[36,0] LIVRE TRENTE-SIXIÈME (fragments). [36,1] {Excerpt. Photii, p. 529-536}. — A la même époque où Marius défit Bocchus et Jugurtha, rois de la Libye, dans une grande bataille où périrent plusieurs milliers de Libyens, et que Jugurtha lui-même, arrêté par Bocchus pour se faire pardonner des Romains, fut conduit prisonnier à Rome, les Romains essuyèrent de grands échecs dans la guerre contre les Cimbres qui avaient envahi la Gaule ; enfin, à cette même époque, quelques messagers, arrivés de la Sicile, vinrent annoncer la révolte de plusieurs milliers d'esclaves. A cette nouvelle, toute la république de Rome fut vivement alarmée, d'autant plus que près de soixante mille hommes d'élite avaient péri dans la guerre contre les Cimbres, et on n'avait plus à envoyer de nouvelles recrues. [36,2] Avant la révolte des esclaves en Sicile, il y avait eu plusieurs soulèvements en Italie; mais ils étaient de courte durée et peu importants, comme si quelque mauvais génie eût voulu annoncer d'avance la gravité de l'insurrection qui allait éclater en Sicile. Le premier de ces soulèvements en Italie eut lieu à Nucérie : trente esclaves avaient tramé une conspiration, mais ils furent bientôt découverts et châtiés ; le second éclata à Capoue : deux cents esclaves s'étaient insurgés, mais ils ne tardèrent pas à être exterminés ; le troisième soulèvement présenta quelques circonstances singulières. Un certain Titus Minutius, chevalier romain, fils d'un père très riche, devint amoureux d'une jeune esclave extrêmement belle, mais qui n'appartenait pas à sa maison. Il eut des rapports avec elle, et son amour s'en accrut à un tel point, qu'il l'acheta au prix de sept talents attiques, tant était violent ce fol amour. Le maître qui avait consenti à cette vente accorda un délai pour le payement ; car le chevalier avait du crédit en raison de la fortune de son père. Le délai expira ; et n'ayant pas de quoi faire le payement, il fixa un nouveau délai de trente jours. Au bout de ce terme, il fut encore dans l'impossibilité de payer au maître le prix de la vente; et comme son amour allait toujours en augmentant, il eut recours à la chose la plus insensée : il dressa des embûches à ses créanciers et se proclama roi absolu. Il acheta cinq cents armures, et demanda un terme pour le payement; il fit transporter ces armures secrètement dans une de ses propriétés de campagne et excita à la révolte ses propres esclaves, au nombre de quatre cents. Puis il se ceignit du diadème, se revêtit d'un manteau de pourpre, s'entoura de licteurs et des autres insignes du pouvoir souverain, et se proclama roi avec le concours de ses esclaves. Il fit d'abord battre de verges ceux qui lui demandaient le prix de sa jeune esclave, et leur trancha la tête. Après avoir armé ses esclaves, il attaqua les maisons de campagne du voisinage et tua cent hommes qui faisaient de la résistance. Bientôt il réunit une troupe de plus de sept cents combattants qu'il divisa en centuries ; il fit élever un retranchement et accueillit les rebelles qui se joignirent à lui. Cette rébellion ayant été annoncée à Rome, le sénat prit des mesures sages qui obtinrent un plein succès : il désigna un des généraux qui se trouvaient à Rome, Lucius Lucullus, pour s'emparer des esclaves fugitifs. Ce dernier fit le même jour, à Rome, une levée de six cents soldats, et se rendit à Capoue, où il rassembla quatre mille hommes d'infanterie et quatre cents cavaliers. Vettius {Titus Minutius} instruit de la marche de Lucullus, alla occuper une hauteur forte avec plus de trois mille cinq cents hommes. Dans le premier engagement, les esclaves fugitifs, grâce à leur position qui dominait le champ de bataille, eurent d'abord l'avantage; mais ensuite Apollonius, lieutenant de Vettius, séduit par Lucullus qui lui avait publiquement garanti son pardon, trahit ses complices. Au moment où Apollonius, secondant les Romains, allait porter la main sur Vettius pour l'arrêter, ce dernier, redoutant le châtiment qui l'attendait, s'ôta lui-même la vie, et avec lui périrent immédiatement tous ceux qui avaient pris part à la révolte, à l'exception du traître Apollonius. Ces événements n'étaient que le prélude d'un immense soulèvement qui éclata en Sicile. En voici l'origine. [36,3] Pendant son expédition contre les Cimbres, Marius fut autorisé par le sénat à tirer des troupes auxiliaires des nations transmarines. Marius envoya donc des députés auprès de Nicomède, roi de Bithynie, pour lui demander des secours. Ce dernier répondit que la plupart des Bithyniens avaient été enlevés par les percepteurs d'impôts et servaient comme esclaves dans les provinces. Le sénat rendit alors un décret, d'après lequel aucun allié de condition libre ne devait servir comme esclave dans les provinces, et les préteurs étaient chargés de l'exécution de ce décret. Il y avait alors en Sicile le préteur Licinius Nerva, qui conformément au sénatus-consulte, rendit la liberté à un grand nombre d'esclaves : dans l'espace de deux jours, il y en avait plus de huit cent rendus à la liberté. Tous les esclaves de l'île étaient alors enflammés par l'espoir de leur délivrance. Les habitants les plus considérés accoururent pour engager le préteur à renoncer à son entreprise. Nerva, soit par corruption, soit pour plaire aux riches, se désista du jugement de ces causes, et renvoya durement auprès de leurs maîtres les esclaves qui venaient réclamer leur affranchissement. Ces esclaves s'attroupèrent, sortirent de Syracuse, se réfugièrent dans le temple de Paliques, et conspirèrent entre eux. De là, la nouvelle de l'audacieuse entreprise des esclaves se répandit dans beaucoup d'endroits; le mouvement commença dans le pays des Halyciens : trente esclaves, appartenant à deux frères très riches, reconquirent les premiers leur liberté, sous le commandement d'un nommé Varius. Ils surprirent d'abord leurs maîtres au sommeil et les égorgèrent ; ils envahirent ensuite les fermes voisines et appelèrent les esclaves à la liberté. Plus de cent vingt esclaves se réunirent dans cette même nuit. Ils occupèrent ensuite une place forte, la retranchèrent, et reçurent d'autres esclaves tout armés au nombre de quatre-vingts. Le gouverneur de la province, Licinius Nerva, se mit immédiatement à les assiéger; mais il ne réussit pas dans son entreprise. Lorsqu'il vit que la forteresse était imprenable, il eut recours à la trahison. A cet effet, il promit la vie sauve à Caïus Titinius, surnommé Gadéus, et le séduisit par des promesses. Cet homme avait été depuis deux ans condamné à mort ; il avait échappé à la peine prononcée contre lui, et s'était mis à égorger un grand nombre d'hommes libres dans le pays qu'il avait rempli de ses brigandages; mais il n'avait fait aucun mal aux esclaves. C'est cet homme que Nerva employa comme instrument de ses desseins. Titinius, prenant avec lui un nombre suffisant d'esclaves dévoués, s'approcha de la forteresse des rebelles comme s'il voulait les aider à faire la guerre contre les Romains. Il fut accueilli avec empressement, et comme il était brave, on le nomma commandant. Il livra la place par trahison. Quant aux rebelles, les uns périrent les armes à la main, les autres redoutant le châtiment qui les attendait, s'ils tombaient entre les mains de leurs ennemis, se précipitèrent du haut de la forteresse. Telle fut la fin du premier soulèvement des esclaves fugitifs. — Après que les soldais romains eurent été congédiés, quelques messagers vinrent annoncer que Publius Clonius, chevalier romain, avait été assassiné par quatre-vingts esclaves rebelles, et que le rassemblement allait s'accroître. Le général romain, trompé par quelque conseil, laissa, en congédiant la plupart de ses troupes, assez de temps aux rebelles pour se retrancher dans leur position. Il s'avança cependant contre eux avec les soldats qu'il avait sous la main, traversa le fleuve Alba, passa à côté des rebelles qui avaient occupé le mont Caprianum, et atteignit la ville d'Héraclée. Cette marche faisant croire que le général romain n'avait pas osé attaquer les rebelles, un grand nombre d'esclaves prirent part au soulèvement : de tous côtés ils accoururent, se préparèrent de leur mieux au combat et dans sept jours ils mirent sur pied plus de huit cents combattants, et bientôt après il n'y en eut pas moins de deux mille. Apprenant à Héraclée tous ces rassemblements, le général romain détacha Marcus Titinius avec six cents hommes de la garnison d'Enna. Celui-ci attaqua les rebelles ; mais comme ces derniers avaient l'avantage du nombre et de la position, il fut mis en déroute. Un grand nombre de soldats furent tués ; les autres, jetant leurs armes, cherchèrent leur salut dans la fuite. Les rebelles, maîtres d'un si grand nombre d'armes, et ayant remporté la victoire, reprirent encore plus de courage ; enfin, tous les esclaves penchèrent pour la révolte. Les rassemblements augmentant journellement, il y eut en peu de jours plus de six mille rebelles. Ils se réunirent en une assemblée, et, sur la proposition qu'on fit, ils proclamèrent d'abord roi un nommé Salvius, passant pour habile dans les aruspices, et qui jouait de la flûte dans les spectacles de femmes. Ce roi évita le séjour dans les villes qu'il considérait comme propres à donner des habitudes de paresse et de luxe. Il divisa son armée en trois corps, donna à chacun un chef, leur ordonna de parcourir la campagne et de se réunir tous en un seul endroit et dans un temps donné. Par ces excursions, ils se procurèrent un grand nombre de chevaux et de bestiaux, et en peu de temps il y eut sur pied plus de deux mille cavaliers et au moins vingt mille fantassins, tous exercés militairement. Ils attaquèrent soudain la ville forte de Morgantine et l'assiégèrent vigoureusement. Le général romain partit la nuit pour aller au secours de la ville assiégée, ayant avec lui environ dix mille soldats italiens ou siciliens ; il surprit les rebelles occupés à ce siège, attaqua leur camp, et, ne le trouvant gardé que par un petit nombre de soldats, il s'en empara facilement de vive force; il y trouva un grand nombre de femmes prisonnières et un immense butin. Après avoir pillé le camp, il se dirigea sur Morgantine. Les rebelles firent soudain face à l'ennemi, et, favorisés par leur position, ils l'attaquèrent avec violence et eurent bientôt l'avantage ; le général romain fut mis en fuite. Le roi des rebelles défendit, dans une proclamation, de tuer aucun des soldats qui jetteraient leurs armes ; la plupart des soldats s'enfuirent donc en s'en débarrassant. Salvîus, ayant par ce moyen désarmé les ennemis, reprit le camp, et, après cette victoire signalée, il se trouva maître d'une grande quantité d'armes. Dans ce combat, grâce à la proclamation humaine du roi, il ne tomba pas plus de six cents Italiens et Siciliens ; mais il y eut environ quatre mille prisonniers. Depuis ce succès, Salvius vit grossir sa troupe ; il doubla son armée, devint maître de la campagne, et essaya de nouveau d'assiéger Morgantine, après avoir proclamé la liberté des esclaves qui s'y trouvaient. Mais, de leur côté, les maîtres firent la même promesse aux esclaves s'ils voulaient combattre les rebelles ; les esclaves préférèrent ce dernier parti, et, combattant courageusement, ils firent lever le siège. Le général romain s'étant refusé à leur rendre la liberté , la plupart des esclaves s'enfuirent dans le camp des rebelles. [36,4] Dans le territoire d'Égeste, de Lilybée et des lieux voisins, les esclaves furent aussi atteints de la fièvre de révolte. A la tête de ces mouvements était un nommé Athénion, homme courageux, Silicien d'origine. C'était l'économe de deux frères très riches, et expert dans l'art astromantique ; il séduisit d'abord les esclaves qui lui étaient subordonnés, au nombre de deux cents, puis ceux du voisinage, de manière qu'en cinq jours il en eut réuni plus de mille. Nommé roi, il se ceignit du diadème, et suivit une conduite toute différente de celle des autres, car il n'accueillit pas indistinctement tous les déserteurs : il n'enrôla que les plus braves et força les autres à rester chacun livré aux travaux qui lui étaient assignés ; il se procura ainsi des vivres en abondance. Il prétendait que les dieux lui avaient annoncé qu'il serait un jour roi de toute la Sicile, et qu'il fallait épargner ce pays, ainsi que les animaux et les fruits qui s'y trouvaient, comme si c'était les siens. Enfin, il parvint à rassembler plus de dix mille hommes ; il osa mettre le siège devant Lilybée, ville inexpugnable. Mais, n'obtenant aucun succès, il renonça à son entreprise, sous le prétexte que les dieux lui en avaient donné l'ordre, et que s'il persévérait dans ce siège, il lui arriverait du malheur. Pendant qu'il exécutait sa retraite, quelques navires, chargés de troupes d'élite mauritaniennes et envoyés au secours des assiégés, entrèrent dans le port de Lilybée. Ces troupes étaient commandées par un nommé Comon, qui tomba inopinément pendant la nuit sur l'armée d'Athénion ; après avoir tué beaucoup d'ennemis. et blessé un non moins grand nombre, il retourna dans la ville. La prédiction d'Athénion frappa d'étonnement les rebelles. [36,5] Toute la Sicile était en désordre et offrait une Iliade de maux; car non seulement les esclaves, mais encore les hommes libres sans moyens d'existence, se livraient au pillage et à toutes sortes d'excès. Dans la crainte d'être dénoncés, ces misérables tuaient impitoyablement tous ceux qu'ils rencontraient, hommes libres ou esclaves. Les habitants des villes ne regardaient plus guère comme leur propriété que ce qu'ils possédaient en dedans des murailles; les biens situés en dehors de cette enceinte étaient pour eux des biens étrangers et la proie du plus fort. Beaucoup d'autres excès intolérables étaient commis en Sicile. [36,6] Salvius ayant assiégé Morgantine, parcourut le pays jusqu'à la plaine de Léontium, et rassembla une armée formée d'au moins trente mille hommes d'élite. Il sacrifia aux héros paliques, leur consacra une robe de pourpre en action de grâces de sa victoire, se proclama lui-même roi et fut salué du nom de Tryphon par les rebelles. Ayant conçu le projet de s'emparer de Triocala et d'y établir sa résidence, Tryphon fit venir auprès de lui Athénion, comme un roi mande son général. Tout le monde crut d'abord qu'Athénion revendiquerait pour lui-même l'autorité souveraine, et que la guerre serait facilement terminée en raison de la division qui éclaterait parmi les rebelles; mais le destin, qui semblait vouloir augmenter les forces des esclaves fugitifs, fit que les chefs restèrent unis. Tryphon se dirigea promptement avec son armée sur Triocala; Athénion s'y rendit aussi avec trois mille hommes, obéissant à Tryphon comme un général à son roi ; il avait détaché le reste de ses troupes avec l'ordre de parcourir la campagne et de soulever les esclaves. Tryphon conçut plus tard des soupçons contre Athénion, et le jeta en prison. Il fit exécuter de beaux travaux pour fortifier encore davantage la place de Triocala, déjà naturellement forte. Le nom de cette place vient, dit-on, de ce qu'elle offre trois avantages (g-treis g-kalos). D'abord, elle possède beaucoup de sources d'eau douce; ensuite, des environs admirablement cultivés, pleins de vignobles et d'oliviers ; enfin, la place, assise sur un immense rocher imprenable, est extrêmement forte. Tryphon avait fait entourer la ville d'une enceinte de huit stades, ainsi que d'un fossé profond; il y avait fixé sa résidence, et s'était pourvu de toutes sortes de provisions. Il y construisit aussi un palais royal et un forum assez vaste pour contenir un peuple nombreux. Il se composa un conseil dont les membres étaient choisis parmi les hommes les plus sages. Il portait la toge prétexte, et la tunique laticlave quand il siégeait au tribunal, il était précédé de licteurs armés de haches, et s'entourait de tous les attributs de la royauté. [36,7] Le sénat de Rome envoya contre les rebelles Lucius Licinius Lucullus avec une armée de quatorze mille hommes, tant Romains qu'Italiens, auxquels il fallait ajouter huit cents Bithyniens, Thessaliens et Acarnaniens ; six cents Lucaniens, commandés par Cleptius, renommé pour son expérience militaire et sa bravoure ; enfin un autre corps de six cents hommes. Le total de l'armée avec laquelle le général romain vint occuper la Sicile, s'élevait donc à dix-sept mille hommes. Cependant Tryphon s'était réconcilié avec Athénion et délibérait sur la conduite à tenir dans la guerre contre les Romains. Tryphon était d*avis de combattre à Triocala, tandis qu'Athénion conseillait de ne pas se laisser assiéger, mais de combattre en rase campagne. [36,8] Ce conseil ayant prévalu, les rebelles, au nombre d'environ quarante mille, vinrent camper près de Scirthée, à douze stades du camp des Romains. Il y eut d'abord des escarmouches sans interruption ; les deux armées se rangèrent ensuite en bataille; le succès fut longtemps incertain, et il y eut beaucoup de morts de part et d'autre. Athénion, à la tête de deux cents cavaliers d'élite, porta la mort dans les rangs ennemis; mais, blessé aux deux genoux et atteint d'une troisième blessure, il fut mis hors de combat ; les esclaves découragés prirent la fuite. Athénion, feignant d'être mis à mort, se sauva à la tombée de la nuit. Tryphon et ses compagnons furent mis en déroute, et les Romains remportèrent une brillante victoire ; au moins vingt mille rebelles restèrent sur le champ de bataille. Le reste profita de la nuit pour se sauver à Triocala ; il aurait été cependant facile au général romain de terminer ces débris, s'il s'était mis à leur poursuite. Tous les esclaves furent tellement abattus par ce revers qu'ils se consultèrent entre eux pour retourner auprès de leurs maîtres, et se livrer à discrétion. Cependant l'opinion de se défendre jusqu'au dernier souffle de vie plutôt que de se rendre à leurs ennemis l'emporta. Neuf jours après, le général romain vint assiéger Triocala. Dans le combat qui s'y livra, il y eut beaucoup de morts de part et d'autre ; enfin le général romain eut le dessous, et les rebelles reprirent courage. Lucullus manqua à ses devoirs, soit par négligence, soit par corruption. C'est pourquoi les Romains le mirent plus tard en jugement. [36,9] Caius Servilius, envoyé en remplacement du général Lucullus, ne fit non plus rien qui soit digne de mémoire. Aussi fut-il, de même que Lucullus, condamné par la suite à l'exil. A la mort de Tryphon, Athénion hérita du pouvoir. Il assiégeait les villes, dévastait impunément les campagnes et recueillait un immense butin, car Servilius n'osait pas lui résister. [36,10] {Excerpt. Vatican., p. 111}. — En apprenant que Caïus Servilius avait passé le détroit de Sicile pour continuer la guerre, Lucullus licencia ses soldats, brûla ses palissades et ses travaux de fortification, afin de ne laisser à son successeur aucune ressource importante pour la conduite de la guerre. Comme on lui reprochait de traîner la guerre en longueur, il crut se faire disculper par l'exemple de son successeur humilié et battu. [36,11] {Excerpt. Photii, p. 536-537}. — L'année étant révolue, les Romains nommèrent pour la cinquième fois consul Caius Marius, avec Caïus Aquillius. Le général Aquillius fut envoyé contre les rebelles, et, grâce à sa bravoure, il remporta sur eux une éclatante victoire. Il engagea lui-même avec Athénion, roi des rebelles, une lutte héroïque; il le tua et fut blessé à la tête. Dès qu'il fut rétabli, il marcha contre le reste des rebelles, au nombre de dix mille. Ces derniers ne résistèrent pas à l'attaque, mais se réfugièrent dans leurs retranchements. Cependant Aquillius ne leur laissa aucun répit, et les réduisit de vive force. Enfin il ne restait plus que mille rebelles sous le commandement de Satyrus. Le général romain songea d'abord à les soumettre par les armes ; mais comme ils envoyèrent ensuite des parlementaires, et qu'ils se rendirent à discrétion, Aquillhis ne leur infligea pour le moment aucune punition ; il se contenta de les envoyer à Rome où ils furent employés à combattre les bêtes féroces dans les jeux publics. Cependant, selon quelques historiens ces esclaves terminèrent leur vie d'une manière plus éclatante : refusant de descendre dans le cirque pour combattre des animaux, ils se tuèrent eux-mêmes réciproquement sur les autels publics; Satyrus s'ôta le dernier la vie et tomba en héros sur les cadavres de ses compagnons. Telle fut l'issue tragique de la guerre des esclaves en Sicile, laquelle avait duré près de quatre ans. [36,12] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 608-609}. — .... Non seulement une multitude d'esclaves révoltés, mais encore des hommes libres, sans bien ni ressources, se livraient au pillage et à toutes sortes d'excès. Poussés tout à la fois par leur indigence et leur scélératesse, ils parcouraient les pays par bandes; ils emmenaient les troupeaux de bestiaux, pillaient les fruits déposés dans les greniers, et, pour s'assurer l'impunité de leurs crimes, ils égorgeaient impitoyablement tous ceux qu'ils rencontraient, tant esclaves qu'hommes libres. L'autorité romaine était impuissante à rendre la Justice : une licence générale fut l'origine de maux grands et nombreux ; tout le pays était rempli d'excès et de rapines. Les citoyens les plus considérés et les plus riches dans les villes perdirent, par ce changement inattendu de la fortune, non seulement leurs biens, tombés insolemment entre les mains d'esclaves fugitifs, mais ils durent encore subir les outrages des hommes libres. Aussi, tous les habitants considéraient-ils à peine comme leurs biens les propriétés situées dans l'intérieur des villes ; tout ce qui était situé en dehors des murs fut la proie de la violence. Enfin, les villes étaient remplies de désordres, de troubles et d'anarchie. Les rebelles, maîtres de la campagne, irrités contre leurs seigneurs, animés d'une cupidité insatiable, rendaient le pays inabordable aux voyageurs. Les esclaves, renfermés dans l'intérieur des murs, étaient atteints de la contagion de la révolte, et se rendaient redoutables à leurs maîtres. [36,13] Le tribun Saturninus affectait des mœurs dissolues ; nommé questeur, il fut chargé de faire transporter à Rome les approvisionnements tirés d'Ostie. Sa négligence et sa mauvaise conduite dans l'administration de la charge qui lui était confiée, lui valurent des reproches mérités. Le sénat lui ôta sa questure pour la donner à d'autres. S'étant corrigé de sa vie licencieuse, et devenu plus sage, il fut jugé digne d'être nommé tribun du peuple. [36,14] {Excerpt. Photiï, p. 537-638}. — Un nommé Battacès, prêtre de la grand'mère des dieux, arriva de Pessinonte, en Phrygie, à Rome. Admis en présence des magistrats et du sénat, il déclara qu'il était venu par ordre de la déesse dont le temple avait été souillé, et qu'il fallait faire à Rome des expiations publiques. Ce prêtre avait un vêtement et des ornements particuliers, éloignés des mœurs des Romains : il portait une immense couronne d'or et une robe brodée d'or, semblable à celle d'un roi. Il harangua le peuple dans le forum, et inspira à la multitude une crainte superstitieuse : il reçut l'hospitalité, et fut logé aux frais de l'État; mais un des tribuns du peuple, Aulus Pompéius, lui défendit de porter la couronne. Un autre tribun du peuple le fit monter à la tribune, le pressa de questions au sujet de l'expiation publique, et n'en obtint que des réponses empreintes de fanatisme. Le peuple, excité par Pompéius, insulta le prêtre, qui se retira dans son domicile, et n'en sortit plus, disant qu'on avait outragé, non seulement sa personne, mais encore la déesse. Aussitôt après, Pompéius fût atteint d'une fièvre ardente ; une angine violente lui fit ensuite perdre la voix, et il mourut le troisième jour. Cette mort fut considérée par la multitude comme un châtiment divin pour avoir insulté le prêtre et la déesse ; car les Romains sont très superstitieux. Battacès reçut donc la permission de porter la robe sacrée ; le peuple l'honora de présents magnifiques; un grand nombre d'hommes et de femmes le conduisirent hors de Rome. [36,15] Suivant une coutume des soldats romains, tout général qui, dans un combat, avait fait mordre la poussière à plus de six mille ennemis, était proclamé "imperator", ce qui équivaut au titre de roi. [36,16] {Excerpt. de Légat., p. 634}. — Des envoyés du roi Mithridate vinrent à Rome pour offrir au sénat une grande quantité de richesses. Saturninus, profitant de cette occasion pour insulter le sénat, fit subir à cette députation de grands outrages. Les envoyés, excités par les sénateurs qui promettaient leur appui, firent mettre Saturninus en jugement pour le faire punir des outrages qu'ils avaient reçus. Ce débat public eut beaucoup de gravité, tant en raison du caractère inviolable des députés, qu'à cause de la sévérité que les Romains avaient toujours montrée contre ceux qui avaient insulté les députations. Saturninus, cité devant le sénat, dont il était judiciable en raison du crime qu'il avait commis, allait être condamné à mort; vivement alarmé du danger qui le menaçait et de la gravité de la lutte qu'il avait engagée, il eut recours au moyen commun de tous les malheureux, à la pitié. Il déposa sa robe splendide pour prendre un vêtement grossier; il laissa pousser ses cheveux et sa barbe, parcourut la ville, implora la miséricorde du peuple, tomba à genoux devant les uns, prit les mains des autres, et les supplia, les larmes aux yeux, de venir à son secours ; il leur représentait qu'il était injustement condamné par le sénat, enfin que ses ennemis étaient en même temps ses accusateurs et ses juges. Le peuple se laissa émouvoir par ces supplications : plusieurs milliers d'hommes accoururent vers le tribunal, et Saturninus fut acquitté contre toute attente. Grâce au concours du peuple, il fut réélu tribun. [36,17] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 609}. — Le procès du rappel de Métellus s'agitait depuis deux ans dans les assemblées publiques. Le fils de Métellus avait laissé croître ses cheveux et sa barbe, et, vêtu comme un malheureux, il parcourait la place publique, se jetait aux genoux des citoyens et sollicitait, les larmes aux yeux, le rappel de son père. Le peuple, quoiqu'il ne voulût pas sonner l'exemple d'un rappel illégal, fut cependant touché de compassion à la vue du jeune homme qui montrait tant d'affection pour son père; il rappela Métellus de l'exil et donna à son fils le surnom de Pieux, à cause de sa tendresse filiale.