butin qu'elle avait pris. Antoine traita de la même manière les alliés de Rome dans la Mysie, fut ensuite vaincu auprès de la ville des Istriens par les Scythes-Bastarnes, venus au secours des Mysiens, et prit la fuite. Toutefois ce n’est point pour cela qu'on le traduisit en justice ; mais, accusé d'avoir trempé dans la conjuration de Catilina, il fut condamné pour sa conduite en Mysie et dans la Macédoine. Il lui arriva donc de n'être pas trouvé coupable du crime qui l'avait fait mettre en jugement et d'être puni pour des faits étrangers à l'accusation portée contre lui. Telle fut pour Antoine l'issue de cette affaire : Cicéron, qui se chargea alors de le défendre, parce qu'il avait été son collègue, attaqua très vivement César auquel il imputait cette accusation : il se permit même de l'insulter. [38,11] César le souffrit avec peine, et il devait en être ainsi ; mais, quoiqu'il fût consul, il ne blessa Cicéron ni par ses paroles, ni par ses actes. Il disait que souvent bien des hommes lancent à dessein de vains sarcasmes contre ceux qui sont au-dessus d'eux, pour les pousser à la dispute, dans l'espérance de paraître avoir quelque ressemblance avec eux et d'être mis sur la même ligne, s'ils sont eux-mêmes en butte à de semblables sarcasmes : César crut donc ne devoir entrer en lice avec personne. Telle fut sa règle de conduite envers tous ceux qui l'insultaient ; et comme il voyait bien alors que Cicéron cherchait moins à l'offenser qu'à entendre sortir de sa bouche quelques propos injurieux, par le désir qu'il avait d'être regardé comme son égal, il ne se préoccupa point de lui et ne tint pas compte de ce qu'il disait : il laissa même Cicéron l'insulter tout à son aise et se louer outre mesure. Cependant il était loin de le mépriser ; mais, naturellement doux, il ne se mettait pas facilement en colère. Il avait beaucoup à punir, comme cela devait arriver au milieu des grandes affaires auxquelles il était mêlé ; mais ce n’était jamais par colère et sur-le-champ. Jamais il ne cédait à l'emportement : il épiait le moment propice et frappait le plus souvent sans qu'on s'en doutât, cherchant moins à paraître se venger qu'à mettre tout dans l'état le plus favorable à ses intérêts, sans éveiller l'envie. Il punissait donc mystérieusement et lorsqu'on s'y attendait le moins ; d'abord pour ménager sa réputation et ne point paraître agir par colère, ensuite pour que personne ne se tînt sur ses gardes par quelque pressentiment, ou ne cherchât à lui faire du mal avant d'en éprouver. Quant aux événements passés, il n'en prenait souci que pour ne pas avoir à souffrir de leurs conséquences. Aussi pardonna-t-il à beaucoup d'hommes qui l'avaient grièvement offensé, ou ne leur infligea-t-il qu'un châtiment léger, dans la persuasion qu'ils ne lui nuiraient plus. Mais, dans l'intérêt de sa sûreté personnelle, il punissait souvent avec plus de sévérité que ne le comportait la justice, disant que ce qui était fait ne pouvait pas ne pas être fait et que par la rigueur des châtiments il se mettait à l'abri du danger pour l'avenir. [38,12] Guidé par ces principes, César ne tenta rien alors lui-même; mais sentant que Clodius était disposé à lui témoigner sa reconnaissance de ce qu'il ne l'avait pas poursuivi comme adultère, il s'en fit un instrument secret contre Cicéron. D'abord il le fit passer de nouveau dans l'ordre des plébéiens avec le concours de Pompée, pour que ce changement d'état fût légal: puis il le fit nommer sur-le-champ tribun du peuple. Clodius ferma la bouche à Bibulus, lorsque celui-ci, à la fin de son consulat, se rendit dans le Forum et voulut, outre le serment d'usage, parler de la situation présente de la République. En même temps il machina la ruine de Cicéron ; mais voyant qu'il ne lui serait pas facile de perdre un homme qui, par son éloquence, exerçait une grande influence sur les affaires publiques, il s'appliqua à gagner non seulement le peuple, mais encore les sénateurs et les chevaliers, qui avaient beaucoup de considération pour Cicéron. Clodius espérait, s'il les mettait dans ses intérêts, renverser aisément Cicéron dont le crédit reposait plus sur la crainte que sur l'affection. Et en effet, il indisposait un très grand nombre de citoyens par ses discours, et ceux auxquels il rendait service lui étaient moins dévoués que ceux qu'il blessait ne lui étaient contraires ; car outre que la plupart des hommes sont plus portés à se montrer courroucés d'une offense que reconnaissants d'un bienfait ; outre qu’ils croient s'être acquittés par un salaire envers leurs défenseurs, tandis qu'ils veulent à tout prix se venger de leurs adversaires, Cicéron se faisait des ennemis implacables en cherchant sans cesse à s'élever au-dessus des citoyens les plus éminents, en abusant jusqu'à la satiété d'une liberté de langage qui ne respectait rien, en voulant être regardé comme capable de comprendre et d'exprimer ce que personne ne pouvait ni exprimer ni comprendre, en cherchant à paraître homme de bien plutôt qu'à l'être réellement. Ce fut par de semblables prétentions et en se vantant plus que tout autre, en ne mettant personne sur la même ligne que lui, en se préférant à tous dans ce qu'il disait et dans ce qu'il faisait, en croyant ne devoir vivre comme personne, qu'il déplut et devint insupportable, au point d'exciter la jalousie et la haine même de ceux qui l'estimaient. [38,13] Clodius, espérant venir bientôt à bout de Cicéron, s'il gagnait d'abord le sénat, les chevaliers et le peuple, demanda de nouveau qu'on fît des distributions de blé gratuites (il avait proposé, Gabinius et Pison étant déjà consuls, de donner du blé aux pauvres). Il rétablit les associations, appelées collèges dans la langue latine, et dont l'institution était ancienne, mais qui avaient été dissoutes pendant quelque temps. Il défendit aux censeurs de faire disparaître un citoyen de la liste des magistrats, ou de le noter d'infamie ; à moins qu'il n'eût été jugé et condamné par les deux censeurs. Après avoir séduit le peuple par ces propositions, il en fit une autre dont je dois parler en détail, afin qu'elle soit mieux comprise par tous les lecteurs. A Rome, les présages publics se tiraient du ciel et de plusieurs autres choses, comme je l'ai dit ; mais les plus puissants étaient ceux qui se tiraient du ciel : ainsi, tandis que les autres pouvaient être pris plusieurs fois et pour chaque entreprise, ceux qu'on tirait du ciel n'étaient pris qu'une seule fois par jour. Ce qui les distinguait principalement, c'est que, pour tout le reste, s'ils autorisaient certaines choses, elles se faisaient sans qu'il fût nécessaire de prendre les auspices pour chacune en particulier, et s'ils les interdisaient, on ne les faisait pas. Mais ils empêchaient d'une manière absolue le peuple d'aller aux voix ; car, par rapport au vote dans les comices, ces présages étaient toujours regardés comme une prohibition céleste, qu'ils fussent favorables ou non. Je ne saurais faire connaître l'origine de cette institution : je me borne à raconter ce que j'entends dire. Comme, dans maintes circonstances, ceux qui voulaient s'opposer à l'adoption de certaines propositions, ou à l'établissement de certaines magistratures, annonçaient d'avance qu'ils observeraient le ciel tel jour, de sorte que le peuple ne pouvait rien décréter ce jour-là ; Clodius, craignant qu'on n'eût recours à ce moyen pour obtenir un délai et pour faire ajourner le jugement, lorsqu'il aurait mis Cicéron en accusation, proposa une loi portant qu'aucun magistrat n'observerait le ciel, le jour où le peuple aurait une question à décider par ses suffrages. [38,14] Telles furent les trames ourdies alors par Clodius contre Cicéron : celui-ci les découvrit et tâcha de les déjouer toutes, en lui opposant le tribun du peuple Lucius Ninnius Quadratus. Clodius craignit que tout cela n'amenât des troubles et l'ajournement de ses projets. Il circonvint Cicéron et le trompa, en lui promettant de ne porter aucune accusation contre lui, s'il ne s'opposait pas à ses propositions ; mais aussitôt que Cicéron et Ninnius ne se tinrent plus sur leurs gardes, il fit passer ses lois et attaqua ensuite Cicéron, qui, tout prudent qu'il croyait être, se laissa attirer dans le piège ; si toutefois c'est Clodius qu'il faut signaler ici, et non pas César et ceux qui s'étaient associés à Clodius et à César. Du reste, la loi proposée ensuite par Clodius ne paraissait pas faite contre Cicéron dont le nom n’y figurait pas même ; mais contre tous ceux qui mettraient ou qui avaient mis à mort un citoyen non condamné par le peuple ; cependant c'était contre lui surtout qu'elle était dirigée. Elle attaquait aussi tout le sénat qui, ayant chargé les consuls de veiller sur Rome, ce qui leur avait conféré le droit d'ordonner ce qui s'était fait, avait par cela même condamné Lentulus et les conjurés mis à mort à cette époque ; mais Cicéron qui les avait accusés, qui avait déposé contre eux plusieurs propositions, qui avait rendu le décret, qui les avait fait exécuter par la main du bourreau, fut regardé comme seul coupable, ou du moins comme le plus coupable. Aussi repoussa-t-il avec énergie les attaques de Clodius : il quitta la robe de sénateur et se promena avec celle de chevalier dans les divers quartiers de Rome. Parcourant la ville, la nuit et le jour, il faisait sa cour à tous les hommes qui avaient quelque crédit, qu'ils fussent ses amis ou ses adversaires, et particulièrement à Pompée et à César, qui n'avaient pas encore affiché de haine contre lui. [38,15] Pompée et César, ne voulant point paraître avoir mis Clodius en avant ou approuver les lois qu'il avait proposées, imaginèrent contre Cicéron un subterfuge qui ne les compromettrait pas et dont il ne pourrait se douter. César lui conseillait de s'éloigner, afin de ne point s'exposer à périr en restant à Rome ; et pour que ce conseil parût encore davantage inspiré par un sentiment de bienveillance, il promit à Cicéron de le prendre pour lieutenant, disant que ce serait pour lui un moyen de se dérober aux attaques de Clodius, non pas honteusement et comme un accusé ; mais avec honneur et revêtu d'un commandement. Pompée, au contraire, détournait Cicéron de la pensée de quitter Rome, appelant sans détour son départ une fuite et faisant entendre que la haine empêchait César de lui donner un sage conseil. Il l'engageait à rester, à combattre librement pour lui-même et pour le sénat, à se venger résolument de Clodius, qui ne réussirait pas tant que Cicéron serait à Rome et lui tiendrait tête. Enfin il ajoutait que Clodius recevrait un juste châtiment et qu'il prêterait lui-même son concours à Cicéron pour le lui infliger. César et Pompée parlaient ainsi, non qu'ils fussent d'un avis opposé, mais pour tromper Cicéron sans qu'il s'en doutât. Il suivit les conseils de Pompée, parce qu'il n'avait contre lui aucun soupçon et qu'il mettait en lui toutes ses espérances de salut. Pompée était d'ailleurs en possession du respect et de l'estime de la plupart des citoyens, et par là il put arracher au danger un grand nombre d'accusés et délivrer les uns de leurs juges, les autres même de leurs accusateurs. De plus Clodius, à cause de son ancienne parenté avec Pompée et parce qu'il avait longtemps servi sous ses ordres, paraissait ne devoir rien faire contre son avis. Enfin Cicéron espérait que Gabinius se mettrait tout à fait sous la main de Pompée dont il était l'ami intime, et que Pison en ferait autant, à cause de sa douceur naturelle et de sa parenté avec César. [38,16] Plein de ces pensées, Cicéron croyait avoir le dessus ; car il se livrait inconsidérément à la confiance, comme il tremblait sans réflexion. De plus, craignant de paraître avoir cédé à un remords, s’il quittait Rome, il dit qu'il remerciait César de ses conseils ; mais il suivit ceux de Pompée. Ainsi trompé, il agit comme s'il avait été certain de l'emporter sur ses ennemis. Outre ce que je viens de raconter, les chevaliers se rassemblèrent dans le Capitole et députèrent aux consuls et au sénat, en faveur de Cicéron, plusieurs membres de leur ordre et les sénateurs Q. Hortensius et C. Curius Ninnius, qui en toute occasion se montrait dévoué à Cicéron, engagea le peuple à prendre le deuil, comme dans les calamités publiques : plusieurs sénateurs le prirent eux mêmes et ne le quittèrent que lorsque les consuls les eurent blâmés par un édit, qui défendait de le porter. Cependant les ennemis de Cicéron avaient le dessus : Clodius ne permit pas à Ninnius de s'occuper de ses intérêts auprès du peuple, et Gabinius n'accorda pas aux chevaliers l'accès du sénat. Un chevalier ayant vivement insisté pour l'obtenir, Gabinius le chassa de Rome : quant à Hortensius et à Curion, il les mit en accusation pour s'être trouvés dans la réunion des chevaliers et pour avoir consenti à être leurs députés. Clodius les traduisit devant le peuple et les punit de cette ambassade, en les faisant battre de verges par des hommes postés à cette fin. Ensuite Pison, qui paraissait dévoué à Cicéron et qui l'avait engagé à se dérober à la mort par la fuite, parce qu'il n'y avait point d'autre moyen de salut, voyant que Cicéron était piqué à cause de ce conseil, se rendit dans l'assemblée du peuple, aussitôt que sa santé le lui permit (il était presque toujours malade). Clodius lui ayant demandé ce qu'il pensait de la loi, il répondit : "Aucun acte cruel, aucun acte inhumain n'a mon approbation." Gabinius, interrogé sur le même sujet, ne se contenta pas de ne point louer Cicéron : il accusa même les chevaliers et le sénat. [38,17] César étant déjà sorti de Rome avec son armée, Clodius, qui tenait à ce qu'il approuvât sa loi, convoqua à cause de lui l'assemblée du peuple hors des murs : César blâma comme illégales les mesures prises à l’égard de Lentulus ; mais il désapprouva la peine proposée à ce sujet. Il ajouta que son opinion sur cette affaire était connue de tous (il avait voté pour qu'on laissât la vie aux conjurés) ; mais qu'il ne convenait pas de porter une pareille loi sur des faits qui appartenaient au passé : ainsi parla César. Quant à Crassus, il chargea son fils de prêter quelque assistance à Cicéron ; mais personnellement il soutenait la cause populaire. Enfin Pompée, qui promettait son appui à Cicéron, allégua tantôt un prétexte tantôt un autre, fit à dessein plusieurs voyages et ne lui vint pas en aide. Dans cette position Cicéron, craignant pour sa sûreté, résolut de prendre encore une fois les armes (il insultait même Pompée publiquement). Caton et Hortensius l'en empêchèrent, de peur qu'il ne sortît de là une guerre civile. Cicéron s'éloigna alors de Rome, malgré lui, au détriment de son honneur et de sa réputation ; comme si quelque remords l'eût déterminé à s'exiler volontairement. Avant de partir, il monta au Capitole et y déposa, comme offrande, une petite statue de Minerve à laquelle il donna le surnom de Conservatrice. Il se dirigea vers la Sicile dont il avait été gouverneur, espérant être entouré d'égards dans toutes les cités de cette île, par les particuliers et par le, préteur lui-même. A peine eut-il quitté Rome, que la loi fut rendue sans opposition et même avec le concours empressé d'un grand nombre de citoyens : ceux qu'on regardait comme les meilleurs amis de Cicéron la soutinrent chaleureusement, dès qu'il se fut éloigné. On confisqua ses biens, on rasa sa maison, comme celle d'un ennemi, et on consacra la place qu'elle occupait à un temple de la Liberté. L'exil fut prononcé contre lui et le séjour de la Sicile lui fut interdit : on le relégua à une distance de trois mille sept cent cinquante stades, et un décret déclara que, s'il se montrait en deçà de cette limite, lui et ceux qui l'auraient reçu pourraient être tués impunément. [38,18] Cicéron se rendit donc en Macédoine, où il vécut dans la tristesse. Là il rencontra un certain Philiscus qu'il avait connu à Athènes et que le hasard conduisit alors près de lui. "N'as-tu pas honte, lui dit-il, à Cicéron, de répandre des larmes et de te conduire comme une femme ? Certes je n'aurais jamais prévu que tu montrerais tant de faiblesse, toi qui as une instruction si profonde et si variée, toi qui prêtas ton appui à tant d'hommes." Cicéron répondit : "Philiscus, il n'y a aucune ressemblance entre parler pour autrui et se conseiller soi-même : ce qu'on dit pour les autres, pourvu qu'on parle avec une raison droite et saine, a presque toujours le caractère de l'opportunité ; mais lorsque l'âme est sous l'empire d'une émotion triste, elle se trouble, s'obscurcit et ne peut rien trouver à propos. Aussi a-t-on dit avec une grande justesse qu'il est plus facile de donner des consolations aux autres que d'être soi-même ferme dans le malheur." - "Ton langage, répliqua Philiscus, est d'accord avec la faiblesse humaine ; mais je ne pouvais croire que Cicéron, doué d'un si grand sens et orné de tant de lumières, ne fût pas prémuni contre les événements qui peuvent atteindre l'homme, et que si un coup imprévu venait à te frapper, il te trouverait sans défense. Dans l'état où tu es, je pourrai t'être utile en m'entretenant avec toi de ce qui est propre à adoucir ton chagrin, et de même que les fardeaux deviennent moins lourds quand on aide celui qui les porte, je rendrai ton malheur moins pesant. Je le puis d'autant plus aisément qu'aucun de tes maux, même le plus léger, ne doit retomber sur moi. Tu ne dédaigneras pas, je l'espère, de recevoir d'un autre quelques consolations. Si tu te suffisais à toi-même, cet entretien serait superflu ; mais en ce moment, tu es dans la position où se trouveraient Hippocrate, Démocèdes, ou tout autre médecin éminents, atteints d'une maladie difficile à guérir et qui les forcerait de recourir à une main étrangère pour recouvrer la santé." [38,19] "Certes, lui dit Cicéron, si tes paroles peuvent dissiper les nuages qui obscurcissent mon esprit et lui rendre la lumière qui l'éclairait jadis, je suis tout prêt à t'écouter. Il en est des moyens de persuader comme des remèdes ; ils sont très variés et très diversement efficaces : il ne serait donc pas étonnant que tu parvinsses, quoique j'aie tant brillé au sénat, dans l'assemblée du peuple et au barreau, à faire pénétrer dans mon âme quelques conseils de la sagesse." - "Eh bien ! dit Philiscus, puisque tu es disposé à m'écouter, examinons d'abord si ta position présente est vraiment malheureuse, et cherchons ensuite comment nous pourrons y appliquer un remède. Avant tout, je vois que tu te portes bien et que ta constitution physique est excellente. Or c’est le premier bien que la nature a donné à l'homme. De plus tu possèdes tout ce qui est nécessaire pour vivre : tu n'as donc à craindre ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni aucun des maux qu'enfante la pauvreté, et l'on peut dire que c'est le second bien départi à l'homme par la nature ; car celui qui jouit d'une bonne constitution et qui peut sans inquiétude suffire aux besoins de la vie, a dans les mains tout ce qui contribue au bonheur." [38,20] "Tout cela, reprit Cicéron, n'est d'aucune utilité pour l'homme, si quelque chagrin afflige et ronge son âme ; car les douleurs de l'âme font beaucoup plus de mal que les jouissances corporelles ne procurent de plaisir. Ainsi, à cause de mes souffrances morales, je ne fais maintenant aucun cas du bon état de mon corps ; et je ne prise point la possession de ce qui est nécessaire à la vie, parce que j'ai éprouvé beaucoup de pertes. - "Est-ce là ce qui te chagrine ? répliqua Philiscus. Si tu devais un jour manquer du nécessaire, tu pourrais à bon droit t'affliger de ces pertes ; mais puisque tu as abondamment tout ce dont tu as besoin, pourquoi te chagriner ? Est-ce parce que tu ne possèdes pas davantage ? Mais ce qu'on a en sus du nécessaire est superflu : qu'on l'ait ou non, c'est tout un ; et puisque tu ne faisais auparavant aucun usage de ce qui ne t'était pas nécessaire, figure-toi que tu ne possédais pas alors ce dont tu ne te servais pas, ou que tu possèdes aujourd'hui ce dont tu n'as pas besoin. La plupart de ces biens n'étaient pas un héritage reçu de tes pères et auquel tu dusses, pour cette raison, attacher plus de prix : tu les avais acquis par ta langue et par tes discours, qui ont causé leur perte. Tu ne dois donc pas te plaindre de les avoir perdus, comme tu les avais gagnés. C'est ainsi que les armateurs ne se laissent pas abattre par de grandes pertes ; ils ont assez de raison pour se dire : la mer nous avait donné ces richesses, la mer nous les ravit." [38,21] "Mais c'est assez sur ce point : suivant moi, il suffit à l'homme, pour être heureux, d'avoir le nécessaire et de ne manquer d'aucune des choses dont le corps a besoin. A mon avis, le superflu traîne à sa suite les soucis, les embarras et l'envie. Tu as dit que les biens corporels ne procurent aucune jouissance, à moins qu'ils ne soient unis aux biens de l'âme. Cela est vrai ; car si l'âme est malade, il est impossible que le corps ne souffre pas avec elle. Cependant l'âme me semble pouvoir plus facilement être maintenue dans un bon état que le corps, qui, par cela même qu'il est chair, trouve dans sa substance mille germes pernicieux et a un grand besoin du secours de Dieu. L'âme, au contraire, est d'une essence divine, et, par cela même, on peut facilement la modérer et la diriger. Examinons donc, ici quels sont, parmi les biens de l'âme, ceux que tu as perdus, et parmi les maux, ceux qui se sont attachés à toi, de telle manière que nous ne saurions en effacer l'empreinte." [38,22] "D'abord je vois en toi le plus sage des hommes, et en voici la preuve : souvent tu as fait adopter par le sénat et par le peuple les mesures que tu as conseillées ; souvent aussi tu as utilement prêté aux particuliers l'appui de ton éloquence. En second lieu, je te regarde comme très juste ; car tu as lutté partout pour la patrie et pour tes amis contre ceux qui leur tendaient des pièges. Bien plus, les maux que tu souffres ne t'ont frappé que parce que tu as toujours parlé et agi pour les lois et pour la République. Enfin tu as porté la tempérance à son plus haut degré : ton genre de vie l'atteste, puisque l'homme esclave des plaisirs du corps ne peut se montrer assidûment en public et vivre dans le Forum, prouvant par ses travaux du jour ses labeurs de la nuit. C'est d'après cela que je te regardais aussi comme l'homme le plus courageux, toi qui as fait preuve d'un esprit si ferme et d'une éloquence si vigoureuse. Ébranlé par des coups imprévus et non mérités, tu me parais avoir ôté toi-même à ton âme une partie de son énergie ; mais tu la recouvreras bientôt. Avec ces avantages personnels, alors que ton corps et ton âme sont en bon état, qu'y a-t-il qui puisse t'affliger ? Je ne le vois pas." [38,23] A ces paroles de Philiscus Cicéron répondit : "Ne regardes-tu donc pas comme un grand mal d'être banni et noté d'infamie, de ne pouvoir rester chez soi et au milieu de ses amis, de vivre sur une terre étrangère, après avoir été ignominieusement chassé de sa patrie, d'errer de contrée en contrée avec le nom d'exilé, d'être pour ses ennemis un objet de risée et un sujet de honte pour ses proches ?" - "Point du tout, reprit Philiscus. L'homme étant composé de deux substances, l'âme et le corps, et la nature ayant assigné à chacune des biens et des maux déterminés, ce qu'il y a de défectueux en elles doit être seul regardé comme nuisible et comme honteux ; mais si elles sont l'une et l'autre en bon état, c'est un grand avantage, et cet avantage, tu le possèdes en ce moment. Les maux dont tu parles, la dégradation civique et d'autres accidents semblables, ne sont honteux et funestes que d'après certaines conventions et certaines opinions ; mais ils ne nuisent ni au corps ni à l'âme. Pourrais-tu me citer un corps qui soit devenu malade ou qui ait péri, une âme qui ait été rendue plus injuste ou plus ignorante par cette dégradation, par l'exil ou par telle autre peine ? Pour moi, je n'en vois pas, et cela vient de ce que la nature n'a attaché aucun mal à ces accidents de la vie. De même, la jouissance des droits de citoyen et le séjour dans sa patrie ne sont pas des biens réels : ils n'ont d'autre valeur que celle que nous leur donnons nous-mêmes. Et, en effet, tous les hommes ne font point consister l'honneur et le déshonneur dans les mémos choses : certaines actions, blâmées chez les uns, sont louées chez les autres, et celles qu'on récompense dans un pays sont punies ailleurs. Enfin il est des hommes qui, bien loin d'admettre comme une réalité ce déshonneur dont tu parles, en ignorent même le nom, et c'est avec raison ; car ce qui ne tient pas à notre nature ne leur semble pas nous regarder ; et s'il est vrai qu'un jugement ou un décret déclarant que tel homme est malade, tel autre difforme, paraîtraient fort ridicules, il faut en dire autant du déshonneur." [38,24] "A mon avis, il en est de même de l'exil, qui est une sorte de voyage accompagné de dégradation si cette dégradation n'est pas un mal par elle-même, elle ne saurait attacher aucun mal a l'exil. D'ailleurs, beaucoup d'hommes, les uns volontairement, les autres malgré eux, voyagent la plus grande partie de leur vie : il en est même qui la passent tout entière à courir de pays en pays, comme s'ils étaient chassés de partout, et ils ne croient pas que ce soit un mal : peu importe, qu'on voyage volontairement ou non. L'homme qui exerce, malgré lui, son corps n'acquiert pas moins de force que celui qui l'exerce de son plein gré, et celui qui navigue involontairement n'en retire pas moins de fruit que celui qui navigue volontairement. Du reste, je ne vois pas comment le sage pourrait être exposé à faire une chose involontairement ; et si la différence entre le bonheur et le malheur consiste en ce que nous faisons avec plaisir ce que nous désirons, et avec peine ce qui est contraire à notre volonté, le remède est facile. En effet, si nous supportons sans nous plaindre les choses qui nous sont imposées par la nécessité ; si elles ne peuvent nous abattre, il ne doit plus être question de choses arrivant malgré nous. Ainsi, d'après une ancienne maxime dictée par la sagesse, nous ne devons point souhaiter que ce que nous désirons arrive, mais vouloir ce qui arrive par une sorte de nécessité ; car il ne nous est point donné de choisir telle ou telle condition, et nous ne nous appartenons pas. Bien au contraire, nous devons vivre comme il plaît à la fortune et comme l'a réglé le génie préposé à la destinée de chacun de nous : or cette destinée reste la même, que nous l'acceptions ou non." [38,25] « Peut-être ne t'affliges-tu ni de la dégradation, ni de l'exil, mais plutôt d'être déshonoré et banni sans avoir fait aucun mal à ta patrie, ou même après lui avoir rendu d'éclatants services ? Dans ce cas considère que, destiné à ces épreuves, il ne pouvait t'arriver rien de plus honorable ni de plus avantageux que d'être traité ainsi, sans avoir rien fait de mal. Tout ce qui était utile à tes concitoyens, tu l'as conseillé et mis à exécution, non comme particulier, mais en qualité de consul, non de ton autorité privée, mais en vertu des décrets du sénat ; non dans un intérêt de parti, mais pour le bien de la République ; tandis que tel et tel ont ourdi des trames contre toi par ambition ou pour te nuire. Voilà quels sont les hommes qui doivent souffrir et s'affliger de leurs injustices : pour toi, au contraire, il est beau et même nécessaire de te soumettre avec courage aux arrêts du Destin. Non, j'en suis sûr, tu n'aimerais pas mieux t'être associé à Catilina et à Lentulus, avoir conseillé des mesures nuisibles à ta patrie, n'avoir rien fait de ce qu'elle t'avait ordonné, et vivre dans son sein, après avoir manqué au devoir, que d'en être banni après l'avoir sauvée. Si tu tiens à ton honneur, tu dois donc te trouver plus heureux d'être exilé innocent que de vivre coupable à Rome ; car, sans parler d'autre chose, la honte ne retombe point sur l'homme injustement banni, mais sur ceux qui l'ont exilé en violant la justice." [38,26] « D'ailleurs j'entends dire que tu n'es point sorti de Rome malgré toi ou frappé d'une condamnation, mais volontairement et parce qu'il te répugnait de vivre avec des hommes que tu ne pouvais rendre meilleurs et avec lesquels tu ne voulais point périr. Ce n'est pas ta patrie que tu as quittée, mais ceux qui trament sa ruine. Les exilés, les hommes notés d'infamie, ce sont ceux qui ont banni de leur âme le sentiment du bien. Toi, ton honneur est intact et tu es heureux ; car tu n'es l'esclave de personne et tu possèdes tout ce dont tu as besoin, qu'il te convienne de vivre en Sicile, en Macédoine ou dans une autre contrée. Ce n'est point tel ou tel pays qui nous rend heureux ou malheureux : c'est plutôt chacun de nous qui se donne et la patrie et le bonheur, en tout temps et en tout lieu. C'est pour l'avoir compris que Camille fut heureux à Ardée et que Scipion vécut à Liternum, sans se plaindre. A quoi bon rappeler Aristide et Thémistocle que l'exil a rendus plus célèbres ? A quoi bon rappeler Annius et Solon, qui passa volontairement dix ans sur la terre étrangère ? Toi aussi, garde-toi de considérer comme un mal ce qui ne tient essentiellement ni au corps ni à l'âme, et ne t’indigne pas des coups qui t'ont frappé ; car, je l'ai déjà dit, il ne nous est point loisible de vivre comme nous voudrions, et nous devons nous soumettre aux épreuves que le sort nous envoie. Si notre résignation est volontaire, nous échapperons à la douleur ; si elle est involontaire, nous n'éviterons point les rigueurs de notre destinée et nous nous exposerons au plus grand de tous les maux, je veux dire à un chagrin inutile. Ce qui le prouve, c'est que les hommes qui supportent sans se plaindre les coups les plus terribles, pensent n'avoir éprouvé aucun mal ; tandis que ceux qui s'affligent des épreuves les plus légères croient être en butte à tous les maux qui peuvent fondre sur l'homme. D'autres enfin, se trouvant mal dans le bonheur et bien dans le malheur, font que le reste des hommes juge de leur condition comme eux-mêmes." [38,27] "Si ces réflexions sont présentes à ton esprit, tu ne t'indigneras pas du présent et tu apprendras sans douleur que ceux qui t'ont banni vivent heureux ; car la prospérité est ordinairement éphémère, sans consistance, et celui que la fortune élève le plus haut s'évanouit comme un souffle, surtout dans les temps de dissensions civiles. Alors, au milieu de l'agitation et de l'instabilité, nous différons peu, ou même nous ne différons pas du tout des hommes battus par la tempête. Poussés tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, la plus légère méprise nous fait faire naufrage. Sans parler de Drusus, de Scipion, des Gracques et d'autres personnages célèbres, tu te souviens que la mort de Camille d'abord proscrit fut en suite plus glorieuse que celle de Manlius Capitolinus ; tu te souviens qu'Aristide, après son exil, éclipsa Thémistocle. Et toi aussi, tu dois avoir la plus ferme espérance de rentrer dans ta patrie (car tu n'as pas été banni pour une action injuste, et je sais que ceux qui t'ont éloigné de Rome te redemanderont et que tous les citoyens regretteront ton absence). D'ailleurs, alors même que ton malheur se prolongerait, tu ne devrais pas pour cela t'abandonner à la tristesse." [38,28] "Si tu suis mes conseils, tu pourras être heureux en choisissant pour retraite un domaine situé sur le bord de la mer, loin des lieux battus par la foule ; en t'y livrant à l'agriculture et à quelque composition littéraire, à l'exemple de Xénophon et de Thucydide. Cette vie philosophique procure le calme le plus durable : elle convient plus que toute autre à l'homme, et c'est celle qui se concilie le mieux avec toutes les formes de gouvernement : l'exil donne un loisir plus fécond. Si tu veux être immortel, comme ces grands hommes, imite-les. Tu possèdes tout ce qui est nécessaire à la vie, et ta carrière n'est point dépourvue d'éclat. Tu as même été consul, si c'est un avantage, et ceux qui l'ont été deux, trois ou quatre fois ne l'emportent sur toi que par de vains chiffres, qui ne leur seront d'aucune utilité, ni pendant la vie, ni après leur mort. Tu ne saurais donc mieux aimer être Corvinus ou Marius, qui fut six fois consul, que d'être Cicéron. Tu n'ambitionnes pas non plus le gouvernement d'une province, toi qui refusas celle qui t'avait été donnée, toi qui fus insensible au gain qu'elle t'aurait procuré, toi qui dédaignas une autorité éphémère et exposée aux attaques de tous ceux qui veulent la calomnier. Je t'ai rappelé ces souvenirs, non qu'ils soient nécessaires à ton bonheur ; mais parce que tu as été mêlé suffisamment aux affaires publiques, lorsque les circonstances l'exigeaient : ainsi, après avoir connu par ta propre expérience les différents genres de vie, tu peux choisir et poursuivre l'un, repousser et éviter l'autre ; car la vie humaine est courte, et tu ne dois pas la consacrer tout entière aux autres ; mais en garder une partie pour toi-même. Considère combien la tranquillité est préférable à l'agitation, le calme au tumulte, la liberté à l'esclavage, la sécurité au danger, et tu aspireras à vivre comme je te le conseille. Alors tu seras heureux, et ton nom sera grand non seulement pendant que tu mèneras ce genre de vie ; mais même après ta mort." [38,29] "Si tu soupires après ton retour, si tu ambitionnes un rang éclatant dans la République, je ne veux rien dire qui puisse t'affliger ; mais, quand je songe à l'état de Rome, quand je réfléchis à la liberté de ton éloquence, quand je vois combien tes adversaires sont puissants et nombreux, je crains que tu ne coures un jour quelque nouveau danger. Alors, si tu étais condamné à l'exil, tu serais en proie au repentir, et si tu étais encore frappé de quelque coup terrible, tu ne pourrais pas même te repentir. Et comment, ne serait-il pas horrible et honteux que la tête d'un citoyen soit tranchée et exposée dans le Forum, qu'elle puisse être insultée par un homme et même par une femme ? Ne va pas me haïr comme un homme qui t'annonce de funestes présages : tiens plutôt compte de mes paroles, comme d'une prédiction lue dans les cieux. Ne t'abuse point, parce que tu as pour amis quelques hommes puissants. Ceux qui paraissent être tes amis ne te seront d'aucun secours contre tes ennemis : tu l'as déjà éprouvé. Aux yeux des hommes qui ont la passion du pouvoir, tout s'efface quand il s'agit d'atteindre au but de leur ambition : souvent même ils traitent leurs meilleurs amis et leurs proches parents comme leurs plus grands ennemis." [38,30] Cet entretien allégea la douleur de Cicéron : du reste, son exil ne dura pas longtemps. Pompée, qui y avait contribué plus que tout autre, le rappela. Il prit ce parti, parce que Clodius, qui s'était laisser corrompre, avait enlevé et mis en liberté Tigrane le Jeune, qui alors était encore captif sous la garde de L. Flavius. Pompée et Gabinius ayant témoigné du mécontentement pour un tel acte, Clodius les insulta, frappa et blessa même ceux qui les accompagnaient, brisa les faisceaux du consul et consacra ses biens aux dieux. Pompée, irrité de tant d'audace et surtout de ce que Clodius tournait contre lui la puissance qu'il avait rendue aux tribuns, résolut de rappeler Cicéron et prépara aussitôt son retour par le moyen de Ninnius. Celui-ci profita du moment où Clodius était absent, pour faire au sénat une proposition en faveur de Cicéron. Un autre tribun l'ayant combattue, Ninnius afficha sa rogation, annonçant ainsi qu'il était résolu à la porter devant le peuple, et il se montra en tout l'adversaire de Clodius. De là naquirent des dissensions et des luttes qui firent couler souvent le sang des deux partis ; mais avant d'en venir à ces excès, Clodius, pour exécuter plus facilement ses projets, voulut éloigner Caton et se venger de Ptolémée, alors maître de Chypre et qui ne l'avait pas racheté des mains des pirates. Il confisqua donc cette île, au nom du peuple romain, et chargea Caton d'aller, tout à fait malgré lui, y organiser le gouvernement. Voilà ce qui se passait à Rome. [38,31] Cependant César ne trouva point d'ennemis dans la Gaule : tout y était en paix ; mais il ne se tint pas tranquille. L'occasion de faire la guerre s'étant offerte d'elle-même, il en fit sortir une guerre nouvelle, et dès lors, suivant son désir le plus vif, ce fut partout la guerre et partout le succès. Les Helvétiens, qui s'étaient considérablement accrus et dont le pays ne suffisait plus à ses nombreux habitants, ne voulurent pas envoyer dans une colonie une partie de la population : ils craignaient, en se disséminant, d'être plus facilement attaqués par ceux auxquels ils avaient jadis fait du mal eux-mêmes. Après avoir tous résolu de quitter leurs demeures, pour s'établir dans des contrées plus vastes et plus fertiles, ils incendièrent leurs bourgs et leurs villes, afin que personne n'abandonnât à regret le pays natal. Ils s'adjoignirent d'autres peuples pressés par les mêmes besoins, et se mirent en marche sous la conduite d'Orgétorix, dans l'intention de passer le Rhône et de se fixer au pied des Alpes. Mais César rompit le pont et prit toutes les mesures nécessaires pour les empêcher de franchir ce fleuve. Les Helvétiens lui envoyèrent une députation pour demander qu'il leur permît de le traverser, et promirent de ne commettre aucun dégât sur les terres des Romains. César n'avait point confiance en eux et n'était pas disposé à leur permettre de s'avancer. Cependant, comme il n'avait pas encore fait convenablement tous ses préparatifs, il dit qu'il délibérerait sur leur demande avec ses lieutenants et fixa le jour où il ferait connaître sa réponse : il laissa même espérer qu'il leur permettrait de passer le fleuve. Dans l'intervalle, il entoura de retranchements et de murs les points les plus importants et rendit le passage impossible pour les Helvétiens. [38,32] Les Barbares attendirent pendant quelque temps ; mais n'ayant pas reçu de réponse, au moment convenu, ils se mirent en marche et s'avancèrent d'abord à travers le pays des Allobroges, comme ils l'avaient projeté. Arrivés devant les obstacles qui fermaient la route, ils se détournèrent du côté des Séquanais, traversèrent leur pays et celui des Éduens, qui leur donnèrent volontairement passage, à condition qu'ils ne leur feraient aucun mal ; mais les Helvétiens ne tinrent point parole et ravagèrent ces deux contrées. Alors les Séquanais et les Éduens envoyèrent une députation à César, pour lui demander du secours et le conjurer de ne pas voir leur ruine d'un oeil indifférent. Leur langage n'était pas en harmonie avec leurs actes : ils obtinrent néanmoins ce qu'ils désiraient. César, craignant que les Helvétiens ne se dirigeassent du côté de Toulouse, aima mieux les attaquer avec les Séquanais et les Éduens, que d'avoir à faire la guerre contre ces trois peuples, quand ils seraient réunis ; ce qui devait évidemment avoir lieu. Il tomba donc sur les Helvétiens, qui traversaient la Saône, et massacra ceux qui étaient aux derniers rangs, pendant qu'ils passaient cette rivière. Quant à ceux qui étaient déjà parvenus à une certaine distance, l'attaque imprévue et rapide de César, jointe à la nouvelle de la perte de leurs compagnons, les effraya tellement qu'ils demandèrent à traiter, à condition qu'il leur abandonnerait quelque contrée. [38,33] Ils ne purent cependant s'accorder avec le général romain. Celui-ci leur ayant demandé des otages, ils en furent courroucés, moins parce qu'il leur témoignait de la défiance que parce qu'ils regardaient comme indigne d'eux de donner des otages, et ne voulurent plus entendre parler de traités. Ils firent un mouvement en avant, soutinrent avec leur cavalerie le choc de celle de César, qui s’était plus avancée que son infanterie et avait même dépassé leur arrière-garde, et remportèrent la victoire. Enorgueillis de ce succès et s'imaginant que César avait pris la fuite, parce qu'il avait eu le dessous et parce que le manque de vivres l'avait forcé de se diriger vers une ville située hors de la route, ils cessèrent de se porter en avant et se mirent à sa poursuite. César, qui s'en aperçut, craignant leur impétuosité et leur nombre, gagna en toute hâte une hauteur avec son infanterie et opposa sa cavalerie aux Helvétiens, pour qu'elle soutînt leur premier choc, jusqu'à ce qu'il eût rangé son armée en bataille dans un lieu convenable. Les Helvétiens mirent de nouveau en fuite la cavalerie romaine et s'élancèrent avec ardeur vers la hauteur occupée par César. Celui-ci fondit subitement sur eux et les repoussa sans peine, comme cela devait arriver avec des troupes qui combattaient d'un lieu élevé et en bon ordre contre des ennemis disséminés. Ils prirent la fuite ; mais d'autres qui n'avaient pas encore combattu (le grand nombre et l'ardeur des Helvétiens ne leur avaient point permis de s'engager tous dans la mêlée), tombèrent tout à coup sur les derrières des Romains, qui les poursuivaient, et portèrent le trouble dans leurs rangs. Ce fut leur seul avantage : César ordonna à la cavalerie de poursuivre les fuyards, marcha lui-même avec la grosse infanterie contre le reste des Helvétiens et les battit. Les deux parties de l'armée ennemie se retirèrent auprès des chariots, du haut desquels elles se défendirent avec bravoure : César les poursuivit jusque-là et remporta une nouvelle victoire. Après cette défaite les Barbares se divisèrent : les uns traitèrent avec César, rentrèrent dans leur pays qu'ils avaient abandonné, rebâtirent les villes et s'y établirent. Les autres, n'ayant pas voulu livrer leurs armes, se dirigèrent en toute hâte vers le Rhin, dans l’espoir de rentrer dans leurs anciennes demeures. Comme ils étaient peu nombreux et affaiblis par les revers, les alliés des Romains, dont ils eurent le pays à traverser, les taillèrent facilement en pièces. [38,34] Telle fut la première expédition de César dans la Gaule. Après ce début, il ne se tint pas tranquille et travailla en même temps à exécuter son plan et à complaire aux alliés. Les Séquanais et les Éduens, témoins de son ardeur pour la guerre et voyant ses espérances confirmées par les événements, cherchèrent tout à la fois à bien mériter de lui et à se venger des Germains, peuple voisin qui traversa jadis le Rhin, leur enleva une partie de leur territoire et les rendit tributaires, après avoir exigé des otages. Ils obtinrent aisément du secours de César, parce qu'ils demandaient ce qu'il souhaitait vivement. Ces Germains avaient pour chef Arioviste, qui avait reçu des Romains la confirmation de son titre de roi, et que César, alors consul, avait mis lui-même au nombre de leurs amis et de leurs alliés ; mais, aux yeux de César, tout cela n'était rien au prix de la gloire que lui promettait la guerre et de la puissance qu'il espérait en recueillir. Il voulut seulement que le roi barbare fit naître l'occasion d'un différend, afin qu'on ne l'accusât pas d'avoir conçu d'avance le projet de l'attaquer. Il invita donc Arioviste à se rendre auprès de lui, alléguant qu'il avait à l'entretenir d'une affaire. Arioviste refusa et répondit même : "Si César a quelque chose à me dire, qu'il vienne : je ne suis pas son inférieur, et c est à celui qui a besoin d'un autre à aller le trouver." César, blessé de ces paroles, qu'il regarda comme une insulte pour tous les Romains, lui redemanda aussitôt les otages qu'il avait exigés de leurs alliés, lui défendit de mettre le pied sur leur territoire et de faire venir des renforts de son pays. Par là, il cherchait moins à effrayer Arioviste qu'à l'irriter, dans l'espoir de trouver ainsi un prétexte de guerre sérieux et plausible : c'est ce qui arriva. Le Barbare, indigné de ces ordres, répondit avec fierté, et César, renonçant aux pourparlers, s'empara incontinent de Besançon, ville des Séquanais, avant que personne pût s'y attendre. [38,35] En ce moment, on annonça qu'Arioviste poussait ses préparatifs avec vigueur, et que d'autres Germains fort nombreux avaient en partie franchi le Rhin, pour secourir ce roi, et s'étaient en partie réunis sur les bords de ce fleuve pour attaquer les Romains à l'improviste. Cette nouvelle jeta les soldats de César dans un profond découragement. La haute stature des barbares, leur audace, les bravades qu'elle leur inspirait à tout propos, avaient tellement effrayé les Romains, qu'ils croyaient avoir à combattre non contre des hommes, mais contre des bêtes féroces et indomptables. Ils répétaient çà et là qu'ils allaient faire, dans le seul intérêt de l'ambition de César, une guerre qui n'était ni juste, ni ordonnée par un décret public, et ils menaçaient de l'abandonner, s'il ne changeait pas de résolution. Instruit de ces propos, César n'adressa point de harangue à toute son armée (il ne jugea pas convenable de faire entendre à un grand nombre d'hommes, sur un semblable sujet, des paroles qui pourraient arriver aux oreilles de l'ennemi : il craignit aussi que les soldats, indociles à ses remontrances, n'excitassent des troubles et ne se portassent à quelque acte coupable). Il rassembla donc ses lieutenants et les officiers d'un rang subalterne et leur parla ainsi : [38,36] "Je ne pense pas, mes amis, que nous devions délibérer de la même manière sur nos affaires et sur celles de la République ; car le but que chacun se propose pour lui-même diffère, à mon avis, de celui auquel tous les citoyens visent dans l'intérêt de l'État. Nous devons choisir et faire, comme particuliers, ce qui est le plus sage et le plus sûr ; comme nation, ce qui est le plus utile. Et en effet, si les affaires privées exigent une certaine activité sans laquelle la condition la plus modeste ne saurait être durable, il faut pourtant reconnaître que moins on a à faire et plus on paraît être en sûreté. Un État, au contraire, surtout lorsqu'il a de la puissance, serait détruit à l'instant même par l'inaction ; et cette loi, ce n'est pas l'homme, c'est la nature qui l'a établie. Elle a toujours existé, elle existe aujourd'hui et elle existera aussi longtemps que l'espèce humaine. Puisqu'il en est ainsi, aucun de vous ne doit songer, en ce moment, à ce qui peut contribuer à son plaisir et à sa sécurité, plutôt qu'à ce qui est honorable et utile pour tous les Romains. Parmi les pensées qui doivent occuper vos esprits, il en est une capitale, c'est que nous, si nombreux et si braves, appartenant à l'ordre des sénateurs et des chevaliers, nous sommes venus ici avec des forces considérables et de grandes sommes d'argent, non pour vivre dans le repos et dans l'insouciance ; mais pour établir un bon gouvernement chez les nations que nous avons soumises, pour mettre à l'abri du danger celles qui ont traité avec nous, pour combattre ceux qui cherchent à leur faire du mal et pour augmenter notre puissance. Si telles ne sont point nos résolutions, pourquoi nous être mis en campagne ? Pourquoi n'être point restés, ignorés et sans éclat, dans nos foyers, pour veiller à nos intérêts Certes il eût mieux valu ne pas nous charger de cette expédition, que de l'abandonner après qu'elle nous a été confiée. Si nous sommes ici, les uns contraints par les lois d'exécuter les ordres de la patrie, mais pour la plupart, de notre plein gré, en vue des honneurs et des avantages que procure la guerre, comment pourrons-nous, honorablement et sans manquer au devoir, tromper les espérances de ceux qui nous ont envoyés et les nôtres ? Il n'est pas un citoyen dont la prospérité ne soit détruite, lorsque l'État est ruiné : au contraire, la prospérité de l'État rend plus léger le malheur de tous et de chacun en particulier. [38,37] Ce n'est pas à vous, mes camarades et mes amis ici présents, que ces reproches s'adressent : vous n'ignorez pas les vérités que je viens d'énoncer, et vous n'avez pas besoin de les apprendre ; vous ne les négligez pas, et il n'est pas nécessaire de vous engager à les mettre en pratique. Mais, informé que quelques soldats disent partout que nous avons entrepris une guerre illégitime, et qu'ils poussent leurs compagnons à la révolte, j'ai voulu vous faire entendre ces paroles, pour qu'elles raffermissent votre dévouement à la patrie et pour que vous rappeliez aux soldats ce que le devoir leur commande. Souvent répétées par vous dans des entretiens particuliers, elles leur seront plus utiles que s'ils ne les recueillaient qu'une fois de ma bouche. Dites-leur donc que ce n'est pas en restant chez eux, en craignant de se mettre en campagne, en fuyant les guerres, en recherchant l'oisiveté, que nos pères ont rendu la République si grande ; mais en prenant courageusement et sans hésiter les résolutions convenables, en supportant avec ardeur toutes les fatigues pour exécuter ce qu'ils avaient décidé, en mettant leur fortune en jeu comme un bien qui ne leur appartenait pas, en marchant résolument à la conquête des possessions de leurs voisins, comme si c'eût été leur propre bien, en plaçant le bonheur dans l'accomplissement du devoir, en ne voyant le malheur que dans l'inaction, même au sein de tous les biens. Par une telle conduite, nos ancêtres, très peu nombreux dans les premiers temps et renfermés d'abord dans une ville telle qu'il n'y en avait pas de plus petite, triomphèrent des Latins, vainquirent les Samnites, soumirent les Étrusques, les Volsques, les Opiques, les Lucaniens, les Samnites, firent en peu de temps la conquête de tous les pays situés en deçà des Alpes, et repoussèrent tous les étrangers qui avaient envahi leur territoire. [38,38] Les Romains, nés dans les temps qui suivirent immédiatement ces exploits, et nos pères eux-mêmes, jaloux d'égaler ces modèles, ne se contentèrent point de ce qu'ils possédaient et ne se bornèrent pas à jouir de ce qui leur avait été transmis en héritage. Regardant l'inaction comme une cause évidente de ruine et les fatigues comme un gage certain de salut, craignant que leurs possessions, si elles restaient renfermées dans les mêmes limites, ne se détériorassent et ne fussent consumées par le temps, persuadés qu'il serait honteux pour eux de ne rien ajouter aux vastes contrées qu'ils avaient reçues de leurs ancêtres, ils en conquirent d'autres beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus grandes. A quoi bon mentionner une à une la Sardaigne, la Sicile, la Macédoine, l'Illyrie, la Grèce, l'Asie limitrophe de l'Ionie, la Bithynie, l'Ibérie et l'Afrique ? Les Carthaginois leur auraient cependant donné beaucoup d'argent, pour ne point voir les vaisseaux romains aborder dans leur pays ; Philippe et Persée ne leur en auraient pas moins donné, pour qu'ils ne tournassent pas leurs armes contre eux ; Antiochus, ses fils et ses descendants les auraient comblés de richesses, pour qu'ils ne franchissent point les limites de l'Europe ; mais les Romains de ces temps ne préférèrent jamais à la gloire et à la grandeur de l'empire un loisir obscur et une opulence qu'aucune crainte n'aurait troublée : il en est de même de ceux qui, plus figés que nous, sont encore au nombre des vivants. Sachant que les moyens qui servent à acquérir servent aussi à conserver, ils consolidèrent la possession de ce qu'ils avaient déjà et firent des conquêtes nouvelles. A quoi bon encore énumérer séparément la Crète, le Pont, Chypre, l'Ibérie et l'Albanie d'Asie, les deux Syries, l'une et l'autre Arménie, l'Arabie, la Palestine, contrées dont auparavant nous ne savions pas exactement les noms ; mais aujourd'hui soumises en partie à notre domination, en partie données par nous à d'autres qui nous fournissent des subsides, des troupes, des honneurs et des alliés ? [38,39] Vous donc, qui avez de tels exemples sous les yeux, ne déshonorez pas les exploits de vos pères et ne perdez pas une puissance déjà à ce point agrandie. Nos résolutions ne doivent avoir rien de commun avec celles des peuples qui n'ont pas de semblables possessions. A ces peuples il suffit de vivre dans l'oisiveté : ils peuvent fléchir sous la main d'un maître, pourvu qu'ils n'aient pas de danger à courir. Pour nous, au contraire, c’est une nécessité de supporter les fatigues, d'être en campagne, de conserver notre prospérité présente au prix de mille périls. Cette prospérité, plusieurs la convoitent ; car tout ce qui est élevé excite la rivalité et l'envie : de là cette guerre éternelle de ceux qui sont dans un état d'infériorité contre quiconque s'élève au-dessus d'eux. Ainsi, ou nous ne devions pas, dès le principe, nous placer au-dessus du reste des hommes ; ou bien, puisque nous avons atteint cette supériorité et fait de si grandes conquêtes ; puisque notre destinée nous appelle à exercer sur les autres peuples une puissante domination, ou être anéantis nous-mêmes (une nation, parvenue à tant d'éclat et à tant de grandeur, ne peut sans danger tomber dans l'obscurité) ; obéissons à la Fortune, et, lorsque, d'elle-même et de son propre mouvement, elle a favorisé nos ancêtres et nous reste fidèle, gardons-nous de la repousser. Mais, si nous voulons la retenir, ne jetons pas les armes, ne quittons pas nos rangs, ne restons pas oisifs dans nos foyers, n'errons pas au hasard chez nos alliés. Au contraire, ayons toujours les armes à la main (c'est le seul moyen de conserver la paix) ; exerçons-nous dans l'art de la guerre par des dangers sérieux (c’est le seul moyen de n'avoir pas toujours la guerre à faire) ; secourons, sans nous excuser par de vains prétextes, ceux de nos alliés qui ont besoin d'appui (c'est le moyen d'en augmenter beaucoup le nombre) ; ne livrons jamais rien à ceux qui préparent sans cesse des attaques contre nous (dès lors on ne cherchera plus à nous nuire). [38,40] Oui, si un dieu nous garantissait qu'alors même que nous n'agirions pas ainsi, personne n'ourdirait des trames contre nous et que nous jouirions toujours en pleine sécurité de ce que nous possédons, il serait sans doute honteux de dire que nous devons vivre dans l'inaction ; mais du moins les hommes qui ne veulent point faire leur devoir, auraient un spécieux prétexte. Mais puisque ceux qui possèdent sont nécessairement exposés aux embûches de nombreux ennemis, c'est un devoir pour eux de prévenir leurs attaques ; car, si l'on reste inactif, on s'expose à perdre ses propres possessions. Au contraire, quand on a assez de ressources pour porter la guerre dans les possessions d'autrui, on conserve mieux les siennes. Et, en effet, l'homme qui tremble pour ses biens ne convoite point ceux d'autrui : les craintes qu'il éprouve pour ce qui lui appartient le détournent de la pensée de s'emparer de ce qui ne lui appartient pas. Pourquoi dire que nous ne devons pas conquérir sans cesse ? Ne vous souvenez-vous pas, et d'après la tradition et pour l'avoir vu vous-mêmes, que parmi les peuples de l'Italie aucun ne s'abstint d'attaquer notre patrie, avant que nos ancêtres eussent porté la guerre dans leur pays ? Il en fut de même des Epirotes, jusqu'au moment où les Romains passèrent dans la Grèce ; de Philippe, qui avait projeté une expédition en Italie et qui n'y renonça que lorsque nos armées eurent pris les devants et dévasté son royaume ; de Persée, d'Antiochus et de Mithridate, jusqu'au jour où nos pères les eurent traités comme les Épirotes et Philippe. A quoi bon citer d'autres peuples ? Les Carthaginois, avant que nous leur eussions fait aucun mal en Afrique, passèrent en Italie, ravagèrent cette contrée, pillèrent les villes et furent sur le point de s'emparer de Rome même ; mais lorsque leur territoire commença à être le théâtre de la guerre, ils évacuèrent complètement le nôtre. On pourrait en dire autant des Gaulois et des Celtes : tant que les Romains se tinrent en deçà des Alpes, les Gaulois les franchirent plusieurs fois et ravagèrent plusieurs parties de l'Italie ; mais, lorsque nous osâmes enfin porter nos armes au delà de cette barrière et faire la guerre chez eux, nous leur enlevâmes une portion de leur territoire et, depuis cette époque, nous n'avons plus été témoins que d'une seule guerre des Gaulois en Italie. Puisqu'il en est ainsi, soutenir que nous ne devons point faire la guerre, c’est tout simplement dire que nous ne devons pas être riches, que nous ne devons pas régner sur les autres peuples, que nous ne devons être ni libres, ni Romains. Certes, si un homme vous parlait ainsi, vous ne le souffririez pas : vous le mettriez même à mort sur-le-champ. Montrez-vous aujourd'hui, mes compagnons d'armes, dans de semblables dispositions envers ceux qui tiennent un langage séditieux et dont vous pouvez apprécier l'esprit, non par des paroles, mais par des actes. Tels doivent être vos sentiments : personne, je l'espère, ne dira le contraire. [38,41] Si quelqu'un pense que nous devons avoir moins d'ardeur pour cette guerre, parce qu'elle n'a été ni mise en délibération dans le sénat, ni décrétée par le peuple, qu'il considère que parmi toutes les guerres que nous avons soutenues, à diverses époques, les unes ont eu lieu, après que nous nous y étions préparés et qu'elles nous avaient été préalablement déclarées, les autres subitement. Une guerre éclate-t-elle lorsque nous sommes tranquilles dans nos foyers et après qu'une députation a d'abord fait entendre des plaintes, il est convenable et même nécessaire qu'il y ait une délibération à ce sujet, qu'un décret soit rendu, que les consuls et les préteurs soient chargés de l'expédition, que les troupes se mettent en campagne. Au contraire, une guerre survient-elle lorsque nous avons déjà quitté nos pénates et que nous sommes en campagne, il n'est plus possible de délibérer : la nécessité doit tenir lieu de décret et de sanction, et il faut mettre la main à l'oeuvre, avant que les dangers n'aient grandi. Pourquoi le peuple vous a-t-il envoyés ici ? Pourquoi m'y a-t-il envoyé moi-même, à l’issue de mon consulat, avec un commandement de cinq ans, ce qui ne s'était jamais fait, et avec quatre légions ? N'est-ce point, parce qu'il a pensé que nous devons absolument faire la guerre ? A coup sûr, ce n'est pas pour que nous nous engraissions dans un stérile repos ; ce n'est pas pour que, parcourant les villes alliées et les contrées qui nous sont soumises, nous leur fassions plus de mal que leurs ennemis : personne n'oserait le soutenir. C'est plutôt pour protéger nos possessions, pour ravager celles de nos ennemis : pour nous illustrer par des exploits dignes d'une armée nombreuse et des dépenses que la République s'est imposées. Voilà pourquoi cette expédition et toutes les autres nous ont été confiées et ont été remises dans nos mains. Le sénat et le peuple ont très sagement agi, en nous laissant le soin de décider à quel peuple nous devrions faire la guerre, au lieu de le décider eux-mêmes par un décret. Placés à une grande distance, ils ne pourraient apprécier exactement les besoins des alliés, ni marcher à propos, comme nous, contre des ennemis, instruits du danger et prêts à se défendre. Nous, au contraire, juges et arbitres de la guerre, tournant à l'instant même les armes contre des hommes surpris en flagrant délit d'hostilité, nous ne l'entreprendrons pas sans examen, sans griefs légitimes et en aveugles. [38,42] Si parmi vous quelqu'un se demande quel crime si grand Arioviste a commis pour être devenu notre ennemi, lui jadis notre ami et notre allié ; qu'il réfléchisse que nous devons nous défendre non seulement contre les actes, mais même contre les projets de ceux qui veulent nous nuire ; nous opposer à l’accroissement de leur puissance, avant qu'ils nous aient causé du dommage, et ne pas attendre, pour nous venger, qu'ils nous aient fait du mal. Arioviste est notre ennemi, et même notre plus grand ennemi. Quelle plus forte preuve pourrait-on en donner que sa conduite ? Je l'avais fait prier amicalement de venir auprès de nous, pour délibérer avec nous sur les affaires présentes : il n'est pas venu et n'a pas promis de venir. Me suis-je donc rendu coupable d'injustice, de violence ou d'orgueil, en l'appelant auprès de moi, comme un ami et un allié ? Lui, au contraire, n'est-il pas allé jusqu'au dernier terme du mépris et de l'insolence, par son refus ? Sa conduite ne prouve-t-elle pas l’une de ces deux choses, ou qu'il a supposé que nous voulions lui faire du mal, ou qu'il nous a méprisés ? S'il a eu des soupçons contre nous, il est, par cela même, convaincu d'ourdir des trames criminelles ; car un homme à qui nous n’avons fait aucun mal n'a point de soupçon, et le soupçon ne naît pas dans un coeur droit et honnête. Au contraire, ceux qui ont la pensée de nuire sont poussés par leur conscience à des soupçons contre celui auquel ils veulent faire du mal. Mais si Arioviste, n'ayant aucun soupçon contre nous, nous a méprisés et nous a blessés par d'arrogantes paroles, que ne devons-nous pas attendre de lui, lorsqu'il en viendra à des actes ? L'homme qui a montré tant d'orgueil, alors qu'il n’avait rien à gagner, n'est-il pas manifestement convaincu d'avoir renoncé depuis longtemps à prendre la justice pour règle de ses projets et de ses actions. Arioviste ne s'est pas arrêté là : il m’a même ordonné de me rendre auprès de lui ; si j'avais quelque chose à lui demander. [38,43] Ne croyez pas qu'une pareille injonction soit sans importance : elle est une éclatante révélation de ses sentiments. On pourrait peut-être, pour sa justification, attribuer son refus à l'indolence, à la mauvaise santé, à la crainte ; mais m'avoir ordonné de me transporter auprès de lui, c'est ce qui ne saurait s'excuser : évidemment il ne l'a fait que parce qu'il est décidé à ne jamais nous obéir et parce qu'il prétend même nous donner des ordres. N'est-ce pas le comble du mépris et de l'outrage ? Le proconsul des Romains mande un homme auprès de lui, et cet homme n'y vient pas ; et c'est un Allobroge qui enjoint au proconsul des Romains de se rendre auprès de lui ! Ne regardez point comme une chose futile et sans conséquence qu'Arioviste ne m'ait pas obéi, à moi César, et qu'il m'ait appelé auprès de lui, moi César. Ce n'était pas moi qui l'avais mandé ; c'était le Romain, le proconsul, les faisceaux, ma dignité, l'armée entière ; comme aussi c'était tout cela, et non pas César seul, qui avait été mandé par Arioviste. Comme particulier, je n'avais point d'affaire à traiter avec lui : c'est au nom de la République, que nous avons tous parlé et agi, que nous avons reçu ses réponses et ses injures. [38,44] Ainsi, plus on insistera sur ce qu'il est au nombre de nos amis et de nos alliés, plus on prouvera qu'il mérite notre haine. Pourquoi ? Parce qu'avec ce nom d'ami et d'allié, il a fait ce que n'osèrent jamais faire ceux qui se disent ouvertement nos ennemis les plus acharnés : il semble n'avoir contracté paix et alliance avec nous que pour nous nuire impunément. Mais, à l'époque où nous traitâmes avec lui, ce ne fut pas pour être en butte à ses insultes et à ses embûches, et aujourd'hui ce n'est pas nous qui romprons l'alliance ; car nous lui avons envoyé une députation comme à un homme qui était encore notre ami et notre allié, et vous voyez comment il a agi envers nous. Aussi, de même qu'il obtint justement notre amitié et notre alliance, lorsqu'il aspira à bien mériter de nous et à recevoir en retour quelque avantage, de même maintenant qu'il agit tout autrement, doit-il être traité comme un ennemi. Et ne vous étonnez pas, si je tiens aujourd'hui ce langage, moi qui parlai autrefois en sa faveur dans le sénat et devant le peuple. J'obéissais alors au sentiment qui m'inspire encore en ce moment ; car je ne change point. Ce sentiment, quel est-il ? Qu'il faut honorer et récompenser les hommes vertueux et fidèles, noter d'infamie et punir les méchants et les perfides. C'est Arioviste qui change, lui qui ne fait pas un bon et convenable usage de ce que nous lui avons donné. [38,45] Personne, je pense, ne contestera que nous n'ayons pleinement le droit de lui faire la guerre. Arioviste n'est ni invincible, ni même difficile à combattre : vous le voyez par l’exemple des peuples de la même race que nous avons maintes fois vaincus auparavant, et tout récemment encore, sans la moindre peine ; vous pouvez le conclure aussi de ce que nous apprenons sur son compte. Outre qu' il n'a point d'armée levée dans son pays, toujours réunie et toujours prête à agir, il ne s'attendait pas à être attaqué en ce moment, et il est pris tout à fait au dépourvu. Enfin aucun de ses voisins ne s'empressera de le secourir, quelque belles promesses qu'ils lui fassent. Qui voudrait, en effet, devenir son allié et nous faire la guerre, sans avoir reçu de nous aucun dommage ? Comment ne préféreraient-ils pas tous notre alliance à la sienne, pour briser sa tyrannie établie à leurs portes et recevoir de nos mains quelque portion de son territoire ? Admettons que quelques-uns se déclarent pour lui, ils ne sauraient avoir l’avantage sur nous. Sans parler de notre grand nombre, de notre âge, de notre expérience, de nos exploits, qui ne sait que notre corps tout entier est couvert par nos armes ; tandis que les Germains sont presque nus ? Nous combattons avec un courage réfléchi et en bon ordre, eux, au contraire, combattent en désordre et avec emportement. Ne craignez ni leur fougue, ni leur haute stature, ni leurs horribles cris : les cris n'ont jamais donné la mort à personne. Leurs corps ne peuvent pas faire plus que les nôtres ; car ils n'ont que deux mains comme nous ; mais ils seront plus exposés au danger ; parce qu'ils sont grands et nus. Quant à leur ardeur, d'abord immodérée et aveugle, elle s'épuise aisément et ne dure qu'un instant. [38,46] Je m'adresse à des hommes qui savent par expérience ce que je viens de dire et qui ont vaincu des ennemis semblables à ceux que nous allons combattre. Vous ne pouvez donc croire que je vous trompe par ce discours, et vous trouvez dans vos exploits passés l'espérance la plus certaine de la victoire. D'ailleurs, un grand nombre de Gaulois, qui ressemblent aux Germains, combattront dans nos rangs, et, s'il y a chez ce peuple quelque chose qui inspire la terreur, nous en profiterons autant que nos ennemis. Réfléchissez à mes paroles et portez-les à la connaissance de l'armée. Si quelques-uns d'entre vous pensent autrement que moi, je n'en ferai pas moins la guerre et je n'abandonnerai pas le poste que la patrie m'a placé. La dixième légion me suffira : elle n'hésiterait pas, j'en suis sûr, à passer nue à travers le feu, s'il le fallait. Quant à vous, éloignez-vous tous le plus promptement possible : je ne veux pas que vous vous consumiez ici pour moi, dissipant en pure perte les ressources de l'État, recueillant les fruits des fatigues d'autrui et vous appropriant le butin conquis par d'autres." [38,47] Lorsque César eut fini de parler, personne ne le contredit, quoique plusieurs eussent une opinion opposée à la sienne : bien loin de là, son discours fut approuvé par tous ; mais principalement par ceux qui lui étaient suspects d'avoir semé les bruits dont il les avait entretenus. Ses paroles ramenèrent sans peine les soldats à l'obéissance : le zèle des uns fut redoublé par la préférence dont ils étaient l'objet ; les autres furent jaloux de rivaliser avec ceux qui leur avaient été préférés ; car César donna une place d'honneur à la dixième légion, qui montrait, en toute occasion, un grand dévouement pour lui. (Les légions romaines étaient alors désignées par leur rang d'inscription sur les rôles de l'armée, et c'est d'après cet usage qu'elles sont encore ainsi désignées de notre temps.) César, après avoir enflammé l'ardeur de ses soldats, ne se tint pas tranquille, dans la crainte qu'elle ne s'amortît encore, s'il temporisait. Il leva aussitôt le camp, se mit en marche contre Arioviste et l'effraya tellement par une attaque imprévue, qu'il le força d'entrer en négociation avec lui pour obtenir la paix ; mais ils ne purent s'entendre, parce que César voulait commander en maître ; tandis qu'Arioviste ne voulait obéir en rien. La guerre éclata donc et tout le monde fut dans l'attente ; non seulement les deux armées, mais les alliés et les ennemis que chaque parti avait là. Chacun se disait que la bataille allait bientôt s'engager et que ceux qui remporteraient une première victoire, soumettraient tout à leurs lois. Les Barbares avaient l'avantage par le nombre et par la taille ; les Romains, par l'expérience et par leur armure : quant à la bouillante ardeur des Germains, à leur fougue inconsidérée et téméraire, elle était compensée par le génie de César. Ainsi, égales pour la lutte, les deux armées nourrissaient d'égales espérances, qui leur inspiraient le même élan. [38,48] Elles étaient déjà en présence, lorsque les femmes des Barbares, après avoir interrogé l'avenir, leur défendirent d'engager le combat avant la nouvelle lune. Arioviste avait pour elles la plus grande déférence, quand elles faisaient de semblables prescriptions : il n'attaqua donc pas de suite les Romains avec toutes ses forces, malgré leurs provocations. Il n'envoya contre eux que sa cavalerie avec les fantassins qui lui étaient adjoints, et les inquiéta vivement. Dès lors, plein de mépris pour les Romains, il tenta de prendre une hauteur, qui dominait leurs retranchements, et s'en rendit maître : ceux-ci, de leur côté, s’emparèrent aussi d'une hauteur. Arioviste n'engagea point le combat, quoique César eût tenu jusqu'à midi son armée en ordre de bataille hors du camp ; mais les Romains s'étant retirés vers le soir, Arioviste tomba sur eux à l'improviste, et peu s'en fallut qu'il ne prît leurs retranchements. Après ces succès, il n'eut plus grand souci des prédictions des femmes : le lendemain, les Romains s'étant rangés en bataille, comme ils le faisaient chaque jour, il marcha contre eux avec son armée. [38,49] Les Romains, ayant vu les Germains sortir de leurs tentes, ne restèrent point tranquilles : ils firent un mouvement en avant, ne leur donnèrent point le temps de se mettre en ordre de bataille, fondirent sur eux, en criant, et prévinrent ainsi la décharge des traits dans laquelle ces barbares plaçaient toute leur confiance. On en vint aux prises de si près, que les Germains, ne pouvant se servir leurs piques, ni de leurs épées longues, se pressaient contre leurs adversaires et combattaient plus avec leurs corps qu'avec leurs armes ; s'efforçant tantôt de repousser celui qui les attaquait, tantôt de culbuter celui qui leur tenait tête. Plusieurs, privés même de l'usage de leurs épées courtes, combattaient avec leurs mains et avec leurs dents ; renversant leur adversaire, le mordant et le déchirant ; ce qui leur était facile, parce qu'ils étaient beaucoup plus grands. Mais, en se battant ainsi, ils ne firent pas beaucoup de mal aux Romains, qui, dans cette lutte corps à corps, balançaient par leur armure et par leur adresse la force des Barbares. Après avoir longtemps combattu de cette manière, les Romains eurent enfin le dessus, mais bien tard. Leurs épées courtes, plus petites que celles des Gaulois et dont la pointe était en acier, leur furent très utiles. D'ailleurs, plus faits à supporter longtemps la même fatigue, ils tinrent ferme bien mieux que les Barbares, qui avaient moins de persévérance que d'élan dans le premier choc. Voilà ce qui causa la défaite des Germains : cependant ils ne prirent point la fuite, non parce qu'ils ne le voulurent pas ; mais parce qu'ils ne le purent point, ne sachant à quoi se résoudre et sentant leurs forces épuisées. Réunis par groupes de trois cents, tantôt plus tantôt moins, s'abritant sous leurs boucliers et se tenant debout, inaccessibles, parce qu'ils étaient comme enfermés sous ces boucliers ; mais ne se mouvant qu'avec peine, parce qu'ils étaient pressés les uns contre les autres, ils ne purent rien faire ; mais ils n'eurent rien à souffrir. [38,50] Les Romains, voyant que les Barbares ne s'avançaient pas contre eux et ne prenaient pas non plus la fuite ; mais qu'ils restaient immobiles à la même place comme dans des tours, posèrent d'abord leurs javelots, qui ne leur étaient d'aucun secours : puis, comme ils ne pouvaient combattre de près avec leurs épées, ni atteindre la tête des Barbares (la seule partie de leur corps qui fût alors exposée aux coups, parce qu'ils combattaient la tête découverte), ils jetèrent aussi leurs boucliers. Assaillant les Germains, les uns en prenant leur élan, les autres de près, ils sautaient en quelque sorte sur eux et les frappaient. Plusieurs tombaient à l'instant même, parce qu'un seul coup suffisait pour les abattre : beaucoup d'autres mouraient avant de tomber ; car ils étaient tellement serrés les uns contre les autres, qu'ils se tenaient debout, même quand ils étaient morts. Ainsi périrent, avec leurs femmes et leurs enfants, la plupart des fantassins ; ceux-ci sur-le-champ de bataille, ceux-là près de leurs chariots, où ils s'étaient réfugiés. Arioviste s'éloigna incontinent avec la cavalerie et se dirigea sans délai vers le Rhin. Les Romains le poursuivirent, mais ils ne purent l'atteindre : il s'échappa sur une barque. Quant aux soldats qui l'avaient accompagné, les Romains en tuèrent une partie au moment où ils entraient dans le Rhin. Le reste fut reçu dans le fleuve et emporté par les eaux.