LIVRE XXIV I. Les Carthaginois avaient transféré à Lilybée les citoyens de la ville de Sélinonte qu’ils avaient détruite. Mais les Romains pourvus d’une flotte de deux cent quarante vaisseaux, accompagnés de soixante galiotes et d’autres petits bâtiments de toute forme, se montrèrent devant Palerme, d’où ils parvinrent à Lilybée dans le dessein d’assiéger cette dernière ville ; ils creusèrent d’abord un fossé qui séparait en cet endroit la pointe de l’île du continent : et sur ce terrain, ils établirent des catapultes, des béliers, des tortues et toutes les machines dont on a besoin dans un siège pour des travaux, ou pour l’attaque. Ils fermèrent d’abord le port même de la ville par leurs soixante galiotes chargées de pierres et enfoncées dans l’eau. L’armée romaine était composée en tout de cent dix mille hommes, dont on destinait à l’attaque soixante mille hommes de pied, soutenus par sept cents homme de cheval. Les assiégés reçurent de la part des Carthaginois un renfort de quatre mille hommes, et des provisions de vivres, ce qui renouvela leur courage, et celui d’Asdrubal qui devait soutenir le siège. Les Romains instruits de cette nouvelle, et par conséquent de l’insuffisance de leurs travaux précédents, pour fermer le port, redoublèrent le nombre de poutres, des ancres et de toutes les matières de bois et de fer, qu’ils jetèrent encore au fond de l’eau. Mais une tempête violente qui s’éleva détruisit la liaison de toutes ces pièces. Ils construisirent aussi une machine à jeter des pierres, et les Carthaginois élevèrent un mur intérieur à leurs remparts. Les assiégeants comblent aussitôt le fossé, quoiqu’il eux soixante coudées de largeur et quarante de profondeur. Le combat s’étant donné au pied du mur bâti le long de la mer ; les deux partis tentèrent de se faire tomber réciproquement dans le piège. Car les assiégés sortants en foule pour venir au rendez- vous du combat qui devait de donner entre la muraille et la mer, les assiégeants avaient déjà disposé des échelles pour monter les remparts et s’étaient en effet déjà emparés du mur extérieur. Mais d’un autre côté le capitaine carthaginois laissé à la garde du dedans de la ville, tomba sur ce corps de troupes, leur rua dix mille hommes, et obligea tout le reste à se précipiter, ou à s’échapper de quelque autre manière. Les assiégés poussèrent leur avantage plus loin. Car sortant en foule, ils détruisirent toutes les machines des Romains, leurs tortues, leurs béliers, leurs pierres, leurs instruments à fouir la terre ; le vent même leur vint à leur secours, et anima le feu qu’ils avaient mis à toutes les espèces d’instruments où il entrait principalement du bois. Du reste les Carthaginois voyant que les chevaux leur étaient fort inutiles par la nature du terrain où Lilybée se trouvait bâtie, les envoyèrent à Drépanon ; et il leur vint en même temps de grands secours de Carthage. Les Romains au contraire, outre la perte de leurs machines, furent attaqués d’une peste causée par la disette des vivres ; car eux seuls et leurs alliés se nourrissaient de viande en ce temps-là dans la Sicile : de sorte qu’en peu de jours ils perdirent dix mille hommes de maladie ; et ils ne songeaient plus qu’à lever le siège. Mais Hièron, roi de Syracuse, leur rendit courage en leur envoyant de très grandes provisions ; de sorte qu’ils persistèrent dans leur entreprise. Cependant les Romains ayant changé de consuls, ce fut Claudius, fils d’Appius, qui fut chargé de continuer le siège, et qui renouvela les travaux et des ouvrages qui furent encore emportés par la mer. Ce consul naturellement présomptueux avait fait équiper une flotte de deux cent dix voiles qu’il amenait à Drépanum contre les Carthaginois : mais dans le combat il perdit cent dix sept vaisseaux et vingt mille hommes. Il serait difficile de trouver en ces temps-là une victoire plus complète, non seulement de la part des Carthaginois, mais dans l’histoire de quelque peuple que ce puisse être. Et ce qui est encore plus surprenant, est que les Carthaginois n’ayant là que dix vaisseaux, il n’y fut pas tué un seul homme, et il n’y eut que très peu de blessés. Peu de temps après Annibal fit partir pour Palerme un commandant à la tête de trente galères qui amena à Drépanum un convoi de vivres que les Romains envoyaient à leur armée, et s’y étant fournis eux- mêmes de tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, ils retournèrent à Lilybée, où ils remplirent cette ville toujours assiégée par les Romains de toutes les provisions qui pouvaient lui être nécessaires. Mais de plus il y était déjà venu de Carthage ; le préteur Carthalon à la tête de soixante et dix vaisseaux de guerre et d’autant d’autres chargés de vivres. Ayant lui-même attaqué les Romains, il leur avait coulé à fond quelques vaisseaux, et en avait tiré cinq à terre. Apprenant ensuite qu’il venait de Syracuse une flotte de Romains au secours de ceux qui assiégeaient actuellement Lilybée, il persuada à son conseil de guerre d’aller à leur rencontre avec six vingt de leurs plus forts vaisseaux ; et les deux flottes se trouvèrent en présence l’une de l’autre à la hauteur de Géla. Les Romains effrayés de cette rencontre revirèrent de bord pour revenir à la hauteur de Phintiade : mais en laissant derrière eux tous leurs vaisseaux de charge qui portaient les vivres. Les Carthaginois les poursuivant dans cette espèce de fuite, donnèrent lieu à un combat violent, où ils leur coulèrent à fond cinquante vaisseaux de haut bord, dix-sept barques de longueur, et en mirent treize hors de service : ce ne fut qu’à l’embouchure du fleuve Alicus qu’ils pensèrent à leurs propres blessés. Cependant le consul Junius qui n’avait point encore appris cette nouvelle, part de Messine à la tête de trente-six vaisseaux de guerre, suivis d’un assez grand nombre de vaisseaux de charge. Passant à la hauteur de Pachynus, et arrivé enfin à Phintrade, il fut consterné de cette défaite. Mais bientôt instruit encore de l’approche des Carthaginois, il fit d’abord mettre le feu à treize barques inutiles ; et remit à la voile, pour retourner incessamment à Syracuse, où il espérait de trouver un asile dans la cour du roi Hiéron. Mais aussitôt serré de près par les vaisseaux carthaginois à la hauteur de Camarine, il se fit mettre à terre, et chercha la sûreté en des lieux escarpés et couverts de bois. Cependant la tempête devenant toujours plus forte, les Carthaginois eux-mêmes jugeant à propos de prendre terre à Pachinus, abordèrent sur un rivage que sa position mettait à l’abri de tout vent. Les Romains ayant eu là un grand combat à essuyer, perdirent d’abord tous leurs vaisseaux longs dont il restait à peine deux qui ne fussent pas endommagés ; de sorte que la plus grande partie de leurs nautoniers avaient péri en cette déroute. Le consul Junius recueillant dans ces deux vaisseaux ce qui restait d’hommes en vie, se retira au camp posé devant Lilybée. Il prit ensuite le château d’Erice de nuit et environna d’un mur celui d’Agotalle appelé maintenant Acellus, où il laissa une garnison de huic cents soldats. Carthalon de son côté apprenant qu’Erice était occupée par les ennemis, transporta de ce côté-là un corps de troupes sur des vaisseaux ; et attaquant la citadelle d’Aegotalle, il l’emporta ; et ayant mis par terre une partie de la garnison, il réduisit l’autre à se sauver à Eryce. Cette dernière place était gardée par trois mille hommes. Dès le premier combat naval qui fut donné à son sujet, les Romains perdirent mille cinq cents hommes, et il fut fait sur eux pour le moins autant de prisonniers de guerre. II. On avait bâti sur le rocher du port de Catane un fort qu’on appelait Italique. Il fut assiégé par le Carthaginois Barcas... Les ruses de guerre imaginées par les généraux, et tous les projets dont ils font part à leurs confidents les plus intimes parviennent ordinairement à la connaissance des ennemis par des transfuges. Cette découverte ne manque guère de leur inspirer de la crainte ; et ils se croient dès lors exposés à un très grand danger et à leur perte prochaine. Barcas arrivé de nuit mit les troupes à bord, et passant jusqu’à Eryce qui est à trente stades dans les terres, il emporta cette ville, dont il fit passer presque tous les habitants au fil de l’épée, et envoya le reste à Drépanum... Il arrive toujours et en toute affaire que l’arrogance et le bon ordre procure de grands avantages... III. Le consul Calatinus à la tête de trois cents vaisseaux de guerre et de sept cent autres bâtiments moins considérables, ce qui lui faisait en tout une flotte de mille voiles, passa dans la Sicile, et vint aborder au rendez-vous général des marchands d’Eryce. D’un autre côté le commandant Hannon parti de Carthage, et accompagné de deux cent cinquante vaisseaux, tant de guerre que de charge, ayant d’abords pris terre en l’île Sacrée, venait de là à Eryce : ce fut dans ce trajet qu’il se donna un grand combat naval, où les Carthaginois perdirent cent dix-sept navires, entre lesquels il y en eut vingt, dont il ne se sauva pas un seul homme. Les Romains se trouvèrent maîtres de quatre-vingt de ces vaisseaux, dont on garda trente pour les frais, en abandonnant les cinquante autres aux soldats. Les prisonniers carthaginois se montèrent au nombre de six mille, suivant le rapport de Philitius ; car d’autres n’en comptent que quatre mille quarante. Le reste de cette flotte ruinée profita d’un vent favorable pour se retirer à Carthage... Il ne reste aucune ressource au courage, lors que le navire commençant à s’enfoncer, on ne peut plus s’y tenir de pied ferme, et que la mer vous livre en quelque sorte elle-même aux ennemis. La première guerre entre les Romains et les Carthaginois ayant duré vingt-quatre ans, et Lilybée demeurant aux Romains après un siège de dix ans, les deux nations firent la paix entre elles.