[16,0] LIVRE XVI. [16,1] I. Tout historien doit, dans ses compositions, exposer en détail les actes des rois ou des cités depuis leur origine jusqu'à leur fin. C'est ainsi que le lecteur. comprend aisément l'histoire et se la grave dans la mémoire. En effet, si le récit est tronqué et si le commencement ne se lie pas avec la fin, il n'intéresse qu'à demi le lecteur qui aime à s'instruire, tandis qu'un récit bien coordonné constitue un travail historique vraiment attrayant. Autant que le sujet de la matière le permet, il importe que l'historien ne s'écarte jamais de ce principe. Arrivés à l'histoire de Philippe, fils d'Amyntas, nous essayerons d'exposer dans ce livre tous les actes de ce roi qui occupa pendant vingt-quatre ans le trône de Macédoine. La Macédoine devint, par les efforts de Philippe, un des plus grands empires d'Europe. Ce roi est réellement le fondateur de sa dynastie; il avait trouvé la Macédoine sujette de l'Illyrie : il la laissa maîtresse de peuples et d'Etats puissants et nombreux. Grâce à son génie, il obtint, du consentement des villes, le commandement sur toute la Grèce. Pour avoir châtié les profanateurs de Delphes et délivré l'oracle, il devint membre du conseil des amphictyons; et, comme prix de sa piété envers les dieux, il reçut le droit de suffrage ôté aux Phocidiens qu'il avait vaincus. Après avoir dompté par la guerre les Illyriens, les Péoniens, les Thraces, les Scythes et les autres nations du voisinage, il conçut le projet de renverser l'empire des Perses. Il fit passer des troupes en Asie et délivra les villes grecques ; mais au milieu de ces préparatifs, il fut enlevé par le destin, léguant à son fils Alexandre des forces si considérables qu'elles rendaient inutiles le secours des alliés pour renverser la monarchie perse. Tous ces succès, il ne les devait point à la fortune, mais à ses propres talents. Philippe fut un des rois les plus distingués par son habileté stratégique, sa bravoure et sa grandeur d'âme. Mais n'anticipons point dans cette préface sur des faits que nous allons raconter en détail, après avoir repris les choses d'un peu plus haut. [16,2] II. Sous l'archontat de Callimède, on célébra la CVe olympiade, dans laquelle Porus de Cyrène fut vainqueur à la course du stade, et les Romains nommèrent consuls Cnéius Génucius et Lucius Emilius. A cette époque, Philippe, fils d'Amyntas et père de cet Alexandre qui subjugua les Perses, monta sur le trône de Macédoine dans les circonstances que nous allons faire connaitre. Amyntas, battu par les Illyriens, fut forcé à payer tribut aux vainqueurs. Or, les Illyriens avaient reçu en otage Philippe, le plus jeune de ses fils, et l'avaient déposé entre les mains des Thébains. Ceux-ci confièrent ce jeune homme au père d'Epaminondas, avec la recommandation d'en avoir soin et de lui donner une éducation convenable. Epaminondas avait alors pour précepteur un philosophe de l'école de Pythagore. Philippe fut donc instruit, en même temps qu'Épaminondas, dans les doctrines pythagoriciennes. Les deux disciples, doués de dispositions heureuses et de l'amour de l'étude, se distinguèrent par leurs talents. Epaminondas, bravant les périls de la guerre, procura à sa patrie la suprématie inattendue sur la Grèce. Philippe, parti des mêmes principes, ne le céda point en gloire à Epaminondas. Après la mort d'Amyntas, Alexandre, l'aîné de ses fils, hérita de la couronne, mais il périt bientôt par la trahison de Ptolémée l'Alorite, qui usurpa le trône. Celui-ci fut à son tour tué par Perdiccas, qui fut proclamé roi. Perdiccas fut vaincu par les Illyriens, dans une grande bataille, et il tomba au moment décisif. Son frère, Philippe, s'échappa de Thèbes, où il était retenu en otage, et devint roi de la Macédoine, royaume alors bien affaibli. Les Macédoniens avaient perdu plus de quatre mille hommes dans la défaite qu'ils venaient d'essuyer; le reste de l'armée, effrayé de la puissance des Illyriens, n'osait point continuer la guerre. Dans cet intervalle, les Péoniens, qui habitent les frontières de la Macédoine, ravagèrent la campagne, bravant les Macédoniens. Les Illyriens rassemblèrent de nombreuses troupes et se disposèrent à marcher contre la Macédoine. Un certain Pausanias, allié à la famille royale, chercha, avec l'aide du roi de Thrace, à s'emparer du trône de Macédoine. D'un autre côté, les Athéniens, qui n'aimaient. pas Philippe, lui opposèrent , comme prétendant à la royauté, Argée auquel ils envoyèrent. le général Mantias avec trois mille hoplites et avec une flotte considérable. [16,3] III. Les Macédoniens furent fort alarmés de leur défaite et des dangers qui les menaçaient de toutes parts. Mais Philippe ne partagea point ces alarmes, et ne s'effraya point de la situation critique dans laquelle il se trouvait. Il réunissait fréquemment les Macédoniens en assemblée, et ranimait, par son éloquence, leur courage abattu. Il donna à ses troupes une meilleure organisation, perfectionna les armements et occupa les soldats à des exercices continuels pour les habituer à la guerre. Il imagina de donner plus d'épaisseur aux rangs, à l'imitation du synaspisme des héros de la guerre de Troie, et fut l'inventeur de la phalange Macédonienne. Il était affable dans ses entretiens, et s'attirait l'affection de la multitude par des récompenses et par des promesses. Il songeait sans cesse à parer les dangers nombreux qui le menaçaient. Voyant que c'était uniquement pour arriver à la possession d'Amphipolis que les Athéniens lui avaient opposé Argée comme prétendant à la royauté, Philippe évacua cette ville spontanément et la laissa se gouverner par elle-même. Il envoya aux Péoniens une députation, corrompit les uns par des présents, gagna les autres par des promesses, et parvint ainsi à conclure avec eux un traité de paix dans un moment opportun. Il réussit de même à faire avorter l'expédition de Pausanias en gagnant ce chef qui devait rétablir le roi de Thrace sur son trône. Cependant Mantias, général des Athéniens, aborda à Méthone; il y établit sa station et détacha Argée avec le corps des mercenaires pour marcher contre AEges. Arrivé dans cette ville, Argée engagea les habitants à prendre part à cette expédition et à l'aider à s'emparer du trône de Macédoine ; mais sa proposition n'ayant pas été accueillie, il revint à Méthone. Philippe apparut alors à la tête de son armée, engagea un combat, tua un grand nombre de mercenaires, et obligea le reste à se réfugier sur une hauteur. Philippe relâcha ces derniers par capitulation, après avoir obtenu l'extradition des transfuges. Par cette première victoire Philippe rendit les Macédoniens plus courageux dans les combats qu'ils eurent à soutenir dans la suite. Dans cet intervalle, les Thasiens fondèrent la ville de Crénides, qui reçut plus tard le nom de Philippi, du nom du roi qui y envoya de nombreux colons. L'historien Théopompe de Chio commence ici son histoire de Philippe, composée en cinquante-huit livres, dont cinq sont d'une origine incertaine. [16,4] IV. Euchariste étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Quintus Servilius et Lucius Génucius. Dans cette, année, Philippe envoya des députés à Athènes pour engager le peuple à conclure un traité de paix depuis qu'il avait renoncé à toute prétention sur Amphipolis. Il était ainsi délivré de la guerre avec les Athéniens, lorsqu'il apprit la mort d'Agis, roi des Péoniens. Philippe résolut de profiter du moment pour attaquer cette nation. Il envahit donc la Péonie, défit les Barbares en bataille rangée, et les força à se soumettre aux Macédoniens. Il ne lui restait plus d'autres ennemis que les Illyriens, et il désirait ardemment les subjuguer. Il convoqua donc une assemblée générale dans laquelle if exhorta son armée à la guerre, en prononçant un discours approprié à la circonstance. Il pénétra dans l'Iliyrie avec au moins dix mille fantassins et six mille cavaliers. Bardylis, roi des Illyriens, informé de la présence des ennemis, envoya d'abord des parlementaires pour traiter de la paix, à la condition que les deux parties belligérantes resteraient en possession des villes qu'elles occupaient alors. Philippe répondit qu'il désirait la paix, mais qu'il n'y consentirait que lorsque les Illyriens auraient évacué toutes les villes macédoniennes. Sur cette réponse, les députés revinrent sans avoir rien conclu. Bardylis, enhardi par ses succès antérieurs, et confiant en la valeur des Illyriens, se porta à la rencontre des ennemis avec une armée de dix mille fantassins d'élite et cinq cents cavaliers. A mesure que les deux armées s'approchaient l'une de l'autre, les soldats élevèrent un immense cri de guerre et engagèrent vivement le combat. Philippe, commandant l'aile droite et l'élite des guerriers macédoniens, avait ordonné à sa cavalerie de se détacher pour prendre les Barbares en flanc, tandis que lui-même les attaquerait de front. Le combat fut acharné. Les Illyriens se formèrent en carré et soutinrent le choc courageusement. Des deux côtés on fit des prodiges de valeur, et la victoire resta d'abord longtemps indécise. Un grand nombre de guerriers périrent, beaucoup d'autres furent blessés, et les pertes se balançant des deux côtés, l'issue du combat demeura douteuse. Enfin les cavaliers macédoniens pressèrent l'ennemi sur les flancs et par derrière; Philippe, combattant lui-même en héros à la tête de sa troupe d'élite, força le gros de l'armée illyrienne à prendre la fuite. Il poursuivit les ennemis à une grande distance, et, après leur avoir fait beaucoup de mal, il fit sonner le rappel des Macédoniens, éleva un trophée et ensevelit les morts. Les Illyriens entrèrent en négociation, et obtinrent la paix, à la condition que les Illyriens retireraient leurs garnisons de toutes les villes macédoniennes. Les Illyriens perdirent dans cette bataille plus de sept mille hommes. [16,5] V. Après avoir parlé des événements qui se sont passés en Macédoine et en Illyrie, nous allons passer à l'histoire des autres nations. Et d'abord, en Sicile, Denys le jeune, tyran de Syracuse, qui venait de succéder à son père, était demeuré dans l'inaction, masquant son oisiveté par l'amour de la paix. C'est ainsi qu'il renonça à une guerre héréditaire, et fit la paix avec les Carthaginois. De même, après avoir fait mollement quelque temps la guerre aux Lucaniens, sur lesquels il avait enfin remporté plusieurs avantages, il mit volontiers un terme aux hostilités. Il fonda dans l'Apulie deux villes qui devaient offrir une rade sûre à ceux qui naviguaient dans la mer Ionienne ; car les Barbares qui habitaient ces côtes infestaient la mer de leurs nombreux bâtiments corsaires, et rendaient impossible aux navires marchands la navigation dans l'Adriatique. Après cela, il mena une vie pacifique, et fit cesser les exercices militaires. Enfin, il perdit tout à coup par sa nonchalance une des plus grandes souverainetés de l'Europe, cette tyrannie que son père se vantait d'avoir affermie avec des chaînes de fer. Nous parlerons en détail des causes de cette chute. [16,6] VI. Céphisodote étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Caïus Lucinius et Caïus Sulpicius. Dans cette année, Dion, fils d'Hipparinus, un des citoyens les plus distingués de Syracuse, s'échappa de la Sicile, et, entraîné par sa grandeur d'âme, délivra les Syracusains, ainsi que les autres Siciliens. Voici à quelle occasion. Denys l'ancien avait eu des enfants de ses deux femmes ; la première, Locrienne de nation, lui avait donné Denys, qui hérita de la souveraineté; de la seconde, fille d'Hipparinus, un des citoyens les plus considérés de Syracuse, il eut deux autres fils, Hipparinus et Narsée. Dion, frère de cette seconde femme, avait fait de grands progrès en philosophie, et surpassa ses concitoyens en bravoure et en science militaire. D'une origine aussi noble et d'une grande élévation d'âme, Dion devint bientôt suspect au tyran, qui crut voir en lui un homme capable de renverser son empire. Tourmenté de ces appréhensions, Denys jugea à propos de se défaire de cet homme en le faisant arrêter et condamner à mort. Dion, averti du danger qui le menaçait, se cacha d'abord chez quelques-uns de ses amis. Il s'échappa ensuite de la Sicile et se rendit dans le Péloponnèse, accompagné de son frère Mégaclès et de Chariclide, qui commandait les troupes du tyran. Débarqué à Corinthe, il supplia les Corinthiens de l'aider à délivrer Syracuse de la tyrannie. Il leva donc des troupes mercenaires et fit de grands armements. Beaucoup de monde s'engagea à son service, et, après avoir réuni un grand nombre d'armes et de mercenaires, il loua deux vaisseaux de transport sur lesquels il embarqua et les armes et les troupes. Il sortit des eaux de Zacynthe pour se diriger vers Céphalonie et de là en Sicile. Il avait laissé derrière lui Chariclide qui devait conduire quelques trirèmes et plusieurs vaisseaux de transport en face de Syracuse. [16,7] VII. Pendant que ces événements se passaient, Andromaque de Tauroménium, père de l'historien Timée, homme opulent et magnanime, accueillit chez lui tous les habitants de Naxos qui avaient survécu à la destruction de leur ville par Denys. Il leur donna pour demeure une montagne appelée Taurus, voisine de Naxos; il y séjourna lui-même longtemps et donna à la ville le nom de Tauroménium. Cette ville eut un rapide accroissement, et ses habitants acquirent de grandes richesses. Elle devint une des villes les plus célèbres de la Sicile. Enfin, de nos jours, les Tauroménites ont été chassés de leur patrie par César qui y fit passer une colonie romaine. Pendant le cours de ces événements, les habitants de l'Eubée étaient livrés à des dissensions intérieures : les uns appelaient au secours les Béotiens, les autres les Athéniens; et la guerre devint générale. Il y eut plusieurs escarmouches dans lesquelles tantôt les Thébains , tantôt les Athéniens remportèrent la victoire. Mais il n'y eut point de bataille décisive. Après que l'île d'Eubée eut été ravagée par une guerre intestine, les factions ennemies, affaiblies par les pertes réciproques qu'elles avaient éprouvées, revinrent à de meilleurs sentiments et firent la paix entre elles. Les Béotiens rentrèrent donc chez eux et vécurent en repos. Quant aux Athéniens, après la rébellion des habitants de Chio, de Rhodes, de Cos et de Byzance, ils furent impliqués dans une guerre appelée la guerre sociale, qui dura trois ans. Charès et Chabrias commandaient les forces athéniennes. Ces généraux abordèrent à Chio où ils trouvèrent les auxiliaires qui avaient été envoyés aux habitants de cette île par les Byzantins, les Rhodiens, les Cosiens et par Mausole, souverain de Carie. Ils rangèrent leurs troupes en bataille et investirent la ville par terre et par mer. Charès, qui commandait l'année de terre, s'approcha des murs et combattit les habitants qui étaient sortis de la ville pour l'attaquer. Chabrias, de son côté, entra dans le port et livra un combat naval opiniâtre; mais le bâtiment qu'il montait fut percé à coups d'éperon et mis hors de service; ceux qui montaient les autres navires cédèrent à la fatalité du mo- ment et parvinrent à s'échapper. Chabrias, préférant une mort glorieuse à une défaite, continua à se battre sur son navire jusqu'à ce qu'il expirât couvert de blessures. [16,8] VIII. A cette même époque, Philippe, roi des Macédoniens, défit les Illyriens dans une grande bataille, et, après avoir rangé sous sa domination tous les habitants jusqu'au lac Lychnitis, il retourna chez les Macédoniens. Il conclut avec les Illyriens une paix glorieuse et s'acquit auprès des Macédoniens une grande réputation pour avoir relevé, grâce à sa valeur, les affaires de l'État. Cependant les habitants d'Amphipolis n'aimaient pas Philippe. Celui-ci, ayant plusieurs motifs pour leur faire la guerre, marcha contre eux à la tête d'une puissante armée; il fit approcher des murs les machines de guerre, livra des assauts vigoureux et fréquents, et ouvrit à coups de bélier une brèche, par laquelle il pénétra dans la ville. Il s'en rendit maître après avoir tué un grand nombre d'ennemis. Il condamna à l'exil tous ceux qui étaient mal disposés contre lui, et traita les autres avec humanité. La possession de cette ville, située sur les frontières de la Thrace, contribua beaucoup, par sa position avantageuse, à l'accroissement de la puissance de Philippe. Bientôt après, ce roi soumit Pydna, fit alliance avec les Olynthiens et promit de leur procurer Potidée dont les Olynthiens désiraient depuis longtemps s'emparer. Les Olynthiens habitaient une ville importante : en raison de sa population, elle était d'un grand poids dans les chances de la guerre; c'était un objet de lutte pour ceux qui ambitionnaient d'agrandir leur puissance. Aussi les Athéniens et Philippe firent-ils chacun tous ses efforts pour attirer Olynthe dans leur alliance. Cependant Philippe prit Potidée d'assaut, chassa de cette ville la garnison athénienne qu'il traita humainement, et la renvoya à Athènes; car il redoutait beaucoup le peuple athénien ainsi que l'autorité et la gloire de leur cité. Quant à Pydna, il en vendit les habitants comme esclaves et livra la ville aux Olynthiens, auxquels il donna en même temps la possession de ce territoire. Il se rendit ensuite dans la ville de Crénides dont il augmenta la population et lui donna, d'après lui, le nom de Philippi. Dans cette contrée se trouvent des mines d'or qui avaient produit jusqu'alors de très faibles revenus. Il en poussa l'exploitation au point d'en tirer annuellement plus de mille talents. Ce fut là la source de ces immenses richesses qui ont tant contribué à la puissance du royaume macédonien. Il frappa une monnaie d'or qui porta d'après lui le nom de philippique. Il mit sur pied une armée considérable de mercenaires, et se servit aussi de son or pour corrompre une multitude de Grecs et les rendre traîtres à leur patrie. Mais dans la suite nous parlerons de tout cela avec plus de détails. Reprenons maintenant le fil de notre histoire. [16,9] IX. Agathoclès étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Caïus Pétilius. Dans cette année, Dion, fils d'Hipparinus, revint en Sicile et renversa la tyrannie de Denys. Les moyens dont il se servit étaient les plus faibles qu'on eût encore employés. Il réussit néanmoins, contre toute attente, à détruire une des plus grandes souverainetés de l'Europe. En effet, qui aurait jamais cru qu'avec deux vaisseaux de transport, sur lesquels il aborda en Sicile, Dion l'emporterait sur le tyran qui avait à sa disposition une flotte de quatre cents vaisseaux longs, cent mille hommes d'infanterie, dix mille cavaliers; sur un souverain qui possédait assez d'armes, de vivres, d'argent et de provisions de toutes sortes pour suffire amplement à l'entretien de toutes ses troupes, enfin qui était maître de la plus grande des villes grecques, de beaux ports, de vastes chantiers, de forteresses imprenables et qui avait pour lui une multitude de puissants alliés. Dion devait le succès de son entreprise particulièrement à sa grandeur d'âme, à son courage personnel et à l'affection de ceux qu'il allait délivrer. A cela il faut surtout ajouter que le tyran était indolent et haï de ses sujets. Toutes ces circonstances réunies amenèrent tout à coup une incroyable catastrophe. Arrivons maintenant au détail de ces événements. Dion, sorti des eaux de Zacynthe, se dirigea avec ses deux vaisseaux de transport du côté de Céphalonie, et vint aborder à Minoa, sur le territoire agrigentin. Cette ville avait été anciennement fondée par Minos, roi de Crète, dans le temps où, étant à la recherche de Dédale, il reçut l'hospitalité de Caucalus, roi des Sicaniens. Plus tard, cette ville appartenait aux Carthaginois; son gouverneur, nommé Paralus, était ami de Dion, et l'accueillit avec empressement. Dion fit débarquer cinq mille armures complètes qu'il avait sur ses vaisseaux de transport, et les confia à Paralus en lui recommandant de les faire transporter sur des chariots à Syracuse. Quant à lui, il se mit à la tête de ses troupes mercenaires, au nombre de mille hommes, et s'avança vers Syracuse. Chemin faisant, il engagea les Agrigentins, les Géléens, quelques Sicaniens et Sicules habitant l'intérieur du pays, les Camarinéens et les Madinéens à s'associer au projet de délivrance des Syracusains, et il se porta en avant pour renverser le trône du tyran. De tous côtés on accourut en armes et Dion se vit ainsi bientôt à la tête de plus de vingt mille hommes. Les Grecs d'Italie et les Messéniens ne mirent pas moins d'empressement à se rendre à son appel. [16,10] X. Lorsque Dion eut atteint les frontières de Syracuse il fut rejoint par une multitude d'hommes sans armes qui venaient d'accourir de la campagne et de la ville; car Denys, qui se défiait des Syracusains, avait désarmé la plupart d'entre eux. Dans ce moment, le tyran se trouvait avec de nombreuses troupes dans les villes récemment fondées sur les bords de l'Adriatique. Les chefs qui commandaient la garnison laissée à Syracuse essayèrent d'abord de détourner les Syracusains d'une insurrection; mais voyant qu'il était impossible de comprimer ce mouvement populaire, ils rassemblèrent les mercenaires, ainsi que les partisans de Denys, complétèrent leurs rangs et résolurent d'attaquer les rebelles. Dion distribua cinq mille armures complètes aux Syracusains qui étaient sans armes et fit prendre aux autres les premières armes que le hasard leur offrit. Il convoqua ensuite une assemblée générale où il annonça qu'il était venu pour délivrer les Siciliens; il les exhorta à choisir pour chefs ceux qui passaient pour les plus capables de rétablir l'indépendance et de renverser la tyrannie. Aussitôt la multitude cria d'une seule voix de donner à Dion et à son frère Mégaclès le commandement absolu de l'entreprise. Au sortir de l'assemblée, Dion rangea sur-le-champ son armée en bataille et marcha sur la ville. Ne rencontrant aucune résistance dans la campagne, il entra en toute sécurité dans l'intérieur des murs, traversa sans obstacle l'Achradine et arriva sur la place publique où il établit son camp. Personne n'osait se mesurer avec lui. L'armée de Dion s'élevait au moins alors à cinquante mille hommes qui tous parcouraient la ville, portant des couronnes sur leurs têtes; ils étaient précédés de Dion et de Mégaclès qui eux-mêmes étaient entourés de trente Syracusains, les seuls de tous les bannis réfugiés dans le Péloponnèse qui eussent voulu prendre part à cette entreprise. [16,11] XI. Toute la ville passa ainsi de l'esclavage à la liberté. Le sombre silence de la tyrannie se convertit en une fête joyeuse et solennelle. Dans chaque maison on célébra des sacrifices et on entendit des cris de joie; chaque citoyen brûlait de l'encens pour témoigner aux dieux sa reconnaissance des bienfaits qu'ils venaient de leur accorder, et pour se les rendre propices à l'avenir. Les femmes elles-mêmes manifestaient, par de bruyantes acclamations, leur reconnaissance pour ce bonheur inattendu ; enfin, on ne voyait dans les rues qu'un concours d'habitants continuel. Il n'y avait ni citoyen ni esclave, ni étranger qui n'eût voulu voir Dion et être témoin de son courage ; tous croyaient voir en lui plus qu'un homme, et la révolution immense qu'il venait d'opérer justifiait en quelque sorte cette admiration. En effet, après cinquante ans de servitude, les Syracusains se virent soudain rendus à la liberté et retirés de leur triste condition par le courage d'un seul homme. En ce moment, Denys séjournait à Caulonia, en Italie; il rappela Philiste qui commandait la flotte stationnant dans la mer Adriatique, et lui ordonna de se porter sur Syracuse. De son côté, Denys se hâta de partir, et arriva à Syracuse sept jours après l'entrée de Dion. Dans l'intention de circonvenir les Syracusains, il entra avec eux en négociation et leur fit entrevoir beaucoup de bonnes dispositions pour rendre au peuple le souverain pouvoir, pourvu que le gouvernement démocratique lui accordât des distinctions honorifiques. En même temps, il priait les Syracusains de lui envoyer des députés pour convenir d'un accommodement. Les Syracusains, exaltés par leurs espérances, lui envoyèrent en députation les citoyens les plus considérés. Denys les fit garder à vue, et différa la conférence d'un jour à l'autre; puis voyant que les Syracusains, confiants dans l'espoir d'une paix prochaine, négligeaient leur défense et n'étaient pas prêts à combattre, il fit ouvrir subitement les portes de la citadelle de l'Ile et fit une sortie à la tête de ses troupes rangées en bataille. [16,12] XII. Les Syracusains avaient construit un mur d'enceinte qui allait d'une rade à l'autre; c'est ce mur que les mercenaires de Denys allèrent attaquer en poussant des cris terribles. Ils tuèrent un grand nombre de gardes; et, ayant forcé l'enceinte, il s'engagea un combat entre eux et les soldats accourus pour défendre ce retranchement. Dion, quoique pris à l'improviste par la violation de la trêve, alla avec un détachement d'élite à la rencontre de l'ennemi. Il s'engagea un combat sanglant dans l'enceinte du stade; comme l'intervalle étroit de l'enceinte servait de champ de bataille, la mêlée devint affreuse. Des deux côtés on fit des prodiges de valeur : les mercenaires de Denys étaient enflammés par les récompenses qu'il leur avait promises, et les Syracusains par l'espoir de recouvrer leur liberté. La victoire resta d'abord indécise, car des deux côtés on déployait une égale valeur. Beaucoup de combattants trouvèrent la mort dans cette action; un grand nombre furent couverts de blessures, toutes reçues par devant. Les soldats placés au premier rang s'exposaient noblement pour protéger ceux qui étaient derrière eux; les hommes du second rang couvraient de leurs boucliers ceux qui tombaient; enfin ils bravaient tous les plus grands périls pour remporter la victoire. Jaloux de se distinguer et de vaincre par ses propres efforts, Dion se précipita au milieu des ennemis : il se battit en héros, tua un grand nombre d'entre eux, enfonça le bataillon des mercenaires et se trouva seul au milieu de la foule compacte qui l'environnait. Là, il fut accueilli par une grêle de flèches; il s'en garantit par son excellente armure. Mais enfin il fut blessé au bras droit, et il était près de succomber à la gravité de cette blessure et de tomber entre les mains de l'ennemi, lorsque les Syracusains, tremblant pour la vie de leur chef, rompirent les rangs des mercenaires, arrachèrent Dion au danger où il se trouvait, et forcèrent les ennemis à prendre la fuite. Les Syracusains qui avaient eu également le dessus sur un autre point du retranchement, refoulèrent les troupes soudoyées du tyran jusque dans l'intérieur de la citadelle. Les Syracusains victorieux, ayant reconquis leur liberté, élevèrent un trophée, monument de la défaite du tyran. [16,13] XIII. Denys, accablé de cet échec et renonçant déjà à l'autorité souveraine, laissa des garnisons considérables dans les forteresses. Il fit recueillir ses morts, au nombre de huit cents, leur mit des couronnes d'or sur la tête, les enveloppa de beaux draps de pourpre, et leur fit de splendides funérailles. Il espérait par ce moyen stimuler le zèle de ceux qui voudraient combattre pour la tyrannie. Enfin, il honora de grandes récompenses les guerriers qui s'étaient distingués par leur valeur. Denys envoya des parlementaires aux Syracusains pour négocier une trêve; mais Dion mettant en avant quelque prétexte spécieux, fit traîner la négociation en longueur pour avoir le temps d'achever tranquillement le mur d'enceinte. Ce travail terminé , Dion appela auprès de lui les parlementaires qu'il avait ainsi trompés par la perspective de la paix. Il leur déclara alors, en pleine conférence, qu'il ne ferait la paix qu'à la condition expresse que le tyran abdiquerait la souveraineté et se contenterait de quelques distinctions honorifiques. Sur cette réponse hautaine, Denys assembla les chefs de son parti pour délibérer comment il se défendrait contre les Syracusains. On ne manquait de rien, excepté de blé, et comme Denys était maître de la mer, il pilla la campagne pour s'en procurer. Mais ce pillage ne lui fournissait que peu de provisions; il détacha donc des vaisseaux de transport pour acheter du blé sur les marchés voisins. Les Syracusains, possédant un grand nombre de vaisseaux longs, se mirent en croisière dans des parages opportuns et enlevèrent en grande partie les convois de Denys. Telle était la situation des affaires à Syracuse. [16,14] XIV. En Grèce, Alexandre, tyran de Phères, fut assassiné par la trahison de sa propre femme Thébée et par les frères de celle-ci, Lycophron et Tisiphon. Les meurtriers furent d'abord fort honorés, comme tyrannicides. Plus tard, ils changèrent de conduite : ils gagnèrent les mercenaires par de l'argent et se proclamèrent eux-mêmes tyrans. Après avoir tué un grand nombre de leurs adversaires et mis sur pied une armée considérable, ils s'emparèrent par force du pouvoir souverain. Les Aleuades qui, par leur noble origine, jouissaient d'une grande réputation auprès des Thessaliens, se déclarèrent contre les tyrans. Mais n'étant pas par eux-mêmes assez forts pour les combattre, ils appelèrent à leur secours Philippe, roi des Macédoniens. Philippe entra dans la Thessalie, battit les tyrans, délivra les villes et se concilia l'affection de tous les Thessaliens. Aussi, depuis ce moment, non seulement Philippe, mais encore son fils Alexandre, eurent dans toutes leurs expéditions les Thessaliens pour alliés. Démophile, fils de l'historien Éphore, commence à la prise du temple de Delphes et au pillage de l'oracle par Philomélus le Phocidien, l'histoire de la guerre sacrée que son père lui avait laissée inachevée. Cette guerre dura onze ans jusqu'à l'extermination de ceux qui avaient trempé dans ce sacrilége. Callisthène, qui a écrit en dix livres une histoire de la Grèce, termine son ouvrage à la profanation du temple de Delphes par Philomélus le Phocidien. Diyllus d'Athènes commence son histoire à la même époque et embrasse en vingt-sept livres tous les événements qui se sont alors passés en Grèce et en Sicile [16,15] XV. Elpinus étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Popilius Laenas et Cnéius Manlius Imperiosus, et on célébra la CVIe olympiade, Paulus le Malien étant vainqueur à la course du stade. Dans cette année, une multitude d'hommes, ramassis de toute espèce, et composée en grande partie d'esclaves fugitifs, se réunit dans la Lucanie. Ces hommes menaient d'abord une vie de brigands. L'habitude de vivre en bivouacs et de se livrer à de fréquentes excursions, les rendit bientôt exercés dans l'art militaire. Et leur puissance s'accrut par les succès remportés dans les combats qu'ils livraient aux habitants de la contrée. Ils prirent d'abord d'assaut la ville de Urina et la pillèrent, puis ils soumirent Arponium, Thurium, et beaucoup d'autres villes, et établirent partout le même gouvernement. Enfin, ils reçurent le nom de Bruttiens, parce que la plupart d'entre eux avaient été esclaves , et que, dans la langue du pays, on désigne sous ce nom les esclaves fugitifs. Telle est l'origine de la race des Bruttiens en Italie. [16,16] XVI. Revenons à l'histoire de la Sicile. Philistus, lieutenant de Denys, aborda à Rhégium et fit transporter à Syracuse plus de cinq cents cavaliers. Ce corps ayant été grossi par d'autres détachements de cavalerie auxquels s'étaient joints deux mille fantassins, Philistus marcha sur Léontium dont les habitants s'étaient révoltés contre Denys. Il pénétra de nuit dans l'intérieur des murs et s'empara d'une partie de la ville. Un combat acharné s'engagea; les Syracusains arrivèrent au secours des Léontins; Philistus fut vaincu et repoussé de la ville. Héraclide, que Dion avait laissé dans le Péloponnèse à la tête des vaisseaux longs, avait été retardé par des vents contraires et empêché ainsi de prendre part à l'entreprise de Dion et à la guerre de délivrance des Syracusains. Il arriva avec vingt vaisseaux longs portant quinze cents soldats. C'était un homme d'une naissance illustre et digne de sa réputation; il fut nommé par les Syracusains au commandement des forces navales et associé dans la guerre contre Denys. Cependant Philistus, à la tète de soixante trirèmes, livra un combat naval aux Syracusains qui avaient à peu, près le même nombre de bâtiments. Le combat fut sanglant; Philistus, grâce à sa valeur, eut d'abord l'avantage; mais ensuite, abandonné des siens, il fut enveloppé par les navires des Syracusains, qui cherchaient à le prendre vivant. Mais Philistus, pour prévenir les outrages de la captivité, se donna volontairement la mort. Ainsi périt ce général qui avait rendu de si grands services aux deux tyrans, et qui s'était montré leur ami le plus dévoué. Les Syracusains, sortis victorieux de ce combat naval, s'emparèrent du corps de Philistus, le mirent en lambeaux, le traînèrent dans toute la ville et le jetèrent à la voirie. Denys, ayant perdu le plus actif de ses amis et se trouvant sans chef capable, ne supporta plus le poids de la guerre. Il envoya donc des députés à Dion pour lui offrir d'abord la moitié du pouvoir souverain, puis l'abandon de l'autorité entière. [16,17] XVII. Dion répondit que Denys devait d'abord rendre la citadelle aux Syracusains en retour d'une somme d'argent et de quelques avantages honorifiques. Denys déclara qu'il était prêt à rendre la citadelle au peuple et à se retirer en Italie avec ses troupes et l'argent qu'on lui donnerait. Dion conseilla aux Syracusains d'accepter ces conditions ; mais le peuple, égaré par quelques orateurs populaires, s'y refusa dans l'espérance de prendre le tyran de vive force. Peu de temps après, Denys confia la garde de la citadelle à l'élite de ses mercenaires, et s'embarqua secrètement pour l'Italie en emportant tous ses trésors et les ornements royaux. La discorde éclata bientôt parmi les Syracusains : les uns étaient d'avis d'investir Héraclide d'une autorité absolue, parce qu'il leur semblait incapable d'aspirer à la tyrannie, les autres voulaient confier à Dion le pouvoir suprême. A cela, il faut ajouter que l'on devait beaucoup de solde aux troupes amenées du Péloponnèse et qui avaient aidé les Syracusains à recouvrer leur liberté. L'argent étant rare dans la ville, les mercenaires, qui n'étaient point payés, se révoltèrent au nombre de plus de trois mille. C'étaient tous des hommes d'un courage éprouvé, habitués aux fatigues de la guerre et bien supérieurs en bravoure aux Syracusains. Dion fut sollicité par ses troupes de se mettre à leur tète et de châtier les Syracusains comme un ennemi commun ; il s'y refusa d'abord ; mais ensuite, forcé par les circonstances, il se mit à leur tête et marcha contre les Léontins. Les Syracusains se tournèrent contre les mercenaires, les poursuivirent et les attaquèrent en route; mais ils furent battus et se retirèrent après avoir perdu beaucoup de monde. Dion, qui venait de remporter cette victoire signalée, ne conserva aucun ressentiment contre les Syracusains; car, lorsqu'on lui envoya un héraut pour traiter de l'enlèvement des morts, il accorda ce qu'on lui demandait, et renvoya même beaucoup de prisonniers sans rançon. Plusieurs fuyards, au moment d'être massacrés, se déclarèrent partisans de Dion et échappèrent ainsi tous à la mort. [16,18] XVIII. Peu de temps après, Denys envoya à Syracuse son lieutenant Nypsius le Napolitain, homme distingué pour sa bravoure et son habileté militaire. Il le fit partir avec des vaisseaux de transport, chargés de blé et d'autres provisions. Nypsius partit donc de Locres et se dirigea sur Syracuse. Les soldats que le tyran avait laissés en garnison dans la citadelle manquaient depuis longtemps de vivres, et avaient tenu bon malgré la famine dont ils étaient horriblement pressés. Mais enfin les besoins physiques l'emportèrent. Renonçant à tout espoir de salut, ils se réunirent la nuit en conseil et résolurent de livrer à la pointe du jour la citadelle et de se rendre eux-mêmes aux Syracusains. Le jour paraissait déjà, et les soldats allaient envoyer des hérauts pour traiter de la reddition de la place, lorsqu'ils aperçurent au loin Nypsius et sa flotte, qui vint mouiller près de la fontaine d'Aréthuse. La garnison passa donc subitement d'une extrême disette à la plus grande abondance de vivres. Nypsius débarqua ses troupes, convoqua une assemblée générale dans laquelle il exhorta les soldats à se montrer intrépides dans les dangers qui les menaçaient. C'est ainsi que la citadelle, qui allait déjà se rendre aux Syracusains, fut miraculeusement sauvée. Les Syracusains, armant toutes leurs trirèmes, vinrent attaquer l'ennemi au moment où il était encore occupé à débarquer les provisions. Attaquée à l'improviste, la garnison de la citadelle se défendit en désordre contre les trirèmes ennemies. Les Syracusains l'emportèrent dans ce combat naval; ils coulèrent bas quelques bâtiments, s'emparèrent de quelques autres et jetèrent le reste sur la côte. Exaltés par cette victoire, ils offrirent aux dieux de magnifiques sacrifices en actions de grâces, se réjouirent dans les banquets et les fes- tins, et, méprisant l'ennemi vaincu, ils négligèrent le soin de leur défense. [16,19] XIX. Cependant Nypsius, général des mercenaires, voulut prendre sa revanche. Il profita de la nuit pour attaquer à l'improviste le mur d'enceinte qui venait d'être construit. Il trouva les sentinelles enivrées et livrées au sommeil, et se hâta d'appliquer contre le mur des échelles qu'il avait apportées pour cet usage. Les soldats les plus robustes franchirent ainsi l'enceinte et ouvrirent les portes, après avoir égorgé les sentinelles. Les troupes pénétrèrent aussitôt dans la ville. Les chefs des Syracusains, tout ivres qu'ils étaient, essayèrent de se défendre; mais, troublés par le vin, ils furent, les uns tués, les autres poursuivis l'épée dans les reins. Toute la ville fut ainsi envahie, et la garnison de la citadelle se précipita presque tout entière dans l'intérieur de l'enceinte : les Syracusains, attaqués à l'improviste, furent saisis d'épouvante, et il s'ensuivit un effroyable carnage. Les troupes du tyran, au nombre de plus de dix mille hommes, conservaient parfaitement leurs rangs, et rien ne résistait à la pesanteur de leurs coups. Le tumulte et le désordre ajoutaient encore à la défaite des Syracusains. Les vainqueurs occupèrent la place publique; aussitôt ils se répandirent dans les maisons, en enlevèrent toutes les richesses, s'emparèrent des femmes, des enfants et des domestiques, qu'ils emmenèrent comme esclaves. Dans les carrefours et dans les rues, les Syracusains opposèrent quelque résistance; mais un grand nombre périrent dans la mêlée, et beaucoup d'autres tombèrent couverts de blessures. Toute la nuit se passa en massacres. Chaque endroit où l'on se battait dans l'obscurité était jonché de morts. [16,20] XX. A la pointe du jour, les Syracusains reconnurent toute l'étendue du désastre; et, mettant dans Dion leur unique moyen de salut, ils envoyèrent quelques cavaliers à Léontium pour supplier Dion de ne point laisser périr la patrie sous le fer de l'ennemi, de leur pardonner les torts qu'ils avaient eus à son égard, et de ne songer qu'à secourir la patrie en deuil. Dion, qui avait l'âme généreuse et l'esprit cultivé par les principes de la philosophie, ne laissa éclater aucun ressentiment contre ses concitoyens; il engagea ses troupes à le suivre et se mit sur-le-champ en marche. Il franchit rapidement la distance qui le séparait de Syracuse. Arrivé aux Hexapyles , il rangea ses troupes en bataille, se porta promptement en avant et recueillit les enfants, les femmes et les vieillards, qui, au nombre de plus de dix mille, avaient abandonné la ville. Tous le supplièrent, les larmes aux yeux, de les soustraire à leur infortune. La garnison de la citadelle avait, réussi dans son entreprise : elle avait pillé et incendié les maisons qui avoisinaient la place publique; déjà les soldats du tyran s'étaient précipités dans les autres maisons et en enlevaient les richesses, lorsque Dion se jeta tout à coup dans la ville sur plusieurs points à la fois. Tombant sur les ennemis occupés au pillage, il passait au fil de l'épée tous ceux qu'il rencontrait et qui emportaient sur leurs épaules toutes sortes de meubles. Cette attaque imprévue, l'indiscipline des soldats et le désordre des pillards, les firent facilement tomber entre les mains de Dion. Enfin, plus de quatre mille hommes furent égorgés, soit dans les maisons, soit dans les rues; le reste s'enfuit dans la citadelle, on ferma les portes et se mit à l'abri du danger. Par cette action, plus brillante que toutes celles qu'il avait encore accomplies, Dion parvint à soustraire Syracuse à une ruine certaine. Il éteignit la flamme qui consumait les maisons, rétablit très bien le mur d'enceinte, et par ce seul moyen il mit la ville en état de défense en même temps qu'il coupait aux ennemis toute communication avec la campagne. Après avoir purifié la ville en enlevant les morts, il dressa un trophée et offrit, en action de grâces, des sacrifices aux dieux. Le peuple se réunit en assemblée, et, en témoignage de sa reconnaissance , il proclama Dion chef souverain et lui décerna les honneurs héroïques. Dion, conséquent avec lui-même, pardonna généreusement à tous ses ennemis, et exhorta les citoyens à la concorde. Les Syracusains comblèrent leur bienfaiteur d'unanimes éloges, et honorèrent en lui le seul sauveur de la patrie. Tel était l'état des affaires en Sicile. [16,21] XXI. En Grèce, les habitants de Chio, de Rhodes, de Cos et de Byzance, continuaient la guerre sociale contre les Athéniens. Des deux côtés on faisait de grands préparatifs dans le but de terminer la guerre par une bataille navale décisive. Les Athéniens, qui avaient déjà précédemment envoyé Charès avec soixante bâtiments, en armèrent alors soixante autres dont ils donnèrent le commandement à deux des plus illustres citoyens, Iphicrate et Timothée, et les firent partir pour rejoindre Charès et attaquer de concert les alliés rebelles. Les habitants de Chio, de Rhodes et de Byzance, réunis à leurs alliés, avaient de leur côté armé cent bâtiments; ils avaient ravagé les îles d'Imbros et de Lemnos, et s'étaient portés de là sur Samos; ils en avaient dévasté le territoire et investi la ville par terre et par mer; enfin, ils avaient maltraité beaucoup d'autres îles appartenant aux Athéniens, et avaient levé sur elles des contributions de guerre. Tous les généraux des Athéniens réunis décidèrent d'abord de mettre le siége devant la ville de Byzance. Bientôt après les habitants de Chio et leurs alliés levèrent le siége de Samos et vinrent au secours des Byzantins, en sorte que toutes les flottes se trouvèrent concentrées dans l'Hellespont. Un combat naval allait s'engager lorsqu'une tempète qui s'éleva y mit obstacle. Néanmoins Charès voulut, en dépit de la nature, livrer le combat, et comme Iphicrate et Timothée s'y opposaient à cause de la mer agitée, Charès, en présence des soldats qu'il prit à témoin, accusa ses collègues de trahison et écrivit à Athènes en les dénonçant au peuple comme ayant volontairement refusé de combattre. Les Athéniens, irrités, mirent Iphicrate et Timothée en jugement, les condamnèrent à une amende d'un grand nombre de talents et leur ôtèrent le commandement. [16,22] XXII. Investi du commandement de toute la flotte, Charès eut recours à un moyen étrange pour épargner aux Athéniens les dépenses de la guerre. Artabaze, satrape rebelle du roi des Perses, n'avait qu'un petit nombre de soldats à opposer aux soixante-dix mille hommes que les autres satrapes faisaient marcher contre lui. Charès vint avec toutes ses troupes au secours d'Artabaze, et battit l'armée du roi. Reconnaissant de ce service, Artabaze donna à Charès une forte somme d'argent avec laquelle ce dernier pourvut aisément à la subsistance de ses troupes. Dans le premier moment, les Athéniens approuvèrent l'action de Charès; mais lorsque le roi des Perses envoya des députés à Athènes et se plaignit de Charès, les Athéniens désavouèrent leur général; car on avait répandu le bruit que le roi avait promis aux ennemis d'Athènes d'armer trois cents bâtiments pour faire la guerre aux Athéniens. Le peuple, craignant l'accomplissement de cette menace, jugea convenable de faire la paix avec les rebelles, et comme ceux-ci étaient animés du même désir, la paix fut aisément conclue. Telle fut l'issue de la guerre sociale, qui dura trois ans. En Macédoine, trois rois, ceux de Thrace, de Péonie et d'Illyrie, s'étaient réunis pour attaquer Philippe. Ces rois, voisins de la Macédoine, voyaient d'un oeil jaloux l'accroissement de la puissance de Philippe; et comme ils n'étaient pas assez forts par eux-mêmes pour le combattre, ils s'étaient ligués entre eux dans l'espoir d'en venir facilement à bout. Ils étaient encore occupés à rassembler leurs troupes, lorsque Philippe apparut, tomba sur les ennemis en désordre et épouvantés, et les força à se soumettre aux Macédoniens. [16,23] XXIII. Callistrate étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Caïus Plotius. Dans cette année éclata la guerre sacrée, qui dura neuf ans. Philomélus le Phocidien, homme audacieux et pervers, s'empara du temple de Delphes et alluma cette guerre dont voici l'origine. Après la défaite des Lacédémoniens dans la bataille de Leuctres, les Thébains, reprochant aux Lacédémoniens l'occupation de la Cadmée, leur intentèrent un grand procès devant le tribunal des amphictyons, et les firent condamner à une forte amende. Les Phocidiens avaient été également condamnés par le tribunal des amphictyons à une amende de plusieurs talents pour avoir approprié à la culture une portion considérable du territoire sacré nommée Cirrhée. Comme cette amende ne fut point payée, les hiéromnémones portèrent plainte au conseil des amphictyons, et demandèrent au tribunal si les Phocidiens ne restituaient pas les biens sacrés, que le pays des spoliateurs sacriléges fût mis en interdit. Les hiéromnémones insistèrent pour que tous ceux qui étaient condamnés à de semblables amendes (et ils y comprenaient aussi les Lacédémoniens), eussent à les payer sans retard, et qu'en cas de refus, ils fussent voués à l'exécration de tous les Grecs. Les amphictyons rendirent une sentence conforme à cette requête, et les Grecs la ratifièrent. Le territoire des Phocidiens allait être mis sous anathème, lorsque Philomélus, homme très considéré parmi les Phocidiens, représenta à ses concitoyens qu'il leur était impossible de s'acquitter d'une amende aussi énorme ; que, de plus, laisser leur territoire frappé d'anathème serait une lâcheté qui mettrait toute leur existence en péril. Il chercha ensuite à prouver que les arrêts des amphictyons étaient souverainement injustes, puisque, pour la culture d'une très petite portion du territoire sacré, ils prononçaient une amende exorbitante. Il leur conseillait donc de regarder ces sentences comme non avenues; il ajouta que les Phocidiens avaient de grands motifs pour récuser les amphictyons; car de tout temps la possession et le patronage de Delphes appartenaient aux Phocidiens; et, à l'appui de son assertion, il citait le plus ancien et le plus grand des poètes, Homère, qui dit : "Puis viennent les chefs des Phocidiens, Schédius et Épistrophus, qui possèdent Cyparissus et la rocheuse Pytho". Il est donc incontestable, ajouta Philomélus, que le patronage de l'oracle appartient aux Phocidiens par droit d'héritage. Enfin, il déclara qu'il se chargerait de terminer toute cette affaire si ses concitoyens voulaient le nommer chef militaire et lui déférer une autorité absolue. [16,24] XXIV. Craignant l'exécution de la sentence prononcée contre eux; les Phocidiens nommèrent Philomélus leur général. Celui-ci, investi de pouvoirs illimités, songea sérieusement à l'accomplissement de sa promesse. Il se rendit d'abord à Sparte où il eut un entretien secret avec Archidamus, roi des Lacédémoniens : il lui représenta qu'ils avaient à lutter en commun pour annuler les décrets des amphictyons dont les Lacédémoniens avaient également beaucoup à se plaindre ; il lui annonça en même temps son intention de s'emparer de Delphes, et, s'il réussissait, d'annuler les décrets des amphictyons. Archidamus accepta la proposition et répondit que, dans le moment actuel, il ne pourrait point favoriser ouvertement cette entreprise, mais qu'en secret il fournirait toute espèce de secours soit en argent, soit en troupes. Philomélus reçut donc du roi quinze talents, ajouta à cette somme à peu près autant de sa propre fortune, prit à sa solde des mercenaires étrangers, et leva parmi les Phocidiens mille hommes d'élite auxquels il donna le nom de Peltastes. Après avoir mis en campagne une forte armée, il vint occuper le temple où était l'oracle, tua les Thracides, gardiens de Delphes, qui voulaient lui résister, et vendit leurs biens à l'enchère. Voyant les autres frappés de terreur, il les rassura en leur disant qu'ils n'avaient rien à redouter pour eux-mêmes. Dès que le bruit de la prise du temple de Delphes se fut répandu, les Locriens, habitants du voisinage, marchèrent sur-le-champ contre Philomélus. Il se livra une bataille aux portes de Delphes; les Locriens furent défaits, perdirent beaucoup de monde, et se réfugièrent dans leur pays. Philomélus, exalté par cette victoire, effaça les sentences des amphictyons sur les colonnes où elles étaient inscrites, et en fit anéantir toutes les traces. Il déclara ensuite, dans une proclamation, qu'il n'était point venu dans l'intention sacrilége de profaner le temple, mais dans le but de revendiquer pour les Phocidiens le droit de patronage héréditaire, et d'annuler les injustes sentences des amphictyons. [16,25] XXV. Cependant les Béotiens s'assemblèrent et résolurent de venir au secours du temple de Delphes ; ils firent sur-le-champ partir des troupes. Dans cet intervalle, Philomélus avait entouré le temple d'un mur d'enceinte et réuni beaucoup de mercenaires qu'il avait attirés en élevant de moitié leur solde ordinaire ; il avait aussi enrôlé l'élite des Phocidiens, et promptement mis sur pied une puissante armée. A la tète de plus de cinq mille hommes, Philomélus s'établit aux portes de Delphes et prit une attitude menaçante vis-à-vis de ceux qui seraient tentés de lui faire la guerre. Il pénétra ensuite sur le territoire des Locriens, dévasta une grande partie du pays ennemi, vint camper sur les bords d'un fleuve qui coule auprès d'une place fortifiée. Il attaqua cette place, mais ne pouvant la prendre, il leva le siége et alla présenter le combat aux Locriens. Il y perdit vingt soldats; et, n'ayant pu enlever les morts, il les fit demander par un héraut. Les Locriens refusèrent de les lui rendre, et répondirent que c'était une loi commune à tous les Grecs de laisser sans sépulture les corps des sacriléges. Philomélus, irrité de cela, livra un nouveau combat aux Locriens, et, jaloux de prendre sa revanche, il tua beaucoup d'ennemis, s'empara de leurs corps, et força les Locriens à consentir à l'échange des morts. Après cette victoire en rase campagne, il dévasta une grande partie de la Locride et ramena à Delphes ses troupes chargées de butin. Voulant ensuite consulter le dieu sur l'issue de cette guerre, il força la pythie à monter sur son trépied et à rendre des oracles. [16,26] XXVI. Comme je viens de mentionner le trépied, je pense qu'il ne sera pas hors de propos d exposer ici l'antique histoire de l'oracle de Delphes. D'après une ancienne tradition, cet oracle fut découvert par des chèvres. C'est pourquoi les Delphiens sacrifient encore aujourd'hui des chèvres lorsqu'ils consultent la pythie. Voici comment on raconte la découverte de cet oracle. Il existe un gouffre dans l'endroit même où est aujourd'hui le sanctuaire du temple. Des chèvres paissaient autour de ce gouffre, car Delphes n'était pas encore fondée; chaque fois qu'elles s'approchaient de la cavité, et qu'elles regardaient dedans, elles se mettaient à bondir d'une façon singulière et à proférer des sons tout différents de leur voix ordinaire. Celui qui gardait les chèvres, étonné de ce phénomène, s'approcha à son tour du gouffre, regarda dans l'intérieur et éprouva la même chose que les chèvres. Ces animaux paraissaient être animés du même esprit qui inspire les devins, et le berger était devenu capable de prédire l'avenir. Le bruit de cette merveille s'étant répandu chez les indigènes, beaucoup de monde vint visiter ce lieu : tous ceux qui avaient tenté l'expérience du gouffre devinrent inspirés. Telle fut l'origine miraculeuse de cet oracle qui passait pour celui de la Terre. Pendant quelque temps, ceux qui voulaient connaître l'avenir s'approchaient du gouffre, et se communiquaient les oracles qui leur étaient inspirés. Mais comme par la suite plusieurs hommes s'étaient, dans leur extase, précipités dans le gouffre, et qu'ils avaient tous disparu, les habitants de l'endroit, pour prévenir de pareils accidents, instituèrent comme unique prophétesse une femme qui rendait les oracles ; on construisit pour elle une machine sur laquelle elle montait sans danger pour recevoir les inspirations et rendre les oracles à ceux qui l'interrogeaient. Cette machine reposait sur trois pieds; de là son nom de trépied. Et nos trépieds d'airain sont aujourd'hui construits presque entièrement sur ce modèle. Telle fut l'origine de l'oracle de Delphes et de la construction du trépied. On prétend qu'anciennement les prophétesses étaient des vierges à cause de la pureté de leur corps et de leur analogie avec Diane, enfin qu'elles étaient plus propres à garder le secret de l'oracle. On raconte encore que, dans un temps assez récent, Echécrate, le Thessalien, vint consulter l'oracle, aperçut la vierge prophétesse, et, charmé de sa beauté, l'enleva et la viola. Ce fut depuis cet accident que les Delphiens portèrent une loi qui défendait à toute vierge de rendre des oracles. Cette fonction fut alors confiée à une femme âgée de plus de cinquante ans; elle devait porter les vêtements d'une jeune fille, en mémoire de l'ancienne prophétesse. Voilà ce que la tradition rapporte au sujet de l'oracle de Delphes. Nous allons maintenant revenir à l'histoire de Philomélus. [16,27] XXVII. Après s'être emparé du temple, Philomélus ordonna à la pythie de s'asseoir sur le trépied et de prophétiser selon les rites antiques. La prophétesse répliquant qu'il était dans les rites anciens de lui répondre non assise, Philomélus employa la menace et la força de monter sur le trépied. La pythie, faisant allusion à cet excès de violence, prononça que Philomélus pouvait faire tout ce qu'il voulait. Il fut satisfait de cette réponse, et accepta l'oracle comme favorable. Il le fit aussi mettre immédiatement par écrit, et publia partout que le dieu lui avait permis de faire tout ce qu'il voudrait. Il convoqua ensuite une assemblée où, après avoir fait connaître la réponse de la pythie, il exhorta la multitude à mettre toute confiance en lui; puis il se prépara à la guerre. Il arriva aussi un présage dans le temple d'Apollon : un aigle, planant au-dessus de ce temple, s'abattit en tournoyant, donna la chasse aux colombes nourries dans le sanctuaire, et en saisit quelques-unes sur les autels. Les augures déclarèrent à Philomélus et aux Phocidiens que Delphes tomberait en leur pouvoir. Encouragé par ces présages, Philomélus choisit ses amis les plus habiles pour se rendre en députation les uns à Athènes, les autres à Lacédémone, d'autres à Thèbes, enfin il envoya des députés dans toutes les villes considérables de la Grèce. Ces députés étaient chargés de déclarer que Philomélus s'était emparé de Delphes non point pour s'approprier les trésors sacrés, mais seulement pour revendiquer le patronage du temple, qui, de tout temps avait appartenu aux Phocidiens; que, quant au trésor, il serait prêt à en rendre compte à tous les Grecs, et à donner à tous ceux qui voudraient le vérifier un inventaire exact du poids et du nombre des offrandes. Il engagea tous ceux qui auraient des intentions hostiles contre les Phocidiens à faire plutôt alliance avec eux, ou du moins à garder la neutralité. Les envoyés s'acquittèrent de leur mission. Les Athéniens, les Lacédémoniens et quelques autres cités grecques firent alliance avec Philomélus et promirent de lui envoyer des secours. Les Béotiens, les Locriens, et d'autres peuples prirent une résolution tout opposée et déclarèrent la guerre aux Phocidiens pour venger le dieu. Tels sont les événements arrivés dans le cours de cette année. [16,28] XXVIII. Diotime étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Caïus Martius et Cnéius Manlius. Dans cette année, Philomélus, prévoyant que la guerre serait sérieuse, rassembla une multitude de mercenaires, et appela l'élite des Phocidiens au service de l'armée. Bien que la guerre exige des dépenses, Philomélus s'abstint cependant de toucher aux offrandes sacrées ; mais il mit sur les habitants les plus riches de Delphes une contribution suffisante pour payer la solde de ses troupes. Il mit ainsi en campagne une armée considérable et fut prêt à tenir tète aux ennemis des Phocidiens. Les Locriens marchèrent contre lui. Il se livra une bataille dans les environs des roches Pha driennes. Philomélus fut victorieux : il tua un grand nombre d'ennemis et fit un non moins grand nombre de prisonniers; il en avait même forcé quelques-uns à se précipiter du rocher. Cette victoire enfla les Phocidiens d'orgueil. Les Locriens, abattus, envoyèrent des députés è Thèbes pour solliciter les Béotiens à venir à leur secours et à défendre le dieu. Les Béotiens, poussés par leur piété envers les dieux, et par l'intérêt qu'ils avaient à maintenir intactes les sentences des amphictyons, envoyèrent à leur tour une députation auprès des Thessaliens et des autres membres du conseil amphictyonique, pour les supplier de faire en commun la guerre aux Phocidiens. Les amphictyons décidèrent donc de faire la guerre aux Phocidiens. Cette décision causa dans toute la Grèce des troubles et des désordres : les uns étaient d'avis d'aller au secours du .dieu et de châtier les Phocidiens comme sacriléges, les autres opinaient pour l'alliance des Phocidiens. [16,29] XXIX. Les peuples et les villes de la Grèce furent donc divisés en deux parties. Les Béotiens, les Locriens, les Thessaliens, les Perrhæbiens, les Doriens, les Dolopes, les Athamans, les Achéens, les Phthiotes, les Magnètes, les AEnians et quelques autres se déclarèrent pour la défense du temple ; tandis que les Athéniens, les Lacédémoniens et quelques autres Péloponnésiens prirent le parti des Phocidiens. Les Lacédémoniens surtout mirent la plus grande ardeur à soutenir cette guerre; voici pourquoi. Après la guerre qui fut terminée par la bataille de Leuctres, les Thébains traduisirent les Lacédémoniens devant le conseil des amphictyons, sur l'accusation que Phoebidas le Spartiate avait occupé la Cadmée. Les Spartiates furent condamnés à une amende de cinq cents talents ; mais, comme cette amende ne fut point payée à l'expiration du terme fixé par les lois, les Thébains renouvelèrent le procès pour la faire doubler. Les amphictyons prononcèrent une amende de mille talents. Les Lacédémoniens avaient donc les mêmes motifs de plainte que les Phocidiens qui se disaient injustement condamnés par les amphictyons à une amende exorbitante. Les Lacédémoniens avaient encore à cette guerre le même intérêt que les Phocidiens; mais, pour ne pas encourir la malédiction d'une guerre ouverte, ils jugèrent plus convenable de se cacher derrière les Phocidiens pour faire annuler les sentences des amphictyons. Tels furent les motifs qui engagèrent les Lacédémoniens à soutenir avec tant d'empressement les Phocidiens et à leur procurer le patronage du temple de Delphes. [16,30] XXX. A la nouvelle que les Béotiens s'avançaient avec une puissante armée contre les Phocidiens, Philomélus résolut de réunir un grand nombre de mercenaires. Et comme il avait besoin d'argent pour subvenir aux frais de la guerre, il fut obligé de toucher aux offrandes sacrées et de spolier le temple. Une foule de soldats étrangers se joignirent à lui, en grande partie attirés par la promesse, d'une forte paye. Aucun homme religieux ne souscrivit à cette guerre, tandis que lés impies, hommes cupides, accoururent avec empressement sous le drapeau de Philomélus qui parvint ainsi, grâce à ses richesses, à mettre promptement sur pied une forte armée, composée d'hommes capables de commettre des sacriléges. A la tête d'une armée de plus de dix mille hommes d'infanterie et de cavalerie, Philomélus pénétra sur le territoire des Locriens. Les Locriens, secondés des Béotiens, se mirent en devoir de lui résister. Il s'engagea un combat de cavalerie dans lequel les Phocidiens l'emportèrent. Bientôt après, les Thessaliens, réunis à leurs alliés du voisinage, entrèrent, au nombre de six mille, dans la Locride; ils livrèrent aux Phocidiens un combat près d'une hauteur appelée Argola, et furent mis en déroute. Cependant les Béotiens apparurent avec une armée de treize mille hommes; de leur côté les Achéens sortirent du Péloponnèse avec quinze cents hommes, et arrivèrent au secours des Phocidiens. Les deux armées vinrent se concentrer sur un seul point et campèrent en face l'une de l'autre. [16,31] XXXI. Bientôt après, les Béotiens firent prisonniers quelques soldats mercenaires qui avaient été envoyés en fourrageurs. Ils les conduisirent aux portes de la ville et firent proclamer par un héraut que les amphictyons punissaient de mort tous ceux qui servaient dans l'armée des sacrilèges. Joignant aussitôt l'action aux paroles, ils les tuèrent tous à coups de flèches. Irrités de cela, les mercenaires, à la solde des Phocidiens, demandèrent à Philomélus à se venger de la même façon sur l'ennemi. Ces mercenaires mirent donc une grande ardeur à faire prisonniers tous les ennemis errant dans la campagne; ils en prirent un grand nombre, les conduisirent à l'entrée du camp où Philomélus les tua tous à coups de traits. Cette vengeance fit que les ennemis se relâchèrent de leur arrogance et de leur cruauté. Peu de temps après, les deux armées se transportèrent dans une autre contrée. Comme leur chemin les conduisit à travers un pays couvert de forêts et de rochers, l'avant-garde ne tarda pas à en venir à un engagement. La mêlée devint terrible; les Béotiens, de beaucoup supérieurs en nombre, mirent les Phocidiens en déroute; la retraite s'opérant à travers un pays inaccessible et plein de précipices, beaucoup de Phocidiens et de soldats mercenaires périrent. Philomélus combattit courageusement, et, criblé de blessures, il gagna une hauteur escarpée où il fut enveloppé ne trouvant aucune issue et redoutant les outrages de la captivité, il se jeta lui-même dans un précipice et vengea ainsi par sa mort la divinité offensée. Son collègue au commandement, Onomarque, qui succéda à Philomélus, se retira avec les débris de son armée et recueillit les fuyards. Pendant que ces événements se passaient, Philippe, roi des Macédoniens, assiégea Méthone, prit cette ville d'assaut et la détruisit après l'avoir saccagée; il investit ensuite la ville de Pagues et la força à la soumission. Dans le Pont, Leucon, roi du Bosphore, mourut après un règne de quarante ans. Son fils Spartacus, qui lui succéda ne régna que cinq ans. Les Romains étaient en guerre avec les Falisques; ils n'exécutèrent rien qui fût digne de mémoire, si ce n'est qu'ils firent de fréquentes incursions sur le territoire des Falisques et le ravagèrent. En Sicile, Dion est égorgé par les soldats mercenaires de Zacynthe; Callipe, principal instigateur de ce meurtre, lui succéda dans le commandement, et régna treize mois. [16,32] XXXII. Eudème étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Marcus Popilius. Dans cette année, les Béotiens, vainqueurs des Phocidiens, et persuadés que le sort de Philomélus, le principal coupable, châtié à la fois par les dieux et par les hommes, détournerait les autres d'un semblable sacrilége, rentrèrent dans leurs foyers. Les Phocidiens, délivrés actuellement de la guerre, retournèrent à Delphes et se réunirent, avec leurs alliés, en une assemblée générale, pour délibérer sur la conduite de la guerre. Les plus sages inclinèrent pour la paix. Les impies, les audacieux et les ambitieux étaient d'un avis contraire et jetaient les yeux autour d'eux pour chercher un orateur qui appuyât leurs coupables desseins. Onomarque se leva : dans un discours habilement préparé, il insista sur la continuation de l'entreprise commencée, et exhorta les masses à la guerre, en songeant bien plutôt à son intérêt particulier qu'à l'intérêt commun; car il avait été lui-même condamné par les amphictyons à une très forte amende qu'il n'avait pas encore payée. Voyant donc que la guerre était préférable à la paix, il excita, par des raisons spécieuses, les Phocidiens et leurs alliés à poursuivre le projet de Philomélus. Onomarque fut proclamé chef absolu, rassembla une foule de mercenaires, remplit dans les rangs les vides que les morts avaient laissés, augmenta son armée d'un grand nombre de soldats enrôlés à l'étranger, fit des levées de troupes auxiliaires et tous les autres préparatifs de guerre nécessaires. [16,33] XXXIII. Onomarque se confirma encore davantage dans son dessein par un rêve qui lui présageait la puissance et la gloire. Il lui semblait, en songe, que le colosse d'airain que les amphictyons avaient élevé dans le temple d'Apollon, avait grandi dans ses mains. Il conclut de là que les dieux lui pronostiquaient une augmentation de gloire par son commandement militaire. Mais il se trompa, car ce songe présageait au contraire que l'amende déjà prononcée par les amphictyons contre les Phocidiens coupables de sacrilége, serait augmentée encore, en punition des crimes qu'Onomarque commettrait de ses propres mains ; c'est en effet ce qui arriva. Investi de pouvoirs illimités, Onomarque fabriqua une masse d'armes avec l'airain et le fer qu'il avait enlevés du temple; avec l'or et l'argent, il frappa une monnaie qu'il distribua aux villes alliées et aux citoyens les plus influents. Il corrompit aussi beaucoup d'ennemis, en engageant les uns à embrasser son parti, et en priant les autres de se tenir neutres. L'amour de l'argent, dont les hommes sont possédés, lui aplanissait toutes les difficultés. Il gagna, chez les Thessaliens, les plus influents de ceux qui s'étaient ligués contre lui, et réussit à s'assurer leur neutralité. Il arrêta les Phocidiens qui s'étaient montrés les plus opposés à son entreprise, les fit mettre à mort et vendre leurs biens à l'enchère. Il envahit ensuite le territoire ennemi, prit d'assaut la ville de Tronium, dont il réduisit les habitants à l'esclavage, intimida les Amphissiens et les força à se soumettre. Il saccagea les villes de la Tauride et désola leur territoire. De là, il pénétra dans la Béotie, prit la ville d'Orchom ne et se disposait à mettre le siége devant Chéronée, lorsqu'il fut attaqué par les Thébains, mis en déroute et forcé de rentrer dans ses foyers. [16,34] XXXIV. Tandis que ces choses se passaient, Artabaze, qui s'était révolté contre le roi, soutenait la guerre contre les satrapes que le roi avait envoyés pour le combattre. Il eut pour auxiliaire Charès, général des Athéniens, et se défendit courageusement; lorsque celui-ci se fut retiré et qu'il se trouva réduit à ses propres ressources, il s'adressa aux Thébains pour lui envoyer des secours. Ceux-ci firent passer en Asie cinq mille hommes sous les ordres de Pammène. Ce général se joignit à Artabaze, défit les satrapes dans deux grandes batailles et s'acquit beaucoup de réputation en même temps qu'il fit rejaillir de la gloire sur les Béotiens. En effet, c'était chose merveilleuse de voir les Béotiens, abandonnés des Thessaliens et impliqués dans la guerre si chanceuse contre les Phocidiens, envoyer des troupes en Asie et remporter l'avantage dans presque toutes les rencontres. Pendant le cours de ces événements, la guerre éclata entre les Argiens et les Lacédémoniens. Un combat eut lieu près de la ville d'Ornée; les Lacédémoniens furent victorieux, prirent Ornée d'assaut et retournèrent à Sparte. Charès, général des Athéniens, fit voile pour l'Hellespont, prit la ville de Sestus, massacra les habitants adultes et vendit les autres comme esclaves. Cersobleptus, fils de Cotys, par haine contre Philippe et par affection pour les Athéniens, livra à ces derniers les villes de la Chersonèse, excepté Cardia. Le peuple d'Athènes envoya dans ces villes des colons qui se partagèrent le territoire. Philippe voyant que les Méthonéens laissaient leur ville servir de point de ralliement aux ennemis, vint y mettre le siége. Les Méthonéens se défendirent pendant quelque temps avec courage; mais, accablés par des forces supérieures, ils furent obligés de livrer la ville au roi, à la condition que tous les citoyens en sortiraient en n'emportant chacun qu'un seul vêtement. Philippe fit raser la ville et distribua les terres aux Macédoniens. Ce fut au siége de cette ville que Philippe perdit un oeil par suite d'un coup de flèche. [16,35] XXXV. Philippe se rendit ensuite avec une armée en Thessalie, où il avait été appelé par les indigènes. Il fit d'abord la guerre à Lycophron, tyran de Phères, en défendant la cause des Thessaliens. Lycophron implora de son côté l'assistance des Phocidiens, qui lui envoyèrent Phayllus, frère d'Onomarque, avec sept mille hommes. Philippe défit les Phocidiens et les chassa de la Thessalie. Onomarque se mit à la tête de toute l'armée, et, dans l'espoir de se rendre maître de la Thessalie entière, il s'empressa de venir au secours de Lycophron. Philippe, de concert avec les Thessaliens, marcha à l'encontre des Phocidiens. Mais Onomarque, supérieur en forces, le défit en deux batailles et tua un grand nombre de Macédoniens. Philippe courut les plus grands dangers et ses soldats l'abandonnèrent de découragement; ce n'est qu'à grande peine qu'il parvint à rétablir la discipline. Après ce revers, Philippe se retira dans la Macédoine; Onomarque pénétra dans la Béotie, battit les Béotiens et prit la ville de Corouée. Cependant Philippe quitta de nouveau la Macédoine et ne tarda pas à reparaître en Thessalie à la tête d'une forte armée qu'il dirigea contre Lycophron, tyran de Phères. Celui-ci, hors d'état de lui résister, implora le secours des Phocidiens et leur promit de les aider à rétablir leurs affaires en Thessalie. Onomarque vint donc au secours de Lycophron avec vingt mille hommes d'infanterie et cinq cents cavaliers. Philippe engagea alors les Thessaliens à faire une guerre générale et réunit ainsi toutes les troupes composées de plus de vingt mille fantassins et de trois mille chevaux. Il se livra une bataille sanglante dans laquelle les Thessaliens, supérieurs en cavalerie, se signalèrent par leur bravoure et aidèrent Philippe à remporter la victoire. Les soldats d'Onomarque se réfugièrent vers la mer; par hasard la flotte de Charès, composée de plusieurs trirèmes, passa en ce moment. Les Phocidiens essuyèrent un grand carnage : les fuyards, jetant leurs armures, cherchèrent à gagner à la nage les trirèmes athéniennes. Au nombre de ceux-là était aussi Onomarque. Mais ne pouvant atteindre la flotte plus de six mille Phocidiens et de soldats mercenaires périrent, et leur général lui-même perdit la vie; au moins trois mille hommes furent faits prisonniers. Philippe fit pendre Onomarque et jeta les autres à la mer comme coupables de sacrilège. [16,36] XXXVI. Après la mort d'Onomarque, son frère Phayllus prit le commandement des Phocidiens. Il rassembla un grand nombre de mercenaires, doubla leur solde habituelle et tira du secours de ses alliés. Il fit aussi fabriquer une multitude d'armes et frapper une monnaie d'or et d'argent. En ce même temps, Mausole, souverain de la Carie, mourut après un règne de vingt-quatre ans; Arthémisia, tout à la fois sa soeur et sa femme, lui succéda et régna deux ans. Cléarque, tyran d'Héraclée, fut tué en se rendant aux jeux de Bacchus; il avait régné douze ans: son fils Timothée, qui lui succéda, en régna quinze. Les Tyrrhéniens faisaient la guerre aux Romains; ils ravagèrent une grande partie du territoire ennemi, et, après avoir poussé leurs excursions jusqu'aux bords du Tibre, ils revinrent chez eux. A Syracuse, les amis de Dion s'étaient soulevés contre Callippe; ils furent vaincus et obligés de se réfugier à Léontium. Quelque temps après, Hipparinus, fils de Denys, aborda à Syracuse avec une armée, défit Callippe et le chassa de la ville. Hipparinus recouvra ainsi l'héritage de son père, et régna deux ans. [16,37] XXXVII. Aristodème étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Caïus Sulpicius et Marcus Valérius; on célébra la CVIIe Olympiade, dans laquelle Smicrinas de Tarente remporta le prix à la course du stade. Dans cette année, Phayllus, général des Phocidiens, qui avait succédé à son frère dans le commandement, rétablit les affaires des Phocidiens affaiblis par les revers qu'ils venaient d'éprouver. En possession de richesses inépuisables, il enrôla un grand nombre de mercenaires et engagea ses alliés à prendre une part active à la guerre. Prodiguant l'argent sans pudeur, il attira dans son parti non seulement beaucoup de particuliers, mais il poussa à l'insurrection les villes les plus considérables de la Grèce. Les Lacédémoniens lui envoyèrent mille soldats, les Achéens deux mille et les Athéniens cinq mille fantassins et quatre cents cavaliers, sous les ordres de Nausiclès. Les tyrans de Phères, Lycophron et Pitholaüs, privés d'alliés depuis la mort d'Onomarque, avaient livré Phères à Philippe. Mis en liberté sur la foi d'un traité, ils prirent à leur solde deux mille mercenaires et se réfugièrent auprès de Phayllus en se déclarant alliés des Phocidiens. Beaucoup d'autres villes moins importantes, attirées par l'appât de l'argent, vinrent au secours des Phocidiens. C'est ainsi que l'or, excitant les passions sordides de l'homme, fait déserter la cause la plus juste pour faire suivre le parti qui flatte la cupidité. Phayllus entra donc en Béotie à la tête d'une armée, mais il fut vaincu dans une bataille livrée auprès de la ville d'Orchomène et perdit beaucoup de soldats. Peu de temps après, un nouveau combat eut lieu aux bords du fleuve Céphise; les Béotiens, une seconde fois victorieux, passèrent au fil de l'épée plus de quatre cents ennemis et firent cinq cents prisonniers. Peu de jours après, un troisième combat s'engagea près de Coronée; les Béotiens, de nouveau victorieux, tuèrent cinquante Phocidiens et firent cent trente prisonniers. Telle était la situation des affaires chez les Béotiens et les Phocidiens. Revenons maintenant à Philippe. [16,38] XXXVIII. Après avoir vaincu Onomarque dans une bataille célèbre, Philippe renversa la tyrannie à Phères, et rendit la ville à la liberté. Il régla ensuite les affaires de la Thessalie et s'avança vers les Pyles pour combattre les Phocidiens. Mais, comme les Athéniens lui avaient fermé le passage de ce défilé, il retourna en Macédoine, après avoir ajouté à l'éclat de son règne par ses hauts faits et par sa piété envers les dieux. Cependant Phayllus avait envahi le territoire des Locriens surnommés Épicnémidiens, et s'était emparé de toutes leurs villes; l'une de ces villes, appelée Aryca, lui avait été livrée la nuit par trahison, mais il en fut bientôt chassé et ne perdit pas moins de deux cents soldats. Il vint camper ensuite près de la ville d'Abes; les Béotiens attaquèrent pendant la nuit les Phocidiens et leur firent perdre beaucoup de monde. Enhardis par ce succès, ils entrèrent sur le territoire des Phocidiers, le ravagèrent dans une grande étendue et recueillirent beaucoup de butin. Pendant leur retraite, ils portaient des secours à la ville d'Aryca, qui était alors assiégée, lorsque Phayllus apparut tout à coup, prit la ville d'assaut, la livra au pillage et la renversa de fond en comble. Phayllus, atteint de phthisie, mourut après de longues souffrances, châtiment de son impiété. Il laissa le commandement de l'armée des Phocidiens à Phalæcus, fils de ce même Onomarque qui avait allumé la guerre sacrée, jeune homme encore impubère; il lui avait donné pour tuteur Mnaséas, un de ses amis. Peu de temps après, les Béotiens attaquèrent de nuit les Phocidiens et tuèrent leur général Mnaséas avec environ deux cents soldats. Il s'engagea ensuite un combat de cavalerie près de Chéronée; Phaloecus fut vaincu et perdit beaucoup de cavaliers. [16,39] XXXIX. Pendant que ces choses se passaient, le Péloponnèse fut le théâtre de troubles et de soulèvements dont voici l'origine. Les Lacédémoniens, en querelle avec les Mégalopolitains, envahirent le territoire de ces derniers, sous la conduite d'Archidamus. Irrités de cet acte, les Mégalopolitains, n'étant pas eux-mêmes assez puissants pour résister à l'ennemi, implorèrent l'assistance de leurs alliés. Les Argiens, les Sicyoniens et les Messéniens s'empressèrent d'accourir en masse à la défense des Mégalopolitains. Les Thébains leur envoyèrent quatre mille fantassins et cinq cents cavaliers, sous les ordres de Céphision. Ainsi secondés par leurs alliés, les Mégalopolitains se mirent en campagne et vinrent camper près des sources du fleuve Alphée. Les Lacédémoniens, de leur côté, avaient reçu des Phocidiens trois mille hommes d'infanterie et cent cinquante cavaliers de la part de Lycophron et de Pitholaüs, l'un et l'autre expulsés de la tyrannie de Phères. Ayant ainsi réuni une armée considérable, ils vinrent camper aux portes de Mantinée. De là, ils s'avancèrent vers la ville d'Ornée en Argolide, alliée des Mégalopolitains et la prirent d'assaut avant l'arrivée des ennemis. Les Argiens ayant fait une sortie, il s'engagea un combat dans lequel les Lacédémoniens leur firent perdre plus de deux cents hommes. Les Thébains se montrèrent bientôt avec des forces doubles, mais inférieurs en discipline ; la mêlée fut sanglante et la victoire resta indécise. Les Argiens et leurs alliés se retirèrent dans leurs villes; les Lacédémoniens envahirent l'Arcadie, prirent d'assaut la ville d'Hélissonte, la dévastèrent et revinrent à Sparte. Quelque temps après, les Thébains, réunis à leurs alliés, remportèrent sur l'ennemi une victoire signalée près de Telphusa, tuèrent beaucoup de monde et firent plus de soixante prisonniers parmi lesquels se trouvait Alexandre, commandant de l'armée. Bientôt après, ils furent victorieux dans deux autres batailles et tuèrent un grand nombre d'ennemis. Mais enfin les Lacédémoniens remportèrent la victoire dans une bataille célèbre, et les deux armées se retirèrent chacune dans ses villes. Une trêve fut conclue entre les Macédoniens et les Mégalopolitains; et les Thébains rentrèrent, de leur côté, dans la Béotie. Phalæcus, toujours cantonné en Béotie, avait pris Chéronée; mais les Thébains accoururent au secours de cette ville et en expulsèrent l'ennemi. Les Béotiens entrèrent avec une armée nombreuse dans la Phocide, ravagèrent le pays dans une grande étendue et détruisirent les richesses de la campagne; ils s'emparèrent de quelques-unes des petites villes du pays et revinrent en Béotie, chargés de butin. [16,40] XL. Thessalus étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Titus Quintius. Dans cette année, les Thébains, fatigués de la guerre contre les Phocidiens et dépourvus de ressources pécuniaires, envoyèrent des députés au roi des Perses pour l'inviter à leur fournir un secours d'argent. Artaxerxès accueillit leur demande et leur fit un cadeau de trois cents talents. Les Béotiens et les Phocidiens passèrent l'année en escarmouches et en dévastations de territoire, mais ils n'accomplirent aucun fait d'armes digne de mémoire. En Asie, le roi des Perses avait échoué dans son expédition précédemment entreprise contre l'Égypte. A une époque plus récente il avait fait de nouveau la guerre aux Égyptiens, et, après plusieurs actions d'éclat, il parvint, par ses propres efforts, à reconquérir l'Égypte, la Phénicie et Cypre. Mais, afin de mieux éclaircir cette histoire, nous allons remonter le cours des événements et faire connaître l'origine de la guerre. Lors de la rébellion des Égyptiens qui éclata à une époque plus reculée, Artaxerxès, surnommé Ochus, qui n'aimait pas la guerre, ne bougea pas de son palais; il envoya des armées et des généraux. Mais les expéditions échouèrent le plus souvent par la lâcheté et par l'impéritie des chefs. Artaxerxès se laissa longtemps braver par les Egyptiens, tant il aimait le repos et les douceurs de la paix. Enfin, plus tard, les rois de Phénicie et de Cypre suivirent l'exemple des Egyptiens et passèrent du mépris à la révolte. Cette fois, poussé à bout, Artaxerxès résolut de châtier lui-même les rebelles; il ne confia plus à ses généraux la conduite de la guerre, mais il se décida à combattre lui-même pour la défense de la royauté. Il réunit donc de grandes quantités d'armes, de traits, de vivres et de troupes; il mit sur pied trois cent mille hommes d'infanterie, trente mille cavaliers, trois cents trirèmes et cinq cents bâtiments de transport chargés de provisions. [16,41] XLI. Artaxerxès commença d'abord par faire la guerre aux Phéniciens. Voici pour quelles raisons. Il est resté en Phénicie une ville considérable nommée Tripolis, nom dû à la nature de la localité; elle se compose, en effet, de trois villes séparées l'une de l'autre par un stade d'intervalle. Ces villes s'appellent Aradie, Sidon et Tyr. Tripolis est la ville la plus célèbre de la Phénicie; elle renferme le sénat des Phéniciens, qui délibère sur les affaires les plus importantes de l'Etat. Les satrapes et les généraux {du roi des Perses} résidaient à Sidon, et imposaient aux habitants un joug dur et insolent. Irrités de ces vexations, les Sidoniens se décidèrent à secouer le joug des Perses. Ils engagèrent les autres Phéniciens à recouvrer leur indépendance en même temps qu'ils envoyèrent une députation à Nectanebus, roi d'Egypte, ennemi des Perses, pour lui proposer leur alliance, et firent des préparatifs de guerre. Sidon était une ville très opulente, et ses habitants, considérablement enrichis par le commerce, construisirent promptement un grand nombre de trirèmes, et réunirent une foule de mercenaires; de plus, des armes, des flèches, des vivres, en un mot, toutes les munitions de guerre furent rassemblées en peu de temps. Les hostilités commencèrent par la destruction du parc royal dans lequel le roi des Perses avait coutume de venir se délasser. On mit ensuite le feu au fourrage que les satrapes conservaient pour l'entretien des chevaux de guerre. Enfin, les Sidoniens se saisirent des Perses dont ils avaient reçu des outrages, et s'en vengèrent. Tel fut le commencement de la guerre phénicienne. Le roi, informé des excès commis par les rebelles, menaça de sa vengeance les Phéniciens, mais surtout les Sidoniens. [16,42] XLII. Le roi concentra à Babylone toutes ses troupes, tant d'infanterie que de cavalerie, et se dirigea à leur tête contre les Phéniciens. Ils furent joints, pendant la route, par Bélésys, satrape de la Syrie, et par Mazieus, gouverneur de Cilicie, qui ouvrirent la campagne contre les Phéniciens. Cependant Tennès, roi de Sidon, avait reçu des Egyptiens quatre mille mercenaires grecs, commandés par Mentor de Rhodes. Après avoir réuni à ces troupes la milice nationale, il marcha contre les satrapes déjà nommés, les battit et chassa les ennemis de la Phénicie. Pendant le cours de ces événements, il s'éleva, dans l'île de Cypre, une autre guerre qui se compliqua avec les détails de celle dont il s'agit ici. L'île de Cypre renfermait neuf villes principales qui avaient sous leur dépendance d'autres villes moins considérables. Chacune de ces villes avait pour chef un roi qui reconnaissait le roi des Perses pour son suzerain. Tous les rois de ces villes suivirent, de concert, l'exemple des Phéniciens et levèrent l'étendard de la révolte; ils se préparèrent à la guerre en déclarant leurs royaumes indépendants. Irrité de cette révolte, Artaxerxès écrivit à Idriée, souverain de la Carie (qui venait de monter sur le trône, et qui était, à l'exemple de ses ancêtres, l'ami et l'allié du roi des Perses), de rassembler des troupes de terre et d'équiper une flotte pour faire la guerre aux rois de Cypre. Idriée fit construire rapidement quarante trirèmes, mit sur pied une armée de huit mille mercenaires qu'il envoya en Cypre sous les ordres de Phocion l'Athénien, et d'Evagoras, qui avait, quelque temps auparavant, régné dans cette île. A peine avaient-ils abordé en Cypre, qu'ils conduisirent l'armée contre Salamine, la plus grande des villes de l'île; ils élevèrent un retranchement, fortifièrent leur camp et investirent les Salaminiens par terre et par mer. Comme l'île entière avait joui d'une longue paix, le pays était très riche et les soldats y trouvaient dans la campagne des provisions en abondance. Le bruit de cette opulence s'étant bientôt répandu, les soldats, attirés par l'espoir du gain, accoururent en foule du continent opposé de la Syrie et de la Cilicie, pour prendre service dans l'armée d'Evagoras et de Phocion, qui fut enfin doublée. De leur côté, les rois de Cypre tombaient dans le découragement et vivaient dans les plus grandes alarmes. Telle était la situation des affaires en Cypre. [16,43] XLIII. Bientôt après, le roi des Perses, parti de Babylone, s'avança avec son armée vers la Phénicie. Tennès, souverain de Sidon, informé du nombre des troupes perses, et persuadé que les rebelles seraient hors d'état de leur résister, ne songea plus qu'à son propre salut. Il dépêcha donc auprès d'Artaxerxès, à l'insu des Sidoniens, Thessalion, son plus fidèle serviteur, chargé de lui faire les propositions suivantes : Tennès livrerait Sidon et servirait le roi dans son expédition contre l'Égypte, où il pourrait lui être d'un grand secours, connaissant parfaitement les localités du pays et les endroits où le Nil est abordable. Le roi ayant écouté attentivement Thessalion, accueillit avec joie les propositions qui lui étaient faites, et promit non seulement de remettre à Tennès les peines que celui-ci avait encourues par sa rébellion, mais encore, si les engagements étaient fidèlement remplis, de l'honorer de récompenses. Sur cette promesse, Thessalion demanda au roi qu'il voulût bien permettre de lui donner la main droite, comme délégué de Tennès. A cette demande, le roi se mit en colère, comme injurieusement soupçonné de manquer à sa parole, et livra Thessalion à ses gardes, avec l'ordre de lui trancher la tête. Thessalion, conduit au lieu du supplice, s'écria : « O roi, fais ce que tu voudras; Tennès qui peut remplir tous ses engagements, ne réalisera aucune de ses promesses, si tu ne lui donnes pas ta foi. » A ces paroles, Artaxerxès se ravisa, rappela ses gardes, fit relâcher Thessalion et lui donna la main droite. C'est là, chez les Perses, le signe d'une foi inviolable. Thessalion revint à Sidon et rapporta, toujours à l'insu des Sidoniens, les détails de sa mission. [16,44] XLIV. Le roi, qui tenait beaucoup à soumettre l'Égypte, surtout depuis le dernier échec qu'il avait éprouvé, envoya des députés dans les principales villes de la Grèce pour les inviter à prendre part à l'expédition des Perses contre les Égyptiens. Les Athéniens et les Lacédémoniens répondirent qu'ils voulaient bien conserver l'amitié des Perses, mais qu'ils ne pouvaient leur fournir aucun secours. Les Thébains envoyèrent mille hoplites sous le commandement de Lacratès; les Argiens, trois mille soldats, mais sans désigner de chef ; cependant, sur la demande du roi, ils nommèrent Nicostrate commandant de ce corps auxiliaire. C'était un homme de pratique et de bon conseil, bien qu'il y eut dans son intelligence un grain de folie. Remarquable par sa force physique, il affectait la tenue d'Hercule dans ses expéditions : il portait dans les combats une peau de lion et une massue. A l'exemple des Thébains et des Argiens, les Grecs de l'Asie envoyèrent six mille hommes, en sorte que l'armée auxiliaire, fournie par les Grecs, s'éleva à un total de dix mille hommes. Avant l'arrivée de cette armée, le roi avait déjà traversé la Syrie, était entré en Phénicie et avait établi son camp non loin de Sidon. Les Sidoniens avaient profité du retard du roi pour faire tous les préparatifs de défense en se procurant activement des armes et des vivres. Ils avaient entouré leurs villes d'un triple fossé large, et de hautes murailles. Ils avaient formé leur milice nationale aux exercices et aux fatigues de la guerre et avaient rendu leurs corps souples et vigoureux. Sidon surpassait toutes les autres villes de la Phénicie en richesses et en opulence ; et, ce qui est le plus important, ils avaient mis en mer plus de cent navires, tant trirèmes que quinquérèmes. [16,45] XLV. Tennès communiqua à Mentor, général des mercenaires d'Egypte, le plan de sa trahison, et le laissa dans Sidon avec un détachement de ses troupes pour faciliter l'exécution de son perfide projet. Puis il sortit de la ville avec cinq cents soldats, sous prétexte de se rendre à une réunion générale des Phéniciens; il mena avec lui, comme conseillers, cent des citoyens les plus distingués. Arrivé en présence du roi, il fit arrêter ces cent citoyens et les livra à Artaxerxès. Le roi accueillit Tennès comme un ami; mais il fit tuer à coups de flèches les cent citoyens comme coupables de rébellion. A la nouvelle de cette sanglante exécution, cinq cents des principaux Sidoniens se rendirent en habits de suppliants auprès du roi, qui fit appeler Tennès et lui demanda s'il pouvait lui livrer la ville ; car Artaxerxès tenait beaucoup à ne pas prendre Sidon par capitulation, afin de pouvoir agir envers les Sidoniens avec la dernière rigueur, et épouvanter par un châtiment exemplaire les autres villes de la Phénicie. Tennès l'assura que la ville lui serait livrée. Mais le roi, incapable de maîtriser sa colère, fit mourir tous les cinq cents suppliants. Tennès s'approcha ensuite des mercenaires d'Egypte, et les engagea à introduire dans l'intérieur des murs lui et le roi. Voilà par quelle trahison Sidon tomba au pouvoir des Perses. Artaxerxès, une fois maître de la ville, pensa que Tennès ne lui était plus utile, et le fit tuer. Les Sidoniens, avant l'arrivée du roi, avaient brûlé tous leurs bâtiments, afin qu'aucun habitant ne trouvât le moyen de se sauver par mer. Mais lorsqu'ils virent la ville prise et les murs cernés par tant de milliers de soldats, alors ils s'enfermèrent avec leurs femmes et leurs enfants dans les maisons et les incendièrent. On rapporte que plus de quarante mille hommes, y compris les esclaves, périrent dans les flammes. Dans cette horrible catastrophe, toute la ville avec ses habitants fut consumée par le feu. Le roi vendit, pour plusieurs talents, le sol de cet immense bûcher. On y recueillit une grande masse d'or et d'argent fondus, débris des richesses d'une population florissante. Tel fut la fin malheureuse de Sidon. Toutes les autres villes de la Phénicie, intimidées par ce terrible exemple, se soumirent aux Perses. Un peu avant ce temps, Artémise, reine de Carie, mourut après un règne de deux ans. Elle eut pour successeur son frère Idriée, qui régna sept ans. En Italie, les Romains conclurent un armistice avec les habitants de Préneste, et un traité de paix avec les Samnites. Deux cent soixante partisans des Tarquins furent condamnés à mort par le peuple romain et exécutés sur la place publique. En Sicile, Leptine et Calippe, investis par les Syracusains du commandement des troupes, assiégèrent Rhégium gardé par Denys le jeune ; ils chassèrent la garnison et rendirent aux Rhégiens leur indépendance. [16,46] XLVI. Apollodore étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Marcus Valérius et Caïus Sulpicius. Dans cette année, Evagoras et Phocion assiégèrent Salamine en Cypre; toutes les autres villes de l'île étaient soumises aux Perses. Protagoras, roi de Salamine, seul, osa soutenir un siége. Evagoras réclamait la souveraineté de Salamine comme l'héritage de ses ancêtres, et il espérait qu'avec l'appui du roi des Perses il serait remis sur le trône. Bientôt après, calomnié auprès d'Artaxerxès qui soutenait déjà Protagoras, Evagoras renonça à l'espoir de recouvrer Salamine. Cependant, après s'être justifié des accusations portées contre lui, il obtint du roi une souveraineté en Asie, bien plus considérable que celle qu'il avait. perdue. Mais il conduisit mal son gouvernement, et se réfugia de nouveau dans l'île de Cypre, où il fut arrêté et condamné au supplice. Protagoras, qui s'était volontairement soumis aux Perses, régna tranquillement dans Salamine le reste de sa vie. Après la prise de Sidon, le roi des Perses rallia les troupes auxiliaires envoyées d'Argos, de Thèbes et des villes grecques de l'Asie, et s'avança vers l'Egypte avec toutes ses forces réunies. Arrivé au grand lac où se trouve ce qui s'appelle les Barathres, il perdit une partie de son armée par l'ignorance des localités. Comme nous avons déjà parlé dans le premier livre de la nature de ce lac et des phénomènes extraordinaires qu'on y remarque, nous n'en dirons rien ici. Après avoir traversé avec son armée les Barathres, le roi atteignit Péluse. C'est la première ville située sur la première embouchure du Nil, là où ce fleuve se jette dans la mer. Les Perses campèrent à quarante stades de Péluse, et les Grecs dans le voisinage de cette ville. Les Égyptiens, auxquels les Perses avaient donné assez de loisir pour prendre leurs mesures de défense, avaient bien fortifié toutes les embouchures du Nil, mais particulièrement celle de Péluse, qui est la première et la plus exposée aux attaques de l'ennemi. La place était gardée par cinq mille hommes, sous les ordres de Philophron. Les Thébains, jaloux de passer pour les plus braves des auxiliaires grecs, osèrent, les premiers et seuls, traverser hardiment un fossé étroit et profond. Pendant que les Thébains se trouvaient engagés dans ce fossé, la garnison de Péluse fit une sortie et les força au combat. La lutte fut opiniâtre, et, comme on mettait une égale ardeur de part et d'autre, elle dura toute la journée; la nuit sépara les combattants. [16,47] XLVII. Le lendemain, le roi divisa l'armée grecque en trois corps; chacun de ces corps était commandé par un général grec, qui avait pour second un Perse d'un courage et d'une intelligence éprouvés. Le premier corps était composé de Béotiens, qui avaient pour général Lacratès le Thébain, et pour lieutenant le Perse Rosacès, satrape d'Ionie et de Lydie; il descendait d'un des sept Perses qui renversèrent les Mages. Il était accompagné d'une forte cavalerie et d'une armée d'infanterie non moins nombreuse de Barbares. Le second corps comprenait les Argiens sous les ordres de Nicostrate, qui avait pour lieutenant le Perse Aristazane; c'était l'huissier du roi, et après Bagoas, son plus fidèle ami ; il avait un contingent de cinq mille hommes d'élite et quatre-vingts trirèmes. Mentor, le même qui avait livré Sidon, était le chef du troisième corps, comprenant les mercenaires qu'il avait déjà eus sous ses ordres; il avait pour collègue Bagoas, homme entreprenant et audacieux, en qui le roi avait la plus grande confiance ; ce Bagoas avait sous son commandement les Grecs sujets du roi, une multitude de Barbares et plusieurs bâtiments. Artaxerxès avait sous ses ordres immédiats le reste de l'armée et dirigeait toute l'entreprise. Telle fut la division des troupes chez les Perses. Cependant le roi des Egyptiens, Nectanebus, bien qu'il fût inférieur en forces, ne s'effraya, ni de la puissance de l'ennemi ni de la disposition de l'armée perse. Il avait sous ses ordres vingt mille mercenaires grecs, un égal nombre de Libyens, et soixante mille Egyptiens de la caste des guerriers ; enfin un nombre incroyable de barques pour les combats sur le Nil. Il avait fortifié la rive du fleuve qui regarde l'Arabie, en y élevant, à des distances très rapprochées, des forteresses, des retranchements et des fossés. Malgré tous ces préparatifs de défense, il perdit tout par sa propre incurie. [16,48] XLVIII. La cause de la défaite de Nectanebus doit être attribuée surtout à son inexpérience et aux avantages qu'il avait remportés sur les Perses dans l'expédition précédente, Car il avait alors pour généraux des hommes illustres, distingués par leur bravoure et leur habileté stratégique, Diophante l'Athénien et Lamius le Spartiate; c'est à eux qu'il devait tous ses succès. Il s'imagina dès ce moment qu'il était lui-même un habile général, ne partagea le commandement avec personne, et son impéritie était cause de ce que la guerre actuelle était si mal conduite. Il avait mis de fortes garnisons dans les places; et à la tête de trente mille Egyptiens, de cinq mille Grecs et de la moitié de ses Libyens, il vint occuper les positions les plus abordables. Telles furent les dispositions prises des deux côtés. Nicostrate, général des Argiens, ayant pour guides quelques Égyptiens dont les enfants et les femmes étaient en otages chez les Perses, passa avec sa flotte par un canal qui le conduisit dans un endroit écarté. Là, il débarqua ses soldats et éleva un retranchement où il établit son camp. Avertis de l'arrivée des ennemis, les mercenaires des Egyptiens, qui occupaient le voisinage, accoururent aussitôt au nombre d'environ sept mille hommes. Clinius de Cos, qui les commandait, rangea aussitôt l'armée en bataille. Les troupes débarquées se mirent en défense : il s'engagea un combat sanglant dans lequel les Grecs, unis aux Perses, firent des prodiges de valeur, tuèrent le général Clinius et passèrent au fil de l'épée plus de cinq mille ennemis. Nectanebus, roi des Égyptiens, apprenant la destruction des siens, fut consterné et s'imagina que le reste de l'armée des Perses parviendrait facilement à traverser le fleuve; et, dans la crainte que l'ennemi ne se dirigeât avec toutes ses forces sur Memphis, il résolut de pourvoir à la défense de cette ville. Il se porta donc sur Memphis avec les troupes qu'il avait auprès de lui, et se prépara à soutenir un siége. [16,49] XLIX. Cependant Lacratès le Thébain, qui commandait le premier corps d'armée, se dirigea sur Péluse pour en faire le siége. Il détourna le cours du canal, et sur le terrain, ainsi mis à sec, il éleva des terrasses sur lesquelles il plaça ses machines de guerre, destinées à battre en brèche les murs de la ville. Une grande partie des murailles fut ainsi abattue; la garnison de Péluse s'empressa de les relever, et construisit des tours de bois d'une hauteur considérable. Le combat sur les remparts dura plusieurs jours; les Grecs qui occupaient les hauteurs de Péluse se défendirent d'abord vigoureusement contre les assaillants; mais lorsqu'ils apprirent que le roi s'était retiré à Memphis, ils perdirent tout espoir d'être secourus et envoyèrent des parlementaires. Lacratès leur garantit, sous la foi du serment, que s'ils lui livraient Péluse, ils obtiendraient tous la liberté de retourner en Grèce en emportant leur bagage. La citadelle fut rendue. Après cette reddition, Artaxerxès envoya Bagoas avec des soldats barbares pour occuper Péluse. Pendant que ces soldats entraient dans la place, les Grecs, qui en sortaient, furent dépouillés par les Barbares d'une grande partie de leur bagage. Les Grecs, indignés, invoquèrent les dieux qui président aux serments. Lacratès, transporté de colère, se rua sur les Barbares, les mit en déroute, en tua quelques-uns et protégea les Grecs contre les violateurs du traité. Bagoas s'enfuit auprès du roi et accusa Lacratès ; mais Artaxerxès jugea que les soldats de Bagoas avaient été justement punis, et il fit mettre à mort les Perses reconnus coupables de pillage. C'est ainsi que Péluse fut livrée aux Perses. Mentor, commandant du troisième corps d'armée; se rendit maître de Bubaste et de beaucoup d'autres villes; par un seul stratagème il les fit rentrer sous la domination du roi. Comme toutes ces villes étaient gardées par une garnison mixte, composée de Grecs et d'Égyptiens., Mentor fit répandre le bruit que le roi Artaxerxès userait d'humanité envers ceux qui se rendraient volontairement, tandis que ceux qui ne se rendraient que par la force, seraient châtiés comme les Sidoniens. En même temps, les sentinelles des portes du camp reçurent la consigne de laisser passer tous ceux qui en voudraient sortir. Les prisonniers égyptiens quittèrent donc sans obstacle le camp des ennemis et répandirent promptement dans toutes les villes d'Égypte le bruit qu'ils avaient recueilli. Aussitôt les mercenaires se querellaient à tout avec les nationaux, et les villes étaient pleines de troubles. Des deux côtés, on s'empressait à l'envi de rendre les forts, troquant l'espoir d'une récompense contre son propre salut. Ce fut, en effet, ce qui arriva d'abord à l'égard de Bubaste. L. Mentor et Bagoas avaient établi leur camp non loin de cette ville. Les Egyptiens envoyèrent, à l'insu des Grecs, un émissaire qui offrit de leur part à Bagoas de lui livrer la ville s'il voulait leur accorder un sauf-conduit. Prévenus de cette intrigue, les Grecs s'emparèrent de cet émissaire et lui arrachèrent la vérité par la menace. Indignés de cette trahison, ils tombèrent sur les Égyptiens, en tuèrent quelques-uns, blessèrent quelques autres et forcèrent le reste à se retirer dans un autre quartier de la ville. Les Egyptiens, ainsi châtiés, avertirent Bagoas de ce qui s'était passé et le prièrent de venir prendre la ville. Mais les Grecs avaient, de leur côté, envoyé en secret un héraut à Mentor pour l'informer de tout ce qui se tramait; Mentor les engagea, également en secret, à tomber sur les Barbares au moment où Bagoas entrerait dans Bubaste. Peu de moments après, Bagoas, sans s'être concerté avec les Grecs, s'avança avec ses Perses et lorsque une partie de ses soldats fut entrée dans la ville, les Grecs, fermant subitement les portes, se jetèrent sur ceux qui étaient dans l'intérieur des murs, les passèrent tous au fil de l'épée et firent Bagoas lui-même prisonnier. Bagoas, ne voyant plus d'espoir de salut que dans Mentor, implora son secours en lui promettant qu'à l'avenir il n'entreprendrait plus rien sans le consulter. Mentor persuada les Grecs de relâcher Bagoas et de livrer la place; il emporta ainsi seul tout l'honneur du succès. Quant à Bagoas, qui attribua sa délivrance à Mentor, il conclut avec lui un pacte, se jurant de ne plus rien entreprendre qu'en commun. Ce pacte dura jusqu'à la fin de leur vie ; il en résulta que ces deux hommes unis avaient le plus grand crédit auprès du roi, et qu'ils devinrent plus puissants que les amis et les parents d'Artaxerxès. Mentor fut nommé commandant en chef des provinces maritimes de l'Asie ; il rendit de grands services au roi, en tirant de la Grèce des troupes mercenaires et les envoyant à Artaxerxès. D'ailleurs c'était un administrateur probe et fidèle. De son côté, Bagoas, chargé par le roi de l'administration des satrapies supérieures, avait acquis par sa liaison avec Mentor tant d'influence qu'il était en quelque sorte le maître de l'empire et qu'Artaxerxès ne faisait plus rien sans son conseil. Bagoas conserva cette même influence sous le successeur d'Artaxerxès; il fut roi de fait sans l'être de nom. Mais nous parlerons de tout cela en détail dans un moment plus convenable. [16,51] LI. Après la reddition de Bubaste, les autres villes, intimidées, se livrèrent aux Perses par capitulation. Le roi Nectanebus se tenait à Memphis; voyant les progrès des ennemis auxquels il n'osait point résister, il abdiqua la couronne et s'enfuit en Éthiopie, emportant avec lui la plupart de ses richesses. Artaxerxès prit ainsi possession de toute 1'Egypte, démantela les villes les plus considérables, profana les temples et amassa une masse d'argent et d'or. Il enleva aussi les anciennes annales sacrées que Bagoas se fit ensuite racheter bien cher par les prêtres d'Egypte. Quant aux Grecs qui avaient servi dans cette expédition, Artaxerxès honora chacun d'entre eux par des récompenses considérables et les renvoya dans leur patrie. Enfin, après avoir nommé Phérendate satrape d'Egypte, il retourna avec son armée à Babylone, rapportant d'immenses richesses, de nombreuses dépouilles, et s'étant acquis une grande gloire par cette heureuse expédition. [16,52] LII. Callimaque étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Caïus et Publius Valérius. Dans cette année, Artaxerxès, reconnaissant les services signalés que Mentor lui avait rendus dans la guerre contre les Égyptiens, l'admit dans sa plus grande intimité; il le combla d'honneurs, lui fit don de cent talents d'argent, indépendamment du plus beau choix de meubles. Il le nomma en outre satrape des côtes de l'Asie et lui confia, avec des pouvoirs absolus, la conduite de la guerre contre les rebelles. Mentor était lié avec Artabaze et Memnon, qui avaient, quelque temps auparavant; combattu les Perses, et, s'étant enfuis de l'Asie, vivaient alors à la cour de Philippe. Mentor intervint donc en leur faveur auprès du roi, et le décida à leur remettre les peines qu'ils avaient encourues. Aussitôt Mentor fit venir auprès de lui ses deux amis avec toute leur famille. Artabaze avait dix fils et onze filles de sa femme, qui était soeur de Mentor et de Memnon. Charmé de cette nombreuse postérité , Mentor songea d'abord à l'avancement des enfants mâles auxquels il donna les grades les plus élevés dans l'armée. Il marcha ensuite contre Hermias, tyran d'Atarné, rebelle au roi et maître d'un grand nombre de places fortes et de villes. Il fit dire à Hermias qu'il allait solliciter le roi de lui accorder son pardon; Hermias fut ainsi attiré dans une conférence où il fut enveloppé et arrêté. Mentor s'empara de l'anneau d'Hermias et s'en servit pour adresser aux villes de fausses lettres dans lesquelles il était dit qu'Hermias avait fait sa paix avec le roi par l'intervention de Mentor. Ces lettres, scellées de l'anneau d'Hermias, furent ainsi remises à des envoyés chargés de se mettre en possession des places. Les citoyens, ne doutant pas de l'authenticité des lettres, et d'ailleurs bien contents de la paix, livrèrent sans peine les forteresses et les villes. C'est par ce stratagème que Mentor, sans coup férir, soumit toutes les villes rebelles à l'autorité du roi, s'acquit un nouveau titre à sa faveur, et augmenta sa renommée d'habile général. Il soumit pareillement en très peu de temps tous les autres chefs ennemis des Perses. Il les battit tous en très peu de temps, tant par la force que par la ruse. Telle était la situation des affaires en Asie. En Europe, Philippe, roi des Macédoniens, déclara la guerre aux villes chalcidiennes; il prit d'assaut Gira, place forte du pays, et réduisit quelques autres places par la terreur. Il se dirigea ensuite contre Phères, en Thessalie, et en chassa Pitholaüs le tyran. Dans cet intervalle, Spartacus, roi du Pont, mourut après un règne de cinq ans. Parysadès, son frère, lui succéda, et régna pendant trente-huit ans. [16,53] LIII. L'année étant révolue, Théophile fut nommé archonte d'Athènes; les Romains élurent pour consuls Caïus Sulpicius et Caïus Quintius, et on célébra la CVIIIe olympiade, dans laquelle Polyclès de Cyrène fut vainqueur à la course du stade. Dans le cours de cette année, Philippe cherchait à s'emparer des villes de l'Hellespont. Il prit Mercyberne et T'orone par trahison et sans coup férir ; puis il tourna ses armes contre Olynthe, qui est la ville la plus considérable de cette contrée. Il défit les Olynthiens en deux batailles et vint les bloquer dans leur ville ; mais il perdit un rand nombre de soldats sous les murs d'Olynthe. Enfin il parvint à corrompre avec l'argent les gouverneurs d'Olynthe, Euthycrate et Lasthène, qui lui livrèrent la ville par trahison. Il saccagea Olynthe et vendit les habitants comme esclaves. Il se procura par ce moyen beaucoup d'argent pour les dépenses de la guerre, en même temps il intimida les autres villes qui auraient été tentées de lui résister. Il honora de grandes récompenses tous les soldats qui s'étaient distingués par leur bravoure, et donnant de fortes sommes d'argent aux citoyens les plus influents des villes, il multiplia le nombre des traîtres à leur patrie. D'ailleurs, il se vantait lui-même que c'était bien plutôt à la puissance de l'or qu'à la force des armes qu'il devait l'accroissement de son empire. [16,54] LIV. Les Athéniens, jaloux du développement de la puissance de Philippe, se montraient prêts à secourir les ennemis de ce roi. Ils envoyèrent dans toutes les villes des députés pour engager les habitants à conserver leur indépendance età condamner à la peine de mort les citoyens qui seraient tentés de trahir leur patrie. Les Athéniens promirent à toutes ces villes leur appui; enfin ils déclarèrent ouvertement la guerre à Philippe et commencèrent les hostilités. Démosthènes, à cette époque l'orateur le plus éloquent des Grecs, exhortait principalement les Athéniens à se charger du protectorat de la Grèce. Mais Athènes même ne manquait pas de citoyens prompts à jouer le rôle de traîtres, tant était grande la propension des Grecs à la trahison. Aussi rapporte-t-on que Philippe, voulant un jour prendre une ville très forte, répondit à un habitant qui lui avait dit que la place était imprenable : "Eh quoi, le mur est-il assez haut pour que l'or ne le puisse franchir?" En effet, l'expérience lui avait appris que les places qu'on ne peut prendre par les armes sont facilement enlevées par l'or. S'étant ainsi ménagé des traîtres dans toutes les villes, et donnant le titre d'hôte et d'ami à quiconque recevait son or, il corrompit par ses maximes perverses les moeurs des hommes. [16,55] LV. Après la prise d'Olynthe, Philippe fit célébrer des jeux olympiques en actions de grâces, et offrit aux dieux de magnifiques sacrifices. Cette grande solennité et les jeux splendides attirèrent une foule d'étrangers qu'il invitait à ses festins. Au miliéu des banquets qu'animaient le vin et les nombreux toasts qu'on y portait, il distribuait des présents à un grand nombre de convives, et faisait à tous les plus grandes promesses; aussi, son amitié était-elle fort recherchée. Philippe s'aperçut un jour que Satyrus, le comédien, avait un air soucieux; il lui demanda donc pourquoi, seul, il ne daignait pas éprouver les effets de sa générosité. Satyrus lui répondit qu'il voulait bien recevoir de lui quelque cadeau; mais qu'il craignait que sa demande ne lui fût refusée. A cette réponse, le roi, souriant, l'assura qu'il lui accorderait tout ce qu'il lui demanderait. Satyrus lui dit alors qu'il voulait deux jeunes personnes d'un àge nubile qui se trouvaient parmi les captives du roi, et qui étaient les filles d'un de ses hôtes; qu'il désirait beaucoup les avoir, non pas pour en tirer quelque profit, mais pour les marier avec la dot qu'il lui donnerait, afin que leur jeunesse ne fût pas outragée. Philippe accueillit avec joie la demande de Satyrus et lui donna sur-le-champ ces deux jeunes filles. En retour des bienfaits et des dons qu'il répandait avec tant de libéralité, Philippe recueillait les fruits multipliés de la reconnaissance. Une foule de gens, séduits par l'espoir de quelque récompense, allaient au-devant des désirs de Philippe, en trahissant leur patrie. [16,56] LVI. Thémistocle étant archonte d'Athènes, les Romains sommèrent consuls Caïus Cornélius et Marcus Popilius. Dans cette année, les Béotiens ravagèrent une grande partie de la Phocide, battirent l'ennemi près d'Hyampolis, et lui firent perdre à peu près soixante-dix hommes. Peu de temps après, les Béotiens eurent une rencontre avec les Phocidiens, près de Coronée; ils furent vaincus et perdirent beaucoup de monde. Après cela, les Phocidiens s'emparèrent de quelques villes considérables de la Béotie. Les Béotiens se mirent de nouveau en mouvement, envahirent le territoire des ennemis et en détruisirent les récoltes; mais ils furent battus pendant leur retraite. Tandis que ces événements avaient lieu, Phalaecus, général des Phocidiens , accusé d'avoir volé une grande partie de l'argent sacré, fut destitué du commandement et remplacé par trois généraux : Dinocrate, Callias et Sophane. On fit une enquête au sujet du trésor sacré, et les Phocidiens demandèrent aux gérants un compte exact. Philon en avait été le principal administrateur; comme il ne put rendre le compte demandé, il fut traduit en jugement. Mis à la torture par l'ordre des généraux, il dénonça ses complices, et, après avoir supporté les plus cruels outrages, il subit une mort digne de son impiété. Ceux qui s'étaient approprié ce trésor, restituèrent tout ce qui restait du fruit de leur vol; mais ils n'en furent pas moins mis à mort comme coupables de sacrilége. Parmi les anciens généraux, Philomélus, le premier en tête, n'avait point touché aux offrandes sacrées; le second, nommé Onomarque, frère de Philomélus, en avait dépensé une partie considérable; enfin, le troisième général, Phayllus, frère d'Onomarque, avait converti en monnaie une autre partie du trésor sacré pour payer ses troupes mercenaires ; il avait fait servir à cet usage les cent vingt lingots d'or, du poids de deux talents chacun, qui avaient été donnés en offrande par Crésus, roi des Lydiens.Il convertit également en monnaie trois cent soixante vases d'or, du poids de deux mines chacun, un lion et une femme d'or, pesant ensemble trente talents, de sorte qu'en réduisant tout cet or fondu à la valeur de l'argent, on trouve la somme de quatre mille talents. Il faut y ajouter encore les offrandes d'argent consacrées par Crésus et par quelques autres donataires, estimées à plus de six mille talents, qui furent également dissipées par les généraux; enfin, si l'on y joint plusieurs autres monuments en or, on arrive à une somme de plus de dix mille talents. Quelques historiens rapportent que la valeur des trésors enlevés à Delphes n'était pas au-dessous des richesses qu'Alexandre trouva dans les trésors persiques. Les lieutenants de Phalaecus entreprirent même de fouiller le sol du temple, sur un bruit qui s'était répandu qu'on y découvrirait une grande quantité d'or et d'argent. Ils creusèrent le sol autour du foyer et du trépied. Celui qui indiquait ce trésor citait en, témoignage ce vers du plus ancien et du plus célèbre des poètes, Homère : "Des richesses telles que n'en renferme pas dans son intérieur le sol pierreux du temple de Phébus Apollon, dans la rocheuse Pytho". Mais, à peine les soldats eurent-ils mis la main à ces fouilles autour du trépied, que de violents tremblements de terre se firent sentir, et répandirent l'épouvante parmi les Phocidiens. Les dieux menaçaient de leur vengeance les sacriléges, qui cessèrent aussitôt les travaux. Philon, l'instigateur de cette entreprise impie, fut puni par la divinité comme il la méritait. [16,57] LVII. Bien que le crime de la spoliation des offrandes sacrées retombât entièrement sur les Phocidiens, il faut avouer que les Athéniens et les Lacédémoniens, alliés des Phocidiens, y avaient eux-mêmes trempé en recevant des subsides qui n'étaient pas en rapport avec le nombre des troupes fournies. D'ailleurs, les Athéniens s'étaient déjà rendus directement coupables de sacrilége. Peu avant la profanation du temple de Delphes , Iphicrate stationnait avec sa flotte dans les eaux de Corcyre; à ce moment Denys, tyran des Syracusains, envoyait aux temples d'Olympie et de Delphes des statues travaillées en or et en ivoire. Les navires chargés du transport de ces offrandes rencontrèrent la flotte d'Iphicrate; celui-ci s'en empara et fit demander au peuple d'Athènes ce qu'il devait faire de cette capture. Les Athéniens lui répondirent qu'il fallait bien moins s'occuper des affaires des dieux, que de la nourriture des soldats. Obéissant aux ordres de sa patrie, Iphicrate enleva donc les offrandes destinées aux dieux, et les vendit. Le tyran, en apprenant cette nouvelle fit éclater sa colère contre les Athéniens, et leur adréssa la lettre suivante : «Denys au sénat et au peuple d'Athènes. Je ne dois pas vous écrire en vous souhaitant salut et prospérité; car vous êtes des sacriléges sur terre et sur mer. Vous avez pris et converti en monnaie les offrandes que j'avais envoyées aux dieux, et vous avez ainsi commis une profanation envers les plus grands des dieux, Apollon de Delphes et Jupiter l'Olympien.» Voilà les sacriléges commis par les Athéniens, particulièrement contre Apollon qu'ils préconisent pourtant comme un de leurs ancêtres. Quant aux Lacédémoniens, qui avaient si souvent consulté l'oracle de Delphes, tant admiré, dont les réponses servirent de base à leur système politique, et qui avaient toujours consulté les dieux sur leurs plus importantes affaires, ils étaient coupables du même crime, car ils n'avaient pas craint de prendre part au pillage du sanctuaire. [16,58] LVIII. Les Phocidiens, qui possédaient en Béotie trois villes fortifiées, Orchomène, Coronée et Corsies, partirent de là pour marcher contre les Béotiens. Secondés par de nombreuses troupes mercenaires, ils ravagèrent la campagne et harcelèrent les habitants en livrant de fréquentes escarmouches. Fatigués de cette guerre, ayant perdu beaucoup de soldats, et, de plus, dépourvus de ressources pécuniaires , les Béotiens envoyèrent des députés à Philippe pour le solliciter de les secourir. Le roi, bien aise de voir les Béotiens humiliés, et désireux d'abaisser l'orgueil que la victoire de Leuctres leur avait inspiré, leur envoya un certain nombre de soldats, seulement pour ne pas encourir le reproche d'avoir négligé la défense de l'oracle profané. Les Phocidiens avaient élevé une forteresse près de la ville d'Abes, où se trouve un temple consacré à Apollon. C'est sur cette forteresse que se dirigèrent les Béotiens. {Les Phocidiens furent mis en déroute;} une partie des fuyards se dispersa dans les villes voisines; les autres, au nombre de cinq cents, cherchèrent un asile dans le temple d'Apollon où ils périrent tous. Plusieurs prodiges s'étaient montrés dans ce temps parmi les Phocidiens, et annonçaient le sort qui leur était réservé. Le plus singulier est celui que nous allons raconter. Ceux qui s'étaient réfugiés dans le temple espéraient en la protection des dieux. Mais il arriva tout le contraire; par un effet de la providence divine, ils y trouvèrent le châtiment proportionné à leur crime. Une grande quantité de paille se trouvait entassée autour du temple; or, le feu que les fuyards avaient laissé dans leurs tentes atteignit cette paille qui s'enflamma et produisit un tel incendie que le temple et tous les Phocidiens qui s'y étaient réfugiés furent brûlés. C'est ainsi que la divinité fit voir qu'elle n'accordait point d'asile aux sacriléges. [16,59] LIX. Archias étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Emilius et Titus Quintius. Dans cette année, la guerre phocidienne, après avoir duré dix ans, se termina comme nous allons l'exposer. Les Béotiens et les Phocidiens étaient également affaiblis en raison de la longueur de cette guerre. Les Phocidiens envoyèrent des députés à Lacédémone pour demander des secours ; les Spartiates leur firent parvenir mille hoplites sous les ordres du roi Archidamus. Pareillement, les Béotiens eurent recours à Philippe qui, de concert avec les Thessaliens, entra dans la Locride à la tête d'une puissante armée; il atteignit Phalaecus qui avait été de nouveau investi du commandement, et qui conduisait un grand nombre de mercenaires. Il résolut de décider par une bataille le sort de la guerre. Phalaecus, qui séjournait alors à Nicée, ne se voyant pas assez fort pour résister, entama des négociations avec le roi. Il fut convenu que Phalaecus se retirerait avec ses soldats où bon lui semblerait. Cette convention conclue, Phalaecus se retira dans le Péloponnèse avec huit mille mercenaires. Les Phocidiens, abattus, se rendirent à Philippe. C'est ainsi que le roi termina, contre toute attente et sans coup férir, la guerre sacrée. Il réunit ensuite une assemblée composée de Béotiens et de Thessaliens; il résolut aussi de convoquer le conseil des amphictyons et de lui soumettre la décision souveraine des affaires. [16,60] LX. Le conseil des amphictyons décréta que Philippe et ses descendants seraient admis au nombre des amphictyons et qu'ils auraient les deux voix qu'avaient eues jusqu'alors les Phocidiens vaincus; de plus, que les trois principales villes de la Phocide seraient démantelées, que les Phocidiens seraient exclus du temple de Delphes et du conseil amphictyonique, qu'il ne leur serait permis de posséder ni chevaux ni armes jusqu'à ce qu'ils eussent restitué au dieu les richesses spoliées; que les Phocidiens exilés, ainsi que leurs complices, seraient partout mis hors la loi ; que toutes les villes de la Phocide seraient rasées et leurs habitants transférés dans des villages dont chacun ne pourrait avoir plus de cinquante maisons, et qui se trouveraient au moins à la distance d'un stade l'un de l'autre; que les Phocidiens conserveraient leurs terres, mais à la charge de payer annuellement un tribut de soixante talents, jusqu'à l'extinction de la somme inscrite sur les registres du temple spolié ; que Philippe, conjointement avec les Béotiens et les Thessaliens, présiderait aux jeux pythiques, parce que les Corinthiens avaient été les complices des Phocidiens sacriléges; que les amphictyons et Philippe veilleraient à ce que les armes des Phocidiens et des mercenaires fussent brisées avec des pierres et les débris jetés aux flammes, enfin à ce que leurs chevaux fussent livrés. Conformément à ces décrets, les amphictyons réglèrent l'administration de l'oracle ainsi que toutes les affaires propres à ramener la piété, la paix générale et la concorde parmi les Grecs. Philippe garantit avec le plus grand empressement les décrets des amphictyons et retourna en Macédoine, en laissant aux Grecs une haute idée de sa piété et de sa science militaire. Mais déjà il méditait de grands projets pour l'accroissement de son empire; car il désirait se faire nommer généralissime de toute la Grèce et déclarer ensuite la guerre aux Perses. C'est aussi ce qui arriva. Mais nous parlerons de toutes ces choses en temps opportun. [16,61] LXI. Avant de reprendre le fil de notre histoire, nous croyons juste de dire quel fut le châtiment infligé par les dieux à ceux qui avaient profané le temple de Delphes. La vengeance divine ne s'appesantit pas seulement sur les auteurs du sacrilége, mais encore sur leurs complices. Ainsi Philomélus, qui le premier traça le plan de la prise du temple, fut serré de près par l'ennemi, et se précipita d'un rocher. Onomarque, son frère et son successeur au commandement, fut battu en Thessalie avec les Phocidiens et ses troupes mercenaires, et lui-même fut mis en croix. Un troisième, Phayllus, qui avait converti en monnaie la plus grande partie des trésors sacrés, mourut d'une maladie lente sans pouvoir abréger son supplice. Enfin Phalaecus, qui avait accaparé les débris des offrandes sacrées, mena longtemps une vie errante, tourmenté de terreurs superstitieuses; loin d'être plus heureux que ses complices, il vécut assez longtemps pour qu'il devînt en quelque sorte fameux par ses infortunes. Après s'être dérobé à la captivité par la fuite, il séjourna dans le Péloponnèse avec ses mercenaires qu'il soldait avec l'argent qui lui était resté du pillage du temple. Plus tard, il fréta à Corinthe quelques bâtiments de transport et quatre "hémioles", sur lesquels il se disposait d'aborder en Italie ou en Sicile, dans l'espoir d'y conquérir quelque ville ou de s'engager au service de quelque Etat; car la guerre avait alors éclaté entre les Lucaniens et les Tarentins. Il fit croire aux soldats qui s'embarquèrent avec lui qu'il était appelé par les peuples de l'Italie et de la Sicile. [16,62] LXII. Phalaecus avait déjà mis à la voile et gagné la haute mer, lorsque quelques soldats, montés sur le plus grand bâtiment où Phalæcus s'était lui-même embarqué, commencèrent à se communiquer leurs soupçons que personne ne serait appelé au service étranger; car ils ne voyaient aucun chef envoyé par ceux qui devaient les accueillir comme auxiliaires, et, en outre, la navigation était longue et difficile. Enfin les soldats se confirmèrent dans leur soupçon et, craignant une expédition d'outre- mer, ils se révoltèrent d'accord avec leurs chefs; tirant leurs épées, ils forcèrent Phalæcus et le pilote, par des menaces, à virer de bord et à retourner en arrière. La même révolte ayant éclaté sur les autres bâtiments, toute la flotte se reporta vers le Péloponnèse. Arrivés au cap Matée en Laconie, ils rencontrèrent des envoyés Cnossiens partis de Crète pour engager des soldats étrangers. Phalaecus et les autres chefs entrèrent avec eux en conférence, et, après avoir accepté du service à des conditions convenables, ils remirent à la voile. Débarqués à Cnosse en Crète, ils prirent immédiatement d'assaut la ville de Lyctus; mais un secours aussi prompt qu'inattendu s'offrit aux Lyctiens chassés de leur patrie. En ce moment, les Tarentins, en guerre avec les Lucaniens, avaient fait demander du secours aux Lacédémoniens dont ils tiraient leur origine; les Spartiates le leur accordèrent volontiers en considération de cette ancienne parenté; ils réunirent promptement une armée de terre, armèrent une flotte et confièrent au roi Archidamus le commandement de ces forces. A l'instant où la flotte allait appareiller pour l'Italie, les Lyctiens arrivèrent pour implorer également le secours des Lacédémoniens. Ceux-ci l'accordèrent, mirent à la voile pour l'île de Crète, battirent les mercenaires et rendirent aux Lyctiens leur patrie. [16,63] LXIII. Archidamus se porta ensuite sur l'Italie, arriva au secours des Tarentins et mourut glorieusement dans un combat. Archidamus avait mérité des éloges pour ses moeurs, ses talents militaires; mais on lui reprochait d'avoir été l'allié des Phocidiens et d'avoir principalement contribué à la prise de Delphes. Il avait été, pendant vingt-trois ans, roides Lacédémoniens; son fils Agis lui succéda et régna quinze ans. Plus tard, les mercenaires d'Archidamus, qui avaient pris part à la violation de l'oracle, furent tous égorgés par les Lucaniens. Cependant Phalaecus, repoussé de la ville de Lyctus, entreprit d'assiéger Cydonia. Il fit construire des machines de guerre et les approcha des murs de la ville, lorsque la foudre tomba sur elles, et le feu divin les consuma. Un grand nombre de mercenaires accourus pour éteindre la flamme y trouvèrent la mort; de ce nombre était aussi leur général Phalaecus. D'autres prétendent que Phalaecus a été massacré par un de ses soldats qu'il avait frappé. Les débris de ces troupes mercenaires furent accueillis par les exilés éliens; ils se rendirent dans le Péloponnèse et firent avec ces derniers la guerre contre l'Elide. Les Arcadiens vinrent au secours des Éliens; les exilés furent battus, beaucoup de mercenaires tués, et les autres, au nombre de quatre mille, furent faits prisonniers. Les Arcadiens et les Eliens se partagèrent ces captifs: les Arcadiens vendirent comme esclaves tous ceux qui leur étaient échus en partage, et les Eliens égorgèrent les leurs, comme coupables de la profanation de l'oracle de Delphes. [16,64] LXIV. Ainsi donc tous les sacriléges furent frappés de la vengeance divine. Les villes les plus considérables, complices de la spoliation de l'oracle de Delphes, n'y échappèrent même pas, car nous les verrons plus tard, en guerre avec Antipater, perdre tout à la fois leur suprématie et leur indépendance. Enfin, les femmes des chefs des Phocidiens, qui portaient des colliers d'or provenant du pillage du temple de Delphes, reçurent elles-mêmes le châtiment de leur impiété. L'une d'elles qui avait porté le collier d'Hélène, se livrait à de honteuses débauches et prostituait sa beauté aux désirs du premier venu. Une autre qui avait mis le collier d'Eriphile, eut sa maison incendiée par l'aîné de ses fils, atteint de folie, et elle périt elle-même dans les flammes. Tels furent les châtiments que les dieux infligèrent à ceux qui avaient osé les outrager. Philippe qui, par le secours qu'il avait porté à l'oracle de Delphes et par sa piété envers les dieux, voyait son influence s'accroître de jour en jour, fut enfin proclamé chef de toute la Grèce, et réalisa ainsi le plus grand empire en Europe Après nous être suffisamment étendus sur la guerre sacrée, nous allons passer à l'histoire des autres nations. [16,65] LXV. En Sicile, les Syracusains, en proie à des dissensions intestines, et assujettis à des tyrannies diverses et nombreuses, envoyèrent une députation à Corinthe pour engager les habitants de cette ville à leur envoyer un chef capable d'administrer leur ville et de mettre un terme à l'ambition de tous les prétendants à la tyrannie. Les Corinthiens, jugeant convenable de venir au secours d'un peuple qui tirait d'eux son origine, décidèrent de faire partir, en qualité de commandant militaire, Timoléon, fils de Timénète, le premier de ses concitoyens par sa bravoure, par son habileté stratégique, en un mot, orné de toutes les vertus. Une circonstance particulière contribua beaucoup à faire tomber sur lui le choix de cette mission. Timophane, son frère, surpassait tous les Corinthiens par ses richesses et par son audace, et depuis longtemps il aspirait ouvertement à la tyrannie. Dans ce but, il flattait la classe indigente, rassemblait des armes, s'entourait des hommes les plus mal famés, visitait la place publique, enfin il agissait comme un tyran sans cependant en avoir l'air. Timoléon, ennemi déclaré de la tyrannie, essaya d'abord la voie de la persuasion pour détourner son frère de son entreprise; mais, voyant que ses remontrances étaient inutiles et que son frère persistait plus que jamais dans son projet téméraire, il le poignarda en se promenant sur la place. Il s'éleva aussitôt un grand tumulte ; les citoyens accourus pour être témoins d'une action aussi inattendue que féroce, furent divisés de sentiments : suivant les uns, l'action de Timoléon était un fratricide et devait être punie selon toute la rigueur des lois; les autres, au contraire, soutenaient que Timoléon devait recevoir des éloges comme tyrannicide. Le sénat s'assembla, et la même division éclata au sein même de cette assemblée. Les ennemis de Timoléon condamnaient le meurtrier; ses partisans, au contraire, étaient d'avis de l'absoudre. Cette affaire n'était point encore décidée, lorsque les envoyés de Syracuse arrivèrent à Corinthe et instruisicent le sénat de l'objet de leur mission. Le sénat fit tomber son choix sur Timoléon, et pour le bien de la chose, ils lui proposèrent une alternative étrange : ils l'assuraient que s'il gouvernait les Syracusains équitablement, ils le déclareraient absous comme tyrannicide, et que s'il les gouvernait en vue de ses intérêts privés plutôt que dans l'intérêt général, ils le condamneraient comme l'assassin de son frère. Néanmoins, ce ne fut pas par la crainte de la sentence que le sénat tenait suspendue sur sa tête, mais par sa vertu, que Timoléon présida d'une manière irréprochable aux affaires de la Sicile. Il battit les Carthaginois, releva les villes grecques qui avaient été détruites par les Barbares, et rendit à toute la Sicile son indépendance ; grâce à ses généreux efforts, Syracuse et les villes grecques devinrent des cités populeuses, de désertes qu'elles étaient auparavant. Mais nous reviendrons sur tout cela avec plus de détail. Reprenons actuellement le fil de notre histoire. [16,66] LXVI. Eubulus étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Servius Sulpicius. Dans cette année, Timoléon le Corinthien, choisi par ses concitoyens au commandement de Syracuse, se prépara à partir pour la Sicile. Il prit à sa solde sept cents étrangers, embarqua ses soldats sur quatre trirèmes et trois bâtiments légers et sortit du port de Corinthe. Pendant son trajet, il rallia trois autres navires envoyés par les Leucadiens et les Corcyréens, et traversa ainsi la mer Ionienne avec une flottille de dix bâtiments. Pendant qu'il était en mer, Timoléon fut témoin d'un phénomène étrange qui semblait présager que la divinité favoriserait son entreprise et lui procurerait une belle gloire. Chaque nuit apparaissait au ciel une torche enflammée qui semblait marcher à la tête de la flotte jusqu'à ce que les navires abordèrent en Italie. Timoléon avait déjà été averti à Corinthe par les prêtresses de Cérès et de Proserpine que ces déesses leur avaient ap- paru en songe pour leur annoncer qu'elles accompagneraient Timoléon dans tout son trajet jusqu'à son arrivée dans l'île qui leur était consacrée. Aussi Timoléon et ses compagnons se réjouissaient-ils de ces déesses. Timoléon consacra à ses protectrices le meilleur de ses bâtiments et lui donna le nom de Cérès et Proserpine. La flotte aborda sans danger à Métaponte, en Italie, au moment où une trirème carthaginoise, portant des députés de Carthage, y entrait. Ces députés eurent une conférence avec Timoléon et le conjurèrent de ne point commencer la guerre et de ne pas débarquer en Sicile. Timoléon, que les Rhégiens avaient appelé à leur secours en lui promettant leur alliance, quitta sur-le-champ Métaponte, ayant hâte de prévenir le bruit de son arrivée, car il craignait que les Carthaginois, maîtres de la mer, ne missent obstacle à son débarquement en Sicile. Il s'empressa donc de faire voile pour Rhégium. [16,67] LXVII. Déjà, peu de temps auparavant, les Carthaginois avaient pressenti qu'ils auraient bientôt une guerre sérieuse à soutenir en Sicile. Ils se conduisirent donc humainement envers tes villes alliées de cette île, mirent un terme aux différends qu'ils avaient avec les tyrans de ce pays, et conclurent avec eux des alliances. Ils avaient surtout gagné Hicetas, souverain de Syracuse, qui avait alors un pouvoir très étendu. Ils équipèrent une flotte considérable et mirent sur pied de nombreuses troupes de terre qu'ils firent passer en Sicile sous les ordres d'Hannon. Leur flotte se composait de cent cinquante vaisseaux longs, et leur armée de terre de cinquante mille hommes; à ces forces il faut ajouter trois cents chars de guerre, plus de deux mille chars à deux chevaux, des armes de toutes espèces, une multitude de machines de guerre et d'immenses magasins de vivres et de munitions. Les Carthaginois se rendirent d'abord à Entella, ravagèrent la campagne et refoulèrent les habitants dans l'intérieur de la ville qu'ils investirent. Les Campaniens, qui habitaient alors Entella, furent effrayés des forces des Carthaginois et envoyèrent demander des secours à toutes les autres villes ennemies des Carthaginois. Cependant aucune de ces villes ne se rendit à leurs instances, si ce n'est Galéria qui envoya un détachement de mille hoplites. Les Phéniciens s'avancèrent à leur rencontre, les enveloppèrent et les firent tous passer au fil de l'épée. Les Campaniens, habitants d'Etna, se disposaient aussi à faire parvenir des renforts à Entella, par égard pour leur origine commune ; mais lorsqu'ils apprirent la défaite des Galérinins, ils jugèrent convenable de se tenir neutres. [16,68] LXVIII. Denys était encore maître de Syracuse, lorsque Hicétas, réunissant une armée considérable, marcha contre Syracuse. Il environna d'abord Olympium d'un fossé retranché et déclara la guerre à Denys, tyran de la ville. Comme le siége traînait en longueur et que les vivres commençaient à manquer, Hicétas se retira chez les Léontins. Denys se mit à sa poursuite, attaqua son arrière-garde et engagea un combat. Hicétas fit volte-face, se précipita sur Denys, lui tua plus de trois mille mercenaires et força le reste à s'enfuir. La poursuite fut acharnée : Hicétas pénétra dans la ville en même temps que les fuyards, et se rendit maître de Syracuse, à l'exception de l'île. Tel était l'état des choses entre Hicétas et Denys. Trois jours après la prise de Syracuse, Timoléon vint aborder à Rhégium et mouilla dans le voisinage de la ville. Les Carthaginois le talonnèrent avec vingt trirèmes. Les Rhégiens, qui favorisaient l'entreprise de Timoléon, avaient convoqué dans leur ville une assemblée générale, et on prononçait des discours sur la réconciliation des deux partis, pendant que les Carthaginois, dans la persuasion que Timoléon suivrait leur conseil de retourner à Corinthe, s'étaient relâchés de leur surveillance. Timoléon, sans donner aucun prétexte pour s'échapper, se tenait tout près de la tribune; mais il ordonna secrètement le départ immédiat de neuf de ses navires. Pendant que les Carthaginois écoutaient attentivement les discours que les orateurs rhégiens allongeaient à dessein, il sortit furtivement de l'assemblée, monta sur le bâtiment qui lui avait été laissé et leva promptement l'ancre. Les Carthaginois, trompés par ce stratagème, entreprirent de poursuivre Timoléon ; mais comme il avait une grande avance sur eux et que la nuit approchait déjà, il aborda le premier à Tauroménium. Le gouverneur de cette ville, partisan déclaré des Syracusains, Andromaque, accueillit hospitalièrement les soldats de Timoléon, et contribua pour beaucoup à leur sûreté. Bientôt après, Hicétas, suivi de cinq mille hommes d'élite, marcha contre les Adranites qui lui étaient hostiles, et établit son camp dans le voisinage de leur ville. Timoléon, joignant à ses troupes un renfort de Tauroméniens, partit de Tauroménium; il n'avait pas en tout plus de mille hommes. Il se mit en marche à l'entrée de la nuit. Le lendemain il atteignit Adranum et attaqua à l'improviste les soldats d'Hicétas au moment où ils prenaient leur repas; il pénétra dans leur camp, tua plus de trois cents hommes et fit environ six cents prisonniers. Ce coup de main fut suivi d'un autre tout aussi hardi : Timoléon s'avança sur-le-champ vers Syracuse, et, marchant au pas de course, il arriva inopinément dans cette ville avant ceux-là même qu'il avait mis en fuite. Tels sont les événements arrivés dans le cours de cette année. [16,69] LXIX. Lyciscus étant archonte d'Athènes, Marcus Valérius et Marcus Popilius consuls à Rome, on célébra la CIXe olympiade, dans laquelle Aristoloque d'Athènes remporta le prix de la course du stade Dans cette année, les Romains traitèrent pour la première fois avec les Carthaginois. Idriée, tyran de Carie, meurt après un règne de sept ans. Ada, sa soeur et sa femme, lui succéda et régna quatre ans, En Sicile, Timoléon conclut une alliance avec les Adranites et les Tyndarites, et reçut d'eux des renforts considérables. Cependant Syracuse était plongée dans une grande anarchie; Denys occupait l'île, Hicétas était maître de l'Achradine et de Néapolis; enfin Timoléon occupait les autres quartiers de la ville. Les Carthaginois avaient, de leur côté, pénétré dans le grand port avec cent cinquante trirèmes et avaient débarqué cinquante mille hommes. Les soldats de Timoléon étaient vivement alarmés de ces forces nombreuses de l'ennemi, lorsqu'un changement aussi inattendu qu'étrange eut lieu. D'abord Mamercus, tyran des Catanéens, qui possédait une armée considérable, se déclara pour Timoléon. Plusieurs garnisons, animées de l'esprit de liberté, suivirent cet exemple. Enfin les Corinthiens armèrent dix bâtiments et les envoyèrent avec des sommes d'argent au secours de Syracuse. Timoléon reprit ainsi courage, et les Carthaginois, étourdis, sortirent du port imprudemment et se retirèrent avec toute leur armée dans la domination soumise à Carthage. Hicétas se trouva donc complétement isolé; Timoléon vint facilement à bout des ennemis et se rendit maître de Syracuse. Immédiatement après, il s'empara aussi de Messine qui s'était rangée du parti des Carthaginois. Telle était la situation des affaires en Sicile. En Macédoine, Philippe, héritier de la haine de son père pour les Illyriens, et animé de sentiments implacables, envahit l'Illyrie à la tête d'une forte armée. Il ravagea le pays, soumit plusieurs places et retourna en Macédoine chargé de butin. Il entra ensuite en Thessalie, chassa les tyrans de leurs villes et gagna, par sa généreuse conduite, les coeurs des Thessaliens. Il se flattait qu'avec leur alliance il parviendrait aisément à se concilier l'affection des Grecs; c'est ce qui arriva en effet. Les peuples grecs voisins des Thessaliens, entraînés par l'exemple de ces derniers, s'empressèrent de conclure une alliance avec Philippe. [16,70] LXX. Pythodote étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Caïus Plautius et Titus Manlius. Dans cette année, Timoléon intimida Denys le tyran; il l'amena à rendre la citadelle, à abdiquer la souveraineté et à se rendre, sur la foi du traité, dans le Péloponnèse, en emportant toutes ses richesses privées. C'est ainsi que Denys, par son indolence et sa pusillanimité, perdit cette fameuse tyrannie que l'on disait consolidée avec des chaînes de fer, et alla vivre pauvre à Corinthe. Exemple mémorable de l'instabilité de la fortune : il doit servir de leçon à ceux qui, dans leur orgueil, abusent de la prospérité. Celui qui possédait autrefois quatre cents trirèmes, aborda à Corinthe sur une petite barque n'emportant avec lui que le prestige qui s'attache à une grandeur déchue. Timoléon, en possession de l'île et des forteresses qui, naguère, appartenaient à Denys, fit raser les citadelles de l'île ainsi que les monuments de la tyrannie, et mit la garnison en liberté. Il s'occupa aussitôt à rédiger un code de lois basé sur les principes démocratiques, régla équitablement les contrats et autres relations avec les particuliers, en ne perdant jamais de vue le principe fondamental de l'égalité. Enfin, il établit une magistrature suprême annuelle, que les Syracusains appellent amphipolie de Jupiter Olympien. Callimène fut le premier élu amphipole de Jupiter l'Olympien. A dater de cette époque, les Syracusains désignent leurs années par les noms de ces magistrats, et, malgré les révolutions politiques qui se sont succédé, cet usage s'est conservé jusqu'au moment où nous écrivons notre histoire. Depuis que les Romains ont accordé le droit de cité aux Siciliens, la magistrature des amphipoles est tombée en desuétude, après avoir duré plus de trois cents ans. Tels sont les événements arrivés en Sicile. [16,71] LXXI. Revenons à l'histoire de la Macédoine. Philippe s'étant concilié l'affection des villes grecques de la Thrace, entreprit une expédition dans l'intérieur de ce pays. Cersoblepte, roi des Thraces, continuait à menacer les villes de l'Hellespont, limitrophes de la Thrace, et à dévaster leur territoire. Philippe marcha donc contre ces Barbares, avec une nombreuse armée, pour mettre un terme à leurs incursions. Il battit les Thraces dans plusieurs rencontres, et força les Barbares domptés à payer en tribut le dixième de leurs revenus aux Macédoniens. Il fonda des villes considérables dans des emplacements avantageux, et réprima l'humeur aventureuse des Thraces. Les villes grecques, ainsi délivrées de leur terreur, acceptèrent avec joie l'alliance de Philippe. Théopompe de Chio a intercalé, dans son histoire du règne de Philippe, trois livres sur les affaires de la Sicile. Il les commence au règne de Denys l'ancien et les termine à l'expulsion de Denys le jeune, parcourant ainsi un espace de cinquante ans. Ces trois livres sont compris entre le quarantième et le quarante-quatrième. [16,72] LXXII. Sosigène étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Marcus Valérius et Marcus Popilius. Dans cette année, Arymbas, roi des Molosses, mourut après un règne de dix ans; il laissa un fils nommé AEacide, qui fut le père de Pyrrhus; mais par l'intervention de Philippe le Macédonien, Arymbas eut pour successeur Alexandre, frère d'Olympias. En Sicile, Timoléon marcha contre les Léontins. Hicétas s'était réfugié dans cette ville avec des troupes nombreuses. Timoléon attaqua d'abord le quartier appelé la Ville neuve; mais comme il y avait une garnison nombreuse qui se défendait facilement du haut des murs, il leva le siége et se retira sans avoir obtenu aucun résultat. Il s'approcha ensuite de la ville d'Engyum, qui était au pouvoir du tyran Leptine. Il fit de fréquents assauts dans le dessein de chasser Leptine de la ville et de rendre aux habitants leur indépendance. Pendant que Timoléon était occupé à ce siége, Hicétas partit de Léontium et vint investir Syracuse; mais, après avoir perdu beaucoup de soldats, il retourna promptement à Léontium. Cependant Timoléon parvint à intimider Leptine et à lui faire conclure un traité, en vertu duquel Leptine devait se rendre dans le Péloponnèse : Timoléon était bien aise de montrer aux Grecs tous les tyrans qu'il avait expulsés de la Sicile. Il prit aussi Apollonia, ville qui avait été également soumise à Leptine, et rendit à cette ville, ainsi qu'à Engyum, leur indépendance. [16,73] LXXIII. Timoléon manquant d'argent pour solder ses mercenaires, envoya ses meilleurs officiers avec mille soldats dans la partie de la Sicile qui était soumise aux Carthaginois. Cette troupe dévasta le territoire ennemi dans une grande étendue et revint avec un immense butin qu'elle remit à Timoléon. La vente de ce butin lui procura assez d'argent pour solder ses mercenaires au delà du terme qui leur était dû. Il s'empara ensuite d'Entella, condamna à mort quinze habitants qui s'étaient déclarés pour les Carthaginois, et donna la liberté à tous les autres. La puissance et la réputation militaires de Timoléon s'étaient tellement accrues, que toutes les villes grecques de la Sicile se soumirent à lui volontairement; car il les rendit toutes indépendantes. Plusieurs villes appartenant aux Sicules, aux Sicaniens et aux autres peuples rangés sous la domination des Carthaginois, envoyèrent des députations à Timoléon pour être admises dans son alliance. Les Carthaginois, voyant que leurs généraux conduisaient la guerre de la Sicile avec trop de mollesse, décidèrent leur remplacement et l'envoi de forces plus nombreuses. Ils ordonnèrent donc sur-le-champ une levée parmi les citoyens de Carthage et parmi les Libyens les plus valides. En outre, ils votèrent de fortes sommes d'argent pour payer et engager à leur service des Ibériens, des Celtes et des Liguriens. Ils firent aussi construire des vaisseaux longs, réunirent un grand nombre de navires de transport, et pourvurent amplement à tout ce qui est nécessaire à l'entretien de la guerre. [16,74] LXXIV. Nicomaque étant. archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Caïus Martius et Titus Manlius Torquatus. Dans cette année, Phocion l'Athénien soumit Clitarque, tyran d'Érétrie, institué par Philippe. En Carie, Pixodarus, le plus jeune des frères d'Ada, chassa celle-ci du trône et régna pendant cinq ans, jusqu'à l'expédition d'Alexandre en Asie. Philippe, dont la puissance allait toujours en augmentant, marcha contre Périnthe, qui avait fait alliance avec les Athéniens et s'était déclaré son ennemie. Il vint investir cette ville, fit approcher des machines de guerre pour battre les murs, et fit journellement des attaques renouvelées. Il construisit des tours de quatre-vingts coudées de haut, qui dépassaient de beaucoup les tours de Périnthe; de la hauteur de ces tours il faisait beaucoup de mal aux assiégés. En même temps, les béliers ébranlaient les murailles, dont une grande partie avait été minée, et une brèche s'ouvrit. Cependant, les Périnthiens se défendaient vaillamment, et, pendant qu'ils s'empressaient d'élever un second mur, il s'engagea sous les remparts une série de brillants combats dans lesquels on déploya des deux côtés une égale ardeur. Mais le roi, abondamment pourvu de projectiles, maltraita les assiégés qui se défendaient sur les créneaux. Les Périnthiens, perdant chaque jour beaucoup de monde, implorèrent le secours des Byzantins, qui leur envoyèrent des renforts et un grand nombre de flèches et de catapultes. Se trouvant alors en force égale à celle de l'ennemi, ils reprirent courage et bravèrent intrépidement tous les périls pour la défense de la patrie. Cependant, le roi ne ralentit pas son ardeur; divisant son armée en plusieurs corps, il continua nuit et jour d'attaquer les murs. Avec les trente mille hommes qu'il avait sous ses ordres et une quantité innombrable d'armes et de machines de guerre, il ne laissait aucun répit aux assiégés. [16,75] LXXV. Le siége traînait en longueur ; la ville se remplissait de morts et d'un grand nombre de blessés; les vivres venaient à manquer, enfin la reddition de la place était imminente, lorsque la fortune vint inopinément au secours des assiégés. La renommée de l'accroissement de la puissance du roi des Macédoniens avait retenti jusqu'en Asie. Or, le roi des Perses, auquel la puissance de Philippe devenait suspecte, écrivit aux satrapes des provinces maritimes de secourir à toute force les Périnthiens. Les satrapes s'étant donc concertés ensemble, firent passer à Périnthe des troupes mercenaires, de fortes sommes d'argent, des vivres, des armes de trait et toute espèce de munitions de guerre. Pareillement, les Byzantins y envoyèrent l'élite de leurs soldats et leurs meilleurs officiers. Ces divers renforts ranimèrent l'ardeur guerrière des Périnthiens, et le siége devint plus pressant que jamais. Philippe, frappant les murs à coups redoublés de bélier, ouvrit une brèche, en même temps qu'avec ses projectiles il balaya les créneaux. Au moment où quelques soldats pénétraient par la brèche, dans l'intérieur de la ville, les autres y entrèrent par les échelles appliquées aux murailles privées de défenseurs. Il s'engagea un combat corps à corps; tous ceux qui y prenaient part furent tués ou couverts de blessures, car la victoire était le prix de la lutte. Les Macédoniens étaient animés par l'espérance d'avoir une ville opulente à piller et de recevoir de Philippe de grandes récompenses ; les assiégés, de leur côté, voyant devant eux les horreurs de la captivité, affrontèrent noblement tous les dangers pour la défense de leur salut. [16,76] LXXVI. La position de la ville semblait assurer aux assiégés une victoire décisive. En effet, Périnthe est située au bord de la mer, sur une langue de terre d'un stade d'étendue ; les maisons sont très rapprochées les unes des autres et toutes très hautes; elles s'élèvent successivement sur la pente d'une colline et forment des gradins présentant l'aspect d'un amphithéâtre. Aussi, malgré les brèches faites au mur, la ville n'avait pas perdu ses moyens de défense; car, en barricadant les rues, on pouvait se servir des maisons en guise de murailles; aussi, chaque fois que Philippe parvenait, après beaucoup d'efforts, à se rendre maître d'un mur, il en trouvait un autre encore plus fort, formé tout naturellement par les maisons adossées contre la colline. A ces moyens de défense naturels, il faut ajouter les secours de toutes sortes que les Périnthiens avaient tirés de Byzance. Philippe divisa donc son armée en deux corps ; il en laissa un sous les ordres de ses meilleurs officiers, chargés de continuer le siége; il se mit lui-même à la tête de l'autre, attaqua soudain Byzance et en poussa le siége avec vigueur. Les Byzantins se trouvaient dans le plus grand embarras, car leurs soldats et leurs munitions de guerre avaient été envoyés au secours des Périnthiens. Tel était l'état des choses chez les Périnthiens et chez les Byzantins. L'historien Éphore de Cymes termine ici son ouvrage, au siége de Périnthe. Cet ouvrage comprend l'histoire des Grecs et des Barbares depuis le retour des Héraclides, et embrasse un espace d'environ sept cent cinquante ans; il est divisé en trente livres, dont chacun est précédé d'une préface. Diyllus l'Athénien a continué l'ouvrage d'Ephore en exposant, dans un ordre chronologique, la suite dé l'histoire des Grecs et des Barbares jusqu'à la mort de Philippe. [16,77] LXXVII. Théophraste étant archonte d'Athènes, Marcus Valérius et Aulus Cornélius consuls à Rome, on célébra la CXe olympiade, dans laquelle Anticlès l'Athénien fut vainqueur à la course du stade. Dans cette année, Philippe continuait d'assiéger Byzance. Les Athéniens déclarèrent que ce roi avait violé le traité, et ils firent immédiatement partir une flotte considérable au secours des Byzantins. Pareillement, les habitants de Chio, de Cos, de Rhodes, et quelques autres Grecs envoyèrent des renforts aux Byzantins. Philippe, effrayé de ce concours de tous les Grecs, leva le siége des deux villes, et fit la paix avec les Athéniens et les autres Grecs qui lui avaient déclaré la guerre. Revenons à l'histoire de la Sicile. Les Carthaginois, après avoir terminé leurs grands préparatifs de guerre, firent passer leur armée en Sicile. Cette armée, réunie aux troupes qui se trouvaient déjà dans l'île, se composait de plus de soixante-dix mille hommes d'infanterie, et d'au moins dix mille cavaliers, y compris les chars de guerre et les voitures de transport. A ces forces il faut ajouter deux cents vaisseaux longs, et plus de deux mille bâtiments de transport, chargés d'armes, de chevaux, de vivres et de munitions de toutes sortes. Informé de ces immenses forces de l'ennemi, Timoléon ne se laissa point décourager, bien qu'il n'eût avec lui qu'un petit nombre de soldats. Il termina aussitôt la guerre qu'il avait avec Hicétas, et, concentrant ses troupes, il mit sur pied une armée assez considérable. [16,78] LXXVIII. Timoléon résolut de transporter le théâtre de la guerre dans les domaines des Carthaginois, afin qu'il préservât de toute dévastation le pays allié, tandis que celui des Barbares serait livré à la dévastation. Il rassembla donc sur-le-champ les mercenaires, les Syracusains ainsi que les autres alliés, et convoqua une assemblée générale dans laquelle il les exhorta tous à une lutte décisive par des paroles appropriées à la circonstance. Son discours fut unanimement applaudi, et les soldats s'écriaient qu'ils voulaient être au plus vite conduits contre les Barbares. Il s'avança donc à la tête de ses troupes, formées d'environ douze mille hommes et il avait déjà atteint Agrigente, lorsque, tout à coup, une révolte éclata dans l'armée. Un certain Thrasius, soldat mercenaire, homme pervers et audacieux, qui avait pris part, avec les Phocidiens, à la spoliation du temple de Delphes, commit un acte parfaitement d'accord avec sa conduite précédente. Presque tous les complices de la profanation de l'oracle avaient été frappés par la vengeance divine, ainsi que nous l'avons déjà raconté. Cet homme qui, seul, paraissait avoir échappé à cette vengeance, fomentait maintenant l'insurrection parmi les troupes mercenaires. Il insinuait que Timoléon était insensé et conduisait ses soldats à une perte certaine. "Comment, ajoutait-il, espère-t-il vaincre les Carthaginois six fois plus forts que lui, et abondamment pourvus de toutes sortes de munitions de guerre? N'est-ce pas se faire un jeu de la vie des soldats, auxquels Timoléon n'a pas, depuis longtemps, payé de solde faute d'argent?" Thrasius leur conseillait donc de retourner à Syracuse, d'exiger le payement de la solde qui leur était due, et de ne point s'engager dans une expédition désespérée. [16,79] LXXIX. Les soldats, se laissant séduire par ces paroles, tentèrent un soulèvement que Timoléon ne parvint à calmer que par des instances très vives et par la promesse de récompenses. Cependant mille hommes furent entraînés par Thrasius. Timoléon remit à un autre moment le châtiment qu'il leur réservait; il écrivit même à ses amis, à Syracuse, de leur faire un bon accueil et de leur payer la solde arriérée. Il éteignit ainsi tout le feu de la révolte, et enleva aux indisciplinés l'occasion de participer à l'honneur de la victoire. Par sa conduite bienveillante Timoléon ramena la bonne disposition des autres soldats, et il s'avança contre l'ennemi campé à peu de distance. Il réunit les soldats en assemblée, et ranima leur courage par ses paroles, en leur représentant la lâcheté des Carthaginois et en glorifiant les succès de Gélon. Les troupes répondirent comme par un seul cri qu'il fallait attaquer l'ennemi et commencer la lutte. Dans ce moment, des boeufs apportaient, par hasard, des bottes de selinum pour la litière des camps ; Timoléon s'écria qu'il acceptait ce présage de la victoire, car c'est avec le selinum qu'on tresse les couronnes des vainqueurs aux jeux isthmiques. Sur ces paroles de Timoléon, les soldats se tressèrent avec cette herbe des couronnes qu'ils mirent sur leur tête, et marchèrent joyeusement au combat, persuadés que les dieux leur annonçaient la victoire. C'est ce qui arriva en effet : contre toute attente, ils défirent l'ennemi, non pas seulement par leur propre bravoure, mais surtout par la protection des dieux. Timoléon, ayant rangé son armée en bataille, descendit de quelques hauteurs et se dirigea vers les bords d'un fleuve que dix mille Carthaginois venaient de traverser. Les ennemis avaient à peine atteint le rivage, lorsque Timoléon, à la tête de la phalange du centre, tomba sur eux à l'improviste. La lutte fut sanglante; les Grecs, supérieurs aux Barbares par leur valeur et par leur souplesse, en firent un grand carnage; ceux qui avaient traversé le fleuve étaient déjà mis en déroute, lorsque toute l'armée carthaginoise le passa à son tour et vint réparer l'échec des siens. [16,80] LXXX. Le combat recommença. Les Phéniciens allaient, par leur nombre, envelopper les Grecs, lorsque soudain un orage éclata, accompagné d'une pluie abondante, mêlée de grêlons d'une grosseur énorme ; la foudre, le tonnerre et des vents violents se succédaient sans interruption. Les Grecs recevaient cet orage au dos, et les Barbares en face; les troupes de Timoléon en supportaient sans gêne les effets, tandis que les Phéniciens, dans l'impossibilité de lutter tout à la fois contre la tempête et contre les Grecs, se livrèrent à la fuite. Cavaliers et fantassins, chars et bagages, tout se précipitait dans une étrange mêlée vers le fleuve, se foulant aux pieds les uns les autres, se blessant de leurs épées et de leurs lances; enfin la déroute fut sans remède. Quelques-uns, serrés de près par la cavalerie ennemie, se jetèrent par troupes au milieu du courant, et trouvèrent la mort par les blessures qu'ils recevaient au dos. Un grand nombre périt sans avoir été frappé par le fer de l'ennemi : la frayeur, la presse des fuyards et les corps amoncelés, les faisaient disparaître dans les flots. Pour comble de malheur, les eaux du fleuve étaient grossies par la pluie : ceux qui, tout armés, voulaient le traverser à la nage, furent entraînés et noyés. Enfin la cohorte sacrée des Carthaginois, composée de deux mille cinq cents hommes, tous distingués par leur bravoure, leur renommée et leurs richesses, fut taillée en pièces après une brillante résistance. Le reste de l'armée perdit plus de dix mille hommes, et près de quinze mille furent faits prisonniers. Une multitude de chars furent brisés dans la mêlée et deux cents furent pris ; tous les bagages et une foule de voitures de transport tombèrent au pouvoir des Grecs. La plupart des armes furent perdues dans le fleuve; cependant on rapporta dans la tente de Timoléon mille cuirasses et plus de dix mille boucliers. Une partie de ces dépouilles fut, par la suite, déposée dans le temple de Syracuse; une autre partie fut distribuée aux alliés ; enfin une autre fut envoyée par Timoléon à Corinthe, pour être déposée dans le temple de Neptune. [16,81] LXXXI. Les richesses tombées au pouvoir du vainqueur étaient immenses ; car les Carthaginois, très opulents, possédaient une multitude de vases d'argent et d'or ainsi que beaucoup d'autres ornements. Mais Timoléon abandonna toutes ces richesses à ses soldats pour prix de leur vaillance. Les Carthaginois qui avaient échappé à cette déroute se réfugièrent à grand'peine à Lilybée. L'effroi qui les avait saisis fut tel, qu'ils n'osèrent pas même s'embarquer sur leurs navires pour retourner en Libye, persuadés que la colère des dieux les ferait périr dans les flots de la mer Libyque. A la nouvelle de cette défaite, les Carthaginois furent consternés; ils s'attendaient à chaque moment à voir arriver Timoléon avec son armée. Ils rappelèrent sur-le-champ Gescon, fils d'Hannon, qui avait été condamné à l'exil, et lui donnèrent le commandement militaire; car il passait pour un homme remarquable par son audace et ses talents militaires. Mais, ne jugeant pas à propos d'exposer la vie de leurs citoyens aux dangers de la guerre, ils prirent à leur solde un grand nombre d'étrangers et particulièrement des Grecs. Tous ces étrangers prenaient volontiers du service chez les Carthaginois parce que Carthage était riche et leur donnait une solde élevée. Les Carthaginois firent en même temps partir pour la Sicile des députés habiles, avec l'ordre de conclure la paix aux conditions qu'il leur serait possible d'obtenir. [16,82] LXXXII. Lysimachide étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Quintus Servilius et Marcus Rutilius Dans cette année, Timoléon revint à Syracuse où il châtia d'abord les mercenaires qui l'avaient abandonné en suivant Thrasius : il les chassa de la ville comme traîtres. Ces mercenaires passèrent en Italie, s'emparèrent d'une place du littoral sur le territoire des Bruttiens, et la pillèrent. Les Bruttiens, indignés de cet acte, rassemblèrent une forte armée et vinrent prendre d'assaut la place occupée par les mercenaires qui furent tous massacrés, et reçurent ainsi le châtiment mérité de leur désertion et de leurs crimes. imoléon fit mettre à mort Posthumius le Tyrrhénien qui, avec douze bâtiments corsaires, se livrait à la piraterie et s'était introduit comme ami dans le port de Syracuse. Il accueillit amicalement les colons envoyés de Corinthe au nombre de cinq mille. Bientôt après, les députés des Carthaginois arrivèrent; ils mirent de vives instances à obtenir la paix, qui leur fut accordée aux conditions que toutes les villes grecques seraient libres, que le fleuve Lycus formerait la frontière des possessions de chaque nation, que les Carthaginois ne soutiendraient plus les tyrans en guerre avec les Syracusains. Après la conclusion de ce traité, Timoléon donna la sépulture à Hicétas qu'il avait vaincu et extermina les Campaniens qu'il avait expulsés d'Etna; il frappa de terreur Nicodème, tyran des Centropiniens, et le chassa de sa ville. Il mit également un terme à la tyrannie d'Apolloniade, souverain des Agyrinéens; il délivra ces derniers et en fit des citoyens de Syracuse. En un mot, il extermina tous les tyrans de l'île, rendit les villes indépendantes et les admit dans son alliance. La proclamation qu'il avait répandue dans la Grèce, que les Syracusains donneraient des terres et des maisons à tous ceux qui voudraient avoir le droit de cité à Syracuse, attira un grand nombre de Grecs. Le territoire syracusain, non encore partagé, reçut ainsi quarante mille colons; celui des Agyrinéens dix mille, tant cette contrée était vaste et fertile. Aussitôt après, Timoléon réforma les anciennes lois de Syracuse rédigées par Dioclès; il ne fit aucun changement au règlement relatif aux contrats entre particuliers; il ne porta sa réforme que sur les institutions publiques qu'il rectifia selon son propre jugement. Il avait mis à la tête de ce travail de législation Céphalus de Corinthe, homme célèbre par son savoir et par son intelligence. Après avoir terminé ces dispositions législatives, il transféra les Léontins à Syracuse et accrut la population de la ville de Camarine par les colons qu'il y fit transporter. [16,83] LXXXIII. Ainsi donc, Timoléon fut le pacificateur de la Sicile et contribua par ses efforts à l'augmentation de l'opulence des villes. Troublées longtemps par des dissensions et des guerres intestines ainsi que par les nombreux tyrans qui avaient surgi dans leur sein, ces villes étaient presque désertes; les terres étaient, faute de bras, restées en friche et ne produisaient que des fruits sauvages. Maintenant, depuis l'arrivée de ces nombreux colons et grâce à une longue paix, ces terres, jadis incultes, produisaient toute sorte de fruits en abondance. Les Siciliens, les vendant avec avantage dans les marchés, s'enrichirent promptement. C'est à cette prospérité que l'on doit la construction de beaucoup de grands monuments ; nous citerons entre autres, l'édifice dit aux soixante lits, situé dans l'île; il l'emporte en grandeur et en beauté sur tous les autres monuments ; il fut construit par Agathocle. Mais, comme cet édifice était, par son élévation, supérieur aux temples des dieux, il fut frappé par la foudre divine. Nous mentionnerons encore les tours situées près du petit port sur lesquelles se trouvent des inscriptions gravées sur des pierres de différents genres, portant le nom d'Agathocle qui fit construire ces tours; enfin le temple de Jupiter Olympien, qui fut élevé quelque temps après par le roi Hiéron sur la place publique ; et, près du théâtre, l'autel qui avait un stade de long sur une hauteur et une largeur proportionnées. Parmi les villes moins importantes, celle d'Agyre, qui s'était également enrichie par son agriculture, se faisait remarquer par son théâtre, le plus beau de la Sicile après celui de Syracuse, ainsi que par ses temples, par son palais de justice, une place publique, des tours élevées et des tombeaux surmontés de grandes et de nombreuses pyramides, monuments d'art splendides. [16,84] LXXXIV. Charondas étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Lucius Emilius et Caïus Plantius. Dans cette année, Philippe, roi des Macédoniens, ayant attiré dans son amitié la plupart des Grecs, poursuivit toujours son projet de parvenir à la domination absolue de la Grèce en frappant au coeur les Athéniens. Il s'empara donc soudain de la ville d'Elatée, y rassembla des troupes et résolut de faire la guerre aux Athéniens. Ceux-ci, surpris au milieu de la paix, n'étaient point préparés à cette attaque Aussi Philippe se flattait-il de remporter facilement la victoire. C'est en effet ce qui arriva. Dès qu'Élatée fut prise, des messagers vinrent de nuit annoncer cette nouvelle aux Athéniens qui apprirent en même temps la marche rapide de Philippe sur l'Attique. Les généraux d'Athènes, surpris de ce mouvement inattendu, firent venir les trompettes et leur ordonnèrent de sonner l'alarme pendant toute la nuit. Le bruit de l'approche de Philippe se répandit dans toutes les maisons, la ville fut bientôt sur pied : dès la pointe du jour le peuple accourut au théâtre, avant même que les magistrats l'eussent convoqué, conformément aux usages établis. Les généraux s'y rendirent, emmenant avec eux celui qui, le premier, avait apporté la nouvelle, et, lorsqu'il eut parlé, le silence et la terreur régnèrent dans le théâtre. Aucun des orateurs qui d'ordinaire haranguaient le peuple n'osa se lever pour proposer un conseil, et, malgré les proclamations réitérées du héraut qui invitait les orateurs à parler pour le salut commun, personne ne monta à la tribune. L'embarras et l'effroi étaient grands ; tout le peuple tournait ses regards vers Démosthène. Celui-ci s'avança alors, exhorta le peuple à prendre courage, et proposa d'envoyer immédiatement des députés à Thèbes pour engager les Béotiens à faire cause commune avec les Athéniens en luttant pour la liberté. Car le temps ne permettait pas de faire un appel aux autres alliés, et, dans l'espace de deux jours, le roi pouvait entrer dans l'Attique. Comme sa route le conduisait à travers la Béotie, il ne restait d'autre ressource que l'alliance des Béotiens; et, puisque Philippe était déjà l'allié des Béotiens, il devait tenter de les entraîner dans la guerre contre les Athéniens. [16,85] LXXXV. Le peuple accueillit cette proposition et rendit le décret rédigé par Démosthène; puis il chercha l'orateur le plus éloquent et le plus apte à remplir cette mission. Démosthène accepta avec empressement l'office d'envoyé. Il partit donc immédiatement pour Thèbes, persuada les Thébains et revint à Athènes. Le peuple, voyant ses forces doublées par le renfort des Béotiens, reprit courage; il nomma aussitôt commandants des troupes Charès et Lysiclès, et les fit partir avec des masses armées pour la Béotie. Toute la jeunesse, animée d'une ardeur guerrière, arriva, après une marche forcée, à Chéronée en Béotie. Les Béotiens, émerveillés de la promptitude des Athéniens, ne restèrent pas non plus oisifs : ils accoururent aux armes et se joignirent à leurs alliés pour attendre le choc de l'ennemi. Philippe envoya d'abord à l'assemblée des Béotiens des députés dont le plus célèbre était Python. Cet homme était renommé par son éloquence; il avait été choisi pour détruire l'effet du discours de Démosthène qui sollicitait l'alliance des Béotiens. Mais, bien qu'il fût un des premiers orateurs de son époque, il était néanmoins inférieur à Démosthène. Car celui-ci, dans les harangues qu'il a écrites, signale lui-même sa réplique à cet orateur comme une des plus grandes choses qu'il ait jamais faites, lorsqu'il dit : « Dans ce temps, je ne cédais point le terrain à Python dont les flots d'éloquence semblaient nous accabler. » Philippe n'obtint pas le concours des Béotiens; mais il ne résolut pas moins de combattre les deux nations. Il attendit donc la jonction de ses alliés retardataires; puis il entra en Béotie à la tête de plus de trente mille hommes d'infanterie et d'environ deux mille cavaliers. Les deux armées étaient animées d'une égale ardeur guerrière; mais le roi l'emportait par ses forces et par ses talents stratégiques. Vainqueur dans des batailles nombreuses et diverses, il avait acquis beaucoup d'expérience dans l'art militaire, tandis que chez les Athéniens, les meilleurs genéraux, Iphicrate, Chabrias et Timothée, avaient cessé de vivre ; le seul qui leur restait, Charès, se distinguait à peine du commun des guerriers par son activité dans le commandement et dans les conseils. [16,86] LXXXVI. Dès que le jour apparut, les deux armées se rangèrent en bataille. Le roi donna le commandement de l'une des ailes de son armée à son fils Alexandre qui entrait à peine dans l'adolescence, mais qui s'était déjà fait remarquer par son courage et par son intelligence précoce ; il plaça près de son fils ses lieutenants les plus distingués. Quant à lui, entouré de ses soldats d'élite, il prit le commandement de l'autre aile et disposa le reste de l'armée dans l'ordre que le lieu et le temps permettaient. Les Athéniens avaient partagé leur armée par nations; les Béotiens en commandaient une partie et les Athéniens l'autre. Le combat fut long et sanglant; beaucoup de guerriers tombaient de part et d'autre, et la victoire resta un moment indécise. Enfin Alexandre, jaloux de montrer à son père sa bravoure personnelle, et secondé par les braves guerriers qui l'entouraient, rompit le premier la ligne ennemie, culbuta un grand nombre de combattants et fit éprouver des pertes à ceux qui lui étaient opposés. Ses compagnons d'armes suivirent son exemple et rompirent à leur tour la ligne ennemie. Les morts s'amoncelèrent ; Alexandre et ses compagnons renversèrent tous ceux qui leur opposaient de la résistance. Cependant le roi, combattant au premier rang, et ne voulant laisser à personne, pas même à Alexandre, l'honneur de vaincre, repoussa les ennemis, les mit en fuite et décida la victoire. Les Athéniens perdirent dans cette bataille plus de mille hommes; deux mille au moins furent faits prisonniers. Les Béotiens essuyèrent également de grandes pertes; un grand nombre fut fait prisonnier. Après cette bataille, Philippe éleva un trophée, accorda la sépulture aux morts, offrit en action de grâces un sacrifice aux dieux, et distribua aux plus braves des récompenses méritées. [16,87] LXXXVII. Quelques historiens racontent que Philippe, dans un banquet qu'il donna à ses amis pour célébrer cette victoire, ivre de vin, se promena au milieu des prisonniers de guerre, et insulta à leur infortune. Parmi ces prisonniers se trouvait Démade, le rhéteur, qui, dans sa franchise, reprocha par quelques paroles énergiques au roi son intempérance : "Eh quoi! lui dit-il, tandis que la fortune te donne un air d'Agamemnon, tu ne rougis pas de jouer le rôle de Thersite." Philippe, frappé d'un tel reproche, changea d'attitude, jeta les couronnes qui ornaient sa tête, éloigna du festin tout ce qui pouvait être outrageant pour les prisonniers, et non seulement admira la franchise de Démade, mais le remit en liberté sans rançon et l'honora de son intimité. Enfin, entraîné dans ses entretiens par les grâces attiques de Démade, il relâcha tous les autres captifs sans rançon; en un mot, déposant l'orgueil du vainqueur, il envoya des députés pour conclure avec le peuple athénien un traité d'alliance et d'amitié. Il laissa une garnison à Thèbes et accorda la paix aux Béotiens. [16,88] LXXXVIII. Après leur défaite à Chéronée, les Athéniens condamnèrent à mort leur général Lysiclès, sur l'accusation que Lycurgue l'orateur avait portée contre lui. C'était alors le plus influent des orateurs; pendant douze ans il avait administré, à son éloge, les revenus de l'État; toute sa vie il avait eu la réputation d'un homme vertueux; mais, comme orateur, il mettait beaucoup de véhémence dans ses accusations. On peut citer, comme une preuve de son éloquence à la fois digne et incisive, le passage suivant de son discours où il se porta accusateur de Lysiclès : "Vous commandiez notre armée, ô Lysiclès, et mille de nos citoyens sont morts, deux mille ont été faits prisonniers; un trophée a été élevé à la honte de notre cité, toute la Grèce est devenue esclave; tout cela est arrivé sous tes ordres, sous ton commandement, et tu oses vivre ; tu oses regarder encore la lumière du soleil, te montrer sur la place publique, toi, monument vivant de la honte et de l'opprobre de la patrie!" Une circonstance remarquable, c'est que, pendant que la bataille de Chéronée se livrait en Grèce, une autre avait lieu en Italie le même jour, à la même heure, entre les Tarentins et les Lucaniens. Archidamus, roi des Lacédémoniens, combattit dans l'armée des Tarentins et y fut tué. Il avait régné vingt-trois ans. Son fils Agis, qui lui succéda, régna neuf ans. Pendant que ces choses se passaient, Timothée, tyran d'Héraclée, dans le Pont, mourut après un règne de quinze ans; son frère, Denys, lui succéda et régna plus de trente-deux ans. [16,89] LXXXIX. Phrynichus étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Titus Manlius Torquatus et Publius Décius. Dans cette année, le roi Philippe, enhardi par la victoire de Chéronée et par la terreur qu'il avait inspirée aux villes les plus célèbres, brigua l'empire de toute la Grèce. Il fit d'abord répandre le bruit qu'il voulait déclarer la guerre aux Perses pour venger les Grecs des profanations que Ies Barbares avaient commises dans les temples de la Grèce, et se concilia ainsi l'affection des Grecs. En public et dans ses relations privées, il se montrait envers tout le monde doux et bienveillant. Il fit proposer à chaque ville d'entrer avec lui en conférence au sujet de leurs intérêts communs. Corinthe fut donc le lieu d'une réunion générale, et ce fut là qu'il proposa de déclarer la guerre aux Perses et qu'il fit naître de grandes espérances dans l'esprit de tous les membres de l'assemblée. Enfin les Grecs nommèrent Philippe généralissime de la Grèce. Investi d'une autorité illimitée, il fit de grands préparatifs pour une expédition contre les Perses. Après avoir imposé à chaque ville le contingent qu'elle fournirait pour cette expédition, il revint en Macédoine. Tel était l'état des affaires de Philippe. [16,90] XC. Revenons à l'histoire de la Sicile. Timoléon, le Corinthien, qui avait rétabli l'ordre chez les Syracusains et les Siciliens, mourut après avoir exercé pendant huit ans le commandement. Les Syracusains célébrèrent hautement les vertus de cet homme auquel ils devaient tant, et lui donnèrent de magnifiques funérailles; et, lorsque son corps fut porté au tombeau, au milieu d'une grande affluence de monde, le peuple de Syracuse fit proclamer le décret suivant : "Timoléon, fils de Timaenètes, sera enseveli aux frais du trésor public, qui fournira deux cents mines; chaque année, on célébrera sa mémoire par des jeux musicaux, gymniques et hippiques, parce qu'il a dompté les Barbares, relevé les plus grandes villes grecques et rendu libres les Siciliens." A cette même époque mourut Ariobarzane, après un règne de vingt-six ans. Mithridate, son successeur, régna trente-cinq ans. Les Romains défirent les Latins et les Campaniens dans une bataille livrée près de Suessa, et enlevèrent une portion du territoire des vaincus. Le consul Manlius, qui avait remporté cette victoire, obtint les honneurs du triomphe. [16,91] XCI. Pythodore étant archonte d'Athènes, Quintus Publius et Tibérius Emilius Mamercus consuls à Rome, on célébra la CXIe olympiade, où Cléomantis de Clitoris fut vainqueur à la course du stade. Dans le cours de cette année, le roi Philippe, généralissime des Grecs, prêt à faire la guerre aux Perses, envoya Attalus et Parménion en Asie, avec une partie de ses troupes que ces chefs devaient employer à la délivrance des villes grecques. Quant à lui, empressé d'avoir pour cette expédition l'assentiment des dieux, il demanda à la pythie s'il serait vainqueur du roi des Perses; l'oracle lui répondit : « Le taureau est couronné, les apprêts sont finis, celui qui doit l'immoler attend. » Bien que le sens de cet oracle fût très ambigu, Philippe l'interpréta à son avantage, comme si cet oracle annonçait que le roi des Perses tomberait comme une victime. Mais, en réalité, l'oracle signifiait au contraire que Philippe, tel qu'un taureau couronné de fleurs, était destiné à être égorgé. Quoi qu'il en soit, Philippe, croyant avoir le concours des dieux, se réjouissait déjà, comme si l'Asie allait être aux pieds des Macédoniens. Il ordonna donc sur-le-champ de magnifiques sacrifices en l'honneur des dieux et célébra en même temps les noces de sa fille Cléopâtre, qu'il avait eue d'Olympias, et qu'il fit épouser à Alexandre, roi des Épirotes, propre frère d'Olympias. Pour attirer à ces fêtes le plus grand nombre possible de Grecs, il institua des luttes musicales et de splendides festins auxquels il invita et ses amis et les étrangers. Il fit venir de toute la Grèce ses hôtes, et ordonna à ses amis d'appeler de leur côté tous les hôtes de leur connaissance; car il ambitionnait de se rendre agréable aux Grecs et de répondre dignement à l'honneur qu'ils lui avaient fait en le nommant généralissime de la Grèce. [16,92] XCII. Enfin, au milieu d'un nombreux concours d'hommes de toutes les nations, on célébra à Aigues, en Macédoine les noces de Cléopâtre, par des fêtes et des jeux. A cette occasion, Philippe reçut des couronnes d'or de chacun des illustres convives et de la part de plusieurs villes considérables, au nombre desquelles se trouvait Athènes. Le héraut qui offrit la couronne au nom de cette ville, dit en terminant sa proclamation : « Quiconque ayant attenté aux jours du roi Philippe, voudrait se réfugier à Athènes, sera livré à la justice du roi. » Par cette prophétie échappée au hasard, la divinité semblait elle-même annoncer l'attentat qui menaçait Philippe; en même temps, d'autres voix prophétiques prédisaient la funeste catastrophe du roi. En effet, dans un banquet royal, Néoptolème, le tragédien, célèbre pour ses talents et sa belle voix, récita, sur l'invitation du roi, quelques vers ayant trait à l'expédition de Philippe, et aux changements contraires que la fortune pourrait faire éprouver au roi des Perses, ce grand et fameux souverain. Voici le sens de ces vers : « Vous qui élevez vos pensées plus haut que la région de l'éther et qui embrassez dans vos projets les grandes plaines de la terre ; vous qui construisez maisons sur maisons, croyant, par vos désirs insensés, reculer indéfiniment le terme de la vie; vous tous serez atteints par la course rapide et inaperçue du destin qui plongera vos oeuvres dans l'obscurité, anéantira vos longues espérances et vous entraînera dans la lamentable demeure de l'Enfer. » Le tragédien ajouta encore quelques vers, tous empreints de la même idée. Philippe s'abandonna tout entier à la joie que lui causaient ces vers dans lesquels il voyait la prédiction de la chute du roi des Perses, et qui lui semblaient même confirmer la réponse de l'oracle. Enfin, le banquet fini, le commencement des jeux fut remis au lendemain, et comme la nuit était déjà arrivée la foule accourut au théâtre. Au point du jour, dans une procession solennelle et preparée avec magnificence, on porta les images des douze dieux artistement travaillées; la treizième image représentait Philippe lui-même, avec les attributs de la divinité, placé sur un trône comme les douze dieux. [16,93] XCIII. Le théâtre était rempli de spectateurs, lorsque Philippe s'avança, vêtu de blanc, et ordonnant à ses gardes de ne le suivre qu'à une grande distance; car il voulut ainsi faire voir qu'il avait confiance dans l'affection des Grecs, et qu'il n'avait pas besoin de gardes. Ce fut au milieu de ces fêtes splendides où Philippe reçut les honneurs d'un immortel, que le roi devint l'objet d'un attentat étrange qui lui donna la mort. Pour mieux saisir cette conspiration nous allons d'abord en exposer les causes. Pausanias, Macédonien de naissance, natif d'Orestis, servait dans la garde de corps du roi, et s'était, par sa beauté, attiré l'affection de Philippe. Ce garde s'étant aperçu que Philippe aimait un autre Pausanias, son homonyme, se déchaîna en invectives contre son rival; il l'appela homme-femme et prêt à se livrer aux amours du premier venu. L'outragé garda le silence pour le moment; mais il s'en ouvrit à Attalus, un de ses amis, et avait déjà arrêté un projet de vengeance, lorsqu'il perdit la vie volontairement et dans une circonstance inattendue : il se trouva peu de jours après, dans une bataille que Philippe livrait au roi des Illyriens; placé au-devant de Philippe, il reçut tous les coups qui étaient destinés au roi et expira. Le bruit de cette action s'étant répandu, Attalus, un des courtisans les plus influents du roi, invita Pausanias, le garde du corps, à un banquet, et, après l'avoir enivré de vins, il livra son corps en prostitution aux goujats. Revenu de son ivresse, Pausanias se plaignit au roi en désignant Attalus comme l'auteur des outrages qu'il avait reçus. Philippe, indigné de ce forfait, ne fit point encore éclater son courroux, parce qu'il avait pour le moment besoin des services d'Attalus, qui était aussi son parent : Attalus était neveu de Cléopâtre, seconde femme du roi; d'ailleurs, il venait d'être envoyé en Asie avec une partie de l'armée, et avait la réputation d'un brave guerrier. Le roi essaya donc d'apaiser la colère de Pausanias en le comblant de bienfaits et en lui donnant de l'avancement dans sa garde. [16,94] XCIV. Cependant, Pausanias concentra sa colère et se promit de tirer vengeance, non seulement de celui qui l'avait outragé, mais encore de celui qui lui avait refusé satisfaction. Il fut surtout encouragé dans ce projet par le sophiste Hermocrate. Pausanias, qui était son disciple, lui demanda un jour, dans l'école, comment on peut devenir un homme célèbre. Le sophiste répondit : « En tuant celui qui a fait de grandes choses ; car la postérité ne séparera pas le nom du grand homme de celui de son meurtrier.» Retrempant sa colère par ce sophisme, et sa résolution étant irrévocablement prise, Pausanias songea à profiter, pour l'exécution de son projet, des jeux qui se célébraient. Il eut d'abord soin de placer des chevaux aux portes de la ville; puis il pénétra dans les avenues du théâtre en cachant sous ses vêtements une épée celtique. A l'instant où Philippe ordonnait à ses amis, qui l'accompagnaient, d'entrer avant lui dans le théâtre, et à ses gardes de se tenir à quelque distance derrière lui, Pausanias accourut, et, voyant le roi laissé seul, il lui plongea un poignard dans les côtes et l'étendit roide mort. Le meurtrier prit aussitôt la fuite, et arriva aux portes de la ville où il trouva des chevaux tout sellés. Les gardes accoururent, les uns pour relever le corps du roi, les autres pour se mettre à la poursuite de l'assassin; parmi ces derniers, il y avait Léonatus, Perdiccas et Attalus. Cependant Pausanias, qui avait de l'avance sur eux, leur aurait échappé, monté sur son cheval, si une de ses chaussures, embarrassée dans des sarments de vigne, ne l'eût fait tomber. Perdiccas et ses compagnons l'atteignirent, le relevèrent et le percèrent de coups. [16,95] XCV. Telle fut la fin tragique de Philippe, alors le plus grand roi de l'Europe, et qui, dans sa puissance, s'était comparé aux douze dieux. Il avait régné vingt-quatre ans. Le royaume qu'il avait hérité de ses ancêtres était très petit, et il en fit la plus grande monarchie de la Grèce. Il devait l'accroissement de sa puissance, non pas tant à la force des armes qu'à son éloquence insinuante et à ses manières bienveillantes qui lui conciliaient l'affection de tout le monde. Il est généralement reconnu que Philippe s'était plus distingué par ses connaissances stratégiques et par son affabilité que par sa bravoure dans les combats. En effet, ses succès dans la guerre, il les partageait avec tous ses compagnons d'armes, tandis que les avantages obtenus par voie de persuasion étaient uniquement son oeuvre. Arrivés à l'époque de la mort de Philippe, nous terminons ici ce livre ainsi que nous l'avions annoncé au com- mencement. Le livre suivant, nous le commencerons par l'avénement d'Alexandre, et nous essayerons de renfermer dans ce seul livre toutes les actions de ce roi.